Littératures étrangères - Villari et l’«Idée italienne»

Littératures étrangères - Villari et l’«Idée italienne»
Revue des Deux Mondes6e période, tome 56 (p. 919-930).
LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES

VILLARI ET L’ « IDÉE ITALIENNE »

Il y aura bientôt trois ans que Pasquale Villari est mort, le 7 décembre 1917, dans sa petite maison de Florence, entre les bras de son fils, le lieutenant Villari, à l’heure la plus trouble et la plus sombre de la guerre. Il serait bien tard aujourd’hui pour rappeler sa mémoire, si un petit livre de M. Giovanni Bonacci[1], en nous donnant un choix excellent de son œuvre, ne nous fournissait l’occasion de revenir sur une mort trop vite emportée dans le torrent de ces rapides années.

Ce n’est pas que ce livre nous apprenne rien de bien nouveau sur l’illustre historien de Savonarole et de Machiavel. Le nom de Villari était européen. Ses livres, traduits dans toutes les langues et non moins lus en Angleterre ou en Allemagne qu’en Italie, avaient le privilège de joindre à l’érudition et à une critique irréprochable le don suprême de la vie. Ils étaient, à côté des ouvrages de Symonds et de Burckhardt, dans la bibliothèque de toute personne lettrée. Leurs cinq volumes formaient un monument unique, une encyclopédie de la Renaissance italienne, que je ne puis guère comparer, dans notre littérature, qu’au Port-Royal de Sainte-Beuve pour l’histoire de notre XVIIe siècle. Encore Sainte-Beuve s’en tient-il à l’histoire morale et littéraire, et s’est-il abstenu de faire entrer dans son cadre l’histoire politique, économique ou artistique. Au contraire, il n’y a guère de personnage de la Renaissance, à Florence, à Milan, à Ferrare ou à Naples ; il n’y a guère d’artiste, de poète ou de savant, de prince ou de diplomate, d’homme d’Eglise ou d’Etat, sur lequel, si l’on veut s’instruire, il ne suffise de consulter la table de Machiavel et son temps. C’est ce qui fait que ce livre, moins parfait que Savonarole, paraît encore plus précieux, comme un inépuisable répertoire de documents humains, et comme un tableau inégalé du spectacle de la vie à l’une de ses époques les plus brillantes et les plus riches. J’en ai fait plus d’une fois l’épreuve sur le conseil de mon cher maître Teodor de Wyzewa. Avais-je à me renseigner sur un des abbés de Châalis ? J’ouvrais mon Villari et j’y trouvais l’histoire du cardinal Hippolyte d’Este ; j’y lisais comment ce prélat, archevêque à sept ans, s’étant épris d’une des femmes de sa belle-sœur Lucrèce Borgia, cette jeune femme lui avait avoué en badinant qu’on ne pouvait résister aux beaux yeux de Giulio, le frère du cardinal ; sur quoi celui-ci se précipitait sur Giulio et lui arrachait les deux yeux. Et tout le livre, composé d’une foule de traits semblables, racontés avec la tranquille bonhomie italienne, formait le guide indispensable, écrit par un homme du pays, à travers ce monde magique et violent que fut la Renaissance.

