Littératures étrangères - Le Bureau allemand de la Presse

Littératures étrangères - Le Bureau allemand de la Presse
Revue des Deux Mondes6e période, tome 57 (p. 205-216).
LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES

LE BUREAU ALLEMAND DE LA PRESSE
SOUVENIRS D’UN FONCTIONNAIRE DE L’EMPIRE


OTTO HAMMANN : DER NEUE KURS ; ZUR VORGESCHICHTE DES WELTKRIEGS[1]


L’organisation allemande du bureau de la presse a été pour le grand public une des révélations de la dernière guerre. De toutes les machines savamment préparées pour la conquête du monde, de tous les moyens d’offensive destinés à agir sur le moral de l’adversaire, celui-là n’était ni le moins nouveau ni le moins formidable. Pénétrés de cette maxime que l’opinion est tout à la guerre, les Allemands entendaient mettre l’opinion de leur côté. Non contents de s’assurer l’avantage des gros bataillons et du matériel lourd, ils n’avaient pas négligé le secours des impondérables. A côté de la lutte sur les champs de bataille, s’engageait une longue partie politique et diplomatique dont l’histoire, quand elle sera écrite, promet de n’être pas moins passionnante que celle des faits militaires. Ce qu’on en devine dans les belles études, publiées ici même, de M. André Hallays, L’opinion allemande et la guerre, permet d’entrevoir, dans ce domaine, des campagnes et des manœuvres aussi riches de péripéties que celles des armées opérant sur le terrain, à coups d’hommes et à coups de canon.

Aussi n’est-ce pas sans une curiosité facilement explicable que nous devions accueillir les Mémoires de l’homme qui fut pendant les quinze dernières années le chef et la cheville ouvrière du mystérieux bureau. S’il y a eu, au cours de la guerre, beaucoup de noms plus célèbres ou plus retentissants que celui de M. Otto Hammann, si celui-ci n’a eu à jouer, morne comme publiciste, qu’un rôle de second ordre et hors de toute comparaison avec celui des « as » de la presse, des maréchaux de l’opinion, comme Maximilien Harden ou le comte de Reventlow, en revanche, peu de personnes étaient mieux placées pour connaître le dessous des cartes que ce discret fonctionnaire et ce mécanicien occulte de la grande machine impériale ; nul ne devait en posséder comme lui les secrets ressorts ni être plus à même de nous introduire dans les coulisses. Il est vrai que les deux volumes qu’il vient de publier ne contiennent que la première partie de ses souvenirs et s’arrêtent une dizaine d’années avant la crise, au moment du fameux voyage de Tanger et de la conférence d’Algésiras, qui fut le premier symptôme avertisseur de la tempête ; mais cette période est d’un intérêt capital, c’est celle qui explique les origines du conflit. Les historiens ne se lasseront pas d’y chercher la suite des incidents qui ont rempli l’intervalle entre les deux guerres et rendu la seconde fatale comme une conséquence inévitable de la première.

Cette histoire d’un temps qu’on pourrait appeler le prologue de la guerre, est celle que nous raconte l’ancien chef de bureau de la Wilhelmstrasse. Faut-il dire que son dessein est de nous montrer une Allemagne pure de tout reproche et punie sans raison pour les crimes d’autrui ? L’intention apologétique est ici évidente, bien qu’habilement dissimulée sous la forme « objective » de Mémoires historiques. L’auteur semble s’effacer pour ne laisser parler que les faits. Le but est de faire voir que les fautes ont partagées, que les causes de la guerre sont complexes et lointaines et remontent bien au-delà des funestes journées de juillet 1914 ; dans cette multitude d’épisodes compliqués, où la guerre déjà couve à l’état latent, les torts se mêlent et s’embrouillent ; il devient difficile de discerner le vrai coupable. La question des responsabilités se déplace, se dilue jusqu’à s’évanouir. Cet artifice est fort adroit : le plaidoyer se cache, la méfiance n’est pas éveillée. On croit avoir affaire à une histoire de bonne foi. Çà et là quelques anecdotes, des portraits, des souvenirs égaient le récit et viennent divertir l’attention, au moment où elle allait se perdre dans un dédale d’intrigues. Le tout est calculé pour persuader sans en avoir l’air et sans alarmer un moment la confiance du lecteur. Ni vainqueurs ni vaincus : on reconnaît la thèse allemande des derniers temps de la guerre. Les Souvenirs de M. Hammann appartiennent à cette époque. Ils étaient même tout imprimés au moment de la révolution, Ecrits à un moment où l’Allemagne, ne pouvant plus s’attendre à la victoire, n’avait pas cessé de penser qu’elle pouvait encore se sauver par le traité de paix, ils allaient paraître quand le post-scriptum du 10 novembre 1918, au lendemain de la chute de l’Empereur et à la veille de l’armistice, vint marquer comme un cri de douleur l’effondrement définitif des espérances allemandes.

