Littératures étrangères - Un Julien Sorel italien

Littératures étrangères - Un Julien Sorel italien
Revue des Deux Mondes7e période, tome 65 (p. 205-216).
LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES

UN JULIEN SOREL ITALIEN


G.-A.. BORGESE : RUBÈ[1]


C’est à Verdun que je rencontrai M. G.-A. Borgese. Je connaissais déjà son rôle politique, sa critique de l’Allemagne nouvelle, sa campagne retentissante de la Guerre des idées. Je fus surpris de sa jeunesse. J’avais devant moi un grand jeune homme tout de feu, extraordinairement maigre et noir, sombre et brûlé comme le Midi, avec un surprenant éclat de jais dans les yeux, la parole brusque et torrentueuse, et quelque chose de dramatique dans la volubilité sicilienne de ses gestes, où l’on sentait toute une escrime redoutable de souplesse et de rapidité. Pour accentuer cette impression, le hasard nous avait donné un compagnon bien différent, qui était un colonel suisse, rédacteur militaire d’une gazette de Zurich. Et rien n’était plaisant comme le contraste de ces deux êtres et comme l’agacement réciproque qu’ils se causaient l’un à l’autre par la seule différence de leurs natures physiques. Je pris là une piquante leçon de géographie humaine.

M. G.-A. Borgese doit avoir aujourd’hui un peu moins de quarante ans. Il a déjà publié une douzaine de volumes, dont les premiers le signalaient aux environs de 1903. Dès l’âge de vingt ou vingt-deux ans, il se plaçait au rang des maîtres. Parmi les écrivains de sa génération, il est sans contredit le plus écouté et le plus important. Mais il n’avait jamais tenté encore une œuvre romanesque, lorsqu’après vingt ans de critique et de professorat, il lui est venu l’ambition de hasarder une conclusion. Et certainement aucune de ses œuvres précédentes n’avait fait autant de bruit que le roman qu’il vient d’écrire pour son début, et dont l’apparition, au printemps dernier, a bien été l’événement littéraire le plus considérable qui se soit produit en Italie depuis quinze ou vingt ans. Aucun livre n’a été plus lu, plus discuté que ce gros volume nommé, du nom de son héros, de ce dissyllabe tragique et inquiétant : Rubè.

Il n’est pas facile de donner une idée de ces quatre cents pages compactes, où l’auteur a voulu mettre l’histoire de sa génération et incarner tout le malaise de l’Italie contemporaine, tout le drame de ses ambitions et de son désenchantement. Le fait est que, de tous les romans que j’ai lus sur la guerre et sur l’état des esprits qui a suivi la guerre, je n’en sais pas un dont l’intérêt passe celui de cette composition dramatique et touffue. Peut-être n’y a-t-il jamais eu d’époque aussi agitée que la nôtre. Jamais la figure de l’histoire n’a été emportée par un flot d’événements plus rapide. Mais le trait le plus singulier de cette ère de violences est l’état d’inquiétude où elle laisse le monde ; la guerre n’a résolu aucun des problèmes qu’elle soulevait, et la paix, au milieu des ruines, hésite en présence de mille questions dont nul n’entrevoit la réponse. C’est peut-être un phénomène unique que cet état de trouble où, après la victoire, se trouvent les vainqueurs. Peut-être ne s’est-il jamais offert de plus beau sujet au moraliste. C’est celui que M. Borgese a entrepris de peindre sous la forme romanesque. Son héros fait la guerre, s’en lasse et vient finir bêtement, à Bologne, dans une émeute bolchéviste. Voilà, en deux lignes très sèches, le sens et le schéma de cette « chronique du XXe siècle. »

Je me sers à dessein de ce mot qui est, on s’en souvient, le sous-titre que l’auteur de Rouge et noir donne à sa fameuse « chronique du XIXe siècle, » et je crois ne pas trahir ainsi l’intention du brillant écrivain italien. Il est beaucoup trop tôt pour dire si l’avenir placera son roman à côté du chef-d’œuvre de Stendhal, mais on peut déjà assurer que ce sont des ouvrages de la même famille. Ce livre, qu’on l’aime ou non, ne peut manquer de rester comme un document essentiel pour l’histoire de l’âme italienne. Peut-être M. Borgese nous donnera-t-il un jour des œuvres plus parfaites ; je doute qu’il lui arrive d’en écrire une plus émouvante, et où il ait l’occasion de mettre davantage de lui-même.

