Littératures étrangères - Les Souvenirs de Margot Asquith

LITTÉRATURES ÉTRANGÈÈRES

LES
SOUVENIRS DE MARGOT ASQUITH


THE AUTOBIOGRAPHY OF MARGOT ASQUITH[1]


Au mois de janvier 1888, une petite société était réunie en Écosse pour passer les fêtes du nouvel an, dans le château d’un magnat de l’industrie de Glasgow, autour d’une jeune fille qui était l’âme de la maison. On jouait aux « portraits, » à ce jeu charmant et démodé qui fit les délices de la France au temps de la belle Arthénice. On écrivait fiévreusement dans tous les coins et sur tous les meubles du salon. L’arbitre ramassait les compositions et les lisait tout haut. Restait à deviner les noms des auteurs ; on prenait les voix : cela menait à une discussion générale sur les livres, les gens et les manières d’écrire. Les arbitres s’appelaient Bret Harte et Laurence Oliphant, Arthur Balfour, George Curzon, Lionel Tennyson. Le portrait suivant de la jeune fille fut généralement attribué à l’aimable écrivain Godfrey Webb.


Physiquement, elle était menue, rapide et de gestes secs ; pleine d’énergie, plutôt gracieuse, un peu inquiète. Son visage n’annonçait pas tout l’esprit qu’elle avait, les yeux, quoique beaux et pleins de feu, étant trop rapprochés. Le nez busqué tombait sur une lèvre un peu courte et une bouche médiocre. Le trait saillant était le menton, puissant, osseux, proéminent, et une charmante chevelure opulente et ondée, bien plantée sur un front de modelé délicat. L’ensemble respirait la santé, le mouvement. Des manières naturelles, expansives, un peu bruyantes, mais toujours une entière possession de soi. Conversation imagée et d’un tour imprévu, d’un ton sérieux, concentré, avec des trouvailles pittoresques. Honnête par tempérament plutôt que par vertu, décidée par instinct plutôt que par raison. Absence totale de préjugés. Jamais découragée et jamais abattue : au contraire, son courage s’exalte dans les parties perdues… Personnelle sans égoïsme, elle se laissait emporter par sa passion et par sa fougue : elle se tirait d’affaire à force d’aplomb et d’audace plutôt que de prudence… Peu portée au respect, elle aimait les vieilles gens, sans s’apercevoir de leur âge. Ardente et dévouée, estimant qu’on ne fait jamais assez pour ce qu’on aime, elle pensait avec Johnson que l’amitié est une chose fragile qui veut des soins continuels. Trop de talents et trop de goûts. Adore le monde, les bêtes, les livres, l’art, le sport. Plutôt « bohème » qu’exclusive, avec la faculté de trouver de l’intérêt à toutes ses connaissances et même à des « raseurs. » Goût passionné, de la Nature. Pas bigote, peu pratiquante, mais une vive religiosité. Du bon sens ; peu influençable. Jalouse, susceptible et fidèle en amour. Aucun esprit de suite : une foule de promesses brillantes, et ne faisant rien de bon. L’oreille musicienne et nulle exécution ; du goût pour le dessin, sans science ni perspective. Esprit critique plus que constructif. À cheval, beaucoup de sang-froid et de décision. Belle amazone, nerfs d’acier et fine cravache. Autodidacte, ambitieuse, indépendante et volontaire. Adorant d’être aimée et admirée des gens (hommes et femmes), et capable d’inspirer cet amour.