Mais le mérite de ces études n’aurait pas suffi pour expliquer la gloire exceptionnelle dont Pasquale Villari jouissait en Italie et la situation de ce professeur, sénateur du royaume, ancien ministre de l’Instruction publique, le premier écrivain italien qui ait été honoré du collier de l’Annonciade, distinction réservée aux hommes d’Etat du premier rang et aux princes étrangers. Il est même probable que M. Bonacci n’eut point songé à nous donner ses « Pages choisies » de Villari, si l’auteur de Savonarole n’eût été quelque chose de plus qu’un de ces grands érudits tels que Pio Rajna ou le professeur d’Ancona. En effet, Villari n’était pas seulement un de ces spécialistes dont le nom fait autorité. C’était un de ces hommes dont la parole est action. La sienne avait le don de naître populaire. Sur toute question contemporaine, il intervenait hardiment par ses écrits et ses discours. Cet historien, ce confident des rêves du passé, n’y restait point enseveli ; il n’était pas moins à l’aise au milieu des affaires du jour, des problèmes de la vie sociale et de la politique. Ses fameuses Lettres du Midi, adressées au directeur du Journal l’Opinione, sur la Maffia, la Camorra, eurent un retentissement immense. Un de ses articles, au lendemain des déboires de 1866, fit tant de bruit qu’un pharmacien, en guise de réclame, s’avisa de le réimprimer sur le papier dont il enveloppait ses drogues, tandis que les électeurs de Bologne offraient à l’écrivain le siège de Minghetti. Et depuis ce moment, qu’il s’agit de l’école, de l’émigration, des conditions du travail ou de la misère à Naples, l’infatigable historien n’avait cessé de dire son mot et d’entrer dans le débat, se mêlant énergiquement à toutes les discussions de la vie politique, toujours dans l’intérêt de la « plus grande Italie. » Sous le nom de « Dante Alighieri, » il fondait une société, conçue d’après le modèle du Deutscher Schulverein et de l’Alliance française, et en faisait un instrument de propagande, un organe de liaison entre tout ce qui parle italien dans le monde, ayant pour objet de grouper les millions d’émigrants qui vivent dans les deux Amériques, en Tunisie, dans le Levant, ou qui forment, sur la côte slave de l’Adriatique, des îlots d’Italia irredenta.

Il était arrivé ainsi que Pasquale Villari se trouvait être en Italie un des maîtres de l’opinion, un directeur de conscience national. Il exerçait dans son pays une sorte de ministère ou de magistrature. Ce grand vieillard était le survivant de la vieille garde, le dernier témoin de la génération du Risorgimento, qui avait eu la gloire de faire l’unité italienne. Sa voix, comme une voix d’outre-tombe, semblait celle des grands ancêtres et des pères de la patrie. Sous toutes les formes, il n’a fait qu’enseigner l’Italie et donner aux générations nouvelles l’éducation nécessaire pour compléter l’œuvre commencée. C’est là le sens intime de tout ce qu’il a écrit. De là est venue à M. Bonacci l’idée d’en faire, à l’usage des classes et des gens du monde, un choix qui serait beaucoup moins un abrégé de l’histoire d’Italie qu’un catéchisme ou un manuel de l’ « italianité. »

On se fait souvent du rôle de l’historien l’image la plus fausse ; on le regarde comme abstrait des préoccupations présentes et concevant son œuvre en dehors de toute « actualité. » Quelle erreur ! Toute histoire digne de ce nom, si elle est autre chose qu’une simple recherche d’archives, est, plus encore que le roman ou que la poésie, en fonction de certaines conditions historiques. On prétend que le passé éclaire le présent. Il est encore plus vrai que le présent éclaire le passé. C’est le retour des émigrés au milieu des Cosaques et des Prussiens de la Sainte Alliance, qui illumine soudain l’histoire aux yeux d’Augustin Thierry et lui fait concevoir que toute aristocratie suppose une conquête, loi qu’il développe dans ses livres de la Conquête de l’Angleterre et des Récits mérovingiens. Les journées de 1830 furent pour Michelet une révélation semblable : au soleil de juillet, la France lui apparut.