Mais ce n’est pas seulement de cette manière très générale que Rubè fait penser aux romans de Stendhal. Sans doute, M. Borgese est un esprit trop européen pour qu’on ne trouve pas chez lui la trace d’influences très complexes. Mais de toutes les influences qui se reconnaissent dans Rubè, la plus décisive et la plus continuelle est bien celle de Stendhal ; son nom s’y trouve ; même deux fois en toutes lettres. Et cette ressemblance avec le plus singulier de nos écrivains est une des raisons qui ont dérouté, dans Rubè, les lecteurs italiens, en même temps qu’elle nous rendait ce livre plus cher et plus intelligible.

Ce serait en effet le sujet d’une curieuse étude, que celle de la réputation de Stendhal en Italie, ou plutôt de l’extrême froideur qui y a accueilli chacun de ses ouvrages. L’auteur des Promenades dans Rome et de la Chartreuse de Parme n’a jamais réussi à s’y rendre populaire. Je me suis souvent demandée pourquoi ce maître si pénétrant, auquel nous devons tous quelques-unes de nos idées les plus précieuses sur la Renaissance italienne, n’a jamais été bien compris dans son pays d’élection. C’est que l’Italie de Stendhal est toujours aperçue à travers cette double expérience de l’auteur : la découverte du bonheur à Milan, en 1796, et le culte de Napoléon. Or ce culte napoléonien, qui tourna toutes les têtes françaises il y a cent ans, n’a rencontré en Italie que dans ces dernières années le terrain propre où s’épanouir. C’est seulement vers 1900, dans l’Italie unifiée, rêvant de conquêtes et d’affaires, c’est seulement dans l’Italie de la terza Roma que les idées de Stendhal, l’égotisme ou l’impérialisme, le césarisme de l’individu, pour parler comme M. Seillière, trouvèrent à se développer. C’est alors seulement qu’il a pu se produire dans la société des phénomènes de déclassement analogues à ceux d’où résultent le Lousteau de Balzac ou le Julien Sorel de Rouge et noir. C’est à cette génération italienne qu’appartient le Rubè de M. Borgese.

Jusqu’à trente ans, la vie de Filippo Rubè ne s’était pas distinguée, au moins en apparence, de celle de tant de jeunes provinciaux qui arrivent à Rome avec une licence en droit, une vieille malle de sapin et quatre ou cinq billets de recommandation pour des députés ou hommes d’affaires. A la vérité, il avait apporté en outre quelque chose de particulier, à savoir une habileté dialectique remarquable à couper les cheveux en quatre, une espèce de feu oratoire qui réduisait en cendres jusqu’aux derniers ossements des arguments d’un adversaire, et une vague assurance d’être capable de grandes choses, assurance que son père lui avait mise dans le cœur ; ce père, conseiller municipal de la commune de Calinni (Abruzzes) sachant par cœur l’Enéide en latin et, en français, le Mémorial de Sainte-Hélène, professait qu’il n’y a de place légitime dans le monde pour personne, sans en excepter lui-même, hormis pour les héros et les hommes de génie. Mais, secrétaire dans le cabinet de l’honorable Taramanna, cette situation si enviée lui avait en réalité plus nui que servi, tant Philippe se sentait opprimé par la masse noire de ce personnage, qui le dépassait des épaules et lui ôtait le soleil. Quoique orateur plus raffiné et d’information plus exacte, il se sentait écrasé par cet bomme sans grammaire, qui renversait tous les obstacles sans même les apercevoir, du pas d’un pachyderme qui voyage dans la brousse, et qui, pendant que son élève pérorait à la barre comme un petit Mirabeau, fabriquait des flottilles de bateaux en papier, avec une négligence d’ailleurs exempte d’envie. Quelquefois, le soir, Philippe s’échauffait en lui exposant ses idées pour gagner un procès ou une campagne politique ; mais l’autre, qu’attendait sa partie de poker, l’écoutait debout et, au plus bel endroit, lui plantait la main sur l’épaule avec un rire de nègre, un rire ingénu, bon enfant, et l’arrêtait net en disant : « Magnifique ! Mais la vie n’est pas faite comme ça. »


