Littératures étrangères - Comme au siècle d’Elisabeth

Littératures étrangères - Comme au siècle d’Elisabeth
Revue des Deux Mondes6e période, tome 56 (p. 205-216).
LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES

COMME AU SIÈCLE D’ÉLISABETH


E.-B. OSBORN : THE NEW EL1ZABETHANS[1]


« Il y avait en lui un mélange de deux caractères que l’on trouve rarement ensemble : celui de l’homme de sport et de l’homme d’aventures, réuni avec les goûts de l’homme d’études et de l’homme du monde. C’était une de ces figures qui auraient trouvé leur vrai cadre dans le large horizon du siècle d’Elisabeth, dans la société des Sidney, des Raleigh, et il eût été acclamé par les habitués de la taverne de la Sirène… » C’est en ces termes que Sir Rennel Rodd parlait d’un de ses jeunes collègues dans la carrière diplomatique, tué prématurément dans les tranchées de Gallipoli, le lieutenant Charles Lister, fils de lord Ribblesdale. Ces paroles à leur tour servent d’épigraphe à un recueil précieux de notices biographiques consacrées aux jeunes écrivains, aux artistes anglais tombés pendant la guerre, à peine moins nombreux, hélas ! chez nos alliés qu’en France.

De toutes les « erreurs psychologiques » de l’Allemagne, je ne sais s’il y en a eu une plus grave, après celle de nous prendre pour un peuple dégénéré, que celle qui se résume dans le haineux sarcasme de l’Empereur sur la « méprisable petite armée anglaise. » Comment cette armée de Marlborough et de Wellington est devenue en trois ans celle de Kitchener, comment de la phalange épique des « Premiers cent mille, » elle s’est accrue jusqu’au deuxième et au « Dernier million, » comment cette Angleterre pacifiste de 1914 est devenue la nation armée de 1916 et de 1918, c’est là un de ces chefs-d’œuvre que ne suffit pas encore à expliquer l’inconcevable stupidité de l’agression allemande. Le fait demeurera un de ceux qui étonneront l’histoire. Il n’a pas laissé de surprendre ceux qui ont étudié, comme M. André Chevrillon, l’Angleterre nouvelle, et cette transformation faisait encore le sujet du célèbre roman que M. Wells consacrait au Cas de M. Britling.

C’est qu’il se faisait avant la guerre un de ces mystérieux travaux de la conscience, dont on ne s’aperçoit qu’après coup et qui avaient échappé aux innombrables espions de l’Allemagne. A peu près en même temps que nous pouvions deviner en France, quelques années avant la guerre, les premiers symptômes d’une jeunesse qui serait celle de la victoire, il y avait en Angleterre quelque chose d’analogue, une génération s’annonçant sous une nouvelle étoile, et qui ne ressemblait pas à celle de ses aînés. Rien n’est plus étrange en histoire que ces phénomènes mal définis qui séparent les âmes de deux générations et qui mettent un monde entre les pères et les fils. Il se trouva ainsi qu’au moment de la guerre il y eut, en Angleterre comme en France, une génération de guerre, toute une jeunesse prête aux armes, que les périls n’effrayèrent pas, et qui allait se plaire à jouer avec la tempête. Et c’est à cette génération imprévue que, faute d’un nom qui lui appartienne, et pour la rattacher à quelque chose dans le passé, l’auteur des notices dont j’ai parlé propose de donner provisoirement celui qui fait le titre de son livre, et que sir Rennel Rodd appliquait, dans les lignes qui ouvrent cette étude, au jeune fils de lord Ribblesdale.

Ce nom d’Elizabethans évoque tout d’abord pour un Anglais la glorieuse époque des contemporains de Shakspeare. Leur caractère essentiel, qui les rend toujours si charmants pour l’imagination anglaise, ce n’est pas tant d’avoir écrit cent chefs-d’œuvre pour la scène ; mais c’est que les œuvres tumultueuses, grossières et raffinées dont ils ont peuplé le théâtre, n’étaient que le reflet de leur propre existence. La grande invention de la Renaissance, faut-il le répéter après Taine et Stendhal ? c’est d’avoir créé un type d’homme complet, également cultivé dans son esprit et dans son corps, et capable d’ajouter ainsi une valeur nouvelle à la vie. Dans ce système, c’est la vie même qui devient une œuvre d’art. Ce sont les qualités de l’homme qu’il s’agit de développer et de mettre en action. Le culte de l’énergie, la passion de la beauté vivante, voilà les grands traits de la Renaissance. La littérature, la beauté peinte ou écrite ne jouent là que le second rôle. Etre d’abord homme accompli, cavalier, courtisan, soldat, et capable d’écrire en se jouant un poème raffiné sur le modèle de Sannazar ou de Montemayor, tel est l’idéal de l’humaniste, et tel est le portrait de ce Philippe Sidney, qui demeure le type achevé de l’Elizabethan.

