Littératures étrangères - Le théâtre de Rabindranath Tagore

Louis Gillet
Littératures étrangères - Le théâtre de Rabindranath Tagore
Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. 672-684).
LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES

LE THÉÂTRE
DE RABINDRANATH TAGORE [1]

Au milieu de ses voyages, de son vaste apostolat d’Europe et d’Amérique, le poète bengali, Sir Rabindranath Tagore, ne cesse de prodiguer les signes de sa multiple activité. Il vient de donner en deux ans deux volumes de discours, des poèmes, un nouveau roman, et de publier un précieux recueil de lettres de jeunesse. Sa personne lointaine et son grand manteau blanc d’où sort un visage rêveur, occupent les imaginations... Il est le symbole errant du réveil de l’Asie. On nous promet un ou deux de ses drames sur une de nos scènes. L’occasion m’a paru bonne pour relire ce théâtre. Le poète et le conteur sont déjà connus en France par de bonnes traductions ; l’auteur dramatique au contraire y est encore inédit. C’est pourtant sous cette forme qu’un poète a des chances de se rendre abordable ; et c’est par là qu’on peut embrasser le plus commodément la physionomie de Tagore et l’histoire de ses idées.

On n’attend pas ici une histoire du théâtre hindou, sur laquelle on peut consulter l’ouvrage classique de M. Sylvain Lévi. Ce théâtre a jeté un vif éclat au Ve et au VIe siècle, à l’époque où l’on place l’existence de Kalidasa, le fameux auteur de l’Anneau de Sakountala. On l’a vu renaître brillamment vers le milieu du siècle dernier, lorsque l’Inde, sortant de sa longue léthargie, éprouva les premières lueurs de ses aspirations nationale. Partout où il y a des races et des langues opprimées, le théâtre est le foyer du nationalisme. C’est un poste d’où il devient possible de remuer l’opinion. La première forme que prit aux Indes la nouvelle école dramatique, fut celle de la comédie à thèse. La pièce intitulée Nil Darpana ou le Miroir de l’Indigo, par Dina Bandhu Mitra, eut là-bas une fortune qui rappelle un peu celle de la Case de l’oncle Tom : c’était le tableau dramatique d’un village de planteurs, tué par l’établissement d’une factorerie anglaise. La condition des femmes, la question du veuvage, de la polygamie, offraient un vaste champ à la satire sociale. Sans compter que, dans les campagnes, les vieilles aventures du Ramayana et du Mahabahrata, la légende amoureuse de Krishna et de Rahda sont encore populaires comme il y a dix siècles et demeurent le sujet de spectacles aussi vivants que la Passion d’Oberammergau.

Le théâtre de Tagore n’est donc pas un fait isolé. Au moment de ses débuts, vers 1880, il y avait au Bengale une activité dramatique à laquelle il devait être tenté de prendre part. Il fit en effet vers ce moment deux ou trois essais, qu’il ne nous a pas conservés : d’après ses Souvenirs, c’étaient des comédies mêlées de chants, ou plutôt une suite de cantates, une espèce d’oratorios. La muse tragique fut longtemps gênée par sa rivale, et se vit contrainte d’attendre son tour.

Les drames de Tagore ne sont donc que les vacances d’un poète, mais le poète n’est jamais loin et intervient à tout moment dans l’œuvre du dramaturge. Cette confusion du drame et du lyrisme a d’ailleurs peu d’inconvénients dans le théâtre hindou ; elle y semble même naturelle, et c’est par là que le théâtre de Sir Rabindranath revêt une valeur nationale. Par-delà le drame social et le théâtre à thèse, il renoue en effet avec la tradition classique, c’est-à-dire avec ce genre supérieur des rûpakas, où la poésie constitue l’élément principal du drame. Les conventions particulières à ce genre de spectacles, la politesse orientale, l’esprit de bienveillance et de raffinement qui composent l’étiquette de ces vieilles sociétés de l’Inde, faisaient une règle au poète d’éviter toute espèce de conflits violents, d’écarter la peinture des passions brutales, les catastrophes tragiques et l’effusion du sang. Comme partout où le poète n’écrit que pour la cour, il n’y avait en réalité qu’un genre, la pastorale : qu’on se figure un théâtre condamné aux Amintes et aux Pastor fido. Des forêts où des princes s’égarent à la poursuite d’une biche, des jeunes filles dans un jardin, soignant les fleurs de l’ermitage, le spectacle de l’amour naissant, les plaintes de l’innocence séduite et délaissée, la vengeance d’un vieil enchanteur irascible, qui jette un sort sur les amants, les voyages de l’épouse qui égare l’anneau qui devait la faire reconnaître, tels sont les incidents qui remplissent les sept actes de la longue idylle de Sakountala. Tout l’intérêt consiste dans une succession d’images qui renouvellent constamment l’impression de grâce et de beauté plastique. Qui ne connaît les vers où Gœthe a exprimé l’enchantement de cette volupté ?