C’est en ces termes que M. Borgese, dès les premières lignes de son roman, présente son héros, dont le reste du livre ne sera que la monographie. On voit tout de suite par où Rubè diffère de son modèle, le fils du charpentier de Verrières ; jamais il n’a été question de le faire passer par le séminaire, ni d’obtenir pour lui une place de précepteur. En un mot, il s’en distingue surtout par les circonstances ; ce qu’il tient de lui, au contraire, c’est une certaine disposition d’amour-propre blessé et de vanité souffrante, ainsi qu’une sorte d’ambition vague et démesurée, commune à beaucoup de déracinés que l’éducation moderne jette, sans talents bien définis, sur le pavé des villes. Par ces traits, Filippo Rubè ne diffère pas essentiellement de tous ces jeunes garçons passablement doués, qui composent le troupeau vulgaire des arrivistes : un de ces dix mille avocats ou médecins sans clientèle, dont on dit qu’ils ont un bel avenir et qui attendent, les dents longues, dans un garni d’étudiant, leur première bonne affaire, ou le hasard quelconque qui les mettra en selle et les classera subitement, par un chemin de traverse, dans les rangs de la société. C’est cette catégorie d’ambitieux faméliques, à deux ou trois cents francs par mois, sans idées morales arrêtées, sans profession spéciale, que la civilisation de la fin du siècle fabriquait à la grosse pour en faire ses dirigeants, et où se recrutait naguère, un peu par tout pays, le monde des politiciens.

Survient la guerre : notre héros, voyant là une issue, se jette à corps perdu dans la campagne interventiste, prononçant des discours pour la « plus grande Italie, » remportant des succès de réunions publiques ; puis, entraîné par ses paroles et sentant le besoin de les convertir en actes, il s’engage- et rejoint son corps comme sous-lieutenant d’artillerie. Mais il est doué pour son malheur d’un merveilleux sens critique, qui a bientôt fait de percer a jour toutes les situations ; avec son intelligence, habituée à dévorer ou à devancer la réalité, à peine s’est-il fait soldat, que les mots de gloire et de patrie qui l’ont déterminé à prendre l’uniforme, lui paraissent des mots vides. Et voilà que tout à coup il n’est plus sûr de son courage.

Les premiers raids d’avions ennemis l’emplissent d’une panique folle. Son imagination divague et lui présente mille terreurs. Il y a là une peinture des chimères de l’angoisse, combattues par l’orgueil et démesurément agrandies par la peur d’avoir peur, dont je doute qu’on trouvât l’équivalent dans toute notre littérature de guerre, et devant laquelle un Français aurait reculé. La suite est plus curieuse encore. Une nuit, Philippe se trahit : il confesse sa lâcheté à une jeune fille. Puis, aussitôt, il se repent. Quel moyen d’empêcher Eugénie de parler ? Un seul : avoir son secret, la tenir par la honte. Et, froidement, par précaution et comme contre-assurance contre une indiscrétion possible, il fait de la jeune fille sa maîtresse.

Ce calcul de politique atroce est, à mon sens, le trait le plus stendhalien du roman, le plus « italien, » au sens de l’historien des Cenci et de Vittoria Accoramboni. On éprouve, en le lisant, le même plaisir supérieur qu’à l’histoire de la séduction de Mme de Rénal, au moment où Julien, brûlant de désir, de timidité et de rancune, en voyant approcher cette femme si tendre, se dit : « Voilà l’ennemi ! » Et alors, Philippe est guéri. Délivré de son cauchemar, ayant changé en quelque sorte la nature de son obsession ou l’ayant remplacée par un nouvel objet (il a d’ailleurs promis le mariage à sa victime), il devient brave ; il éprouve comme une convalescence virile. Il jouit de sa vertu retrouvée comme d’un retour à la santé, comme de l’exercice d’une faculté abstraite, indépendante de la cause ou du prétexte qui la met en jeu. Il en vient à aimer la guerre en dilettante, pour le danger, le risque, comme un défi et comme un sport. Pour la première fois, il y goûte l’absolu, la liberté morale, l’aristocratique exemption du souci du pain quotidien. L’aventurier reconnaît sa vocation, l’aventure. Il obtient son passage dans l’infanterie et se fait trouer la poitrine dans le plus téméraire assaut, à la bataille du Carso.