A vrai dire, il faut se garder d’insister sur ce rapprochement, de peur de le fausser en y appuyant. Il subsiste de grandes différences entre l’homme de la Renaissance et nos contemporains. Les choses ne se répètent jamais deux fois d’une manière identique. Les idées du XVIe siècle et les nôtres n’ont en réalité pas grand’chose de commun. Il est seulement arrivé que la jeunesse anglaise, pour la première fois depuis plus de trois cents ans, s’est trouvée mise en demeure de vivre la vie dangereuse. Il fallait mériter de conserver l’empire, faire la guerre autrement que par procuration, à la manière d’une besogne qu’on fait faire par des spécialistes et où il suffit de fournir l’argent. Cette fois, il a fallu payer de sa personne, et la vieille Angleterre a été fort heureuse de retrouver dans son fonds, comme une armure un peu rouillée, de vieilles qualités militaires devenues depuis longtemps inutiles. C’est là ce qu’il y a de plus « élisabéthain » dans le cas présent, et le vieux Drake, qu’ entrait avec son escadre dans le Guadalquivir et s’en venait en rade de Cadix « griller la moustache au roi d’Espagne, » aurait reconnu de jeunes frères dans les intrépides marins de l’amiral Keyes, qui forcèrent la passe de Zeebrugge et servirent à l’ennemi « un plat de leur façon. »

Je ne puis résumer ici la vingtaine de portraits dont se compose la présente galerie des « nouveaux Elisabéthains. » Quelques-uns sont déjà connus, comme cet Alan Seeger, engagé volontaire à notre Légion étrangère, dont on a publié en France les lettres et les poèmes de guerre, et auquel l’Académie française a décerné un de ses prix. Celui-là du reste ne figure dans les lettres anglaises qu’à titre d’Américain. Quelques autres étaient des poètes encore à peu près ignorés, de tout jeunes gens frais émoulus d’Eton ou de Rugby, et dont je ne connais d’autres vers que les fragments cités dans leur nécrologie. Il y a, dans le nombre, des amateurs, des diplomates, des peintres, un champion de tennis, un auteur dramatique, Harold Chapin, qui a écrit de charmantes esquisses populaires, un critique comme Dixon Scott, auteur de ces spirituels essais, sur l’Ingénuité de Bernard Shaw et la Tendresse de Rudyard Kipling ; un colon de l’Est africain, Brian Brooke, géant que les indigènes appelaient Korongo, et qui depuis longtemps, sur les confins de l’Ouganda, avait appris à lutter contre l’influence allemande, auteur de vers un peu barbares sur la faune tropicale. Il est fort difficile à un étranger d’apprécier, d’après de si courts exemples, la perte qu’a pu faire en eux le génie anglais. A cet âge où les œuvres sont rares, où les plus beaux talents ne sont guère que promesses, seul un cercle d’intimes peut avoir une impression réelle de ce qu’aurait pu donner l’âge mûr. Que peut-on dire d’un enfant mort à vingt ans, comme Charles Sorley ? Pour qui ne l’a pas connu, ce n’est qu’une fleur, une espérance : elle a été trop tôt ravie pour qu’il soit permis d’en dire davantage. Elle se confond pour nos regrets dans cette foule impersonnelle de jeunesses fauchées, dans cette aube vite ensanglantée et qui n’aura pas vu le jour.