Il ne faut jamais oublier, en lisant Villari, le jeune étudiant qu’il fut dans la Naples de Ferdinand II, l’élève de De Sanctis, l’ami inséparable de ce Luigi La Vista, mort à vingt-et-un ans martyr de sa foi politique sous les balles des Bourbons au combat de Isidore. Lui-même ne dut alors son salut qu’à la fuite. Ces temps sont aujourd’hui loin de nous. Nous saisissons mal cet esprit de 1848, le mysticisme des apôtres de cette révolution. Villari n’y joua aucun rôle, mais cette atmosphère singulière est celle où se formèrent ses idées. Toute sa vie morale est dominée par les figures qui enflammèrent sa jeunesse. Il resta ! e compagnon des martyrs de Mantoue. Leurs exemples constituent le trésor intérieur auquel ne cessa plus de s’alimenter son âme. Il fut le gardien de la flamme sacrée. Personne n’a mieux parlé de Cavour que Villari ; mais plus près encore de son cœur furent ces mystiques ingénus qui eurent, à un degré héroïque, la religion de la liberté. Il s’échappait de Pise pour venir conspirer. Le 7 septembre 1860, il vit entrer à Naples, aux cris de Garibaldi ! l’homme miraculeux, le chevalier errant de toutes les indépendances, le vainqueur de Palerme à la tête de ses chemises rouges. La courte biographie qu’il écrivit de Garibaldi (elle est reproduite tout entière dans le recueil dont nous parlons) est un de ses chefs-d’œuvre, et peut-être la plus belle image, dans sa simplicité, que l’on ait consacrée au prodigieux roman du généreux aventurier. Il assista dans sa longue vie à toutes les guerres successives qui furent les étapes de l’Italie à la conquête de l’indépendance. Et l’un des derniers actes de l’historien nonagénaire, ce fut, en mai 1915, au moment de la démission du cabinet Salandra, le télégramme anxieux où il adjurait le gouvernement de rejeter toute alliance avec le parti des compromis et de marcher résolument dans la voie de l’honneur.

Or, dans cette longue période de soixante-dix ans, l’éternel obstacle que l’Italie rencontra devant elle, le rocher qu’elle roulait sur sa poitrine, et qu’il lui fallut rejeter d’abord de la Lombardie, puis de la Vénétie, puis du Trentin et de Trieste, ce fut l’Autriche. C’est toujours le même ennemi que l’historien retrouvait dans le passé. Dès lors, toute l’histoire de l’Italie, depuis la chute de Rome et l’invasion des barbares, lui apparaissait comme un duel entre deux principes opposés. Il reconnaissait au moyen-âge la lutte d’aujourd’hui, la guerre du monde latin et du monde germanique. Il conçut l’histoire de l’Italie, et celle même de l’univers civilisé, comme la rivalité de deux races et de deux génies, comme une grande bataille entre la barbarie et la latinité.

Ce fut le sujet d’une petite brochure, trop peu connue en France, Culture germanique et culture latine, que Villari publiait en 1861, l’année même de Savonarole, et qui occupe une place centrale dans ses écrits. Il la réimprimait trente ans plus tard, pour la quatrième fois, dans ses Essais d’histoire et de critique, sans rien y changer, et comme un résumé substantiel de sa pensée. Il y exposait les idées qui devinrent, à partir de 1890, ces beaux livres : les Invasions barbares et les Deux premiers siècles de l’histoire de Florence.

C’est dommage que M. Bonacci, en reproduisant d’ailleurs presque entièrement ces cinquante pages, ait cru devoir y intercaler des fragments d’autres livres, allant jusqu’à intervertir l’ordre même du discours. Il fallait, à mon sens, donner cette esquisse telle qu’elle est, en guise d’introduction à l’œuvre de Villari. Le lecteur eût été à même de mieux comprendre l’importance et l’intérêt de ce manifeste.

L’idée générale qui se dégage de ce morceau est assez voisine, au départ, de celle d’Augustin Thierry : on a vu, en effet, que la situation des deux historiens, en face du régime des Bourbons, est à peu près la même. Villari ne cache pas d’ailleurs son admiration pour l’écrivain français, qui semble avoir été, avec Walter Scott et Manzoni, le véritable maitre de sa vocation. Il pense comme lui que la féodalité est le legs des invasions. Mais voici le point où Villari se montre original. A la fin de la longue période des invasions, lorsque la conquête franque a jeté bas le royaume lombard, on trouve en Italie deux sociétés distinctes : l’une est celle des seigneurs, des grands propriétaires terriens, vivant dans leurs châteaux, interceptant les routes, inquiétant le commerce et rançonnant les voyageurs, rapaces et gens de proie, ennemis naturels de l’autre société, rassemblée dans les plaines et vivant de son mieux à l’abri dans les villes. Celle-ci est l’héritière des traditions romaines, dont on voit qu’elle conserve l’organisation municipale et jusqu’aux noms ou aux fantômes de consuls et de Sénat. La première au contraire est formée par les descendants des envahisseurs germaniques. Les Barbares s’appellent maintenant les Barons. Entre ces deux races ennemies s’engage désormais une lutte de trois siècles, qui remplit tout le moyen âge et ne se terminera que par le triomphe des communes. Cette longue histoire, aux yeux de Villari, est beaucoup moins une guerre politique ou sociale pour la possession du pouvoir, qu’une suite de guerres populaires où la nation expulse le principe et le sang étrangers. Elle s’achève par l’écrasement de la noblesse. Les nobles perdent leurs châteaux, leurs biens, jusqu’à leurs noms. Au milieu du XIIIe siècle, la domination germanique est définitivement vaincue. Les guerres civiles sont ainsi de véritables guerres nationales. Dans cette vue, l’histoire des petites républiques italiennes s’explique tout entière : on a le secret de ces révolutions successives, qui n’ont présenté si longtemps au regard des historiens qu’un spectacle de désordre et d’efforts anarchiques. L’affranchissement des communes est pour toute l’Italie la première guerre de l’indépendance.