On verra que Tagore n’a pas laissé d’introduire dans le drame hindou des éléments nouveaux. Je soupçonne qu’il n’a pas été sans subir l’influence des petits drames fameux de M Maeterlinck. Mais il est évident que son ambition première a été de ressusciter le théâtre classique. Le nom de Kalidasa se trouve à chaque instant sous sa plume. Rien ne change en Orient : à travers un espace de douze ou de quinze siècles, c’est le même théâtre qui se continue.

Il ne faut donc pas s’imaginer des pièces, construites à l’européenne, avec cette armature d’intrigue et cette articulation qui forment une part essentielle de notre art dramatique. L’action y conserve beaucoup plus que chez nous la nature du songe. Notre réalisme y est inconnu. Il y a en général dans l’art oriental une esthétique de convention, de dignité et de retenue, analogue au sourire un peu figé qui flotte sur les membres et sur le visage imperturbable des Bouddhas : c’est le caractère de ces danses qui consistent en de lentes oscillations du corps et en flexions délicates des poignets et des mains, si différentes du tourbillon et des bonds de nos ballerines. C’est un art statique, monumental. Il y a plus de trente ans, M. Sylvain Lévi, décrivant les acteurs hindous, écrivait : « Leur jeu consiste plus en déclamation qu’en action ; aux moments les plus pathétiques, ils restaient immobiles. » La mère de Bouddha, s’accoudant à un arbre dans une attitude gracieuse, et donnant le jour à son fils, qui s’échappe de son flanc droit, comme une fleur éclôt sur une tige flexible, cette façon d’exprimer les choses en les anesthésiant, et de produire, comme par l’effet d’un narcotique, une impression de sérénité, voilà une image qui traduit assez bien l’espèce d’illusion que recherche le drame hindou.

La mise en scène paraît réduite au minimum. Les indications de cette nature sont même fort rares chez Tagore. Il y a aux Indes, dans quelques grandes villes, des théâtres réguliers où l’on se sert de machines. Mais il est clair que les pièces de Tagore sont écrites, comme celles d’autrefois, pour être jouées en plein air, dans ces cours que parcourent un ou deux étages de galeries, telles qu’en présentent encore certaines posadas espagnoles : c’est dans des cours semblables que furent joués Shakspeare et Calderon. Les conditions sont donc à peu près les mêmes qu’elles étaient en Europe, il y a quatre ou cinq siècles. Les rôles de femmes sont tenus par de jeunes garçons. Les toilettes sont magnifiques, mais le décor et le mobilier sont réduits à la plus simple expression. C’est la poésie seule qui se charge de peindre.


L’or du soir se fond dans le vert azuré de la mer. Sur la montagne, la forêt boit la dernière goutte de la coupe du jour. À gauche, on aperçoit à travers les arbres les cabanes du village qui allument la lampe nocturne, semblables au visage voilé d’une mère veillant ses enfants endormis. O nature, je t’ai vaincue ! Tu étends ton tapis aux mille couleurs dans la solitude où je règne, et tu danses, divine esclave, en secouant ton collier d’étoiles sur ta poitrine ténébreuse.