Ces figures demeurent forcément un peu lointaines et imprécises pour le lecteur français. Leurs traits ne sont pas assez distincts pour nous permettre de saisir ce qu’elles apportaient de nouveau. Il faut donc dans le nombre en choisir une qui soit plus représentative, plus aisée à étudier et qui nous montre, avec un relief plus certain, quelques-unes des qualités de l’Angleterre nouvelle. Ou se rappellera sans doute la belle étude que Mme Jean Dornis publiait ici même, voilà bientôt deux ans, sur le poète Rupert Brooke. Depuis lors, des éléments nouveaux sont venus entre nos mains et en particulier des extraits de ses lettres, recueillis dans un de ces Mémoires qu’affectionne l’amitié anglaise, et auxquels nous devons tant d’inestimables renseignements sur les poètes du dernier siècle. Cet exemple nous permettra de serrer de plus près le caractère de cette nouvelle génération anglaise qui a été celle de la guerre, et que l’on a essayé de définir par le nom d’ « élisabéthain. »

A vingt-quatre ans, le nom de Rupert Brooke était déjà célèbre comme celui d’un des jeunes poètes les mieux doués de l’Angleterre. La mort le fit entrer dans la gloire, la mort et la publication d’un recueil posthume de poésies, que bientôt tout ce qui parle anglais dans le monde sut par cœur. Depuis sa première édition, au mois de juin 1915, (l’auteur était mort en avril, âgé de vingt-sept ans), ce mince volume de cinquante pages a eu plus de cent mille exemplaires. Il y a peu d’exemples d’une pareille fortune pour un livre de vers. L’Université de Yale, en 1916, décerna à la mémoire de Rupert Brooke le premier prix annuel de la fondation Howland, qui vient d’être attribué à notre compatriote le peintre Charles Lemordant. Cinq ou six sonnets immortels, les plus beaux qu’ait inspirés la guerre, la grâce juvénile des autres pièces, où se révélait un tempérament adorable de poète, parfumé de tous les parfums de l’Océanie, et la fin du héros, emporté à l’âge de Keats, sur la mer des Cyclades, dans l’île de Scyros, comme Byron à Missolonghi, pour la délivrance de Constantinople tout s’unissait pour faire de cette mort prématurée une mort prédestinée, réveillant dans toutes les mémoires les plus belles images : une mort à laquelle Homère, le sourire d’Hélène, les lauriers et les myrtes des îles de la Grèce, les souvenirs des poètes et ceux de la croisade s’accordaient pour faire, avec la mer et la plainte des Sirènes, les plus magnifiques funérailles.

C’était une nature d’un charme irrésistible, vive, ardente, inquiète, avec une gaieté, une sensibilité exquises. Une beauté gamine et radieuse, un Apollon enfant, disent ceux qui l’ont connu, les lèvres gourmandes et entr’ouvertes, les narines frémissantes, aspirant avidement la joie. Il avait cette impatience qu’on remarque souvent chez les êtres qui n’ont pas de longs jours à vivre. A vingt ans, il se croyait vieux. Des accès de dépression et de découragement où il se désespère, où il doute de tout, et se représente boudant et chipotant la vie comme un fruit gâté sur une assiette. Le lendemain, il a tout le printemps dans les veines. Il veut « faire à pied mille milles, écrire mille drames, composer mille chansons, avaler mille pots de bière, embrasser mille jeunes filles… » Il y a des moments où « le seul fait d’exister suffit à remplir l’âme d’un sentiment de triomphe. Un flot débordant d’optimisme balaie tous les motifs de trouble et de tristesse. » « Une demi-heure de flânerie, dans la rue, dans une gare, découvre tant de beauté qu’il est impossible de résister à un transport de bonheur. Et ce ne sont pas seulement les belles choses qui produisent cet effet-là. Un coup de soleil sur un mur nu, sur un trottoir boueux, la fumée d’une locomotive, la nuit, prennent une signification, une importance soudaine, dégagent une puissance de poésie qui arrête tout d’un coup la respiration avec un sentiment de certitude et de bonheur. Ce n’est pas que ce mur, cette fumée en soi aient le moindre intérêt, contiennent la moindre idée générale ; seulement, ces choses tout à coup apparaissent merveilleuses, uniques. C’est comme d’être amoureux d’une personne. Cette personne est ce qu’elle est, ni plus grande ni plus belle que la réalité. Mais c’est un plaisir extraordinaire que cette personne existe. Je crois que ma grande affaire est d’être amoureux de l’univers… » Et toujours ce sentiment que tout fuit, que tout passe, qu’aucun des spectacles qui composent chaque minute de cet univers ne se reproduira une seconde fois, que tout ce qui nous entoure, « cette province solide, ces bourgeois solennels, ces vieilles filles, ces hommes d’affaires, que tout cet ordre de choses imperturbable qui m’environne, s’évanouira comme une fumée ; que toute cette écrasante réalité présente deviendra aussi morte, aussi étrange, aussi fantastique que le temps des crinolines ; » partant, que toutes ces choses fugitives sont précieuses, qu’aucune n’est vulgaire, que toutes ces apparences destinées à mourir en prennent une valeur plus rare, cette valeur de l’éphémère qui met une vague angoisse dans le cœur du poète à la chute de chaque jour, quand « la lumière s’attarde encore sur la colline avec le premier frisson de la peur de la nuit, » — lui fait dire, au retour d’un voyage : « J’ai vieilli. Je suis un peu plus mort que je n’étais, » et lui a inspiré quelques-unes de ses plus pénétrantes poésies : « Adieu, jour que j’aimai !… »

