Livre 2 Satire 7 (Horace, Raoul)


SATIRE VII.


Depuis longtems j’écoute et voudrais répliquer ;
Mais je suis votre esclave et n’ose m’expliquer.
— C’est Dave, que je crois ! — Oui, mon maître, c’est Dave,
Votre bon serviteur, votre fidèle esclave
Qui se flatte, pour prix de sa frugalité,
D’un destin plus heureux qu’il a bien mérité.
— Allons, puisque Décembre amenant la licence,
Te permet aujourd’hui de rompre le silence ;
Puisqu’ainsi de tout tems l’ont voulu nos aïeux,
Parle. — On voit des mortels franchement vicieux
Poursuivre sans remords leurs projets téméraires :
On en voit, ballottés par des désirs contraires,
Et suivant de leur cœur le penchant inégal,
Incliner tour à tour vers le bien ou le mal.
De ces esprits changeans Priscus est le modèle.
Tantôt de trois brillans sa main gauche étincelle,
Tantôt il n’a plus même à ses doigts un anneau.
À chaque heure du jour il change de manteau,

Et souvent on l’a vu, désertant vers la brune,
D’un palais somptueux la splendeur importune,
Courir se renfermer dans ces impurs réduits
Où Dave rougirait d’aller passer les nuits.
Aujourd’hui sans pudeur plongé dans la mollesse,
Demain prêt, pour s’instruire, à partir pour la Grèce,
C’est l’inconstance même, et ses esprits mouvans
Ne sont guidés, je crois, que par le dieu des vents.
Le joueur Albius, les doigts rongés de goutte,
En proie à des douleurs qu’il mérita sans doute,
Pour tenir en son lieu les dez et le cornet,
Tant de sa passion l’ardeur le dominait !
Prenait à tant par jour un homme à son service,
Et, d’un cœur obstiné s’attachant à son vice,
Valait mieux que ces gens dont l’esprit incertain
Abandonne le soir ses projets du matin.
— Est-ce fini bientôt, et me diras-tu, traître,
À qui ce beau discours s’adresse ? — À vous, mon maître.
— À moi ! comment cela ? — Vous louez du bon tems
Les rustiques vertus et les faits éclatans :
Eh bien ! qu’un dieu pour vous ramène ces vieux âges,
Vous en condamnerez vous-même les usages ;
Soit, que vous n’ayez point de foi dans les discours
Qu’on vous entend si haut déclamer tous les jours,
Soit que, dans le sentier d’une vertu rigide,
Ne marchant que d’un pas indécis et timide,
Votre pied dans la bourbe encore embarrassé,
En dépit de vous-même, y demeure enfoncé.
À Tibur, vous vantez le séjour de la ville.
À Rome, de Tibur vous regrettez l’asyle.

N’êtes-vous nulle part à souper invité ?
Quel bonheur, dites-vous, que la frugalité ?
Et, comme s’il fallait, s’y prenant de la veille,
Pour vous avoir chez soi, vous traîner par l’oreille,
Vous criez qu’il n’est pas de plus mortel ennui
Que d’aller s’enivrer à la table d’autrui.
Mais que, dans cet instant, un messager fidèle,
De la part de Mécène, à souper vous appelle :
Ma toge ! mes parfums ! holà ! quelqu’un, holà !
Milvius près de vous retenu ce jour là,
À jeun, non sans dépit, en grondant se retire,
Et les propos qu’il tient, nul ne va vous les dire.
Qu’on m’appelle gourmand, je ne m’en défends pas ;
Je me plais à flairer l’odeur d’un bon repas ;
J’aime à boire, à dormir ; mais, répondez, de grâce :
Si je ne fais rien là que mon maître ne fasse,
De quel droit à nos yeux venir sous de grands mots,
Chercher, en m’accusant, à couvrir vos défauts ?
Et si je vous prouvais, par cent raisons diverses,
À vous qui ne m’avez payé que cent serterces,
Que vous ne valez pas mieux que moi !.. Quel courroux !
Allons, un peu de calme, et surtout point de coups :
On doit de Crispinus respecter les adeptes,
Et son portier m’a mis au fait de ses préceptes.
Suis-je un vil adultère, allez-vous dire ? Non ;
Pas plus que je ne suis, moi Dave, un vil fripon,
Lorsque vous me voyez, à mon devoir fidèle,
Passer, sans y toucher, près de votre vaisselle.
Mais ôtez le péril, faites taire les lois,
Et bientôt la nature aura repris ses droits.