La jeune fille de qui l’on traçait (ou qui traçait d’elle-même) l’image qu’on vient de lire et ce curieux « à la manière » de nos anciens moralistes, n’était certainement pas une personne ordinaire. Il est rare qu’une femme fasse si peu de difficultés d’avouer qu’elle n’est point jolie. Il est plus rare encore que, sans être très belle, elle ait joué un rôle et occupé l’attention, comme l’a fait si longtemps l’héroïne de cette étude, dans la société anglaise. Il était dans la destinée de Margaret Tennant de faire beaucoup parler d’elle. Toute jeune, longtemps avant d’être la seconde Mme Asquith, elle avait un cercle, un salon, des amis et des détracteurs ; elle était déjà quelqu’un, et menait dans le monde un train et un éclat singuliers pour une femme, — excepté pour certaines étoiles du théâtre, — et tout à fait étranges pour une jeune fille. « Miss Margot » ou « Margot, » comme on l’appelait le plus souvent, était une des figures connues de toute la ville, une célébrité tapageuse, populaire sur les champs de courses et dans les équipages de chasse, faisant sensation quand elle débouchait sur la piste de Rotten-Row. Elle était même, par ses amis, une manière de puissance politique. Il n’est probablement arrivé à aucune jeune fille de connaître intimement plus de premiers ministres. Cela lui composait une situation à part, peut-être un peu équivoque, mais certainement enviée, et assurément inconnue au commun des mortelles. Le prince de Galles, le futur Edouard VII, se plaisait dans la société de cette personne originale. Elle avait vingt-cinq ans à l’âge de son « portrait. » Plus de trente ans ont passé depuis, trente ans de vie publique et d’honneurs officiels, qui n’ont fait qu’ajouter à sa légende et à sa gloire. On s’explique donc aisément que le livre qu’elle vient d’écrire sous le titre d’Autobiographie, avec une franchise indubitable et une totale absence de circonspection, soit un de ceux qui depuis longtemps ont fait le plus de bruit d’un bout à l’autre de l’Angleterre. On se l’arrache : trois éditions s’en sont enlevées en trois jours. C’est un succès de curiosité qui s’ajoute à tous les triomphes de la jeune fille et de la femme, et dont chez nos voisins on citerait peu d’exemples.

Il faut dire que le genre y est assez nouveau. Outre que la femme d’un ministre, qui a été pendant sept ans à la tête des affaires de l’Empire, devait naturellement s’attendre à être plus critiquée qu’une autre, il est certain que le public anglais est moins habitué que le nôtre à cette littérature spéciale des « Souvenirs. » C’est une des choses dont l’étranger nous accorde le monopole. L’entreprise avait de quoi surprendre un public peu accoutumé à ce genre d’écrits. Mme Asquith a le don et le talent d’écrire. Après la chasse à courre, ce qu’elle préfère au monde, c’est la littérature. Elle a même essayé du roman. Le « journal » est la marque de la vocation de l’écrivain, auquel il manque pourtant la faculté de créer. Celui de Margot Asquith, comme il est ordinaire, n’était pas un secret pour quelques amis particuliers. L’auteur l’avait communiqué à Henry James. M. John Morley, cet homme d’un goût si fin, lui écrivait, après une consultation semblable : « Vous m’avez fait un immense plaisir. Votre livre est un exemple brillant de ces études de caractères où la France nous est tellement supérieure. Il ne tiendrait qu’à vous d’être notre Sévigné et, si j’étais un éditeur, je ne manquerais pas de vous offrir la fortune et la gloire. »

Il faut, dans ces jugements, faire la part de l’amitié. On est cependant surpris que M. John Morley n’ait pas fait une remarque essentielle. Beaucoup de femmes chez nous ont écrit leurs Souvenirs : on n’en voit guère (hormis certaines professionnelles) qui les aient publiés de leur vivant. Nous sommes moins délicats aujourd’hui. La vie est devenue plus brutale et plus dure. Je pense que l’autour s’est résigné sans trop de peine à choquer l’opinion. Peut-être qu’elle s’en fait un plaisir. On ne peut lui reprocher de manquer de bravoure. Cette qualité est une de celles qu’elle estime le plus, et qui font partie, assure-t-elle, du caractère de la famille. « Margot, » — laissons-lui le petit nom dont elle se coiffe si crânement, — nous prévient que la franchise est à peine un mérite chez elle, mais qu’elle n’a jamais su faire la différence « entre les vérités qui sont bonnes à dire, et les autres. » Elle pense d’ailleurs que, le genre admis, il faut « y aller » jusqu’au bout et ne pas se contenter d’une moitié d’indiscrétion. Autant se faire pendre pour un mouton que pour un agneau. Elle nous a donc tout dit, pendant qu’elle y était, avec une joie maligne et un contentement secret d’irriter les préjugés de ses compatriotes.

