Littératures étrangères - Un Roman de Rabindranath Tagore

Littératures étrangères - Un Roman de Rabindranath Tagore
Revue des Deux Mondes6e période, tome 55 (p. 206-217).
LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES

UN ROMAN
DE
RABINDRANATH TAGORE


THE HOME AND THE WORLD, par Sir Rabindranath Tagore [1].


On sait que depuis quelque temps le grand poète hindou Rabindranath Tagore paraît en train de prendre dans la pensée contemporaine une place analogue à celle qu’occupait naguère le comte Léon Tolstoï. Le public devient attentif à cette voix de l’Orient. Si aucun des drames ou des contes de Tagore n’a obtenu encore dans les pays européens la renommée de la Puissance des ténèbres ou de la Sonate à Kreutzer, c’est pourtant la position de l’illustre écrivain russe que rappelle aujourd’hui la sienne : celle d’un chef religieux, d’un directeur de conscience, plutôt encore que celle d’un artiste ou d’un poète. Avec cette différence que le prophète d’Yasnaïa-Poliana avait pris l’habitude de vivre dans sa retraite, qui était devenue un lieu de pèlerinage où il donnait audience à tout ce que la terre lui envoyait quotidiennement de fidèles et de dévots ; tandis que le sage hindou, non content d’enseigner dans son école ou son « Asram » de Shanti Nikitan, non loin de Bolpour, véritable séminaire de la doctrine nouvelle, s’est fait aussi l’apôtre et le missionnaire de ses idées, qu’il est allé prêcher dans les Indes tout entières, ainsi qu’en Angleterre, en Amérique et au Japon. Aux approches de la soixantaine, le vieux maître déploie une jeunesse et une activité nouvelles pour faire entendre au monde, qui l’avait oubliée, la parole de l’Asie. On a vu à Tokio, à New-York et à Londres la bure voyageuse et la barbe grisonnante du majestueux maharishi, ses belles boucles séparées sur le front par une raie et cette expression d’amour qui lui donne, dit-on, la ressemblance du Christ, si bien que plusieurs, dans un pays qui n’a pas cessé de croire aux existences successives, le prennent, assure son biographe M. Ernest Rhys, pour une réincarnation de Jésus.

On comprendra donc après cela qu’un livre de Tagore ait paru mériter un moment d’attention. A la vérité, je doute un peu que ce roman, le Monde et la maison, qui est aussi bien le premier qu’on signale de lui, retrouve chez nous le succès quasi vertigineux qui vient de l’accueillir dans son pays d’origine, où l’on dit que le livre s’est vendu à un nombre tout à fait fabuleux d’éditions, qui se chiffrait en quelques mois par millions d’exemplaires. Ce petit volume a des chances de nous toucher beaucoup moins. Non pas que l’intérêt n’en soit vif, même pour nous. De moins en moins ce qui est humain peut nous demeurer étranger. Tous ces nationalismes qui s’agitent à la surface de la terre, aux Indes, en Egypte, en Chine, au Japon, sont des choses auxquelles nul témoin n’a le droit de rester indifférent. Nul ne sait de quelle manière ces forces inconnues transformeront le monde. El c’est précisément le sujet du nouveau livre de Tagore. Son roman est une suite ou une illustration de son précédent recueil de discours sur le Nationalisme, et en particulier du dernier de ces discours, sur le nationalisme hindou. L’auteur s’est borné à en mettre les idées en action. De sorte que son livre, en même temps qu’une délicate et émouvante histoire, est surtout une leçon à l’adresse de son peuple et une manière d’épitre ou de sermon aux peuples d’Occident, qu’égare le vertige du nationalisme.