Je me rappelle qu’un de mes amis anglais, après un long séjour de douze ou quinze ans en France, rentré dans son pays aux environs de 1905, fut frappé du changement qui s’était produit dans l’intervalle. Toute une nouvelle école poétique s’était formée en son absence. Le public ne s’en doutait pas encore. Aucune des œuvres nouvelles n’avait franchi les portes d’un petit cénacle’ de jeunes gens, de jeunes Revues et de connaisseurs. Rupert Brooke n’était à ce moment qu’un des derniers venus. C’est lui qui réussit cependant à forcer l’attention ; on n’apercevait encore qu’un petit nombre de talents isolés, il eut le mérite d’en faire un groupe. Il avait eu d’abord l’idée d’une mystification : il aurait composé un volume de vers, qu’il aurait publiés sous une douzaine de pseudonymes comme l’œuvre d’un groupe de poètes contemporains. Il se ravisa ensuite, puisqu’il y avait en réalité beaucoup plus de douze jeunes poètes, et c’est de là que sortit la petite anthologie des œuvres de Lascelles Abercrombie, George Bottomley, John Drinkwater, John Masefield, Trevelyan, Wilson Gibson et Waller de la Mare, qu’il publia au commencement de l’année 1912, sous le titre, — choisi par opposition aux poètes du siècle de Victoria, — de Georgian Poetry. Au surplus, il ne faut voir dans ce titre qu’une date, et non pas du tout cette idée que le gouvernement de S. M. George V soit pour rien dans les goûts de la nouvelle école poétique, non plus que Louis-Philippe, par exemple, ne fut pour rien dans le romantisme. Le mot de « Georgian » n’est qu’un synonyme de « moderne » ou de « contemporain. »

« Tout le mécanisme de la vie, le décor, les idées, les hommes deviennent méconnaissables d’une génération à l’autre. Je ne suis pas sûr du progrès. Mais je suis sûr du changement. » Ce sentiment aigu du moderne, du fuyant, du relatif, qui est le tourment de Rupert Brooke et le fond de sa joie et de sa mélancolie, comment s’exprime-t-il dans ses vers ? Quels indices y découvrons-nous sur l’âme de cette Angleterre nouvelle, de cette jeunesse « du temps de George, » qui allait à l’improviste mériter doublement le nom de son saint patron ? Sans doute, c’est peu de chose que deux courts volumes de vers pour représenter l’âme complexe d’un grand pays. Mais c’est le privilège du poète d’enfermer en si peu de mots et dans une si légère quantité de matière un riche trésor de sentiments. L’Angleterre a fini par se reconnaître en lui, si bien qu’on a le droit de voir dans cette œuvre si brève le reflet des émotions d’une partie au moins de la jeunesse anglaise.