Il faut se représenter ce qu’une telle insolence peut soulever de réprobation dans un pays où l’on observe une réserve si sévère sur toutes les choses de la vie intime. J’entendais dire avec chagrin à des amis anglais : « Voilà pourtant une femme qui raconte tout au long la nuit de noces de son mari ! » Ils exagéraient ; du moins n’ai-je rien lu de pareil dans la Vie de Mme Asquith. Il n’en est pas moins vrai qu’elle publie l’histoire de ses grossesses et de ses déconvenues maternelles, et qu’elle nous introduit, avec un luxe de détails, dans une intimité d’alcôve où l’étranger s’étonne un peu d’être initié. Qu’elle nous apprenne que son mari fait sa prière tous les soirs près du lit où elle couche, voilà un de ces traits qui eussent paru invraisemblables à un observateur d’il y a quarante ans. Qu’ont donc fait les Anglais de leur mot improper ? Peut-être enfin, même autre part qu’à Londres, trouverait-on plus qu’étrange qu’une femme du monde, sans y être contrainte la tête sur l’échafaud, nous mette dans la confidence de toutes les amourettes qu’elle a eues avant le mariage, et imprime tout vifs les noms des infortunés qui ont eu le malheur de lui faire la cour. Une personne plus habile eût fait de ces épisodes une « nouvelle » curieuse, dans le genre de la Double méprise ; il eût suffi d’un peu de détachement artistique et de la plus légère altération des circonstances. Mais l’auteur s’est refusé, avec un beau scrupule, à toute compromission avec la vérité. Au reste, qu’avons-nous à dire ? Mme Asquith a dédié son livre à son mari. Honny soit qui mal y pense.

Peut-être, pour expliquer le cas littéraire de la fille, un mot sur les parents n’est-il pas inutile. Son père était le Tennant de « Humphreys and Tennant, » la fameuse Société des forges de la Clyde, un des grands constructeurs de machines de Glasgow : fils de marchands de la Cité, dont la puissance, commencée avec le dernier siècle, dans le grand essor industriel de l’Angleterre, atteint tout son développement vers 1880, avec la seconde génération de l’ère de Victoria. À cette époque, Charles Tennant, potentat des affaires, entre au Parlement, remplaçant sur son siège la famille Tory des Montgomery ; il fait figure dans l’Angleterre libérale de Gladstone. Il se fait construire en Écosse un château de style baronial et commence une galerie de tableaux. Tout le monde connaît à Londres la Tennant Gallery, que l’on pouvait admirer chez le fils de sir Charles, le feu lord Glenconner, dans sa belle maison de Queen Ann’s Gate. C’était le type de ces self-made men, de ces grands capitaines d’affaires, dont la race s’est surtout multipliée en Amérique, d’une vigueur prodigieuse et d’une magnifique verdeur. Un homme de cette espèce n’a besoin de personne : « Il pouvait jouer au golf et au billard tout seul, se promenait tout seul, chassait, péchait tout seul, se suffisait à lui-même, éprouvait du plaisir à se passer du monde. » On juge ce qu’un tel homme devait penser de l’opinion. Il savait que ses pareils sont du bois dont on fait les maîtres, et que tout cède ici-bas à la double puissance de la volonté et de la fortune. Toute sa vie n’était qu’une leçon de succès et d’orgueil. Quant à sa femme, qui avait dû être infiniment jolie, elle n’avait rien du caractère audacieux de son mari : elle semblait toujours douter de sa fortune ; elle en restait intimidée et comme tremblante de se réveiller brusquement au milieu d’un songe. Douce et spirituelle, elle voyait assez peu ses filles ; elle était comme absente de la maison, que Margot et ses sœurs emplissaient de leurs querelles et de leur turbulence. Sur un seul point, Mme Tennant paraissait s’intéresser à la vie morale de ses filles : elle était la confidente de leurs affaires de cœur. Cette personne effacée demeurait romanesque. « Elle avait été très coquette elle-même dans sa jeunesse ; elle raffolait encore des histoires d’amour, et il n’y avait pas moyen de la scandaliser. »