Et tout cela, on le voit, ne laisse pas d’être en soi fort curieux et fort instructif. Cette vie et cette âme hindoues d’aujourd’hui, que nous ne soupçonnions guère que par l’auteur de Kim et du Livre de la Jungle, il valait bien la peine de les connaître par un témoignage plus intime. Et tout ce que Tagore nous laisse entrevoir de ce sujet constitue, en effet, pour nous la part la meilleure de son œuvre. Malheureusement le roman de mœurs n’y laisse que trop souvent la place au roman à thèse ; la discussion des idées empiète à chaque page sur les faits et la vie. Il semble d’ailleurs que l’écrivain, habitué à un genre de compositions resserrées, ait eu quelque peine à remplir le cadre d’un roman. L’admirable conteur <le ces pathétiques nouvelles, la Victoire, les Pierres qui mangent et Monseigneur l’enfant, parait avoir perdu sa maîtrise ordinaire dans un ouvrage plus étendu. Ajoutez que l’autour, sans qu’on sache pourquoi, a pris le parti assez étrange de confier le récit tour à tour à ses trois personnages, et de supposer que chacun d’eux, bien que vivant sous le même toit, rédige de son côté son journal ; de sorte que l’histoire, qui serait en bon français celle du mari, de la femme et de l’amant, se continue de l’un à l’autre, selon qu’il plait à Tagore de nous montrer la « copie » de son Nikhil, de son Sandip ou de sa Bimala.

Avec tout cela, on ne peut nier que l’histoire prise en elle-même a de quoi nous charmer. Nous sommes au Bengale, dans la maison d’un des seigneurs ou rajahs du pays, un jeune prince du nom de Nikhil, et nous lisons le journal intime de sa femme Bimala. Nous y apprenons que cette jeune femme, mariée depuis neuf ans à Nikhil et presque sans fortune, quoique de caste princière, a été choisie pour épouse par la famille de son mari parce que son horoscope promettait toutes les vertus d’une bonne femme. Tous les pays se flattent d’avoir les meilleures femmes du monde. C’est sans doute que chacun fait les siennes comme il les lui faut. Tagore écrit dans ses Souvenirs qu’il avait cru longtemps qu’il n’existait pas sur la terre de femme plus parfaite que celle du Bengale. C’est seulement quand il vint à Londres, à l’âge de dix-huit ans, qu’il connut Mrs Scott, sa logeuse, et dut convenir qu’elle était digne d’être une femme hindoue. Il ne nous dit pas que cette personne fût particulièrement jolie, mais elle ne vivait que pour son mari. Elle ne laissait à personne le soin de s’occuper de lui. C’est elle qui, chaque soir, à l’heure où M. Scott rentrait de ses affaires, disposait devant la cheminée son fauteuil et ses pantoufles.

Tagore a toujours été fort sensible au charme et au bonheur de la tendresse féminine. Et si le culte de la femme est la mesure du raffinement d’une civilisation, l’image que Bimala nous donne du ménage de son mari témoigne d’une culture exquise. J’ai dit qu’elle était pauvre, et de plus elle se plaint de ne pas être assez belle. Plus tard, nous apprendrons qu’elle est grande, élancée, « long jet d’eau d’une fontaine de vie, jailli du sein du Créateur ; » si elle a la peau noire, « c’est qu’elle ressemble à l’éclair sombre d’une lame d’épée brunie. » On devine à ces madrigaux le langage d’un amant, et en effet, ce sera ce nouveau personnage qui lui révélera sa beauté. En attendant, la pauvre moriaude, comme l’épouse du Cantique, — « nigra num, sed formosa, » — n’a d’autre idée que de faire oublier à son seigneur et maître, à force d’humilité et de soumission, toutes les imperfections dont elle a conscience. Sa première phrase est pour rappeler la petite marque rouge qu’elle voyait à sa mère, et que les femmes hindoues se peignent sur le front, en signe de leur sujétion et de la pudeur qui ne doit jamais quitter l’épouse en présence de l’époux. Elle se rappelle aussi les gestes pleins de noblesse qu’elle avait pour servir son père et placer sur la table les fruits de son repas.

