Littérature russe - Moumounia
Ce n’est pas d’ordinaire dans leurs commencemens qu’on aime à observer les littératures ; on attend volontiers, pour s’en occuper, l’époque de force et d’épanouissement, qui, pour quelques-unes, ne vient jamais. L’époque moins brillante et plus laborieuse où une littérature cherche à se créer une vie originale mérite cependant qu’on l’interroge et qu’on l’étudie. Si l’on prend pour exemple la littérature russe, il est difficile de refuser son intérêt au spectacle des tentatives qu’elle multiplie depuis quelques années pour s’élever à l’indépendance, après avoir longtemps subi les influences étrangères. Dans son désir d’exprimer fidèlement la vie nationale, elle ne se lasse pas d’en reproduire les aspects, d’en noter les singularités, d’évoquer sous mille formes les types divers qui la représentent. C’est par l’observation en quelque sorte qu’elle se prépare à l’invention, et la plupart des récits nés de cette tendance nous apparaissent moins encore comme des témoignages littéraires que comme les chapitres épars d’une vaste enquête que la Russie poursuit courageusement sur elle-même.
L’histoire qu’on va lire porte à un haut degré ce caractère d’exactitude et cette empreinte locale que recherchent les écrivains russes. L’auteur, M. Ivan Tourguenef, est bien connu déjà par un livre qui, hors de son pays même, a trouvé des lecteurs sympathiques et des appréciateurs compétens[1]. Les Mémoires d’un Chasseur étaient un curieux ensemble d’études sur la vie de campagne en Russie. Dans le nouveau récit, la scène change ; nous sommes à Moscou, et l’homme de la campagne est placé en regard de la domesticité servile d’une grande maison russe. Le type de serf qu’a tracé M. Tourguenef est de nature sans doute à provoquer l’étonnement aussi bien que l’intérêt, et on pourrait même être tenté d’accuser le conteur d’exagération. Tout ici est cependant exact, et M. Tourguenef a eu sous les yeux ces abus trop réels aussi bien que ces vertus trop ignorées. Son but a été d’avertir ses compatriotes en même temps que de les émouvoir, et en montrant jusqu’où peut aller chez certaines natures l’obéissance passive du serf, il a voulu indiquer où doivent s’arrêter les exigences du maître.
Un mot maintenant sur l’écrivain auquel nous allons laisser la parole. M. Ivan Tourguenef appartient à cette génération qui a vu le réveil des sentimens de nationalité coïncider avec une impulsion féconde donnée aux études universitaires à Saint-Pétersbourg. Sorti de l’université en 1837, M. Tourguenef se laissa gagner un moment par le souffle qui entraînait à cette époque la jeunesse russe vers les spéculations de la philosophie germanique. Il alla s’éclairer sur cette philosophie en Allemagne même, avec toute la bonne foi d’un adepte convaincu et fervent. Il ne tarda pas cependant à reculer devant les abstractions qui l’avaient séduit, et son attention se détourna des problèmes de la psychologie pour se porter sur les phénomènes de la vie réelle. À son retour des universités allemandes, M. Tourguenef, après avoir débuté dans la poésie par quelques essais peu remarqués, eut le bon esprit de passer quelques années dans le silence et dans l’étude, observant tour à tour la vie de salon à Saint-Pétersbourg et la vie de campagne dans ses terres. C’est celle-ci surtout qui l’attirait. Il en étudiait les souffrances, les joies, les passions, avec une sollicitude toujours en éveil. Rien ne lui échappait. Il était chasseur : il allait au hasard à travers les bois et les plaines ; partout connu, il était partout accueilli avec empressement, et partout il voyait, il écoutait, il jugeait. Ici, le champ de l’observation était encore vierge et par conséquent riche et plantureux. Il l’puisa à pleines mains. M. Tourguenef était entré ainsi sans idée préconçue, ni système arrêté dans la voie de Gogol : non pas que Gogol se fût jamais occupé des mœurs et de la vie des paysans ; mais le premier il avait posé les bases, dans la littérature russe, de l’analyse sociale au point de vue positif, ou, si l’on veut, il avait posé les principes d’une école appelée par ses tendances réalistes à lutter contre la vieille école, celle de l’idéalisme de convention, et destinée même à la détrôner après de rudes et vaillans combats, où M. Tourguenef se signala à côté d’un autre continuateur de Gogol, M. Grigorovitch, jeune et plein de verve comme lui, et qui a également pris les hommes de la terre pour objet constant de ses études[2]. M. Tourguenef ne s’est pas contenté d’ailleurs de marcher sur les traces de Gogol ; il a consacré à l’auteur des Âmes mortes une étude dont la publication faite à Moscou, malgré l’interdiction de la censure de Saint-Pétersbourg, provoqua contre M. Tourguenef un arrêt d’exil, qui fut levé à la suite d’observations présentées par le grand-duc héritier lui-même (aujourd’hui Alexandre II) en faveur de l’écrivain.