Il va de soi que, dans un tel théâtre, il ne saurait être question d’aventures et de personnages vulgaires. Rien n’est plus étranger à un Européen que le système des castes, tel qu’il est pratiqué aux Indes de temps immémorial. Tagore, si affranchi par certains côtés de son esprit, semble le regarder comme une nécessité qui a peut-être fait son temps, mais à qui on doit compte des services qu’elle a rendus. Comme conteur et comme romancier, il ne recule pas devant les peintures les plus humbles. Mais, comme dramaturge au moins et comme poète, c’est un aristocrate décidé. Cet apôtre humanitaire ne met guère sur la scène que des dieux, des héros, des rois. C’est quelque chose de bien plus fort que les idées sociales : c’est une loi esthétique. Il y va de la dignité du langage. On ne fait pas parler des bourgeois dans la langue des dieux. Ainsi ce pasteur et ce prophète, avec son nom sonore et sa beauté de Mage qui nous montre une étoile, nous arrive du pays des fables, de ces plateaux de l’Asie, qui ont bercé l’humanité sur leurs genoux comme une nourrice, en lui faisant des contes qui commencent toujours par les mots éternels : « Il était une fois un roi et une reine... »

Le premier de ces drames, Chitra, que l’auteur composa aux environs de la trentaine, est aussi celui dont la forme se rapproche le plus des modèles classiques de l’Inde. Le sujet est tiré du Mahabahrata. C’est une sorte de poème, de méditation animée sur la femme et le sens de l’amour ; l’auteur, marié depuis peu, faisait de son bonheur l’objet de ses rêveries. Chitra a été élevée par son père, à défaut d’un fils, en garçon, pour les armes, la chasse et la vie héroïque. Un jour, dans la forêt, elle rencontre un homme couché sur un lit de feuilles sèches. Il se lève brusquement, « comme une flamme soudaine jaillit d’un tas de cendres. » Alors, elle connaît qu’elle est femme. Elle demande au dieu de l’amour le don de la beauté. « Donnez-moi un jour, un seul jour de parfaite beauté, et alors je réponds du reste de mes jours. » Le dieu lui accorde une année. Elle se fait aimer d’Arjuna. Mais est-ce sa vraie personne qu’Arjuna serre dans ses bras, ou bien plutôt n’est-il épris que d’une enveloppe étrangère ? Ne connaitra-t-il jamais la femme véritable qu’il a par ses baisers éveillée à l’amour, et qui étouffe d’être prise pour une autre plus belle ? Il est difficile d’exprimer avec plus d’acuité un problème de casuistique ou de métaphysique amoureuse ; cette mélancolie des débuts de l’amour, quand le désir jette sur le sein l’un de l’autre deux êtres insatiables de se connaître et de se mêler, et l’impuissance des corps pour embrasser les âmes. Qu’est-ce que l’amour fonde sur cette illusion du plaisir, ou plutôt sur cette grande tromperie de la nature, qui revêt un moment tous les êtres d’un charme ensorcelant et impersonnel comme le printemps ? Comment déjouer le piège universel et, dans cette fête que la nature se donne à elle et pour ses fins à elle, pouvoir se dire : « Ceci est à moi C’est moi qui suis aimée, et non pas un fantôme créé par le désir ? » Tel est le sujet des plaintes de Chitra. A la fin, elle reprend ses armes et ses habits d’homme et reparaît devant Arjuua.


Seigneur, avez-vous goûté jusqu’à la dernière goutte la coupe des délices ? Avez-vous épuisé les parfums de l’amour ? Les jours de la fleur sont passés. Je vous apporte avec orgueil le don d’un cœur de femme... Ce que vous avez chéri n’était qu’un déguisement. J’avais obtenu des dieux la grâce d’une année de la plus radieuse beauté qui ait orné une mortelle et vous n’avez aimé que cette illusion. Je suis Chitra, la fille du roi de Manipur... Daignez m accepter pour compagne de vos entreprises et de vos périls, laissez-moi partager les grands devoirs de votre vie : alors vous connaîtrez qui je suis. Si l’enfant que je porte dans mon sein est un fils, je lui enseignerai à être un second Arjuna ; je vous l’enverrai quand il sera grand, et à ce moment-là vous me connaîtrez vraiment. Aujourd’hui, contentez-vous de moi telle que me voilà : je suis Chitra, la fille d’un roi.