Elle-même aurait besoin de remplir les mêmes devoirs d’adoration. Il y a en elle une soif de servir, une soif de dévouement. Mais elle n’a pas d’enfants, et son mari ne souffre pas d’hommages. Etrange personnage, ce Nikhil ! Un moderne, ce rajah, docteur ou « maître ès arts » de l’Université de Calcutta, nourri de littérature anglaise et faisant ses délices du Journal d’Amiel. En même temps, il conserve le culte d’un tas de vieilleries, ne renoncerait pour rien au monde à ses vieilles plumes de roseau et à sa vieille lampe à l’huile de castor. Il habite toujours la vieille demeure de famille, avec ses successions de vérandahs et de jardins, où sa mère est entrée à l’âge de huit ans, et où sa belle-sœur, la veuve de son frère, continue à mâcher ses feuilles de bétel. Cependant il admet des photographies dans sa chambre, et il ne tolère pas que Bimala le traite autrement qu’en égale. Il ne lui permet pas d’« essuyer sa poussière : » c’est le geste qui consiste à toucher de la main les pieds de la personne qu’on révère, et à se signer ensuite en portant cette main à son front. Il s’applique à délier Bimala des liens de la Purdah, c’est-à dire de cet ensemble de traditions minutieuses qui règlent aux Indes la vie des femmes dans le gynécée ou le zénana. Il lui donne pour compagne une jeune institutrice anglaise. Il l’engage à sortir, il l’habille à l’européenne... Ainsi imprudemment, il se plaît à l’émanciper et à lui donner des idées et des besoins qu’elle n’avait pas. Il change la notion des rapports qu’elle concevait comme nécessaires entre mari et femme et la vieille morale qui faisait de celle-ci l’humble servante du foyer. Il laisse sans emploi ses facultés de sacrifice. Elle sent qu’il lui manque quelque chose. Elle a tout ce qu’il faut pour rendre une femme heureuse, et cependant, il y a on ne sait quoi qui ne va pas. Est-ce qu’une femme heureuse a l’idée d’écrire son journal ?

Alors se présente l’occasion qui doit précipiter la crise. Un certain Sandip, fameux agitateur nationaliste, organise un meeting sur les terres du rajah et vient prêcher aux foules ce qu’on appelle là-bas le mouvement Swadeshi. La jeune femme entend son discours et revient bouleversée. L’idée de la patrie pénètre avec violence dans le vide de son cœur. Désormais, Bimalai a une foi dans sa vie. Un moment même, poussée par la curiosité, elle écarte le rideau qui dissimule la loge des femmes : un rayon du soleil couchant frappe en plein le visage transfiguré de l’orateur, et Bimala a le sentiment que celui-ci l’a remarquée et parle maintenant pour elle. Au retour, elle qui n’a jamais consenti à paraître aux dîners d’amis de son mari, elle supplie Nikhil d’inviter Sandip et de lui faire la grâce de le servir elle-même. Après le dîner des hommes, elle revient presque aussitôt, sans avoir pris le temps de manger, revêtue de son plus beau sari, un sari de feu ourlé d’or, avec une fleur rouge dans les cheveux : et ainsi, toute pareille à une longue flamme vivante, on la prendrait pour « le génie visible de la patrie. »

On devine bien que Sandip n’est pas longtemps sans observer les frais qu’on fait pour lui et sans concevoir qu’il en peut tirer quelque avantage. Ce type de meneur et de politicien hindou est en somme assez semblable à ses confrères d’Occident. Jeune encore, de belle figure, « avec un mélange de bassesse, » il s’anime en parlant, et sa physionomie un peu vulgaire s’illumine subitement par la passion oratoire ; il se donne volontiers l’air fatal ; mais sa principale faculté est ce don d’éloquence, ce tempérament de rhéteur qui lui permet de se draper toujours dans de belles phrases et de n’être jamais à court de grands mots au service de ses appétits. Il professe bruyamment cette « morale des maîtres » et cette théorie du génie qui court les rues sous le nom de la théorie du Surhomme, et qui n’est que le masque le plus récent de l’égoïsme. Il se donne surtout pour un homme de réalités, et qui ne se laisse pas duper, comme ce niais de Nikhil, par les vaines illusions de la justice et de la pitié. « Est-ce que le volcan est juste ? » Ou bien : « Nous sommes les carnassiers, les rapaces de l’univers ; nous avons bec et ongles ; nous sommes des chasseurs, nous tuons et nous déchirons. »