Entre ces deux parents également indifférents, la petite poussa sans aucune direction, en toute liberté, presque toujours à la campagne, comme une baie sauvage, un abricot de plein vent. Elle vécut la bride sur le cou, lisant au hasard, quand elle sut lire, tout ce qui lui tombait sous la main, mais à tout jamais incapable de faire une addition ; en revanche, elle faisait des progrès surprenants dans la danse, et, à l’âge de dix ans, levait les pieds à la hauteur des yeux avec une aisance déroutante. C’est ce que les voisins indignés appelaient ses manières « françaises. » Elle montait aux arbres, grimpait dans les tourelles et faisait de l’acrobatie, en chemise de nuit, sur les toits du château. Elle montait à cheval, fumait des cigarettes, et partageait son déjeuner, au milieu de ses courses, avec tous les chemineaux et les braconniers du pays. En somme une vie d’enfant terrible plus encore que d’enfant gâtée, vie spontanée, très naturelle, où la jeune fille acquit un fond d’indépendance : une enfance de « bon petit diable » ou d’héroïne de Gyp, rappelant un peu ce que nous savons de celle d’une George Sand, — et il n’y a pas là de quoi se voiler la face. De cette première enfance espiègle et « casse-cou, » la jeune fille conserva comme une empreinte indélébile et une liberté d’allures qui devaient détonner un peu dans la société de Londres. Elle y continua, comme sur les landes de son pays, ses prouesses d’amazone. Ne lui prenait-il pas fantaisie d’entrer à cheval un beau matin dans le vestibule de l’hôtel ?

Ces excentricités ne sont pas celles dont notre héroïne se montre le moins fière. « Je me suis rompu les deux clavicules, cassé le nez, enfoncé les côtes, démoli la rotule, disloqué la mâchoire, fracturé le crâne et cinq fois donné une commotion au cerveau. » Elle ne tire pas moins de gloire de son talent pour la danse et pour la comédie : elle aurait pu gagner sa vie sur le théâtre. La fameuse Kate Vaughan le lui assura un jour en la voyant danser, et ce témoignage la console de certaines lacunes de son éducation.

On conçoit qu’avec de l’esprit et une telle variété de perfections diverses, les amoureux ne lui manquaient pas. Les filles aînées étaient mariées depuis longtemps, mais Margot avait une sœur à peu près de son âge : c’était la règle de la maison que tous les jeunes gens tombaient épris à première vue. Les jeunes filles n’étaient pas en reste. Elles étaient si pareilles de taille et de tournure, qu’il fallait coudre leurs initiales à la doublure de leurs habits, pour leur permettre de les reconnaître ; dans ces conditions, on ne s’étonnera pas si les prétendants eux-mêmes ne savaient pas toujours pour laquelle des deux sœurs ils poussaient des soupirs. Il en résultait quelquefois entre Margot et Laura des scènes assez plaisantes. Les parents laissaient faire et assistaient à tout avec placidité. L’usage en Angleterre n’étant point de doter les filles, on leur permet sur ce chapitre une liberté qui nous étonne : on ne leur défend ni certains manèges, ni certaines expériences ; à elles de tirer leur épingle du jeu et de se débrouiller comme elles peuvent. Le système a du bon. Je ne donne pourtant pas ce qui va suivre pour une image exacte de ce qui se passe en Angleterre. Les choses auraient pu devenir dangereuses dans un pays où l’on aurait plus de tempérament.