Ces Souvenirs, composés en vue des pourparlers de paix et en vue se l’opinion autour de la Conférence, sont donc encore un livre de guerre ; ils appartiennent au service qui était depuis longtemps l’office du directeur du bureau de la presse : c’est un ouvrage de propagande. L’Allemagne n’a pas voulu la guerre ; elle n’a rien à se reprocher dans l’immense conflit ; elle a toujours été loyale et pacifique. On la voit sans cesse occupée à résoudre en douceur tous les désaccords successifs qui ont menacé la paix universelle…

Nous avons là un résumé de l’histoire diplomatique, le tableau de quinze ans de la politique du Neuer Kurs, comme on appelle là-bas la nouvelle orientation qui a suivi la chute du prince de Bismarck. L’auteur nous promène dans les cinq parties du monde. Je n’aurai garde de l’y suivre ; ce n’est pas mon allaire de contrôler son dire au sujet des accords de Samoa ou de Simonosaki. Ce qui est beaucoup plus intéressant pour nous, c’est la peinture que l’auteur nous fait sans y penser de la vie intérieure allemande et des mœurs politiques de Berlin et de l’Empire, à une époque si importante, pendant la première phase du règne de Guillaume II. Le livre abonde en renseignements curieux sur un milieu où nous n’avons pas souvent l’occasion de pénétrer. Ce sont des scènes de la vie politique allemande, à l’heure où cette politique, avec les successeurs de Bismarck, aborde de nouvelles destinées.

Machiavel, dans un endroit de ses Discours sur Tite-Live, pose la question de savoir quel est, de la république ou de la monarchie, le gouvernement le plus capable d’ingratitude. C’est un joli problème et nous aurions en France des exemples récents qui mériteraient bien le prix à la démocratie. Machiavel le donne aux princes, et il faut avouer que le cas de Bismarck n’est pas fait pour lui donner tort. Il est juste d’ajouter que si Bismarck fut sacrifié avec une brutalité inouïe, il n’était pas homme à donner le modèle de la résignation chrétienne et à baiser la main qui le frappait. L’Empereur devait l’éprouver. A partir du jour de sa disgrâce, ce fut entre Bismarck et lui une fronde continuelle, où le jeune souverain n’apparaît pas toujours en fort bonne posture. Cette opposition ne fut pas un mince embarras pour le chancelier de Caprivi. C’est de Friedrichsruhe que partaient sans relâche les médisances malignes, bientôt déformées et grossies, qui ne ménageaient pas l’honnêteté des ministres et la conduite de leurs femmes, bien mieux, ne respectaient pas les personnes impériales et représentaient le monarque comme un dégénéré. Bismarck avait sa presse qui prenait chez lui son mot d’ordre et bafouait indistinctement toutes les mesures que pouvait prendre son infortuné successeur. Il ralliait naturellement tout ce qu’il y avait dans l’Empire de mécontents, de gens aigris, tout ce que l’esprit prussien a de rétrograde et de boudeur, tous les railleurs, tous les fossiles et les partisans du passé, tous les patriotes enfin, et ils étaient nombreux, qui confondaient le génie de l’Allemagne avec le destin du chancelier de fer devenu héros national. On peut se figurer ce qu’était il y a trente ans l’idolâtrie de Bismarck dans le pays qui, naguère encore, dans le délire de quelques victoires sans lendemain, inventait le culte du maréchal à la tête de bois. Il y eut en Allemagne deux gouvernements à la fois, et c’est la survivance de l’esprit de Bismarck qui, pour M. Hammann, après avoir été de son vivant la cause de difficultés sans nombre, devait être l’origine de tous les malheurs de l’Allemagne.