Le sens de ce petit drame ascétique est au fond une leçon sur le sérieux de la vie et sur la dignité humaine. C’est l’idée de l’action, qui succède à la lune de miel. C’est un appel, souvent répété par le poète, à la collaboration des femmes, en qui il ne cesse de voir la grande force spirituelle, le génie ou, comme il dit, le Shâkti de la patrie. Et je ne doute pas que Chitra, la guerrière tendre qui prie les dieux de la rendre belle pour plaire, et qui souffre cependant de n’être qu’un objet de plaisir, ne demeure une des plus pures héroïnes d’un théâtre qui a créé la figure de Sakountala, cette Grisélidis des bords du Gange, et celle de Vasantasena, la première et la plus touchante des courtisanes amoureuses.

Pour les deux ou trois pièces suivantes, j’ignore dans quel ordre elles ont été composées. Les biographes du poète ne nous l’apprennent pas. L’Inde n’a jamais attaché d’importance à la chronologie. De toute sa vie elle n’a daigné conserver que ses rêves. J’ai pourtant des raisons de penser que les deux principaux de ces drames, les plus originaux comme les plus célèbres, appartiennent à la période de la maturité du maître, celle qui suit l’effusion de l’Offrande lyrique et précède le recueillement du Sâdhanà. Ils portent la teinte grave du milieu de la vie. L’auteur y paraît occupé du sens de la destinée.

On sait qu’à un moment de sa vie, le bureau de poste de son village a été installé dans un des bâtiments de la ferme qu’il habitait. De sa fenêtre, il en apercevait le drapeau ; il causait presque tous les jours avec le chef du bureau, et c’est là qu’il écrivit la nouvelle du Maître de poste. Cette histoire de fonctionnaire anglais qui a le mal du pays et ne comprend rien à la tendresse de sa petite bonne hindoue, n’a d’ailleurs aucun rapport avec le drame du même nom. Mais quel sujet de rêveries qu’un bureau de poste, que ces fils aériens sur lesquels glissent les pensées et qui propagent, plus vite que l’oiseau, les nouvelles muettes ! Tout ce qui sert entre les hommes de lien, de signal, la cloche, le phare, le message, est un thème de poésie. Qui ne se souvient d’avoir passé des heures dans son enfance à deviner le bruit des cloches, ou à se demander comment les mots voyagent sur la longue harpe des télégraphes ? Comment leur mystérieux murmure émeut le silence attentif des campagnes ! Il n’en a pas fallu davantage pour servir de motif à la jolie pièce de Tagore. C’est aussi un rêve d’enfant ; Tagore est le plus tendre des poètes de l’enfance. Et peut-être n’a-t-il rien écrit de plus simple et de plus humain, que ce petit drame du Bureau de poste.

Le petit Amal est bien malade. On ne sait pas ce qu’il a. Sa santé désole le bon papa Madhav. Le médecin ordonne la diète, le repos ; il cite les auteurs et hoche la tête d’un air sévère. Surtout pas de fatigue, pas d’agitation. Et pas de courants d’air ! Qu’on tienne l’enfant à la chambre et que tout soit bien clos : que le malade ne s’échauffe pas, qu’il ne prenne pas de refroidissement ! Et le petit prisonnier, seul tout le jour à la maison, tandis que le grand-père Madhav est à l’ouvrage, rêve.