Maman se retirait ponctuellement à onze-heures. On ne pouvait finir la soirée et congédier de si bonne heure nos amies et nos amis. Nous tenions salon dans notre chambre… La tenture de William Morris et les rideaux d’indienne que j’avais choisis à Londres, étaient ornés de bibelots, caricatures, crucifix, diplômes de courses, sujets de chasse, madones italiennes et jusqu’à un portrait de Wagner. J’avais ma garde-robe dans une des tourelles ; dans l’autre, un oratoire avec un petit autel surmonté d’une tête de mort, que m’avait donnée le fils de notre berger, et que j’ai encore là sur ma bibliothèque. Nous avions, Laura et moi, de délicieux petits manteaux de lit, et nous recevions couchées, avec de jolis coussins de couleur sous les reins, tandis que nos frères et leurs amis s’installaient à la ronde par terre ou bien dans des fauteuils. On baissait le gaz, on activait le feu, on allumait une bougie, et l’on faisait la lecture, on contait des histoires, ou l’on entamait d’interminables causeries.


A Londres, c’était la vie mondaine, les dîners et les bals, dont Mme Asquith nous apprend qu’elle était une des reines. Son frère, Edouard, était chargé de la chaperonner ; mais elle nous assure qu’elle ne peut pas se rappeler que son chaperon l’ait ramenée une seule fois chez leurs parents. Le pis est qu’il gardait la clef de la maison. Il fallait faire alors, pour franchir en robe de bal la grille de l’hôtel, la plus périlleuse gymnastique : si l’on s’y prenait mal, on risquait de rester accrochée par les volants de sa jupe aux pointes de la grille, et le moindre inconvénient était de se rompre le cou ; ou bien, on courait le danger de se perdre de réputation, si l’on venait à être surprise, pendant cet exercice, par quelque servante matinale ou par un policeman. La grille de l’hôtel du 40, Grosvenor Square a vu plus d’une fois Juliette se balancer ainsi au péril de sa vie sur l’échelle de Roméo. Un jour Roméo fut aperçu et pris, — ô platitude de l’existence moderne ! — pour un vulgaire cambrioleur. Seule la présence d’esprit d’un vieux maître d’hôtel empêcha un scandale. L’auteur jubile au souvenir de toutes ces folies. Évidemment, ces choses-là n’arrivent pas à tout le monde.

On se tromperait fort toutefois en se figurant que Margot fût une personne frivole. Tout en suivant les bals, les chasses, avec des intermèdes de passion pour les planches et pour les leçons de Coquelin, elle était prise d’un beau désir d’ « aller au peuple » (c’était la mode vers 1890) et faisait de l’apostolat et des expériences sociales dans les slums de l’East-End et dans les ateliers de White-chapel. Cette tête de jeune fille présente, comme on voit, une jolie collection de curiosités et de disparates. Je ne sais lequel de ses amis, — je crois que c’est l’historien John Addington Symonds, — la compare, dans une lettre, à Marie Bashkirtseff : ce fut en effet par excellence l’époque du dilettantisme, dont la jeunesse de Margot, comme celle de la célèbre artiste russe contemporaine, montre l’aimable désordre et la brillante incohérence. Mais la jeune Écossaise, à travers ses détours et ses indécisions, ne perd pas de vue son idée : elle voulait un rôle. Son entrée dans le monde, l’élection de son père, l’avènement de Gladstone et du régime des libéraux, tout cela se produit à peu près en même temps, quand elle a seize ou dix-sept ans. En province, la politique est une affaire sérieuse. Miss Tennant avait pris part de tout son cœur au triomphe de son père, en épinglant de petits drapeaux aux couleurs « libérales » aux pans des redingotes tories. Elle jure de n’épouser qu’un membre du Cabinet, et se sent destinée à vivre dans les hautes sphères du gouvernement.