Les variantes que présente cette histoire dans les différentes républiques dépendent des situations locales ; les villes du Nord s’appuient volontiers sur l’Empereur, celles du Midi sur l’Eglise ; Rome, partagée entre l’Empire et la Papauté, n’a que des lueurs d’indépendance. Venise, protégée par la mer contre l’invasion et pure de tout alliage germanique, doit à ce privilège sa magnifique constitution et la continuité superbe de son histoire ; exempte des mouvements de fièvre, des troubles incessants auxquels Florence fut condamnée pour éliminer l’étranger, elle est le type parfait du municipe romain se développant en dehors de toute influence germanique, et échappant par-là aux douloureuses convulsions où se débat, pour s’affranchir, le reste de l’Italie.

Par cette vue si simple, Villari faisait œuvre de grand historien. Il restaurait l’unité de l’histoire italienne ; il la ramenait à une lutte de la latinité contre le germanisme ; il renouait avec la grande tradition nationale : le vieux point de vue guelfe retrouvait son actualité. Du reste, Villari s’en sépare sur la question romaine qui, depuis le XVIe siècle, est la pierre d’achoppement de l’unité italienne. Mais ces nuances ne présentent qu’un intérêt rétrospectif. Je ne veux m’attacher ici qu’à ce que l’œuvre de Villari contient pour nous de vivant.

Or, si l’on veut bien se reporter à la date de 1860 où fut composé l’opuscule de la Culture latine, on ne pourra manquer d’en saisir la profonde originalité. Qu’on lise en effet la plupart des historiens contemporains, Guizot, Michelet, Renan, Taine, et jusqu’à un simple historien de l’architecture au moyen-âge, tel que Viollet-le-Duc : on sera stupéfait de rencontrer partout les échos docilement répétés de l’Allemagne de 1813, le dogme du génie barbare. En haine de l’esprit latin et de la culture classique, le romantisme avait créé la religion du moyen âge : mais, chose curieuse ! le moyen-âge était représenté comme un phénomène tout germanique. Sur les ruines de l’Empire romain, les barbares avaient fondé la civilisation moderne ; culte de la femme, chevalerie, honneur, religion du serment, piété intime, tendresse, spiritualité, ils avaient inventé notre univers moral. Ce sont eux qui avaient chanté la Chanson de Roland, créé la cathédrale gothique, en soulevant ses voûtes par une aspiration grandiose vers l’infini, en transportant dans ses arceaux le mystère de leurs forêts et en suspendant aux chapiteaux le frémissement des feuillages.

Aujourd’hui nos yeux se sont ouverts. Les magnifiques travaux de Fustel de Coulanges, puis ceux des Mâle et des Bédier ont fait justice du mythe barbare. Le mérite de Villari n’en demeure pas moins grand ; il a vu plus tôt qu’eux ce qu’ils ont découvert ensuite. « On a dit souvent, écrit-il, que le respect de la femme et l’idée chrétienne de l’amour sont une création germanique. Ce n’est pourtant que dans les chansons de geste et les romans de la Table Ronde, qui ont reçu en France leur forme définitive, qu’on commence à trouver l’amour élevé au-dessus du simple désir des sens. Et c’est dans l’art et la poésie italienne que nous trouvons seulement pour la première fois l’idée chrétienne de la femme, avec les Vierges du Quattrocento, la Giovanna de Cavalcanti, la Selvaggia de Gino, la Béatrice de Dante et la Laure de Pétrarque. » Villari ne savait pas alors que les Vierges françaises avaient devancé depuis longtemps les Madones italiennes. Mais il a reconnu le premier que cette haute idée de l’amour, condition de la véritable délicatesse morale, n’était pas, ne pouvait pas être une invention barbare.