Ces vers, surtout dans le premier recueil, pourraient passer au premier abord pour les vers presque insignifiants de tout jeune homme amoureux, et un critique, en les lisant, se borne à demander à l’auteur « quand il aura fini d’écrire des noms de femmes sur l’écorce de tous les arbres. » Ce sont en effet des sonnets, de courts poèmes d’amour, d’un sentiment qui ne semble pas dépasser l’épiderme, et qui ne se meuvent guère que dans le domaine du flirt, entre le caprice et le dépit ; ils ne mériteraient par eux-mêmes nulle attention, si ces choses un peu mièvres ne revêtaient presque toujours une expression d’art, une valeur de style et d’images qui malheureusement les rend intraduisibles. Il faut décidément renoncer à traduire ce qui fait d’un vers comme celui-ci :


Astonishment is no more in hand or shoulder,


je ne sais quoi de grave et de définitif, l’expression du désenchantement qui suit la satiété, lorsqu’un corps bien-aimé apparaît brusquement dépouillé de la magie que l’amour prêtait à chacun de ses gestes et de ses attitudes. Peu de poètes anglais avaient eu un tel sens du pouvoir de la forme. Certaines pièces familières, sur un intérieur à l’heure du thé, par exemple, recevaient de ce pouvoir le charme que nous trouvons à certaines toiles impressionnistes. Mais quelques autres, sept ou huit, concentraient l’essence la plus « moderne » de cette poésie d’une manière presque irritante et presque désagréable. Qu’on lise le morceau intitulé Jalousie, ou le sonnet de Volupté, on sera frappé par une expression brutale des réalités de l’amour, qui aurait fait scandale il y a quelques années et paru impossible dans la littérature anglaise. De tels poèmes, comparables pour l’effet à certaines pièces de Baudelaire (encore que l’auteur paraisse connaître assez peu le poète des Fleurs du mal) font mesurer le chemin que l’esprit de nos voisins a parcouru depuis le temps de Victoria, et depuis le moment où les livres anglais jouissaient de cette réputation qui permettait aux mères de les mettre sans crainte entre les mains de leurs filles.

Sans doute quelques-uns de ces morceaux, comme le sonnet du Pas-de-Calais, où il est question d’un amour combattu par le mal de mer, ne semblent pas exempts d’une nuance d’espièglerie. L’auteur déclare pourtant que le point de départ en est sérieux, et que « le mal de mer est aussi respectable que la fièvre cérébrale. » Il rappelle certains faits vulgaires qui contiennent parfois toute une tragédie ; il rappelle les brutalités des « Elisabéthains, » et il invoque le fameux sonnet de Shakspeare : « Les yeux de ma maîtresse ne sont pas des soleils. » Le « sérieux » de ces poèmes, c’est en somme de rompre avec la convention idéale et de faire entrer dans la poésie le côté physique de l’amour. Est-ce que « le véritable réalisme » littéraire se bornerait à n’être qu’une reproduction intrépide de ce qui se dit au fumoir en présence d’un clergyman ? »

Un second trait de ces poèmes (et plus sensible encore dans le dernier recueil, composé presque tout entier à Tahiti), c’est une irréligion tranquille, un matérialisme tout épicurien. Ce sentiment est bien éloigné du satanisme de Byron, de ses imprécations et de ses injures aux dieux ; il ne ressemble même plus au déisme anticlérical, qui fait parfois de Swinburne un émule de Victor Hugo dans le Pape ou dans les Raisons du Momotombo. Sans doute, le poète écrit plaisamment dans ses lettres « qu’il brûle et qu’il torture tous les jours les chrétiens, » et il lui arrive de parler en vers de la fuite du « noir escadron des Dieux. » Mais la plupart du temps il se borne à déclarer que le monde finit ici-bas et qu’il n’y a pas d’autre Paradis que la terre.

On a dit d’André Chénier qu’il était athée avec délices. Rupert Brooke, que les filles de Papeete appelaient Pupure, à cause de ses boucles blondes, nous apparait-il autre dans cette voluptueuse élégie de Tiare Tahiti ou dans ce piquant poème du Ciel, où il se figure ingénieusement la théologie d’un poisson ? « Nul doute que le Bien ne doive sortir un jour de l’Eau et de la Boue ; l’œil de la piété discerne un dessein, une cause finale dans la Liquidité ; la foi nous le dit : l’Au-delà ne peut être l’Absolument Sec… Oh ! dans le Torrent Éternel, nulle mouche ne cache un hameçon ; mais il y croit des herbes plus que terrestres, il s’y amasse une céleste vase ; il y abonde des chenilles grasses, des libellules du Paradis, des insectes incorruptibles, des mouches surnaturelles ; là vit le Ver qui ne meurt jamais. Et dans ce Ciel de ses rêves, plus de terre, dit le Poisson. »