Au total, la guerre se solde pour Rubè par une déconvenue. Elle ne lui a rapporté que la satisfaction glacée de faire l’épreuve de ses nerfs et de se surmonter lui-même. « Passé le sérieux du danger, je ne vois plus le sérieux du but… Je me fais l’effet d’un mangeur de biftek, que dégoûterait le métier de boucher. » Ainsi il s’examine avec une clarté impitoyable, et il arrive à ce résultat de ne plus se comprendre. Les motifs de son activité se dissolvent sous sa critique. Il a cru à la guerre comme à une cure d’enthousiasme, comme à un bain d’émotion qui serait le salut ; il s’y est précipité pour se perdre dans un sentiment commun, dans un grand élan collectif qui régénérerait son être. Son incurable sécheresse, cette maladie de l’analyse qui est en lui comme un vice ou une infirmité, le paralysent, tuent la spontanéité. Toujours cette manie critique substitue à toute réalité un échafaudage de raisonnements, on ne sait quel délire lucide où les sentiments les plus simples se dénaturent et se compliquent. Toujours il restera celui qui s’est défié de la pitié, et qui ne s’est senti rassuré qu’en transformant ce lien de la compassion en un lien criminel de complicité et d’infamie. « Ah ! cruel ! lui écrit la jeune fille, pourquoi te détruis-tu toi-même, avec cet espionnage féroce de ton âme par ton esprit ? Tu y dardes jour et nuit de grandes lueurs de projecteur, et tu l’effarouches, la pauvrette, tu l’aveugles, et personne n’y voit plus, pas même toi… A force de disséquer toute chose, qui sait si la bonne eau de Trevi ne nous paraîtrait pas imbuvable ? » Mais il a beau faire, le pli est pris : le voilà toujours qui se remet à distiller ses raisonnements empoisonnés, « aussi fatalement qu’un araignée tisse sa toile. » Et, comme dit M. Borgese dans une image saisissante : « Il se faisait l’effet d’une tête de décapité, saignant sur l’échafaud, et dont le cerveau, comme un alambic monstrueux, continuerait de subtiliser, détaché de la vie, du cœur. »

Ainsi compris, le roman s’éclaire. Il y a quelque part dans Rubè un passage étonnant, la scène de l’hôpital des fous, où le grand psychiatre Antonio Bisi traite les névroses de la guerre. Dans cette collection de déchets humains se trouve un cas bizarre, celui que Bisi appelle l’« Anonyme : » c’est un soldat frappé d’une amnésie spéciale, en qui une commotion nerveuse a aboli toute conscience antérieure. L’explosion a, en quelque sorte, détruit tout son passé : il se rappelle tout ce qui suit, mais il ne sait plus rien « avant ; » sa mémoire est coupée en deux, et avec désespoir, comme deux tronçons de ver qui veulent se ressouder, il s’écrie : « Maman ! Maman ! Je veux savoir comment je m’appelle ! » Et Philippe, à ce spectacle, se dit qu’il ne ressemble pas mal à ce misérable : sait-il ce qu’il est, ce qu’il veut ? A peine ce qu’il sent. Il ne sait plus s’il a une personnalité. Il est l’homme qui a perdu son moi. Et tout le roman n’est que l’histoire de l’intelligence excessive à la poursuite de la passion.

Et comme, selon les beaux vers de Kipling, « il y a au monde deux choses plus belles que les autres, — l’une est la guerre, l’autre est l’amour, » après l’expérience de la guerre, Philippe, guéri de sa blessure, fera celle de l’amour. Il est bien inutile de dire comment il est envoyé en mission à Paris, pour je ne sais quel service de ravitaillement ou de munitions. C’est là qu’il passera les derniers mois de la guerre, et rien n’est plus curieux, pour nous autres Français, que cet épisode parisien. Quand on se rappelle l’inscription funéraire d’Arrigo Beyle, Milanese, et l’idée obstinée qui lui fit prendre le bonheur pour une plante exotique, qui ne poussait, comme l’oranger en pleine terre, que sur le parallèle de Sorrente, il est piquant de lire le chapitre de Rubè où l’auteur nous dépeint les impressions de son héros sur les quais de la Seine, entre le Louvre et la Madeleine.