En 1847, M. Tourguenef vint en France, et il l’séjourna assez longtemps pour assister aux plus tristes scènes de la révolution de 1848. Chose étrange, c’est au milieu de Paris, dans un des riches hôtels de la rue de la Paix, qui furent esquissés la plupart des récits qui composent les Mémoires d’un Chasseur. Le jeune Russe, qu’avait attiré le bruit de nos libertés et de notre civilisation, fatigué, ainsi qu’il l’a avoué depuis, du spectacle sans cesse renaissant de nos troubles civils, se prit à songer aux tranquilles scènes de la vie moscovite, à celles qu’il avait observées dans ses excursions de chasseur, à ces petits drames domestiques dont le hasard l’avait rendu plus d’une fois témoin; il chercha à se délasser du bruit de la rue en ravivant dans sa mémoire ces paisibles souvenirs, en les fixant sur ces pages animées qui devaient devenir l’ouvrage éminemment russe dont nous venons de parler.
Dans cet ouvrage, l’écrivain s’était révélé; on sait quel en fut le succès. Quelques récits, quelques essais dramatiques l’ont seuls suivi. C’est à ce dernier groupe d’études qu’appartient Moumounia. Depuis la publication des Mémoires d’un Chasseur, on peut dire que M. Tourguenef, — occupé d’un grand roman où il veut mettre en regard la vieille et la nouvelle société russe, — n’a fait que creuser de plus en plus la veine qu’il venait de découvrir. Là s’arrête donc pour le moment sa vie littéraire, et ce que nous en avons dit suffit pour caractériser la manière de l’écrivain. M. Tourguenef s’est de bonne heure écarté des sentiers battus où marche la jeunesse russe. Il a abordé l’étude de son pays par ses côtés les plus sérieux. Aussi son imagination est-elle contenue; elle s’est volontairement soumise à la reproduction des réalités de la vie de province ou de campagne en Russie. Ce réalisme n’a toutefois rien d’étroit ni de vulgaire : si le fond en est triste quelquefois, les formes en restent originales et vives. Les plus sombres drames de M. Tourguenef se détachent toujours sur des horizons paisibles et sourians. Partout chez lui la grâce du dessin adoucit l’amertume de la pensée. Quelquefois aussi le courant philosophique est le plus fort, il emporte la volonté de l’écrivain, et à l’occasion de quelque humble serf, on peut admirer comment certains hasards sociaux tordent ou brisent à la longue, souvent au moyen de puériles et ridicules instrumens, les plus fermes et les meilleures natures. Telle est, si je ne me trompe, l’impression produite par l’histoire de Moumounia.
A l’extrémité d’un des quartiers reculés de Moscou, dans une maison grise avec des colonnes blanches et un balcon penché, vivait une veuve entourée de nombreux domestiques. Ses fils étaient au service et habitaient Saint-Pétersbourg, ses filles étaient mariées. Elle sortait rarement et terminait une existence sordide dans la solitude et l’ennui.