Cette altitude irrespectueuse s’exprime particulièrement dans une lettre à Miss Violet Asquith, écrite des montagnes de Fiji, et où le poète s’amuse à feindre la terreur qu’il a d’être mangé par les cannibales. « C’est absurde. Il y a vingt ans qu’ils ne mangent plus personne, et il y a bien plus longtemps qu’ils ont renoncé à cet usage particulièrement exécrable, de garrotter leur victime, de la débiter membre à membre et d’en dévorer les morceaux sous ses yeux. Avoir à contempler la transsubstantiation de sa personne en celle d’un vilain nègre, quelle indignité ! L’idée des sentiments qui peuvent passer par la tête d’un malheureux réduit à l’état de quartiers dépecés, à la vue de ses derniers lambeaux en train de rôtir, me remplit de pitié. » Là-dessus, il continue avec un humour bouffon et commence un sonnet burlesque : « O mon amour ! ces yeux que tu aimais, ils en ont fait des yeux pochés… » Puis, ayant achevé de détailler ce bizarre menu anthropophage, il ajoute : « Maintenant, ce serait le moment de finir sur la note élevée, d’élargir l’horizon. C’est du devoir de la poésie. On peut caresser le détail, fignoler le corps du poème, mais à la fin il faut ouvrir la fenêtre et se tourner vers Dieu, vers la Terre, vers l’Eternité, vers les vieux grands Je-ne-sais-quoi. Ça donne l’essor, comme disent les Américains. C’est essentiel. Avez-vous remarqué que, dans tous les poèmes de la famille Browning, il y a toujours Dieu qui apparaît au dernier vers ? C’est très comique, si on s’amuse à lire tous les derniers vers à la file, comme ceci : « Et si cet ami était… Dieu ? » — « Et après ? Il y a… Dieu. » — « Et pour le reste, à… Dieu. » — « Et s’il plaît à Dieu, nous ne nous aimerons que davantage après la mort, » etc., etc. J’ai oublié toutes ces sottises. Cela montre ce qu’étaient ces vieux du temps de Victoria. » Et dans une autre lettre, écrite celle-là en novembre 1914, il rapporte ce mot d’un soldat qui avait fait toute la campagne de Charleroi à Ypres et résumait ses impressions : . « Ce que je n’aime pas dans cette sacrée Europe, ce sont toutes ces sacrées peintures de Jésus-Christ et de sa famille, derrière de sacrés bouts de glaces. » Et il ajoute : « Ce mot me parait exprimer parfaitement cette insularité et ce joyeux athéisme qui sont les caractères essentiels de ma race. »

Ainsi, nous vivions sur la foi d’une Angleterre prédicante, anglicane, piétiste et un peu sermonneuse, tenant d’une main un livre de comptes et de l’autre le Décalogue. Nous la regardions avec curiosité comme le pays du cant, un pays façonné par des siècles de torysme, un peu raide et gourmé dans sa rigueur évangélique, où un homme, au coin de son feu, sans témoins, n’osait croiser les jambes de peur d’être improper. Il y avait bien, de temps à autre, les explosions de révolte blasphématoires du romantisme, mais elles étaient si distinguées qu’elles en devenaient inoffensives. L’Angleterre s’était composé avec les idées puritaines une religion à elle, qui s’était consolidée en devenant celle de la grande majorité bourgeoise. C’était un idéal de dignité morale, une religion quasi romaine, fortement assise dans le ciel, et laissant à l’esprit toute son activité dans le domaine pratique ; cette Angleterre majestueuse avait ses poètes lauréats, un Southey ou un Tennyson, son théoricien, Macaulay, son prophète, Carlyle, son sénat de Great old men, faisant songer au Grand Conseil de la Sérénissime République de Venise, et tout ce système semblait faire partie de l’ordre éternel de la nature. Et nous ne nous étions pas aperçu que, depuis quelque temps, cet admirable décor n’était plus qu’une façade ; le personnage wesléien ou presbytérien que la Grande-Bretagne s’était forgé depuis Cromwell, et qu’on avait fini par prendre pour sa figure, tombait de toutes parts ; derrière cette nature acquise, artificielle, reparaissait la véritable et sous l’Angleterre officielle, — comme le courant « libertin » après le jansénisme et le siècle de Louis XIV, — recommençait à sourdre la veine vivace et gaillarde du temps d’Elisabeth, le sensualisme de la Renaissance et toute la vie turbulente de la Merry England

La guerre surprenait le poète en Angleterre, deux mois après son retour de Tahiti.