Il lui semblait que cette civilisation française avait atteint un état de cristallisation d’une pureté géométrique, sans ombres ni indécisions, sans aucun résidu de doute ou de douleur. Le vrai Parisien, la Parisienne authentique avaient réalisé un accord bienheureux de la vie et de la volonté, et retrouvé, après un long chemin, une sorte de félicité naturelle.

Chaque passant, en un sens, lui paraissait indépendant, souverain comme un roi. Cette impression prenait une vivacité pathétique, lorsqu’il passait au clair de lune, par certains soirs de neige, sur la place Vendôme déserte et sans lumières. La France lui paraissait alors une construction monumentale, astrale, éternelle et incorruptible, incapable de croître et de décroître. Même les Boches, s’ils étaient entrés au pas de parade sous l’Arc de Triomphe, n’auraient pu détruire cette beauté.


C’est à Paris que le capitaine Rubè rencontre la « générale » Lambert, jeune femme d’une gaité charmante ; il devient assidu à ses thés de l’avenue du Trocadéro. Le mari, un des jeunes brigadiers de la guerre, est au front, et sa femme, mère de quatre garçons, se consacre dans son salon à l’entretien de l’alliance. Sa grâce exerce sur Philippe un attrait irrésistible. « Ce n’était pas une beauté parfaite… Elle se vantait d’avoir dans les veines du sang flamand, et en effet, tout son visage était moins lignes que couleurs, avec trop de fossettes et d’ondulations de plans entre la bouche et les tempes, et ses petites lèvres pleines de pulpe, et son petit nez un peu émoussé par le bout. Mais il fallait bien regarder pour s’apercevoir de ces détails. L’ensemble de la physionomie riait comme un trésor. » Hardie, vive, éclatante, cette radieuse Célestine, sous sa toison de cheveux d’or, n’est qu’innocence, joie de vivre : la merveilleuse créature, toujours vêtue d’écarlate, toute blonde et pourpre comme une flamme, si différente de la lymphatique et passive Eugénie, semble à son inquiet ami Eve avant le péché ou, pour mieux dire, la Nature.

Je ne sais si cette beauté sensuelle est bien le type ordinaire de la beauté française. Ou peut-être correspond-il à une certaine idée que peut donner de nous notre récente littérature féminine ? On avait coutume jusqu’à présent de reprocher à la Française d’être une créature trop artificielle, un objet de luxe, un bibelot de salon. Quand Stendhal voulait se figurer cette charmante liberté de l’amour, la région du bonheur, il la situait au Sud des Alpes. Il est curieux que le beyliste M. Borgese la place au contraire plus au Nord. J’imagine qu’il veut surtout représenter par-là cet élément d’illusion, d’inconnu, de surprise qui se mêle à l’amour, cette part d’aventure qui en fait le charme inexpliqué, et c’est cela qu’il peint sous les traits de l’Étrangère.

Au printemps qui suit l’armistice, Philippe et Célestine se retrouvent par hasard à Stresa. Philippe, dans l’intervalle, a eu le temps de se marier, d’essayer des affaires et de manger le peu d’économies qu’il avait faites pendant la guerre. Aigri, ulcéré, irrité contre la malheureuse qu’il a déshonorée et à qui il reproche d’être un embarras et un devoir, incapable de s’adapter à la vie civile, il perd son emploi, se met à jouer. Une nuit il gagne, il s’évade : c’est alors que désœuvré, errant sans volonté sur les rives du Lac Majeur, et déjà une épave flottante de la vie, il revoit Célestine, et brusquement la possède. Et c’est un mois d’idylle et d’absolu oubli, avec une fin tragique : un orage sur le lac et le naufrage des amants, d’où Philippe a le malheur de sortir seul vivant.