Le personnage le plus remarquable entre ses serviteurs était le dvornik[3] Guérassime, homme de haute stature, bâti en hercule et sourd-muet de naissance. Sa maîtresse l’avait fait venir du village où il vivait seul dans sa petite isba, passant à juste titre pour le paysan le plus actif et le plus laborieux de l’endroit. En effet, doué d’une force athlétique, il travaillait comme quatre et avec une dextérité merveilleuse. Il y avait plaisir à le voir labourer la terre, ses larges mains appuyées sur la charrue, de manière à faire croire que seul il fendait le sol rebelle sans le secours de son cheval efflanqué, ou bien lorsqu’à la Saint-Pierre il s’emparait de sa vaillante faux à laquelle une forêt de jeunes sapins n’aurait pu résister, ou bien encore lorsque, s’armant de son fléau de trois archines[4], il battait les gerbes rapidement et sans repos. Son mutisme éternel donnait je ne sais quel caractère de solennité à ce labeur infatigable. C’était un digne et brave garçon, et, n’eût été son infirmité, il n’est guère de fille qui ne se fût trouvée heureuse de l’accepter pour mari.
Un matin Guérassime avait reçu l’ordre de partir incontinent pour Moscou. On lui avait acheté un caftan pour l’été, une touloupe pour l’hiver[5], après quoi on lui avait mis entre les mains une pelle avec un balai, et il s’était vu créer dvornik. Son nouveau genre de vie lui déplut d’abord. Dès son enfance, il avait été habitué à la vie des champs et aux travaux qui la remplissent; isolé de la société des hommes par sa double infirmité, il avait grandi muet et puissant comme l’arbre qui croît sur une terre féconde. Transporté brusquement au milieu de la ville, il se laissa gagner par l’ennui sans pouvoir se rendre compte de l’état de son esprit. Cependant ses nouvelles occupations étaient un jeu pour Guérassime auprès des pénibles travaux de la campagne; une heure lui suffisait pour les accomplir, et alors, debout au milieu de la cour, il regardait bouche béante les passans de la rue, comme s’ils avaient pu lui donner le mot de son état étrange, ou bien il gagnait quelque coin, et là, repoussant pelle et balai, il se jetait la face contre terre et gisait ainsi des heures entières, immobile comme un animal sauvage qui aurait été capturé. Heureusement l’homme se fait à tout, et Guérassime finit par s’habituer à son existence de dvornik. Il avait peu de chose à faire; toutes ses fonctions consistaient à entretenir la propreté de la cour, à aller deux fois par jour emplir un tonneau d’eau fraîche à la rivière, à fendre le bois, à le transporter pour l’usage de la cuisine et des appartemens, ensuite à ne laisser pénétrer aucun étranger dans la maison et à faire bonne garde la nuit. Il faut lui rendre cette justice, qu’il remplissait ses fonctions avec une exactitude scrupuleuse : la cour était d’une propreté exemplaire, et s’il arrivait que le misérable cheval confié à ses soins pour le transport de l’eau s’arrêtât tout à coup impuissant à retirer sa charrette en- foncée dans quelque mare, il lui suffisait d’un coup d’épaule pour remettre sur pied charrette et cheval. S’il fendait du bois, sa hache manœuvrait merveilleusement dans ses mains, et les bûches s’amoncelaient comme par miracle autour de lui. Pour les vagabonds et les malfaiteurs, depuis qu’il en avait saisi deux qu’il avait entrechoqués l’un contre l’autre de manière à rendre leur translation au siège[6] inutile, il ne s’en était plus trouvé d’assez hardis pour oser se risquer dans sa cour. Tous les voisins le respectaient, et les valets de la maison conservaient avec lui, sinon des rapports fort amicaux, du moins de bons rapports, car ils le craignaient. D’ailleurs ils se faisaient entendre de lui par signes; il les comprenait et exécutait ponctuellement les ordres qui lui étaient transmis de cette manière; de son côté, il connaissait ses droits et savait les soutenir. En général, Guérassime était d’un caractère grave et sévère; il aimait l’ordre en toute chose; les coqs eux-mêmes n’eussent osé se battre en sa présence.
On lui avait assigné pour logement une petite mansarde au-dessus de la cuisine : il l’avait arrangée selon son goût et s’y était construit un lit en planches de chêne sur quatre solides troncs d’arbres, un vrai lit d’ancien preux : on eût pu le charger de cent pouds[7], qu’il n’aurait pas cédé d’une ligne. Sous le lit se trouvait un gros coffret, dans un coin une table solide comme le lit, et à côté de la table une chaise sur trois pieds. La mansarde se fermait au moyen d’un fort cadenas dont la clé ne quittait jamais la ceinture de Guérassime. Il n’aimait pas qu’on entrât chez lui.