Seul ? Non, il est à la fenêtre et il regarde les gens qui passent : cette fenêtre est tout ce qu’il connaît du monde, et cela lui suffit pour imaginer le vaste univers. Il appelle les passants, se fait raconter des histoires, et toute la vie, telle que la conçoit un enfant, défile dans le cadre étroit de la fenêtre : voici le laitier, le sonneur, le maire grotesque et important, et l’ancien du village, le doux bohème qui sait de si beaux contes, et Sudha, la petite marchande de bouquets, qui s’en va sur la pointe des pieds en lui promettant des fleurs. Et chaque fois l’enfant imagine combien elle est charmante, cette vie qu’il ignore : comme ce serait beau de cueillir des fleurs avec Sudha, de partir avec le laitier traire les vaches sur les collines, et d’aller voir le monde là-bas, par-dessus l’épaule des montagnes. Et le petit enfermé qui se construit le roman de la vie avec des bribes de sensations, des désirs et des songes, rappelle la sublime allégorie platonicienne de la caverne. Mais une chose surtout le fait rêver : ce beau bâtiment neuf de la poste, avec ses fils magiques et le drapeau du Roi. Est-ce que le Roi écrit quelquefois ? Est-ce qu’il pourrait m’écrire ? Comment savoir s’il y a une lettre pour moi ? Y a-t-il un métier plus beau que de porter les lettres du Roi ? C’est en causant avec son ami le bohème que le petit malade apprend ces belles choses. Dès lors l’enfant ne fait plus qu’attendre, attendre fiévreusement la lettre du Roi. Il va plus mal, ne quitte plus son lit. Le docteur mécontent soupçonne qu’il a pris froid, — toujours ces maudits courants d’air ! Et il fait fermer la fenêtre. Mais l’enfant moribond ne songe qu’à sa lettre. Et enfin, il arrive, le messager attendu : il annonce que le Roi envoie son médecin et qu’il viendra lui-même ; et voici le médecin : il fait ouvrir la fenêtre et éteindre la lampe, afin que la nuit entre avec toutes ses étoiles, et il prend doucement la main de l’enfant, en mettant le doigt sur sa bouche : « Chut ! Il dort. »

Il est très difficile de dire le sens exact de ce petit poème ; peut-être ne faut-il pas chercher sous chaque personnage un symbole trop précis. Il s’agit moins d’un contenu intelligible, clair pour l’entendement, que d’un résidu émotif, d’une vapeur douce comme celle qui flotte dans l’âme après un songe. On devine bien ce qu’il faut entendre par cette guérison, par cette délivrance, par ce détachement qui délie l’enfant prisonnier ; on entrevoit ce que signifie ce « message, » cet ordre mystérieux qui vient toucher le petit malade. C’est l’appel de la vocation, de la grâce : c’est la voix qui tôt ou tard, à l’improviste, fait comprendre que tout est illusion, hors l’amour, et qu’il n’y a de réel que l’au-delà l’Infini. Ce mysticisme est une idée assurément bien étrangère à nos théâtres du boulevard. Le talent du poète a été de la rendre secrètement sensible par des images intimes et toutes familières, de même que l’auteur des Aveugles et de l’Intruse suggérait par des traits tout simples toute l’angoisse humaine. Mais le petit « mystère » de Tagore laisse le spectateur sous une impression bienfaisante de tendresse et de paix.

Ces thèmes de la nuit et du Roi, qui apparaissent si majestueusement à la fin du Bureau de poste, forment la substance du Roi invisible. Ce sont les mêmes motifs, mais repris et orchestrés. L’histoire, pour tout dire en deux mots, est un peu celle de Psyché : c’est un de ces mythes éternels qui appartiennent à toutes les langues. Mais qu’est-ce que ce Roi que ses sujets n’ont jamais vu, ce Roi innommé dont personne ne connaît le visage, qui ne se montre en plein jour à aucun homme vivant, dont on ne connaît l’existence que par un acte de loi, et que sa femme elle-même, la reine Sudarshana, n’obtient de rencontrer que dans une ombre profonde ? Les uns le nient, les autres le confessent, sans qu’il daigne sortir de son mystère et se manifester. Cependant, un usurpateur se fait passer pour lui ; le Roi ne s’émeut pas et ne tente rien pour le confondre. Il promet seulement à la Reine qu’il sera le soir de la fête dans les jardins du palais : à elle de le deviner et de le reconnaître. La folle, comme on s’y attend, devine mal et se jette au cou du roi de clinquant. Il faut de longues aventures et de dures humiliations pour lui démontrer son erreur. Il faut que son orgueil soit brisé, que la curiosité, le dépit, se changent en simple acceptation, que les sentiments d’amour-propre cèdent la place à ceux d’une entière soumission et d’un complet oubli de soi, d’un abandon total à la volonté du Maître : alors se produira la révélation. Le cœur se montre au cœur et l’amour à l’amour.