Le reste, la prison, l’enquête judiciaire, ce sont encore, comme l’histoire de Philippe entre ses deux femmes, des choses dont le dessin général n’est pas sans rappeler toujours l’immortel Rouge et noir. Mais les cent dernières pages sont d’un accent tout différent, qui ferait plutôt songer à du Dostoïewsky. Philippe, reconnu innocent, se sent toutefois criminel et poursuivi par les Furies. Rien ne lui a réussi : ni la guerre, ni la paix ; et sa dernière expérience, celle de l’amour, s’est terminée par un désastre. Dans un monologue haletant, frénétique, il s’interroge sur la raison de cette vie manquée :


Qui suis-je ? Un intellectuel. Un in-tel-lec-tu-el. Une chose horrible, un monstre à deux pieds, à deux bras, et une cervelle qui moud avide. Dans la poitrine, rien… Pas de cœur. Impuissant pour le bien et le mal. Et puis, le bien, le mal, vieilles distinctions apprises !… Mais jamais une impulsion fraîche, jamais rien de pur, — voilà le mot, — rien d’instinctif, jamais. Ah ! un acte instinctif, fût-ce un crime, un assassinat, ce serait le salut. Avoir haï, aimé ! Mais je n’aime personne, pas même moi, pas même moi…


Alors, furtif, fuyant, spectre nocturne, méconnaissable, allant, venant de Rome à Florence, il va demander à un religieux, et puis à un ami, le secret de son douloureux génie, de cette malheureuse puissance « de souffrir et de faire souffrir. » Est-il une victime ou un assassin ? Un meurtrier ou un martyr ? Mais son orgueil ne peut accepter ni la morale du prêtre ni la bonté de l’ami. Il retourne dans son pays, avec l’espoir d’y voir clair en lui-même, et je voudrais pouvoir traduire tout entière la scène où il se retrouve en présence de la vieille Sara, l’ancienne bonne de sa mère, si humble et résignée, si pleine de délicatesse pour le pauvre cœur meurtri : et cependant elle sait tout. Je crois que M. Borgese a voulu mettre dans la figure de cette simple femme ce mot de l’énigme de la vie dont Philippe, avec toute sa vaine intelligence, n’a pas trouvé la solution. A la gare, il rencontre l’avocat Stao, qui monte dans la diligence et qui prend tout naturellement sa place dans l’existence. Et, brusquement, Philippe s’enfuit.

Le reste n’est plus qu’une agonie. Philippe se cache, change de nom, signe dans les hôtels Burè ou Morello, et achève de se perdre parmi ses pseudonymes. En même temps, il lui semble que son corps se disloque : sa vieille neurasthénie se réveille, il a des sensations de déséquilibre étrange, comme si chaque membre, chaque organe se mettait à vouloir et à sentir pour son propre compte. « Il comprenait alors le vice essentiel de sa machine : l’absence d’idée d’ensemble, le détraquement d’un corps qui ne veut plus obéir et préfère se dissoudre, ne plus s’appeler Rubé, Burè ni Morello. C’était le mouvement centrifuge qui est le châtiment de l’égocentriste. »

À ce point de décomposition, l’être n’est plus qu’un cadavre, qu’aucune force ne dirige. Philippe aux abois a télégraphié à sa femme ; mais il suit, sans savoir pourquoi, un voyageur inconnu, et il manque Eugénie qui l’attendait à la sortie. Il erre, désorienté, dans la ville inconnue ; il rencontre un cortège d’émeutiers qui l’entraînent. On le fait crier : « Vive Lénine ! » et il crie. On lui met dans les mains un drapeau noir, et il le prend. Suprême naufrage ! L’intellectuel a fini par sombrer dans la foule. Il comprend que dans cette foule, il n’a plus qu’une issue, qui est d’arriver au premier rang. Il feint d’avoir un ordre à porter en tête de la colonne. Il débouche sur la place, au moment où retentit le cri : « Cavalerie ! »


Toute la largeur de la place était occupée par la charge. Il crut voir les vagues du Lac Majeur pendant la tempête ; c’étaient les flots des casques gris-vert, avec l’écume de leurs crêtes… Il eut encore le temps de voir le premier cavalier qui le renversa. C’était presque un enfant, tout blond, le visage sans colère. Et il avait les yeux bleu de ciel.