Êtes-vons donc mon maître, ô vous que tant de causes
Soumettent au pouvoir des hommes et des choses !
Vous que des passions qui troublent votre cœur
Ne pourraient affranchir trois soufflets du prêteur ?
Mais écoutez encore un argument plus grave :
Si l’homme qui subit le joug d’un autre esclave,
N’est qu’un esclave aussi, que suis-je à votre égard ?
Les dieux sous votre loi m’ont rangé par hazard ;
Mais, recevant des fers comme on porte les vôtres,
N’êtes-vous pas vous-même asservi par mille autres,
Tel que ce léger buis qu’on voit tourbillonner
Sous l’action du fouet qui le force à tourner ?
— Quel est donc, selon toi, le mortel vraiment libre ?
— Celui qui de son cœur, dans un juste équilibre,
Maintient par la raison les mouvemens divers :
Qui ne craint ni la soif, ni la faim, ni les fers :
Qui dompte ses penchans : qui, d’un regard stoïque,
Contemple des grandeurs la pompe magnifique :
Qui sur un plan uni, comme un globe parfait,
Sans obstacle, en roulant, achève son trajet ;
Et qui, se repliant tout entier en lui-même,
Hors des coups du destin met le bonheur suprême.
Eh bien ! que dites-vous, mon maître, à ce portrait ?
Vous y retrouvez-vous du moins à quelque trait ?
Une avare beauté vous vole, vous outrage,
Vous chasse et d’un seau d’eau vous inonde au passage :
Puis elle vous rappelle. Ah ! plus prudent enfin,
D’un honteux esclavage osez rompre le frein :
Osez-vous écrier : Je suis libre, et veux l’être.
Mais non : vous vous sentez sous l’aiguillon d’un maître :

Il vous pousse, Il vous presse, et, malgré vos efforts,
Vous contraint d’accepter et la bride et le mors.
Et quand de Pausias, amateur plein d’emphase,
Devant un beau tableau vous restez en extase,
Êtes-vous plus sensé que moi, lorsqu’en passant
Muet, le col tendu, sur les pieds me dressant,
J’admire ces combats dont l’ardeur me transporte,
Et que nos Fulvius, au-dessus de leur porte,
Pour donner de leur art un noble échantillon,
Font dessiner en rouge ou tracer au charbon :
Tellement qu’on dirait des lutteurs véritables,
Par d’adroits mouvemens, des coups inévitables,
Esquivant tour à tour et frappant leurs rivaux,
D’un vaste amphithéâtre exciter les bravos ?
Mais ce qu’on vante en l’un, dans l’autre on le méprise :
Là, c’est amour des arts, ici, fainéantise.
Qu’alléché par l’odeur d’un pâté, d’un gâteau,
En le tirant du four, j’en écorne un morceau :
Je ne suis qu’un vaurien. Vous, héros indomptable,
Vous savez résister aux excès de la table.
J’ai tort, moi, je le sais, d’avoir trop d’appétit :
Pourquoi ? c’est que mon dos quelquefois en pâtit
Mais avez-vous moins tort, et vos triples services,
Vos mets si recherchés n’ont-ils pas leurs supplices ?
Songez-y, car bientôt, affaiblis par dégré,
Vos genoux vont fléchir sous un corps délabré.
Eh ! quoi ! si nous blâmons ce fripon subalterne
Qui court furtivement le soir à la taverne
Échanger un frottoir contre quelques raisins,
Celui qui, pour fournir à ses pompeux festins,

Nouveau Nomentanus, met tous ses biens en gage,
Jouera-t-il à nos yeux au moins vil personnage ?
Ajoutez à cela qu’en vos goûts inconstant,
Vous ne savez pas être avec vous un instant ;
Que vous ne savez pas, libre de toute affaire,
Savourer le plaisir de n’avoir rien à faire ;
Qu’à vous sauver de vous à toute heure occupé,
Tel qu’aux fers de son maître un esclave échappé,
Vous ne faites, pour fuir l’ennui qui vous oppresse,
Que passer tour à tour du sommeil à l’ivresse.
Soins superflus ! l’ennui s’attache à tous vos pas ;
Il vous suit, il vous tient, il ne vous quitte pas.
— Un bâton ! — Un bâton ! eh mais, que signifie… ?
— Une épée ! — Il radote ou bien il versifie.
— Sors, traître, ou dès ce soir, dans mon champ des Sabins,
Je te fais ajouter à huit autres coquins.