Il est assez piquant de retrouver au Bengale cette figure de Nietzschéen, et ces maximes ronflantes qui semblent empruntées aux chants de Zarathoustra. Mais on peut se demander si Tagore, pour inventer son Sandip, a eu besoin de s’inspirer du fameux « immoraliste » allemand et de son système nouveau de classement des « valeurs. » Il y a longtemps que l’orgueil a trouvé ces raisonnements. Et Sandip ne manque pas de découvrir fort à propos dans la mythologie hindoue toutes les figures dont il a besoin pour justifier ses théories. Quand on se dit que « la convoitise est le coursier des grands de la terre, comme l’éléphant Aïravat est le coursier d’Indra, » on n’a garde de se sentir un ambitieux vulgaire. Mais ce qui est moins clair, sous le luxe de ces métaphores, et ce que j’avoue ne pas arriver à saisir, c’est le point de savoir s’il y a, au total, quelque chose de sincère dans les idées patriotiques de l’orateur nationaliste, ou bien s’il ne s’en sert que comme d’un moyen de succès personnel. L’auteur laisse dans l’ombre cette question importante. Il ne nous dit rien des origines de son Sandip, de son éducation, de la formation de ses idées. Sans doute, rien n’est moins facile à préciser que le degré de conviction d’un poète ou d’un orateur. Les hommes de ce genre vont naturellement aux partis qui leur offrent de beaux thèmes ; ils sont conduits par leurs talents. On aurait voulu cependant que le romancier s’expliquât davantage : à défaut de quoi son Sandip ne peut que nous sembler, avec ses airs avantageux, un assez vilain personnage, une espèce de gredin sensuel, intelligent, cynique, avec la langue bien pendue et se voyant, avec « une nature et des goûts de nabab, » réduit à la condition humiliante de voyager en troisième classe.

Quoi qu’il en soit, son plan de campagne est bientôt fait. Reçu dans le palais du rajah et voyant l’impression qu’il fait sur la femme de celui-ci, il décide de rester dans la maison et d’entreprendre la conquête de la maîtresse du logis. Il se dit, comme Julien Sorel devant Mme de Rénal : « Je suis un lâche si je ne l’ai pas. » On s’étonne un peu que cette Bimala si distinguée ne soit pas rebutée tout de suite par ce qu’il y a de grossier dans les manières du tribun ; c’est elle qui nous avoue qu’avant de le voir elle avait pour lui de l’antipathie. Sur sa photographie, elle lui trouvait l’air commun. Mais elle n’avait pas éprouvé la magie de sa voix. Elle le voit désormais dans sa gloire d’homme public, au milieu des ovations et de l’apothéose. D’ailleurs, le rusé compère, comme les êtres de cette espèce, est aussi un charmeur ; il est habitué aux succès de femmes, et il sait que les femmes n’aiment rien tant que la force. Ce qu’il adore en elles, c’est de pas être, comme les hommes, des êtres de convention ; c’est d’être restées des créatures d’instinct et de désir. Et là-dessus, comment résister aux galanteries dont le grand homme enivre Bimala ? Le pays a besoin des femmes ; si les femmes s’en mêlent, la partie est gagnée. Bien mieux ! Est-ce que Sandip lui-même, en apercevant la jeune femme, n’a pas cru voir en elle l’image de la patrie ? Est-ce que la beauté de Bimala ne lui a pas fait mieux comprendre la beauté même de l’Inde ? « Quand je vous vois, s’écrie-t-il dans une improvisation fougueuse, je vois mieux que ma patrie est belle. Dans la patrie, je vous contemple sous votre aspect universel. Le Gange et le Brahmapoutre sont la double chaîne d’or qui entoure votre cou ; les nappes des bois qui ombragent les bords sombres des eaux, sont l’ombre de vos cils sur l’éclat de vos regards ; le chatoiement de votre sari est le jeu de l’ombre et de la lumière dans les vagues des blés mûrs ; et le rayonnement torride de l’été, quand le ciel pèse sur l’horizon comme un lion couché dans le désert, la langue hors de la gueule, n’est que votre cruelle splendeur, »

La jeune femme est évidemment touchée de ce compliment : on ne lui en avait jamais tant dit. Si elle voulait, elle deviendrait la muse du tribun. L’orateur trouverait en elle les forces nécessaires pour son œuvre. Il ne tiendrait qu’à elle d’être davantage encore, et de représenter aux foules la figure même de la « Cause, » d’être le « Shakti » de la Patrie. Le Shakti, dans le langage hindou, c’est le terme qui correspond à ce que chez nous M. Bergson appelle l’énergie intime, le principe ou l’élan vital. On conçoit qu’il est très flatteur pour une jeune femme de se voir ainsi divinisée. Le plaisir de jouer un rôle tourne la tête à cette petite Bovary du Bengale. Elle prend très au sérieux cette tâche nouvelle, sans même comprendre tout de suite le mal qu’elle fait à son mari. Il faut croire qu’il y a partout un attrait étrange pour les femmes dans ce rôle d’Egéries.