Ainsi s’écoula une année, au bout de laquelle se succédèrent dans la maison de Moscou les incidens que je vais raconter.
La vieille maîtresse du dvornik, fidèle en tout aux anciens usages moscovites, entretenait de nombreux domestiques autour d’elle : sa maison ne contenait pas seulement des blanchisseuses, des couturières, des menuisiers, des tailleurs; il l’avait même un bourrelier, lequel, au besoin, remplissait aussi les fonctions de vétérinaire et celles de médecin pour les gens. D’ailleurs un docteur était attaché au service de la dame et faisait partie de la maison; enfin il l’avait encore un cordonnier, Klimof, dit le capitan, un ivrogne fieffé.
C’était à ce capitan Klimof qu’il était réservé de jetei" le premier élément de trouble dans la calme existence du dvornik. La vieille dame ayant imaginé que le mariage pourrait cori-iger l’ivrogne, il fut bientôt question entre elle et son majordome Gavrilo de l’unir à une pauvre fille déjà un peu sur le retour, — vingt-huit ans, — humble, timide, sans volonté. Tanouscha obéit docilement à la fantaisie de sa maîtresse, malgré la crainte qu’elle éprouvait à l’idée de la violente douleur que cette nouvelle pouvait causer à Guérassime, — car Guérassime l’aimait[8]. Ce mariage ne causa cependant aucun scandale. On employa une ruse qui dompta le muet. Il avait une horreur invincible pour les ivrognes, et l’on sut persuader à Tatiana de simuler l’ivresse en présence de. son terrible amant. Le moyen réussit. Guérassime fut saisi d’une profonde et morne douleur, mais il triompha de son amour et de lui-même.
Tout ceci se passait au printemps. Tanouscha avait épousé le cordonnier, lequel, se livrant de plus en plus à sa passion alcoolique, finit par devenir complètement inutile dans la maison. Comme toujours dans ces sortes de cas, il fut renvoyé au village avec sa femme. Au moment de leur départ, Guérassime sortit de sa mansarde, s’approcha de la jeune femme et lui présenta d’un air embarrassé un fichu de coton rouge que depuis un an il avait acheté à son intention. Tatiana, qui jusqu’à ce moment était restée impassible au milieu des vicissitudes de sa pauvre existence, ne put retenir une larme à cette touchante preuve de souvenir, et avant de monter sur la télégue[9], elle embrassa trois fois Guérassime au visage en bonne chrétienne. Celui-ci voulut d’abord la reconduire jusqu’à la barrière, et se mit à marcher à côté du véhicule, mais il s’arrêta brusquement sur le Krimsky-Brod[10], fit un geste de la main, et, laissant la télégue poursuivre son chemin, il prit résolument la rue qui conduit à la Moskva.
C’était vers le soir. Il marchait lentement, les yeux fixés sur le cours de la rivière qu’il suivait, lorsqu’il lui sembla voir quelque chose comme un être vivant qui se débattait dans l’eau vaseuse. Il s’arrête incontinent, se baisse, et distingue un petit chien blanc à taches noires qui faisait de vains efforts pour sortir de l’eau, où il allait immanquablement périr. À cette vue, Guérassime est attendri; il avance la main, saisit la pauvre bête, l’enlève et la cache dans son sein, après quoi il reprend à grands pas le chemin de la maison. A peine arrivé, il courut à sa mansarde, mit sur son lit le petit chien qu’il venait de sauver, le couvrit de son épaisse touloupe, et descendit d’abord à l’écurie chercher de la paille, puis à la cuisine quérir une tasse de lait. Relevant alors avec précaution la touloupe, il étala la paille sur le lit et y posa le lait. Le chien avait tout au plus quelques semaines, ses yeux étaient à peine ouverts; il ne pouvait pas encore boire dans la jatte et tremblait de tous ses membres…… Guérassime lui prit la tête avec deux doigts et la lui inclina vers le lait; l’animal l’eut à peine senti, qu’il se mit à boire avidement. Le muet le considérait en silence, et tout à coup il se prit à rire... Pendant une partie de la nuit, il veilla auprès de son pensionnaire, l’essuya, l’arrangea, le caressa, et au milieu de ses soins il finit par s’endormir d’un sommeil paisible et heureux.