Dans un brillant développement, il oppose ensuite à grands traits les caractères principaux des peuples germaniques et des peuples latins. Il interroge, en les comparant, les grands poètes des deux races, Dante, Shakspeare, Gœthe, Alfieri, Byron. Il les fait comparaître tour à tour. Après avoir, en un raccourci puissant, évoqué le théâtre de Shakspeare, il ajoute : « Quelle est la raison de ce monde que le poète déploie devant nos regards éblouis ? Quel est l’objet de ces heurts d’ambitions, de haines et d’amours ? Que veulent ces hommes dévorés de passions délirantes ? Rien d’autre qu’obéir à la passion qui les tourmente, déployer la puissance inquiète de leur âme, posséder l’objet de leur amour, anéantir celui de leur haine, ou mourir. Jamais rien au-dessus de nous et de nos passions, du poète et de ses personnages. La divinité est absente. La patrie, si puissante sur le poète grec ou latin, apparaît à peine. L’individu n’a pour fin que lui-même : rien au-dessus de lui qui l’exalte, l’ennoblisse. Dans ce peuple innombrable d’hommes, on dirait que s’est évanouie l’humanité.

« Et toi, poète immortel, quels espoirs, quels désirs, quelles angoisses agitèrent ton cœur ? Nous ne le savons pas. Nous avons beau t’admirer et t’aimer, tu demeures toujours impassible et impersonnel ; tu refuses de soulever le voile sous lequel tu dérobes ton âme. Ton siècle même ne t’a pas connu : tu le traversas inaperçu, et les contemporains parlent à peine d’un des plus grands génies qui aient jamais vécu.

« Combien différent le poète latin ! Avec Dante, nous entrons dans le royaume des ombres. Mais à peine le grand gibelin a-t-il posé le pied sur le seuil de l’éternité, voici que les damnés, au milieu de leurs supplices, se retrouvent guelfes et gibelins, Florentins et Pisans ; au son de la parole natale, leurs passions se réveillent, ils oublient de souffrir. Parmi les vivants de Shakspeare, nous n’avons pas trouvé de patrie : Dante emporte la sienne dans l’Enfer, et elle apaise pour les malheureux les tortures du feu éternel. Quand le poète monte au Purgatoire et au Paradis, les passions se calment, son âme s’ouvre à l’espérance et à l’amour des choses célestes : mais elle n’oublie, pas la terre et les âmes bienheureuses lui parlent encore avec tendresse de Florence et de l’Italie. »

On voit assez l’originalité de ce point de vue. Ce que Stendhal nous avait enseigné à admirer dans l’Italie, c’est l’énergie de l’individu, la beauté de la plante humaine débarrassée de toute morale et de tout frein social, ne consultant que son plaisir, et considérant les passions comme des faits naturels, que l’intelligence manœuvre comme le pilote navigue en se servant des vents contraires. Cette politique réaliste, ce machiavélisme appliqué à la poursuite du bonheur, voilà l’idéal pour l’auteur de l’Abbesse de Castro : il ne cesse de lui opposer la « morale » des pays du Nord, la convention, le cant des nations protestantes, l’étiquette bourgeoise et gourmée des peuples sur lesquels règne la Bible. Pour d’autres analystes, comme Burckhardt, la « découverte de l’individu » est le fait essentiel de la Renaissance, auquel on doit même pardonner le désordre et le crime : rançon de la conquête, admirable qui a fait découvrir une valeur nouvelle et ajouté un prix inconnu à la vie. L’interprétation de Villari est tout autre. Pour lui, la vraie Italie, et on en croira peut-être sur ce point un grand Italien, ce n’est pas l’Italie corrompue des tyrans, c’est l’Italie républicaine, l’Italie héroïque des démocraties médiévales. C’est celle-là qui continue les grandes traditions romaines ; l’Eglise, la cite, l’Empire, l’organisation de l’Etat, le Droit, l’idée de la patrie et celle de la loi, voilà les véritables fruits de la culture classique. Ce qui est latin ne se sépare pas de l’idée d’humanité.