Ce gouvernement occulte du grand homme, par-delà la retraite et par-delà le tombeau, tel fut, suivant notre auteur, le drame secret de la politique allemande et la raison de ses échecs. Tandis que la plupart des juges superficiels s’en prennent de ces échecs aux misérables brouillons qui sont venus gâter l’œuvre du premier chancelier, M. Hammann montre que bien plutôt cette œuvre a été pervertie par ceux qui s’en donnaient pour les continuateurs. M. Hammann est trop bon patriote pour ne pas admirer jusqu’à la passion la création bismarckienne. Il n’en prend pas moins la défense des hommes de talent qui ont eu la tâche écrasante de remplacer l’homme de génie.

M. Hammann montre assez bien que des trois chanceliers qui se suivirent après Bismarck, jusqu’en 1905, aucun ne mérite les reproches dont fut accablé plus que personne l’honnête soldat qui eut le malheur d’être appelé à la succession du colosse. Ces portraits des trois chanceliers, sans être d’un très grand relief ni d’un très grand éclat, sont une des meilleures parties du livre : le brave Caprivi, avec sa « tête de phoque » rasée à l’ordonnance, son allure militaire, son âme de soldat ne vivant que pour la discipline, qui le rend capable d’un trait noir comme la fameuse « lettre d’Urie » — lettre qui donnait un soufflet public à Bismarck, en priant l’empereur d’Autriche de ne pas le recevoir à Vienne, quand le prince s’y rendit pour le mariage de son fils, — mais capable aussi de quitter le pouvoir sans un mot, sur un signe du maître, en joignant les talons et en exécutant le salut militaire ; puis le vieux Hohenlohe, grand seigneur usé, sourd, qui bégayait à la tribune et lisait ses discours en se trompant de feuillets, homme d’un autre âge, traînant ses regrets de prince « médiatisé » et inconsolable surtout de la loi qui l’avait contraint, en optant pour l’Allemagne, à l’abandon de ses immenses biens et de ses états de Russie ; enfin, le souple, brillant Bülow, l’enfant chéri de la fortune, le demi-Romain de la villa Caffarelli, le diplomate heureux, disert, habile à calmer le taureau et à le prendre « plutôt par les oreilles que par les cornes, » le charmeur, le premier dignitaire de l’Empire qui ait essayé dans ses salons la fusion de la politique et des affaires et qui ait ouvert, ô merveille ! les soirées de la Wilhelmstrasse aux gens de lettres et aux artistes.

Il est évident que de ces trois hommes, aucun (et le premier surtout) ne fut assez fou pour faire exprès le malheur de son pays. Les fautes que Bismarck reproche à Caprivi, par exemple l’accord douanier avec l’Autriche-Hongrie, se sont révélées à l’épreuve des mesures pleines de sens. Sans cet accord, l’Allemagne, pendant la guerre, mourait de faim au bout de six mois. L’échange de Zanzibar contre le rocher d’Héligoland se trouva pour l’Allemagne une affaire meilleure encore et qui a dû coûter des larmes de sang à l’Angleterre ; le prétendu « bouton de culotte » devait être la forteresse, l’inexpugnable donjon maritime que l’on sait. Quant au fameux traité de « contre-assurance » avec la Russie, il n’était conciliable avec l’existence de la Triplice que par un prodige de virtuosité diplomatique, qui n’était qu’un jeu pour Bismarck, mais que son successeur n’était pas en état de soutenir. Le vieil empereur Guillaume disait de son chancelier : « Il me fait l’effet d’un jongleur qui jongle avec cinq boules » (la cinquième boule était la Roumanie). Et le tsar Alexandre ajoutait de son côté : « J’avais toujours l’impression qu’il me tricherait. » Pour les socialistes, qui avaient le don d’exaspérer le vieux junker, on sait si ce « parti du désordre » était un danger pour l’Empire. M. Hammann a grande raison d’approuver les gouvernements qui leur ont fait crédit. On a bien vu pendant la guerre, et nous n’avons peut-être pas fini de voir, que la cause de la grandeur allemande n’avait pas de meilleur appui.