Elle le déclare ingénument : « Je ne connais que trois femmes, — ma fille Elisabeth (la princesse Antoine Bibesco), ma belle-fille Violette, et moi-même, qui soyons réellement des têtes politiques… » Le fait est que, toute jeune fille (elle ne s’est mariée qu’à trente ans) elle avait des opinions sur le Home Rule et sur les questions militaires ; elle fait la leçon aux simples hommes d’affaires qui se croient hommes d’État. Dans ces conversations de ruelles, qu’elle présidait de son lit « en élégante camisole, » on parlait moins de galanterie que des intérêts de l’Empire. Cette chambre de jeune fille était un salon politique. J’ai dit que Margot n’était pas jolie : elle était pire. Il faut croire qu’il y avait dans ce petit corps un démon singulier, pour que tant d’hommes distingués aient subi son génie. Après avoir, comme on l’a vu, fait jouer aux petits jeux des philosophes célèbres, des secrétaires d’Etat, comme M. Balfour, Lord Curzon ou M. John Morley, elle pouvait les suivre sur le terrain de la spéculation et mettre l’entretien sur les débats du Parlement. On avouera que peu de jeunes filles ont eu un tel pouvoir. Il rendait Margot Tennant à la fois attachante et un peu redoutable. « C’est vrai que vous épousez Margot ? — Jamais de la vie ! Je tiens à faire ma carrière moi-même. » C’est elle qui rapporte ce trait de M. Balfour : je ne le lui fais pas dire. Le plaisant est qu’on se rappelle que le livre est dédié à M. Asquith…

J’ignore quel fut exactement son rôle dans une société qui eut son heure de célébrité, et dont elle fut, comme jeune fille, une des figures les plus en vue. C’est ce petit cercle ou ce cénacle, dont l’existence se prolongea jusqu’aux premières années de ce siècle, et qu’on appela d’abord The Gang (la coterie) mais qui reste connu dans l’histoire sous le nom de The Souls, comme qui dirait : la société des Ames ou des Purs Esprits. Il est clair que ce sobriquet ne lui fut pas donné sans malice. Ce qui y répondrait le mieux, si le mot n’était déjà étroitement appliqué à un autre groupe historique, ce serait le nom de Précieuses. Ce cercle n’eut d’ailleurs pas de lieu de réunion attitré comme l’hôtel de Rambouillet ; les membres ou les initiés, qui n’avaient entre eux d’autres liens que ceux de leurs goûts mutuels et du plaisir qu’ils trouvaient à causer ensemble, se rencontraient indifféremment chez les uns ou les autres. Il y eut aussi quelques dîners dans un hôtel de Londres. On en jasa beaucoup. Le caractère original de cette société, ce fut son libéralisme : pour la première fois en Angleterre, les différents partis fusionnèrent sans arrière-pensée. Les amitiés particulières ne furent plus sacrifiées aux luttes de principes. C’est peut-être dans ce milieu que s’accomplit insensiblement une des métamorphoses de l’Angleterre traditionnelle. La vieille géographie des partis s’abolit ; les programmes et les idées perdirent leurs contours. Peut-être d’autres changements moraux et littéraires s’opérèrent en même temps, dont on trouve les indices dans la Vie de notre héroïne. Ce furent les commencements du modernisme en Angleterre, et les débuts de l’évolution qui est en train de s’achever sous nos yeux. « Je suis persuadé, écrit M. Balfour, qu’on ne pourra écrire l’histoire des dernières années, sans tenir un grand compte de l’action de The Souls. »

C’est à l’historien qu’il appartient d’étudier ce rôle, mais il en trouvera quelques éléments précieux dans les Souvenirs de Mme Asquith. Il y a dans ce livre une galerie de l’Angleterre à la fin du siècle de Victoria, silhouettes enlevées vivement et d’un crayon léger, où l’on retrouve la finesse de la maîtresse de maison qui obligeait ses hôtes à jouer aux pencil games et au jeu délicat des portraits. Il est impossible de les citer tous. Il suffit d’un exemple : je choisis le portrait de M. Balfour, le grand homme et l’archange du groupe des Purs Esprits.

Arthur Balfour n’a jamais été un porte-drapeau. C’était un homme sans ambition et de goûts simples. Pour la plupart des gens, il était aussi difficile à comprendre et même à connaître, qu’il était facile de l’aimer. On ne savait jamais s’il avait besoin de vous et son incroyable détachement empêchait toute intimité. Ce qu’on pouvait espérer de lui, c’est qu’il eût pour vous le même goût que pour des pendules ou des faïences.