La plus tendre mère ne pourrait avoir pour un enfant une sollicitude plus empressée que celle dont Guérassime entourait son chien. L’animal fut d’abord frêle et débile et point beau; mais peu à peu il se forma, et au bout de quelques mois, grâce aux soins minutieux et constans de son sauveur, il subit une véritable transformation et laissa voir une très jolie chienne, avec de longues et soyeuses oreilles, une queue touffue légèrement relevée en trompe, et de grands yeux expressifs. La petite bête s’était attachée à Guérassime de toute la force de la reconnaissance, ne le quittant jamais, marchant partout sur ses pas en balançant sa queue épaisse. Il s’agit cependant de lui donner un nom. Les muets savent qu’ils attirent l’attention par les sons inarticulés qui s’échappent de leur bouche : Guérassime la nomma Moumoû, dissyllabe assez semblable à ces étranges sons. Tous les gens de la maison aimaient cette bête et l’appelaient du diminutif amical Moumounia. Elle était très intelligente, faisait fête à tout le monde, mais n’aimait que Guérassime; aussi Guérassime l’aimait-il éperdument. — C’était toujours avec peine qu’il la voyait caressée par d’autres que lui. Était-ce de la crainte ou de la jalousie?... On ne sait. Moumoû le réveillait chaque matin en le tirant par le bout de sa tunique, lui amenait ensuite, en tenant le licou aux dents, le vieux cheval avec lequel elle vivait dans la meilleure intelligence, suivait son maître à la rivière, gardait ses balais et ses pelles, et ne permettait à personne d’approcher de sa mansarde. Le dvornik avait pratiqué pour Moumoû une ouverture dans la porte de ce réduit; en la franchissant, Moumoû semblait comprendre qu’elle seule était maîtresse dans la chambre de Guérassime, et elle sautait aussitôt sur le lit d’un air de satisfaction. D’ailleurs la charmante bête ne pénétrait jamais dans l’intérieur de la maison seigneuriale, et lorsque Guérassime portait du bois dans les appartemens, il la laissait dehors. Moumoû attendait alors son retour l’œil et l’oreille au guet, tournant la tête au moindre bruit, inquiète et impatiente.
Ainsi se passa une seconde année. Guérassime continuait à exercer ses fonctions de dvornik, satisfait de son sort, lorsque survint un accident imprévu.
C’était par une belle journée d’été. La maîtresse de la maison se promenait dans son appartement avec ses commensales, — ses dames de compagnie. — Elle était de bonne humeur, riait et plaisantait. Ses commensales riaient et plaisantaient aussi, mais non sans une secrète inquiétude : on aimait peu dans la maison la bonne humeur de la maîtresse, car celle-ci exigeait alors de tous une sympathie immédiate, et malheur à qui n’aurait pas montré à ces momens-là un visage rayonnant de satisfaction ! Puis cette bonne humeur était de courte durée et se transformait d’ordinaire en une humeur sombre et aigre. Ce jour-là elle s’était levée sous l’influence d’une heureuse étoile; les cartes lui avaient été favorables : quatre valets étaient sortis, ce qui lui annonçait l’accomplissement de ses souhaits (tous les matins elle se tirait les cartes), et le thé lui avait paru particulièrement bon, de telle sorte que la servante chargée de le préparer avait reçu des éloges et la magnifique gratification d’un grivennik[11]. — La vieille dame se promenait donc dans son salon, laissant errer sur ses lèvres ridées un sourire de contentement. Elle s’approcha de la fenêtre. Devant cette fenêtre verdoyait un petit jardin au milieu duquel Moumoû, couchée sous une touffe de rosiers, était paisiblement occupée à ronger un os. La vieille dame l’aperçut.
— Mon Dieu! s’écria-t-elle aussitôt, qu’est-ce que ce chien?
La commensale à qui s’adressait cette question demeura muette et tremblante, déconcertée comme un subordonné qui n’a pas bien compris la pensée de son chef.