Ainsi l’histoire de l’Italie et celle de l’Europe se résument, depuis les invasions, dans une longue lutte de la démocratie et du monde féodal, héritier des barbares, lutte qui se termine par la défaite du germanisme. Mais à ce moment l’Italie, épuisée par trois siècles de luttes, n’a plus la force d’achever son unité nationale. Elle perd sa liberté. Son affaiblissement la livre aux tyrannies. D’autres nations, qu’elle a instruites, héritent de sa tâche. A cet instant, se produit sous une forme imprévue une nouvelle offensive germanique : excité par un moine allemand, le mouvement de la Réforme, mi-religieux, mi-politique, embrase et déchire l’Europe, met en question pour des siècles l’unité de la chrétienté. La Réforme, divise la France ; elle échoue chez les peuples qui ont mieux réussi à se purger du principe barbare. Le Nord et le Midi divorcent. L’Europe devient un champ de bataille. Et peut-être l’idée de regarder la Réforme de Luther comme une machine de guerre du germanisme, paraîtra-t-elle un peu audacieuse et sommaire ; sans doute les choses à l’origine ne résultèrent pas d’un calcul et d’une conception nette. Mais nous savons maintenant par quel travail de la pensée, en apparence la plus abstraite, l’Allemagne a coutume de préparer ses assauts. Nous savons qu’elle n’a pas changé et qu’elle n’a pas cessé d’aspirer à l’Empire. Qui sait si Villari n’aurait pas reconnu dans la révolution marxiste la marque de l’Allemagne et l’essai le plus redoutable du génie barbare en révolte contre la civilisation ?

Je ne prétends pas avoir en quelques pages donné l’idée complète de cette esquisse d’une philosophie de l’histoire. C’est le résumé d’un résumé. Les nuances échappent. Il faudrait ajouter que dans cet opuscule de combat, Villari ne laisse pas de trahir çà et là des idées hégéliennes, l’espoir d’une réconciliation finale et d’une synthèse harmonieuse où viendraient se confondre les forces ennemies. Il lui arrive d’envisager l’histoire moins comme une lutte que comme une collaboration. Son vieux génie latin, d’essence catholique, n’abandonne pas le rêve d’une fraternité humaine.

Il souffrirait de laisser des réprouvés en dehors de l’Eglise. L’un des premiers il a parlé de la Société des Nations. Une sympathie particulière l’unissait à l’Angleterre, qui était le pays de sa femme, et l’un de ceux où il comptait le plus d’admirateurs. Il avait enfin pour l’Allemagne et pour la Prusse de Bismarck cette admiration singulière que partageait alors l’Europe libérale. Il respectait la force, la décision, l’esprit de suite avec lesquels ce pays avait su réaliser son unité nationale, sortir en quelques années de la confusion et du chaos, pour s’élever à un degré de puissance incomparable. Il ne cessait de proposer à ses compatriotes ce remarquable exemple d’énergie et de discipline.

Il n’a point désiré la guerre. Il l’a vue venir et il l’a prédite Dans un de ses derniers écrits, au mois de juin 1914, le maître plus qu’octogénaire analysait les signes de la tempête prochaine. Il signalait la rivalité fatale qui poussait l’une contre l’autre l’Allemagne et l’Angleterre. Il dénonçait la course aux armements, l’Europe prête à sauter comme un baril de poudre. Et derrière ces périls, il en distinguait un nouveau : la face menaçante de la révolution.