Mais il ne suffit pas toujours d’un changement de règne, — et même quelquefois d’une révolution beaucoup plus importante, — pour produire dans le régime un changement correspondant. La machine politique, dans les États modernes, est surtout constituée par ce qu’on appelle les bureaux. On a dit grand mal des bureaux ; ils ont leurs inconvénients, comme toute institution humaine. Ils n’en constituent pas moins l’organe permanent qui permet au corps de durer. C’est ce qui explique, par exemple, la continuité de la vie en dépit de certaines secousses, celle de la politique française à travers les aberrations de notre révolution, et (à un moindre degré, à cause d’un personnel qui était loin de valoir celui de notre ancien régime), le fait qu’il existe encore une Russie après les criminelles folies de la République des Soviets. On s’étonne de voir certains caractères survivre aux crises les plus violentes, à la chute des dynasties, au massacre, à l’exil, aux fuites des souverains et des ministres ; on ne fait pas réflexion que ces événements ne touchent pas aux bureaux. Les bureaux représentent dans l’État l’organe centralisateur, l’activité organisée, la puissance de l’habitude. Des millions de gestes accumulés viennent s’inscrire dans leurs cartons avec le pouvoir incalculable de la répétition. Tout s’y classe à l’état de formules. Les bureaux sont l’être aux mille têtes, qu’on ne supprime pas plus que celles de l’hydre, et qui n’ont à elles toutes qu’une pensée impersonnelle d’administration ; quand le monde croulerait, ils administreraient toujours, ils incarnent dans la vie sociale la fonction de l’automatisme.

S’il en est ainsi en France, qu’on juge de ce que les bureaux peuvent être en Allemagne, le pays de la tradition. Là, point de mœurs publiques, point de corps politique ayant une vie propre et capable de faire contre-poids aux bureaux. L’administration de l’Empire se complique des administrations différentes des États confédérés. Le chancelier impérial est en même temps le président du Conseil des ministres prussiens, qui peuvent le mettre en échec sur une question prussienne. Bref, qu’on imagine « une vieille bâtisse gothique, faite de pièces et de morceaux, avec un enchevêtrement de recoins, des grilles, des barreaux, des oubliettes et des gargouilles, » telle enfin que M. Hammann confesse qu’il a dû renoncer à en faire comprendre à des visiteurs étrangers le plan « furieusement vieillot et suranné. »

La seule description d’un coin de la maison, celui où nous introduit l’auteur de ces Mémoires, suffit à en donner une idée.

Voici donc quelle était, au temps où il y entra lui-même dans les services de la presse, la constitution du Ministère des Affaires étrangères. Le personnel n’avait pas été accru depuis la fondation de l’Empire, et demeurait le même qu’au temps du roi de Prusse. « Abstraction faite de la création d’une section coloniale, qui ne fut du reste qu’éphémère, tout était sur le pied de la plus grande parcimonie. La section I se divisait en deux sous-sections, A et B, dont la première (politique) se composait de cinq membres, la seconde (personnel) n’en comportait que deux. La division A dépendait immédiatement du secrétaire d’État, la division B d’un directeur. La section II (commerce, consulats, émigrants) avait un directeur et six membres ; tandis que la section III (Droit des gens, contentieux, questions de frontières, art et science, droit constitutionnel) avait aussi un directeur, mais seulement cinq membres. Au total : trois directeurs (dont un simple Dirigent) et 18 conseillers. » Au bureau central, il y avait, comme il arrive souvent, un de ces vieux employés à mémoire infaillible, auquel on s’adressait pour savoir le contenu et la place des dossiers. On ne s’était pas encore avisé d’un système plus moderne. Les casiers, les cartons, étaient sévèrement interdits, comme les machines à écrire. Il va sans dire qu’on ignorait le téléphone. Ceci se passait aux environs de 1895.