Ainsi finit l’histoire tourmentée de Filippo Rubè, qui chercha en vain une raison de vivre et de mourir, et finit par tomber, faute d’avoir trouvé la foi, pour une cause qui n’était pas la sienne… Il fit la guerre, il fit l’amour, et ne fut ni bon soldat ni vrai amoureux, parce que dans la guerre et l’amour il ne chercha que des ivresses, au lieu d’y découvrir le sens qui les explique, c’est-à-dire le sacrifice, l’oubli de soi, le dévouement. C’était un anarchiste, un jouisseur, un coureur de Paradis terrestre ; jamais il ne s’occupa que de lui-même. Héros, follement intrépide, il ne pense qu’au plaisir de se faire admirer et scandalise ses camarades par son nihilisme patriotique. A la tendresse d’une jeune fille il répond par le plus lâche outrage, en abusant de sa confiance et ne songeant qu’à prendre un gage de sûreté. Quand il aime enfin, il n’arrive qu’à perdre sa maîtresse : c’est lui qui, par sa maladresse, cause la mort de Célestine.

A force de tout sophistiquer, il n’a réussi qu’à gâcher sa vie et à faire le malheur d’autrui. Il empoisonne tout ce qu’il touche. Il devient un être contre nature, un de ces êtres de désordre, que l’ordre de la nature élimine. A côté de lui, au contraire, voici les êtres simples que la nature approuve : cette canaille de Garlandi, qui brûle tranquillement la cervelle au soldat Rambetta, qui refuse de marcher, ou la croyante Mary, ou la paysanne Sara, ou cette Eugénie si touchante, ou le Père Mariani, ou le noble Federigo Monti, qui rejoint par la science la soumission des humbles et la religion des femmes, et qui conclut par cette formule : « N’avoir aucune certitude, et agir comme si on les avait toutes. » Et c’est lui qui, aux dernières pages, essayant de retenir Philippe et le voyant s’éloigner, poussé par son démon, murmure : « Le malheureux ! »

Un malheureux, c’est le mot qui résume ce livre, un des plus singuliers qu’aient vus naître ces temps troublés. Il est bien difficile de dire dans quelle mesure une œuvre d’art si particulière a un sens général, dans quelle mesure on a le droit de prendre Filippo Rubè pour une incarnation moderne de l’Italie. Et pourtant, l’œuvre est trop sincère pour n’être pas prise au sérieux. Il est clair que Julien Sorel n’est pas non plus toute la France de 1830 : Rouge et noir ne laisse pas toutefois d’être le document le plus profond que nous ayons sur cette époque de notre histoire. Bien des traits de l’Italie, pendant la guerre et depuis la guerre, s’expliqueraient par une lecture attentive de Rubè. Peut-être, après avoir lu ces pages cruelles et torturées, comprendra-t-on le malaise et le mécontentement, l’état de révolution latente où ce grand et beau pays se trouve après sa victoire. On se rappelle tel mot de la belle Célestine : « Mon petit, quand on n’a pas faim, il ne faut pas se forcer à manger. » On se rappelle telle phrase sur « cette étrange indépendance d’esprit, qui consiste à examiner toutes les hypothèses, sans en rejeter aucune a priori, avec laquelle les Italiens, tout en faisant la guerre, voulaient la contempler comme d’un observatoire idéalement neutre et en dehors du champ de tir. » Entendez cet aveu, il va sans dire, au sens de ce plaisir qu’on éprouve à comprendre, à s’arracher momentanément de l’action où l’on est engagé, pour jouir seulement, en dilettantes et en artistes, du jeu délié de l’esprit critique et d’une liberté spéculative illimitée. Jeu séduisant, parfois dangereux. La morale de Rubè, ce serait la condamnation de l’ « égoïsme sacré, » la fatale impasse où conduisent le calcul, la sèche intelligence, cette impossibilité de vivre à laquelle aboutit le pur machiavélisme. Et l’épigraphe du livre ne pourrait-elle pas être cette parole de l’Evangile qui contient toute la sagesse, après que nous avons vu s’égarer tant de petits surhommes qui se croyaient faits pour les grands rôles et s’y cassèrent les reins, — le vieux mot de Jésus : « Qui cherche son âme la perdra ? »


Louis GILLET.

  1. 1 vol. in-18, Milan, Fratelli Trêves, éditeurs, 1921.