— Je... l’i... gno... re..., balbutia-t-elle enfin, — il me semble cependant... que c’est le chien du muet.
— Mais il est fort joli, interrompit la dame, qu’on me l’apporte ! Y a-t-il longtemps qu’il le possède?... Comment se fait-il que je ne l’aie pas encore vu?... Qu’on me l’apporte ici!
Celle à qui s’adressaient ces mots s’élança dans l’antichambre.
— Quelqu’un ! s’écria-t-elle. Yite, qu’on apporte Moumoû : il est au jardin.
— Ah! il s’appelle Moumoû^ dit la dame, qui avait entendu; c’est un fort joli nom.
— Oh! oui, fort joli, répéta la commensale. Dépêche-toi, Stépane.
Stépane était un robuste garçon qui exerçait les fonctions de valet de pied; il se précipita dans le jardin, s’approcha de Moumoû et avança la main pour saisir l’animal; mais celui-ci, plus alerte, lui glissa pour ainsi dire entre les doigts, et, levant la queue, se mit à courir à toutes jambes vers Guérassime, lequel à ce moment était en train de nettoyer son tonneau, qu’il faisait tourner entre ses mains comme un tambour d’enfant. Le dvornik regardait en souriant cette espèce de lutte, lorsque Stépane dépité lui fit comprendre que sa maîtresse demandait qu’on lui apportât le chien. Guérassime parut un peu surpris; cependant il appela Moumoû, et s’en étant emparé, la mit aux mains du valet; celui-ci se hâta de la porter dans le salon et la déposa sur le parquet. La vieille dame se mit à l’appeler d’un air caressant. Moumoû, qui de sa vie n’avait pénétré dans un aussi somptueux appartement, s’effraya à la vue de tout ce qu’elle voyait, et se rua vers la porte; mais, repoussée par l’officieux Stépane, la pauvre bête commença à trembler en se collant contre le mur.
— Moumoû, Moumoû, viens donc ici, viens près de moi, lui disait la dame de sa voix la moins aigre; viens donc, petite bête, ne crains rien.
— Viens donc, Moumoû, répétaient les dames de compagnie, viens !
Mais Moumoû les regardait avec défiance et ne bougeait pas.
— Qu’on lui apporte quelque chose à manger, dit la dame. Comme il est stupide! il ne vient pas près de moi; que craint-il?
— Il n’est pas encore apprivoisé, hasarda d’une voix craintive et gracieuse une des suivantes.
Stépane apporta une tasse de lait qu’il posa devant Moumoû; mais Moumoû ne fit pas même mine de s’en apercevoir, et continua à trembler et à regarder autour d’elle.
— Ah ! petite bête, dit la veuve en s’approchant du chien et en se baissant pour le caresser; mais Moumoû redressa aussitôt la tête et montra les dents. La vieille dame retira bien vite la main.
Il se fit un moment de silence. Moumoû jeta un léger cri, comme un signe de détresse ou d’excuse. La maîtresse s’éloigna le front assombri. Le subit mouvement du chien l’avait effrayée.
— Mon Dieu ! s’écrièrent à la fois toutes les femmes, ne vous a-t-il pas mordue?... — Moumoû n’avait jamais mordu personne. — Le ciel nous préserve ! ajoutèrent-elles sous forme d’interjection.
— Qu’on l’emporte, murmura la vieille; vilain chien! est-il méchant !
Et, lui tournant le dos, elle se dirigea lentement vers son cabinet particulier. Ses femmes se regardaient d’un air inquiet, et se mirent en devoir de la suivre; mais elle les arrêta. — Pourquoi me suivre? dit-elle d’un ton glacial; vous l’ai-je ordonné? — Et elle quitta le salon.
Stépane s’empara de Moumoû et la jeta dehors aux pieds de Guérassime, qui attendait à la porte. Une demi-heure s’était à peine écoulée depuis ce grave événement, que la maison avait repris son morne silence, tandis que la vieille dame s’était ensevelie dans les coussins de son divan, plus sombre qu’un ciel d’hiver.