On sent combien ces vieilles boutiques, avec leurs détours compliqués, leurs cloisons, leurs compartiments, leur absence de jour sur la rue, sont propices à l’embuscade et à la préservation quasi indéfinie des idées les plus arriérées. L’esprit d’autrefois s’y perpétue comme la poussière et les toiles d’araignée. Le conseiller secret (Geheimrat) von Holstein, sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, où il était chargé avant M. Hammann des rapports avec la presse, représentait l’esprit du fonctionnaire prussien dans ce qu’il a de plus morose et de plus rébarbatif. Prodigieusement méfiant, et se croyant par là un profond politique, cet homme, d’ailleurs intègre, est l’exemple de ce redoutable pouvoir anonyme et irresponsable, de l’immense force d’inertie qu’exercent les bureaux. Pendant quinze ans, sous trois chanceliers successifs, cet homme ignoré du public, dont on ne connaissait pas les traits et dont il n’existait même pas une photographie, demeura, dans le plus profond incognito, — si nous en croyons M. Hammann, qui le charge de tous les péchés d’Israël, — le maître de la politique allemande. C’est pour lui qu’étaient les premières visites d’ambassadeurs. C’est lui qui inspira l’article de la Gazette de Voss qui cassa les reins à Caprivi. C’était un de ces ascètes du pouvoir, sans aucune ambition personnelle, mais passionnés pour leur fonction, qu’ils confondent avec l’intérêt de l’État : bien différent de son collègue, le joyeux Souabe Kiderlen-Wachter, avec son petit boule-dogue rapporté de Stamboul, qui se prélassait sur la table entre les plumes et les dossiers ; avec celui-ci, on ne pouvait se faire écouler qu’en tournant les choses à la plaisanterie. Le chancelier de Bülow invita Holstein à une de ses soirées pour le présenter à l’Empereur, qu’il servait depuis si longtemps sans l’avoir approché : Holstein n’avait pas un habit présentable et dut se rendre à la soirée en redingote.

Tel est l’homme qui se croyait l’héritier de Bismarck et le continuateur de ses doctrines et de ses méthodes. M. Hammann, dont cet Holstein est évidemment la bête noire, nous rapporte tout au long des traits de sa façon. Il y avait entre autres un petit journal satirique intitulé le Kladderadatsch qui, avant le Simplicissimus, fut à Berlin le plus populaire des journaux amusants. Ce journal avait entamé contre le gouvernement secret des Affaires étrangères, une campagne où le trio Holstein-Kiderlen-Eulenburg était pris à partie sous les noms d’Austernfreund, Spaetlze et Troubadour. On les appelait aussi Insinuans, Calumnians, Intriguans. Tantôt on les voyait affublés de fausses barbes à une table de Weinstube, tantôt à la recherche d’un quatrième à l’écarté. Tout cela était bien innocent. Il n’y avait qu’à rire. Mais cette guerre à coups d’épingles contre un fonctionnaire de l’Empire, couvert par le ministre et le chancelier responsables, exaspérait le malheureux Holstein. Il trouvait cela « anti-prussien. » À bout de patience, n’imagina-t-il pas pour fermer la bouche au journal, de dépêcher au directeur un commandant de corps d’armée ? Cela, c’est la manière prussienne.