Mais ce n’est pas là le compte de Sandip, qui, en fait d’amour, ne tient qu’au positif. En attendant, il fait le siège en règle de la jeune femme et chaque jour, sous le prétexte de parler de la « Cause, » il l’envoûte un peu davantage, lui fait lire de ces livres consacrés aux problèmes sexuels, qui sont une des branches importantes de la littérature anglaise, lui montre des photographies « artistiques, » faites d’après des tableaux de la Royal Academy, enfin il recourt à tous les moyens possibles de la troubler et de lui faire croire qu’il n’y a rien de plus « moderne » que le respect de la passion. Bref, nous reconnaissons, dans les discours du don Juan hindou, — peut-être avec un faste plus « oriental » de grandiloquence, — à peu près tous les arguments du théâtre contemporain sur le droit au bonheur. La tactique du tentateur n’est pas bien variée ; ses moyens sont toujours les mêmes, et puisqu’ils sont si bons, il aurait bien tort d’en changer. « Le fruit tient à la branche, mais le droit de la branche n’est pas indéfini. Le fruit ne peut pas jurer une fidélité éternelle à sa tige. » Et voilà démontrée la « morale » de la chute.

Ce qui est singulier dans tout cela, c’est le personnage du mari. Il n’est pas très loin, dans le fond, de penser comme sa femme et comme son rival. Ce pauvre homme, que l’auteur entend nous donner pour un saint, est tellement respectueux de la liberté de sa femme, qu’il ne se reconnaît pas le droit de rien faire pour retenir celle-ci. Il appartient, comme d’autres maris de notre connaissance, à l’espèce des maris philosophes ; il est vrai que sa philosophie ne l’empêche pas de souffrir ; mais qu’il ne lui vienne pas l’idée de se défendre et, par exemple, de mettre le galant à la porte, c’est un exemple de patience qui passe un peu ce qui serait compris en Occident. On conçoit que Bimalale prenne pour un simple imbécile et qu’elle ne s’explique pas ce que sa conduite, aux yeux de l’auteur, offre de sublime et d’héroïque. Nikhil pratique la doctrine de la non-résistance au mal. Avec plus de poésie et plus de métaphysique, il nous rappelle le fameux personnage de Karénine : et rien ne nous montre mieux ce qu’il y a d’oriental dans le christianisme de Tolstoï. Tagore veut nous présenter une âme qui arrive au pur détachement, qui se dépouille de l’amour comme d’un dernier égoïsme et se sert de l’épreuve comme d’un moyen d’immolation et de perfectionnement.

Il est fort heureux pour Nikhil que sa femme, malgré tout, conserve un instinct de propreté qui l’empêche, contre toute attente, .d’aller jusqu’au bout de sa faute, et que Sandip lui-même ne soit pas tout à fait l’homme fort qu’il se flatte d’être. Cet homme de proie n’est au fond, lui aussi, qu’un héros de carton, un cabotin sonore : dans ses heures de franchise, il se plaint de son manque de volonté. Il y a toujours, autour de ces âmes hindoues, une espèce de brouillard, une buée du Gange, un voile de mirages. Ces vapeurs peuvent prendre des formes gigantesques et terribles, elles ne cachent toujours que la même mollesse et la même impuissance d’agir. Sandip et Nikhil, ces deux ennemis, sont deux frères, fils d’une race que dévore le rêve.. Et c’est pourquoi le crime de Bimala ne se consomme pas.