Sa bonne ou sa mauvaise fée, je ne sais laquelle, lui fit à sa naissance deux dons exquis et dangereux : elle lui donna le charme et l’esprit. Pour l’esprit, M. Balfour en a plus qu’aucun homme que j’aie jamais rencontré, hormis M. John Morley. Sa distinction exquise, sa courtoisie, son tact, sa grâce nonchalante et la charmante inclinaison de sa tête sur l’épaule faisaient de lui non seulement le plus séduisant des auditeurs, mais le plus enchanteur et le plus irrésistible. L’inconvénient de ce don de charme, c’est qu’il engage ce qui vous entoure à s’ingénier pour vous faciliter la vie. Ses amis, sa famille, comme autant de servantes zélées qui passent leur vie à épousseter, écartaient de son chemin toute occasion de désagrément et il en résulta qu’il eut plus de loisirs qu’il n’est bon dans la vie.

Son esprit, — bienfait ou malheur ? je l’ignore, — d’ailleurs chose toute différente de son intelligence, — lui donnait le talent de l’improvisateur et la faculté de soutenir n’importe quelle opinion sur n’importe quel sujet, avec le même éclat, la même vraisemblance et le même succès, selon ce qu’il voulait faire sur le moment de sa thèse ou de son interlocuteur. Ce jeu auquel il se plaisait faisait de lui une énigme pour le vulgaire, un monstre pour le fanatique et une idole pour les sots.


Il faudrait pouvoir citer le passage où Mme Asquith raconte une promenade avec le vieux Gladstone (le great old man lui avait écrit une pièce de vers, — des vers comme je suppose qu’en aurait fait M. Guizot, — mais où il n’avait pas trouvé moins de quatre rimes à Margot, dont cargo, embargo, et le navire Argo ! ), — ou bien le récit amusant d’une visite à Tennyson, où l’on voit le poète prendre familièrement la visiteuse sur ses genoux : c’était, paraît-il ; sa coutume avec les jeunes Allés. Mais pour donner une idée de la manière de l’auteur, je ne puis me tenir de traduire et de résumer au moins la scène suivante. Un matin, Margot, fort en retard après une nuit de bal, saute dans le train de Melton, en habit de cheval, et se jette au hasard dans un compartiment réservé, où elle trouve un vieux gentleman à barbe majestueuse accompagné d’un secrétaire ; elle s’excuse. Le dialogue s’engage :


L’INCONNU. — Ne vous excusez pas. Ce n’est rien, rien du tout. J’avais seulement peur que vous vous fissiez du mal. C’est très dangereux, ce que vous avez fait là ; il ne faut jamais recommencer. Qu’est-ce qu’il y aurait eu de si grave, si vous aviez manqué le train ? (Prenant un ton menaçant). Où allez-vous ?
MARGOT. — Je vais essayer des chevaux pour moi et mon beau-frère. Et vous ?
L’INCONNU. — Je vais sauver des âmes !
MARGOT. — Vous ne doutez de rien.
L’INCONNU. — Vous ne croyez pas au salut ?… Croyez-vous à l’enfer ?
MARGOT. — Pas plus que vous.

À ces mots, le vieillard fait un geste qui découvre son brassard : la voyageuse reconnaît le général Booth en personne, le fameux commandant de l’Armée du Salut. La discussion continue sur le thème de l’enfer. Brusquement, le général s’interrompt :

— Quel homme est-ce que votre beau-frère ?
MARGOT. — Un très beau cavalier et un grand connaisseur en chevaux.
LE GENERAL BOOTH. — Est-il bon ?
MARGOT. — Le meilleur des hommes. Mais, général, je vois où vous voulez en venir : vous voulez savoir ce que nous valons, ma famille et moi, comme matière à convertir, et vous cherchez par quel bout me prendre. Aussi, j’aime mieux vous prévenir : une conversion me paraît une chose très hasardeuse. C’est comme les mauvaises plaisanteries : on ne sait jamais comment ça tourne. Changeons de sujet, voulez-vous ? Parlez-moi de votre femme, de votre société.