M. Hammann, qui est intarissable sur ce sujet, nous donne encore maint détail qui mériterait d’être noté sur la presse dite « officieuse » et sur ses rapports avec le monde de la police. J’aimerais à rapporter l’histoire édifiante de l’aigrefin Normann, qui signait aussi Normann-Schumann, à moins qu’il ne fût le docteur Mund quand il écrivait dans le New-York Herald. Cet individu, sorti de l’ordure d’un cabaret borgne de la banlieue de Berlin, se donnait pour avoir les plus hautes relations dans les sociétés étrangères. Au procès de Xanten, il fut cité comme témoin à la fois par les Juifs, les Antisémites et la police. Il avait gagné la confiance du comte de Waldersee, qui ambitionnait la chancellerie et croyait quelque influence à cet acrobate. Il avait écrit, comme journaliste, dans une feuille de chou de province, un article à scandale sur lequel le ministère ordonna une enquête, et fut chargé de l’enquête comme agent de la police. C’est encore l’histoire du procès Lutzow, où il se découvrit qu’une information inexacte, qui rapportait en le défigurant un toast officiel du tsar, ce qui menaçait d’entraîner toute sorte de complications désagréables avec la Russie, avait été transmise par un gamin de dix-neuf ans, gâte-sauce du journalisme, introduit en contrebande dans la salle du banquet, et passée telle quelle aux agences avec une légèreté incroyable par le maréchal de la Cour et le Chambellan de service ; c’est le procès von Tautsch, qui établissait que pour noircir le bureau de la presse, le commissaire de ce nom avait produit à son ministre, en guise de pièce à conviction, un faux reçu d’un certain folliculaire Kukutsch, faux d’ailleurs fabriqué par le susdit Lutzow. Kukutsch était insoupçonnable, Kukutsch fut acquitté. Mais s’appelle-t-on Kukutsch ?

Ces mœurs étonnantes montrent ce qu’on pouvait se permettre impunément sous le couvert de l’irresponsabilité dans l’ombre des bureaux présidés par Holstein. On devine les méfaits qu’un autocrate de sa sorte, borné et entêté, et se croyant toujours l’héritier de Bismarck, était capable d’accomplir avec austérité. Pendant que toute l’Allemagne changeait, le « vieil homme » faisait des siennes. Il faut évidemment se garder d’en croire M. Hammann, quand il prend le seul Holstein pour le bouc émissaire de toutes les fautes de l’Allemagne. Mais il peut y avoir du vrai dans cette lutte sournoise qu’il nous décrit et qui ne cessa plus, à partir de 1890, entre les chanceliers successeurs de Bismarck et la bureaucratie. Cette opposition, ou sourde ou déclarée, ce sabot mis continuellement à la roue, devaient fausser, vicier la politique de l’Empire. Ainsi l’esprit de Bismarck, mais pétrifié dans de vieilles rancunes et de vieilles formules, tourné au fétichisme le plus rigide, ne cessa de se dresser, pour les paralyser, devant les hommes du nouveau régime. Il arrive que rien n’est plus dangereux que l’héritage des grands hommes. Celui de Frédéric II conduisit ses généraux à se faire battre par Napoléon ; les principes du vieux Moltke ont mené le cadet à la défaite de la Marne. Une tradition mal comprise, une leçon mal appliquée, une imitation maladroite, sont le principe de maints désastres.

C’est ainsi qu’en deux occasions décisives la raideur bureaucratique d’Holstein fit avorter des événements qui devaient changer la face des choses. On se souvient de la mémorable incartade de l’Empereur, célèbre dans l’histoire sous le nom de la dépêche Kruger ; M. Hammann assure que cette fois l’Empereur ne fut pas, comme dans l’interview du Daily Telegraph, victime de sa faconde et de sa verve impulsive : les termes de la dépêche furent pesés, paraît-il, en conseil des ministres. Cette « gaffe » incommensurable n’est alors qu’un produit de la manie allemande de régenter le monde et de se faire, comme dit Bismarck, les « pions de l’univers. » Elle laissa entre les deux peuples un malaise long à se dissiper. Cependant les gouvernements jugeaient bon d’en finir. C’était l’époque où l’Angleterre comprenait qu’il fallait sortir de la « splendid isolation, » et le ministre Chamberlain parlait dans un discours « de la naturelle alliance de l’Angleterre avec l’Allemagne. » Mais Holstein n’y voulait pas croire. Il se méfiait de Carthage et cherchait au contraire à se rapprocher de la Russie. Fausse application du principe bismarckien, qu’il est bon d’avoir toujours deux fers sur le feu. L’Angleterre se découragea, l’occasion fut perdue.