« L’industrie à outrance, disait-il, est la cause d’une transformation qui, commencée en Angleterre, s’est étendue aux autres pays, et qui pose jusque chez nous des problèmes que nous sommes mal préparés à résoudre. Il s’agit d’une société dont il n’existe pas encore d’exemple et où, par le moyen du suffrage universel, le quatrième État doit monter au pouvoir. L’ouvrier, principal élément de cet État, s’apprête à gouverner, sans avoir reçu pour cela l’éducation indispensable. Toutes les anciennes démocraties, auprès de celle qui s’annonce, n’auront été que d’étroites et dédaigneuses oligarchies. Il est clair que le passé ne peut plus nous servir de guide ; aucune des formules qu’il nous lègue ne nous est plus d’aucun secours. Nous sommes en face de l’inconnu, en présence des dangers que l’avenir présage. »

L’article se terminait ainsi : « Dans ces conditions, quel est le rôle de l’Italie ? Jeune encore, dernière venue des grandes nations de l’Europe, elle a besoin, pour achever de se constituer, de l’expérience de ses aînées. Aucune pourtant n’est mieux placée pour comprendre et pour faire comprendre que la civilisation est un bloc, que la culture d’un pays est nécessaire aux autres, que la défaite ou la destruction d’un des membres serait un malheur pour l’ensemble. Elle peut dire enfin qu’en présence des périls qui menacent la société moderne, ce n’est pas trop, pour les combattre, des forces réunies de toutes les nations civilisées. Ainsi l’Italie peut devenir un élément de paix et de progrès dans le monde. »

On sait ce qu’il en fut de ce beau rêve. La guerre, en dépit de ces sages avertissements, était déjà résolue par les alliés de l’Italie. Ai-je besoin de dire la suite ? Quelqu’un de plus autorisé que moi vient d’écrire, ici même, ce qu’a fait l’Italie pour la cause commune ; et l’on a vu plus haut quel fut, à l’heure critique de mai 1915, le rôle de Pasquale Villari. Puisque l’Autriche rompait le pacte, le sort était jeté : rien n’arrêtait plus l’Italie dans le sens de ses destinées nationales.

C’est un de mes plus vifs regrets de n’avoir pu, pendant la guerre, me rendre sur le front italien. Un de mes amis, chef d’Etat-major d’un corps d’armée, qui y passa six mois pour la première fois de sa vie, parlait de ce qu’il avait vu avec une singulière admiration. Ce n’était pas seulement cet enchantement physique de la descente des Alpes, cette charmante ivresse qu’éprouve d’âge en âge tout soldat d’une armée d’Italie, cette volupté dont le souvenir, à quarante années d’intervalle, inspire l’immortel début de la Chartreuse de Parme. Mon ami jugeait des choses en officier supérieur. Le soldat italien lui parut admirable. Ses tracés de routes, ses travaux d’organisation révélaient le fils non dégénéré du légionnaire romain. Mon ami vit une troupe sarde marcher trois fois de suite à l’assaut. Cette race sobre, laborieuse, endurante, lui parut grande. Ses fonctions l’amenaient souvent au quartier général. Le commandant d’armée, par courtoisie pour ses hôtes, s’expliquait devant ses généraux dans le français le plus pur. Il aurait pu s’exprimer de même en anglais et en allemand, et il aurait été compris. « J’observais, me disait mon ami, ces figures d’un raffinement Supérieur ; je regardais ces visages de cardinaux, et je croyais assister à un conclave. »

Pasquale Villari n’aura pas vu le triomphe final. Il n’aura pas eu le bonheur de contempler l’écroulement de l’Autriche. Mais l’Europe n’en a pas fini avec le péril du germanisme. Soit sous forme d’une revanche par les armes, soit sous la forme plus redoutable de la révolution, les dangers qu’avait prévus le grand historien ne cessent pas de menacer l’Europe : le monde reste en présence de l’Inquiétude barbare. Contre ce péril, comme au temps de César, si l’aile gauche est en Angleterre, l’aile droite est toujours sur les Alpes, vers les plaines qui débouchent au Danube. Devant l’avenir incertain, le front italien est une partie essentielle du front de la civilisation.


LOUIS GlLLET.

  1. L’Italia e la Civiltà, 1 vol. in-18. Milan, Hoepli édit. 1918.