Je crains qu’un résumé si sec ne laisse subsister que peu de chose du charme d’un tel conte. L’analyse lui fait perdre sa principale beauté, l’attrait de cette succession d’image ? d’un sens incertain, qui font naître tour à tour des interprétations diverses, pareilles aux formes changeantes d’un nuage au soleil couchant. On hésite entre divers symboles, et cette indécision accroît la richesse du poème. Tantôt on est tenté d’y voir un drame individuel, le drame de l’âme que séduisent les apparences, que distraient et dissipent les choses du dehors, et qui ne se possède qu’à la condition de descendre jusqu’au fond d’elle-même, dans cette région souterraine où par le la vérité et où s’entend la voix du maître intérieur. A d’autres moments, ce prince ténébreux qui ne se manifeste que dans l’ombre et le silence, et refuse de se déclarer contre ses blasphémateurs, ressemble à ce Dieu patient qui se contente de paraître dans l’ordre universel, et souffre sans colère les empiétements de la créature. D’autres fois enfin, à côté de ce sens religieux, on ne peut s’empêcher d’en distinguer un autre : ce roi caché qui laisse faire, qui ne se montre pas, qui laisse même douter de lui, et qui ne daigne pas protester contre les fausses puissances et les idoles du jour, même lorsque la reine est égarée par elles, sûr que son heure viendra et que le souverain légitime rentrera tôt ou tard en possession de son royaume, ce prince mystérieux et noir comme la nuit, qui attend en silence le retour de ses fidèles, n’est-ce pas le Génie de l’Inde, en face de ses maîtres momentanés et de ses oppresseurs ? On songe involontairement à certaines des Lettres de jeunesse récemment publiées :


Comme ces gens-là nous méprisent !... Il me semblait avoir auprès de moi l’Inde, notre mère outragée, qui gisait là la tête dans la poussière, inconsolable de sa gloire... Quelle misère grotesque que cette réunion de memsahibs en habit noir, avec le bruit de leur bavardage en anglais et leurs éclats de rire ! Quel trésor de vérité pour nous dans notre vieille Inde d’autrefois ; quelle pauvreté et quel mensonge que le cérémonial vide d’un dîner à l’anglaise !


Cette lettre date de 1893. Qui sait si l’on n’y trouverait pas le germe du drame dont nous parlons, le contraste du faux roi, entouré de ses fonctionnaires et de ses adulateurs, et du prince invisible qui règne dans le secret des cœurs ? N’est-ce pas là du moins un des sens qu’il est permis d’entrevoir dans le clair obscur du poème, ou serait-ce le diminuer que d’y reconnaître la vieille idée nationale, le combat de l’illusion et de la réalité, du jour et de la nuit, des prestiges trompeurs et de la vérité divine, cette opposition entre le monde des apparences et le monde du sentiment, cette philosophie de la pénombre dont l’Inde a fait cadeau à la pensée de Schopenhauer, et dont l’enchantement a passé dans l’immortel nocturne de Tristan : « O sink hernieder, Nacht der Liebe ? »

Je rappelle à dessein le souvenir de la mélodie merveilleuse, ou plutôt elle s’évoque d’elle-même à la mémoire, comme un sourd accompagnement à la lecture du poème. Et peut-être serait-il vain de presser davantage le sens de ces drames tout lyriques ; ils ont rempli tout leur objet s’ils laissent flotter dans l’âme une émotion musicale. Leur supériorité consiste dans cette singulière élasticité poétique. Mais cette disposition rêveuse n’est qu’un côté de l’âme de Tagore.


L’Inde est double, écrit-il dans une de ses lettres : c’est tantôt une ménagère et une mère de famille, tantôt une vagabonde éprise d’ascétisme. La première est une casanière qui ne quitte pas le foyer, l’autre n’a pas de foyer du tout. Je sens en moi ces deux natures, l’ai un besoin de voyager qui me pousse à voir le vaste monde, et en même temps je soupire après un petit coin bien abrité : il me faut, comme à l’oiseau, un nid étroit pour nia demeure, et le vaste ciel pour mon essor.