Après quelques instants de conversation, où le général découvre à son tour le nom de son interlocutrice, il lui dit tout à coup :

— Faites-vous votre prière ?
MARGOT. — Toujours.
LE GENERAL BOOTH. — La feriez-vous ici, dans le train ?
MARGOT. — Mon Dieu ! si cela vous faisait plaisir…
Ils s’agenouillèrent côte à côte.
Il priait bien d’aplomb, la tête droite, sa belle chevelure rejetée en arrière. Jamais je n’oublierai cette prière. Je n’obéissais pas par simple déférence : j’étais émue et je priais. Lui, était demeuré parfaitement naturel : humble sans excès de concentration en lui-même ; reconnaissant de mon action, mais sans vite complaisance ; original sans bizarrerie ; plein d’idées, sans rien de décousu ; magnifique de tendresse et d’imagination, et véritablement merveilleux et touchant.
Il avait fini. Nous nous relevâmes.
Je saisis sa main que je pressai chaudement dans les miennes. Je le remerciai. Nous nous rassîmes en silence. Pour dire quelque chose, je le priai d’écrire une phrase sur mon album. Il le fit. Puis, tout à coup :
— Vous est-il arrivé souvent de faire votre prière en chemin de fer ?
MARGOT. — Non, jamais. En général, je dis ma prière tout bas, mais je l’ai faite tout haut à l’usine avec mes ouvrières, et il n’y en a pas une qui ne l’ait pris comme il faut.
LE GENERAL BOOTH. — Monteriez-vous à Rotten-Row avec le chapeau de l’armée ?
MARGOT. — Ça, jamais ! Il est hideux, ce chapeau !… Je ne vois d’ailleurs pas en quoi cela sauverait des âmes ou attirerait des donateurs.
LE GENERAL BOOTH. — Ce serait une réclame.
MARGOT. — Cela nous couvrirait de ridicule.
LE GENERAL BOOTH. — Le Christ ne craignait pas le ridicule.
MARGOT. — Il ne faisait pas de réclame…

La page est charmante, je l’abrège à regret. Mais quand on l’a finie, et qu’on a fermé le volume, on se demande : pourquoi l’auteur nous raconte-t-il tout cela ? Qu’est-ce que cela peut nous faire ? Pourquoi ? Pourquoi ?

C’est toujours la question qui se pose avec tous les ouvrages de ce genre, depuis leur ancêtre à tous, les Confessions de Rousseau. Pourquoi cette maladie qu’ont les gens de nous conter leurs petites affaires et de nous introduire dans leurs petits secrets ? C’est là ce que je vois de plus significatif dans l’Autobiographie de Mme Margot Asquith, et ce qui, tout pharisaïsme à part, a tant scandalisé le public d’Angleterre. Je n’ai garde de prendre au tragique des étourderies de jeunesse, qui ne sont même pas des peccadilles : je n’ai garde non plus de prendre pour un type ordinaire de la jeune fille anglaise une personne de fortune, d’éducation et de talent exceptionnels. Mais il y avait un pays où la discipline des sentiments, où la réserve de l’expression, où l’austérité de la parole et la pudeur des confidences étaient une partie de la règle morale ; deux siècles de puritanisme et de forte vie bourgeoise avaient dressé des cadres que l’imagination s’interdisait de violer. Il en résultait dans la tenue, dans la physionomie elle-même du pays, un ordre, une dignité qui semblaient être passés dans le sang et faire partie à jamais de la nature anglaise. Est-ce cette discipline qui commence à fléchir ? ces cadres qui viennent à céder ? S’il en était ainsi, le livre de Margot Asquith serait le monument et peut-être le signal d’une révolution profonde dans tout ce que nous savons de la sensibilité anglaise.


LOUIS GILLET.

  1. 1 vol. in-16, illustré, Thornton Buttersworth édit. 62, Saint Martin’s Lane, Londres, 1920.