Ce qui le troublait, c’était de savoir si l’Angleterre agirait comme il faut. De la vieille morale anglaise, le voluptueux, l’immoraliste qu’il était conserve la conscience droite et le sens de l’honneur. Il s’engagea dès le milieu d’août dans l’infanterie de marine, mais il s’impatientait du petit nombre des volontaires. « Il y a décidément trop de gens qui n’ont aucune envie de se faire trouer la peau. » Il souhaita un bon raid de zeppelins pour les secouer un peu. Il écrit : « De tous les vivants, par le temps qui court, il n’y a qu’un Français qui ait le droit d’être fier. » En octobre, le corps de marine fut brusquement jeté à Dunkerque, embarqué pour Anvers, essuya les premiers obus et couvrit la retraite belge à travers le port en flammes. Le poète vit l’exode lamentable de la population et sut dès lors qu’il se battait pour empêcher qu’on revit « ça. » A la fin de février, il partit avec l’armée des Dardanelles ; la flotte fit le tour de l’Espagne, qu’il devina à son parfum comme une dormeuse dans les ténèbres, fit escale à Malte, pénétra jusqu’à Mudros, remit le cap sur l’Egypte. Jamais il n’avait été plus heureux. Une insolation le frappa au Caire. Après une semaine d’hôpital, il rejoignit le bord du Grantully Castle. Mais la flèche d’or d’Apollon avait marqué sa victime. En quelques heures, transporté à bord d’une cabine du Duguay Trouin, le poète succomba à un empoisonnement du sang, et fut enseveli dans l’ile de Thésée, dans l’ile où le subtil Ulysse découvrit Achille déguisé parmi les jeunes filles, un soir de printemps, le 23 avril, le jour de Shakspeare et de Saint-George.

Ainsi mourut, en pleine jeunesse, ce frère des immortels. Que d’images dans sa brève odyssée, que de sensations l’« Universel Amant » emportait avec lui ! La vieille Angleterre souriante avec ses poètes, ses jeunes filles, ses maisons amicales et ses doux paysages, Florence, Venise, les Alpes, Nice, le Canada et la Californie, et ce vivant Paradis des îles du Pacifique, où la mer brise avec un murmure éternel sur des ceintures de corail, où dansent des vierges au corps de bronze, pareilles à des déesses, sous un ciel indulgent, sur un Eldorado d’une beauté enivrante ; et puis la guerre, des villes qui brûlent, les odeurs de l’Andalousie flottant sur la douceur de la Méditerranée, l’Egypte d’Antoine et de Cléopâtre, et l’Ionie d’Homère, et le fantôme d’Hélène et la vision de Constantinople… Un jour, dans un de ces sonnets qui dureront autant que la langue anglaise, le poète se demandait s’il n’y aurait, pas, après la mort, « on ne sait quel espace heureux où son âme pourrait déployer ce trésor embaumé de chansons et de fleurs, de ciels et de visages, les compter, les manier et les contempler en rêvant, comme une mère, qui a regardé ses enfants jouer autour d’elle pendant la longue richesse du jour, s’assied au crépuscule et songe, les mains croisées, tandis que les enfants dorment et que la nuit tombe. » La Patrie est cette mère qui veille désormais autour de son sommeil. C’est elle qui feuillette et garde son « trésor, » à côté des reliques de ses autres poètes, et c’est à ses vers admirables que, en les comparant à ceux de ses aînés du temps d’Elisabeth, elle demandera toujours quel fut le son le plus pur de la poésie « géorgienne ».


Louis GILLET.

  1. Londres et New-York, John Lane, in-8o, 1918. — Cf. Rupert Brooke, Collected Poems, with a memoir (par Ed. March). Letters from America, préface de Henry James, Londres, Sidgwick et Jackson Ltd., 2 vol. in-8o 1916. Georgian Poetry (1911-1912) 11e édit. 1918, Londres, The Poetry Bookshop.