Elle garda cette noire humeur jusqu’au soir, n’adressa la parole à personne, ne toucha point ses cartes. La nuit fut mauvaise; elle la passa à se plaindre et à tourmenter les femmes qui veillaient auprès d’elle. L’eau de Cologne qu’on lui présentait n’était pas celle dont elle usait d’habitude; la taie de son oreiller sentait le savon : il fallut en trouver une autre, bouleverser toutes les armoires à linge... Que sais-je? son irritation dépassait toute mesure.
Le matin venu, elle fit appeler Gavrilo, son factotum, une heure plus tôt que de coutume.
— Dis-moi de grâce, dit-elle aussitôt que celui-ci eut franchi la porte de son cabinet, non sans une certaine émotion, qu’est-ce que ce chien qui a aboyé toute la nuit dans la cour? Il ne m’a pas permis de fermer l’œil!
— Un chien?... Quel chien?... Peut-être celui du muet, balbutia-t-il d’une voix peu assurée.
— Je ne sais si c’est celui du muet, mais le fait est que je n’ai pu dormir. Et d’ailleurs je m’étonne qu’il l’ait chez moi cette quantité de bêtes; je voudrais bien savoir pourquoi. N’avons-nous pas déjà un chien de basse-cour?
— Mais certainement.
— Eh bien ! à quoi bon alors en avoir un autre? C’est du désordre, et cela n’arrive que parce qu’il n’y a pas de staroste[12] dans la maison, oui, parce qu’il n’y a pas de staroste. .. Et à quel propos le muet a-t-il un chien? Qui lui a permis d’avoir un chien chez moi? Hier je me suis approchée de la fenêtre, et il était couché dans le jardin, où il avait apporté je ne sais quelle ordure qu’il rongeait, et j’ai là des rosiers…
Elle s’arrêta un instant.
— Qu’aujourd’hui même il ne soit plus ici! Tu entends?
— Parfaitement, j’ai compris.
— Aujourd’hui même. Et maintenant tu peux te retirer; je te ferai demander plus tard pour recevoir ton rapport.
Gavrilo sortit. Dans l’antichambre, il vit Stépane, qui ronflait sur un banc. Il le réveilla et lui donna à voix basse un ordre auquel le valet répondit par la moitié d’un bâillement et la moitié d’un éclat de rire. Cependant le majordome disparut, et Stépane se dressa sur ses jambes, endossa son caftan, mit ses bottes, ouvrit la porte et s’arrêta sur le perron. Il l’était à peine depuis cinq minutes, que Guérassime parut, le dos incliné sous une énorme charge de bois, avec son inséparable compagnon Moumoû. La veuve faisait chauffer sa chambre à coucher et son cabinet, même en été. Guérassime poussa le domestique de l’épaule et entra dans la maison avec son bois. Moumoû, connue toujours, était resté dehors pour l’attendre; mais Stépane l’observait : il saisit un moment favorable, s’élança sur le chien comme un vautour sur un volatile, le serra contre le plancher, puis, l’enlevant avec rapidité, et sans même songer qu’il était tête nue, il gagna la rue, monta sur le premier drochky, et se fit conduire au marché. Là il eut bientôt trouvé un acheteur, auquel il donna Moumoû pour 50 kopeks (2 fr.), à la condition toutefois qu’on le tiendrait au moins une semaine à l’attache. L’affaire terminée, il remonta en drochky, mais il en descendit à une certaine distance de la maison, où il revint à pied, en sautant par-dessus une clôture; il craignait que le hasard ne lui fît rencontrer Guérassime. Ces précautions toutefois étaient superflues, Guérassime n’était plus dans la cour. Après avoir déposé son bois à côté des poêles, sa première pensée fut pour Moumoû, qu’il ne retrouva plus à la porte attendant son retour. C’était la première fois que pareille chose arrivait. Il se mit aussitôt à courir de tous côtés, cherchant et appelant le chien. Il courut à sa mansarde, au grenier à foin, dans la rue, là, ici, partout, et partout en vain : Moumoû était perdu. Il s’adressa aux gens de la maison, leur demandant avec des gestes de désespoir s’ils n’avaient pas vu son chien. Les uns ne savaient réellement pas ce qu’il était devenu et secouaient la tête négativement, les autres étaient instruits de la vérité et riaient sous cape; le majordome prit un air capable et se mit à pester contre les cochers. Alors Guérassime sortit en toute hâte. Il était nuit close lorsqu’il rentra. A son air abattu, à sa démarche fatiguée, à ses vêtemens couverts de poussière, il était aisé de comprendre qu’il avait parcouru la moitié de la ville. Il s’arrêta devant les fenêtres de sa maîtresse, jeta un coup d’œil sur le perron, où s’étaient groupés six ou sept domestiques, se retourna, et appela encore une fois Moumoû. Moumoû ne répondit pas à sa voix; il se retira. Tous le regardaient, mais personne ne laissa échapper une parole ou un sourire, et le petit postillon[13] Antipe racontait le lendemain dans la cuisine que le muet avait passé la nuit à gémir.