On sait en effet que peu à peu, dans la seconde partie de sa vie, le poète intime, en Tagore, a fait place de plus en plus au prophète, à l’apôtre. Il a pris conscience de sa mission. Les vastes événements dont l’Asie est le théâtre depuis quinze ans, la part plus active qu’elle prend à la vie universelle, devaient à la fois inspirer et servir l’écrivain. On l’a vu, depuis 1912, désigné à la gloire mondiale par le prix Nobel, promener au Japon, en Amérique et à deux reprises en Europe la parole nouvelle. De plus en plus, Tagore fait entendre dans les affaires du monde la voix de l’Orient.

C’est à cette époque qu’appartiennent les petits drames qui ont été réunis il y a quatre ou cinq ans sous le titre de Sacrifice. Ils sont d’une manière toute différente des précédents, plus courts et plus rapides, plus âpres et plus violents. L’auteur ne voit plus dans le théâtre qu’un instrument de propagande. Il s’en sert pour la diffusion de sa doctrine, comme il ferait un discours ou une conférence. Le ton demeure, en général, d’une solennité hiératique, parfois d’une grande beauté d’images. Seulement, ces petites improvisations fougueuses, ces esquisses dramatiques, ces moralités édifiantes, composées à la hâte pour les besoins d’une idée, perdent tout à fait le charme poétique qui faisait le principal mérite des premiers « mystères » de l’auteur. Ceux-ci devaient presque tout leur prix à leur indécision même, à je ne sais quoi d’involontaire et d’indéfinissable, à une irisation de perle, à une condensation de songe. C’est perdre beaucoup que d’échanger cela pour la gloire d’une démonstration. C’est l’inconvénient de l’art qui se réduit à prouver : il ne lui reste plus que la valeur de la thèse. Dans ces derniers drames, Tagore apparait presque, toutes proportions gardées, comme le Hugo de Mangeront-ils ? ou comme une sorte de petit Voltaire, le Voltaire des Guèbres ou de l’Orphelin de la Chine, luttant contre le fanatisme et la superstition, déclarant la guerre aux Brahmanes et faisant de son théâtre une arme de combat.

Mais le théâtre hindou, avec son absence de ressort, sa psychologie ignorante et sa construction enfantine, est encore beaucoup moins capable que le nôtre de porter des idées et d’en exprimer le conflit d’une manière intéressante. Les personnages de Tagore, dans ses meilleures pièces, sont à peine des rires vivants ; dans ses drames philosophiques, ce ne sont plus que des abstractions tout à fait puériles, des marionnettes chargées de débiter une leçon. Toute vie intérieure, toute vraisemblance est sacrifiée au développement d’une sorte de conférence contradictoire, d’où doit sortir le triomphe d’une formule humanitaire.

C’est ainsi que l’on voit dans le drame de Sanyasi l’orgueil d’un ascète se fondre au contact d’une petite « paria » rencontrée par hasard ; dans Malini, le crime du grand-prêtre Kemankar qui ne recule pas devant l’assassinat, pour maintenir les vieux rites et arrêter le progrès d’une religion nouvelle ; dans Sacrifice, la révolte du brahmane Raghupati contre le roi Govinda, qui avait eu l’audace d’interdire dans son royaume les victimes sanglantes. Ce dernier drame est dédié « aux héros de la paix, qui défendirent courageusement leur foi, lorsque la déesse de la guerre eut soif de sang humain. » C’est un plaidoyer pacifiste. Il fut composé pendant la guerre, comme un encouragement aux hommes qui ne prirent pas les armes et refusèrent d’entrer dans le conflit universel.