Mais ce petit drame domestique ne forme qu’une partie du roman. Le reste est rempli par l’histoire du mouvement nationaliste. On a vu que l’agitateur s’était arrêté chez Nikhil pour faire de sa maison le quartier général de son apostolat dans le gouvernement du rajah. De ce moment, les actes de violence se succèdent. Il s’agit de faire la guerre aux articles étrangers ; le mouvement national commence en mouvement économique. Le tribun fait jurer au peuple de boycotter le sel, le sucre, les laines d’importation ; on n’achètera plus que les produits de l’industrie indigène. Bimala, prise d’un beau zèle, commence par un auto-da-fé de sa garde-robe européenne. Plus de laines de Birmingham ! Plus de tissus écossais ! Comme toujours, le parti de l’indépendance n’a rien de plus pressé que d’opprimer les autres ; les brimades, les rixes se multiplient. À la foire du pays, qui est l’époque annuelle des rencontres et des échanges, des bandes d’énergumènes braillant l’hymne national dispersent les étalages ennemis, mettent le feu aux magasins, jettent les cargaisons à la rivière.

Tant pis pour le public, qui n’aura plus que des cotonnades et qui paiera le coton plus cher ! On sait que les révolutions ne sont pas amies de la liberté. Il y a dans tout tribun de la graine de tyran. Sandip trouve fort naturel de ruiner un tas de pauvres gens ; on pille, on incendie ; le héros national s’amuse à jouer au terroriste : tout va le mieux du monde. L’Idée, soutenue par la canaille, fait des pas de géant. Mais il se produit ça et là des accidents, des gaffes. Il arrive que la foule a coulé le bateau d’un marchand considérable ; cet homme a des appuis sérieux ; il ne demanderait pas mieux que de retirer sa plainte, s’il rentrait dans ses frais. On pourrait même, en y mettant le prix, le gagner à la Cause. Au fond, le mouvement national est une affaire d’argent. Mais il faudrait l’argent tout de suite : cinq ou six mille roupies, une misère... Bimala les prend dans le coffre-fort de son mari. Voleuse domestique ! Voilà pourtant où elle en vient par suggestion, hypnose. A ce coup, elle se réveille, comme une somnambule qu’on tire de son accès ; un sursaut de dégoût la rend à elle-même. Sandip lui fait maintenant horreur. Mais les conséquences de la faute ne peuvent plus être arrêtées. Le drame se précipite. Les excès des nationalistes ont provoqué une réaction de la population musulmane. Une émeute éclate dans la ville. Le tribun prend la fuite, et le rajah, le sage, le héros selon le cœur de Tagore, monte à cheval, se jette entre les belligérants et se fait tuer en cherchant à ramener la paix.

Telle est la petite anecdote qu’a imaginée le poète hindou pour dessiller les yeux de ses compatriotes et les détourner de la voie mauvaise. Il est clair, à l’entendre, que l’idée de nation est la cause de tout le mal : à peine introduite dans une maison, elle la désole et la ruine ; dans le peuple, elle réveille les mauvaises passions ; l’appétit du lucre et l’instinct de la domination se débrident ; les sentiments envieux et injustes se déchaînent. On arrive au désordre et à l’assassinat. L’idée de patrie, selon l’auteur, n’est au fond que la forme la plus spécieuse de l’égoïsme, l’aspect le plus redoutable de la volonté de puissance et de l’orgueil de la vie. Elle n’est que la religion de la Force. Dès qu’elle se montre, éclatent les violences et les crimes. Malheur aux nations qui subissent son ivresse ! L’Europe n’est-elle pas en train d’expier sa folie ? L’antique Asie à son tour suivra-t-elle le même exemple ? Se laissera-t-elle gagner à cette « épidémie de péché qui lui arrive de l’étranger ? » Fera-t-elle le marché qui consiste à « mettre la patrie à la place de la conscience, » à « vendre son âme pour des objets politiques, » à faire de la nation « une idole et un fétiche ? » Ou restera l-elle fidèle à sa vocation de mère des religions et des philosophies ? Les grandeurs de chair passent et les empires croulent. L’Asie est l’aînée de l’Europe et n’a que faire des conseils de sa cadette, de ses poisons et de ses alcools. Elle a eu autrefois ses âges de splendeur, et elle peut patiemment en attendre le retour. Qu’est-ce qu’un sommeil de deux mille ans dans le cours indéfini de la conscience humaine ? Peut-être assistons-nous, dans les convulsions de notre siècle, au crépuscule de l’Europe ; quel ne sera pas alors le rôle de l’Orient, berceau de la pensée humaine, à condition de ne pas trahir sa mission immortelle, qui est d’enseigner au monde le renoncement et la tendresse ? Que reste-t-il, au bout de peu d’années, des royaumes de la terre ? Le grand vainqueur du monde, ce n’est pas Alexandre, c’est Çakia-Mouni.