Même mésaventure avec la France dans l’affaire du Maroc. M. Rouvier, après Tanger, avait proposé à l’Allemagne de s’entendre entre soi, avant la conférence. Holstein, toujours inquiet, tenait à sa conférence : toujours pour ne pas faire « le jeu de l’Angleterre, » et pour n’être pas celui « qui tire les marrons du feu, » il voulait le débat public et général. Il était persuadé d’ailleurs, on ne sait pourquoi, que la France, dans cette affaire, était le paravent de la Russie. Il ne pouvait se figurer qu’elle allait, après Fachoda, se réconcilier avec l’Angleterre et que le Maroc ferait les frais de la combinaison. Cependant, le temps passait. La conférence eut lieu. On sait ce qui arriva.

Est-il vrai que le pauvre Holstein ait joué le rôle exorbitant que lui reproche notre auteur ? Est-il vrai que pendant quinze ans un sous-secrétaire d’État, un simple commis, un subalterne, ait été, sans qu’on s’en doutât, la toute-puissante Éminence grise, le mauvais génie de l’Allemagne ? On jugera sans doute cette peinture fort exagérée. On ne peut nier en histoire l’action des causes fortuites et des infiniment petits : il est ordinaire aux vaincus d’expliquer par là leurs malheurs. En réalité, il y avait en Europe une situation qui dépasse de beaucoup l’importance d’un chef de bureau. C’est la situation créée il y a cinquante ans, dans la galerie de Versailles, par la victoire de l’Allemagne. Le prince de Bülow s’est écrié un jour qu’on n’avait jamais vu à aucune époque de l’histoire tant de grands États subsister ensemble dans le monde. Cette situation était fragile : il devait venir un instant où l’équilibre serait rompu. Le jour où l’Allemagne, emportée par un vent de triomphe, après trois guerres victorieuses, ressuscita un nouvel Empire ; le jour où, enivrée de sa magnifique fortune, elle s’élança sur ses vaisseaux et commença de montrer son pavillon sur toutes les mers ; où dans le vertige de sa puissance, elle se mit à hausser la voix, à prendre le ton arrogant, à parler de « poudre sèche » et de « place au soleil ; » où elle intervint comme arbitre dans les affaires humaines, voulut avoir son avis sur tout, se mêla de tout, chicana sur tout, prétendit que rien ne se passât sur la surface de la planète sans qu’elle y eût à dire son mot ; lorsqu’elle apparut de tous côtés, démesurée, insinuante, exorbitante ou menaçante ; lorsque de puissance européenne elle devint puissance mondiale ; lorsqu’elle inquiéta à la fois la Russie et l’Angleterre ; lorsqu’on s’aperçut que toutes les précautions qu’on avait prises contre elle se tournaient à son avantage ; que la marque Made in Germany, imposée par les transports anglais, ne faisait que servir son industrie et son commerce ; qu’il n’y aurait bientôt plus de place que pour elle dans l’univers : à dater de ce jour-là, la guerre était inévitable. Bismarck, à partir de sa victoire, avait passé la fin de sa vie dans le « cauchemar des coalitions : » l’échéance arrivait. La coalition était faite.

« Bismarck ! s’écriait un jour le prince de Bülow à la tribune du Reichstag. Ah ! qui a fait comme moi de ses actes et de ses discours l’étude de toute sa vie, s’est convaincu que la force de cet homme d’État incomparable ne consistait pas dans les cliquetis d’éperons, dans le bruit des bottes de cuirassiers et dans la menace des rapières, mais dans un jugement infaillible des hommes et des choses. Mettre en dogmes le prince de Bismarck n’est pas devenu chez nous seulement une manie, mais une vraie calamité. Nous souffrons d’une maladie qui s’appelle la caricature du prince de Bismarck. » Le prince de Bülow devait mieux dire. Il devait dire que l’Allemagne était malade de Bismarck. Elle en a vécu, elle en meurt. Il y a une Némésis.

Louis Gillet.

  1. 2 vol. Berlin, Reimer Hobbing Edit.