Sans doute, un Hindou est excusable d’être resté étranger aux causes de la guerre, et de ne pas partager des intérêts qu’il ne comprenait pas. On ne peut guère blâmer Tagore d’avoir voulu demeurer en dehors de la mêlée. Le temps viendra-t-il où les guerres, par le progrès de la raison, sembleront aussi barbares et aussi impossibles que le sont devenus, pour l’homme civilisé, les sacrifices humains ? L’homme trouvera-t-il quelque jour un moyen d’établir sur la terre des relations plus douces, comme des religions spirituelles se sont substituées aux cultes primitifs, et comme on a cessé de croire qu’on plaît à la divinité par des offrandes cruelles ? La guerre ne serait-elle qu’une monstrueuse idole, qu’il suffit de nier pour qu’elle s’évanouisse ?

Ce problème (c’est tout le problème du mal !) dépasse un peu ce qu’il est permis de traiter en deux actes. Tagore lui-même s’est aperçu que ce genre de questions se décide mal au théâtre. Dans sa dernière pièce, le Cycle du printemps, il renonce à prêcher ; il revient à la fantaisie, à la poésie pure. Il arrive que la vieillesse soit pour les poètes le signal d’une floraison nouvelle et d’un retour d’adolescence. Cette allégorie de Tagore blanchissant sur l’illusion de l’âge, sur la vie qui renaît, sur cet anneau des saisons où le dernier jour de l’hiver se confond avec la fleur du renouveau, est une de ses inventions les plus gracieuses ; ce n’est presque qu’une ronde, une perpétuelle. chanson. Le vieux maître y a retrouvé le flot rapide et charmant de son lyrisme juvénile.

Voilà ce que nous apprend ce poétique théâtre sur l’histoire de son auteur. Tagore serait sage s’il se tenait à la poésie. C’est la seule mission des poètes, de créer de la beauté et d’enchanter les hommes. Ils perdent leur temps, et peut-être davantage, s’ils se mêlent de les instruire. Il est toujours dangereux de faire le prophète. Que peut savoir ce Bengali de ce qu’il faut à un monde dont il n’est pas ? Comment croire qu’il possède seul le mot de la vérité ? Un moment, il a été l’objet d’un très vif engouement. Il fut reçu en Allemagne, il y a quelques mois, comme une sorte de Messie : les traductions de ses ouvrages se voyaient à l’étalage de tous les libraires, et son portrait accueille le visiteur à l’Ecole de Sagesse, dans ce singulier sanatorium religieux de tendances confusément bouddhistes, que dirige à Darmstadt le comte Keyserling. On discernait là aisément un phénomène de découragement ; repoussée à l’Occident, la pensée allemande se tournait de nouveau vers l’Orient, la Russie, l’Asie ; elle respirait avec délices cette pensée de vaincus. Que pouvait-il résulter de ces rêveries de la défaite ? On ne pouvait y méconnaître la rancune d’un peuple puissant qui, déchu de l’Empire, caresse avec un orgueil sombre la catastrophe universelle et cherche à entraîner le monde dans l’abîme. On ne voyait pas sans inquiétude se former cette coalition d’amertumes, et grossir cette masse de nihilismes intéressés à la faillite de l’Europe.

Mais nous savons trop ce que représente l’Europe, pour nous laisser aller à désespérer d’elle ; nous n’allons pas donner notre démission de vainqueurs. Nous n’avons pour l’Asie ni haine, ni dédain ; nous savons ce que lui doit le monde, mais nous n’avons point à rougir de la dignité et des devoirs que nous avons reçus du destin en partage. Génie féminin, caressait, Tagore tient des dieux le don charmant de la beauté : pourquoi prendre ce séducteur au sérieux comme philosophe ? Il y a des moments où il faut couronner les poètes de fleurs et les chasser de la République : c’est lorsqu’ils risqueraient d’efféminer les cœurs et de les disposer à l’abdication.


LOUIS GILLET.

  1. Théâtre : Chitra, The Post-Office, The King of the Dark Chamber, Sacrifice and other plays, The Cycle of Spring, 5 vol. in-8, 1914-1917, Londres, Macmillan and C° éditeurs. — Cf. du même auteur : My Reminiscences, 1917 ; Glimpses of Bengal (lettres de jeunesse), The Wreck (roman) 1921 ; Creative unity, 1922.