On reconnaît là des idées qui nous sont familières, des leçons de spiritualisme qui sont le fonds commun de la pensée mystique. Cet idéal de paix et de bonheur intime, produit de l’amour de Dieu et de l’amour d’autrui, n’ont rien de nouveau pour des oreilles chrétiennes. Nous connaissons la voix qui a dit : « Mon royaume n’est pas de ce monde, » et qui a dit encore à la sœur de Marie : « Marthe, Marthe, pourquoi te tourmenter de tant de choses ? Une seule est nécessaire. Marie a pris la meilleure part, elle ne lui sera point ôtée. » Depuis des siècles, il y a chez les hommes d’Occident une race éternelle qu’attire la vie contemplative.

Périodiquement, on ne sait quel atavisme lointain nous remémore la magie de l’âme orientale : un souffle de détente, le dégoût de l’énergie, l’assoupissement des passions, l’extinction du désir. N’est-ce pas la raison de la vogue de Tolstoï ? Et même, en plein essor de l’impérialisme allemand, la dernière pensée du musicien de Parsifal se tournait, on le sait, vers une démission complète et une abdication de la volonté, vers un idéal de délivrance et d’anéantissement qui devait faire le sujet de son opéra des Brahmanes.

Il est vrai. Il est vrai aussi que ces idées, dans le monde présent, semblent peu populaires. Tagore a eu le courage d’annoncer son « message » au Japon. On ne voit pas qu’il y ait en grand succès. Sera-t-il mieux écouté aux Indes ? L’avenir le dira. Mais le prophète ne se trompe-t-il pas en voyant dans le nationalisme qui s’éveille en Orient, une importation étrangère ? Ne se trompe-t-il pas plus encore en ne voyant dans l’idée de patrie qu’une puissance malfaisante ? Il serait facile de lui montrer le contraire. Dans les pays européens, la forme nationale a été la condition essentielle du progrès ; elle s’est trouvée être le cadre naturel de l’existence. Peut-être l’inintelligence de Tagore à cet égard provient-elle en effet d’une infirmité de sa race et d’une impuissance politique qui a toujours empêché l’Inde de développer en ce genre un ordre original. Il y a dans ce pays une sorte d’ablation des organes pratiques, une incapacité radicale de l’action, qui est sans doute la rançon de ses facultés spéculatives. C’est le résumé de son histoire, qui n’est que celle des conquêtes successives qu’il a subies ; c’est celui du roman de Tagore, dont tous les personnages semblent ne vivre que par le cerveau, et être tous incapables d’aller jusqu’au bout de l’action. Le monde réel leur échappe : toujours il se perd pour eux dans les « brumes du Gange. » Jamais ces âmes-là ne sont tout-à-fait adultes ; elles n’ont pas atteint l’âge de la majorité. Elles sont brouillées de naissance avec l’idée de l’État. Elles sont étrangères à toute notion d’activité et d’organisation. Il leur reste le domaine du rêve. Et le livre de Tagore lui-même, avec son tour confidentiel et sa faiblesse dramatique, semble une preuve nouvelle de cette inaptitude physique. Ce qui en reste dans la mémoire, ce sont de belles images. Pourquoi l’auteur se mêle-t-il d’agir et de prêcher, alors qu’il pouvait se contenter de la gloire d’être un grand poète ? Pourquoi a-t-il cessé, pour entrer dans les conflits du monde, de nous donner ces divines berceuses du Croissant de lune et du Gitanjali qui contenaient quelques-unes des plus sereines méditations que l’on ait jamais faites sur la vie et la mort, et des images les plus charmantes que l’homme ait inventées pour se consoler de sa misère et s’en distraire par la beauté ?


LOUIS GlLLET.

  1. 1 vol. in-8o, Macmillan, Londres, 1919.