Pendant cette journée du lendemain, Guérassime ne parut pas, et ce fut le cocher Potape qui alla chercher de l’eau à sa place, ce dont il était très mécontent. La veuve demanda à Gavrilo si ses ordres avaient été exécutés : il répondit affirmativement. Cependant le second jour Guérassime descendit de sa mansarde et reprit sa besogne accoutumée. Il parut au dîner des gens, mangea peu et se retira sans saluer personne. Sa figure, naturellement privée d’expression, comme celle de tous les sourds-muets, semblait à cette heure être pétrifiée. Après le dîner, il sortit, mais ne demeura pas longtemps dehors; il rentra, monta au grenier à foin, où il se coucha. La nuit vint, une nuit calme, sereine, crépusculaire, — la plus magnifique du monde. Guérassime était couché, respirant avec peine et ne faisant que se retourner. Tout à coup il se sentit tirer par un bout de sa couverture, il se mit à trembler; toutefois il ne releva pas la tête et ferma même les yeux. Voilà pourtant qu’il se sent tirer de nouveau, et cette fois plus fort que la première... Aussitôt il se jette à bas de sa couche, regarde... c’était Moumoû, Moumoû qui se met à gambader autour de lui, faisant sauter un bout de corde rongé qu’elle porte au cou. L’émotion du dvornik ne saurait se décrire; il se baisse, saisit le chien, le serre contre sa poitrine, tandis que celui-ci, levant la tête, lui lèche follement les yeux, la moustache et la barbe.
Guérassime demeura un instant immobile et réfléchit, — après quoi il descendit avec précaution du grenier, s’assura, en regardant de tous côtés, que personne ne le voyait, et gagna heureusement sa mansarde. — Il s’était douté d’abord que son chien ne s’était pas perdu tout seul, mais qu’il avait été enlevé par ordre de la vieille dame, car les gens lui avaient expliqué par signes comment Moumoû s’était attiré sa colère. Le muet résolut donc de prendre ses mesures en conséquence. Il commença par donner à manger à la bête, la caressa, la coucha soigneusement, et chercha pendant toute la nuit les moyens les plus propres à la dérober à tous les yeux. Après bien des projets, il imagina de laisser pendant le jour le chien dans sa mansarde, où il irait le voir de temps en temps, et de le faire sortir la nuit. Son plan arrêté, il ferma hermétiquement l’ouverture qu’il avait pratiquée dans la porte, et enferma la pauvre bête. Quant à lui, dès l’aube, il était dans la cour à sa besogne habituelle, comme par le passé, conservant même sur sa figure, — ruse innocente, — l’expression de tristesse que la perte de son chien y avait imprimée. Le pauvre muet ne pouvait se douter que Moumoû, par ses aboiemens, ne tarderait pas à se trahir elle-même.
En effet, tout le monde sut bientôt dans la maison que la chienne était revenue, et que son maître la tenait renfermée dans sa mansarde; mais par un sentiment de commisération pour lui, de pitié pour Moumoû, et peut-être aussi un peu par crainte, personne ne fit comprendre à Guérassime que son secret était connu. Le majordome seul se gratta la nuque et fit un geste de la main qui semblait vouloir dire : Eh bien ! que Dieu le protège ! Espérons que madame n’en saura rien.
Jamais Guérassime n’avait montré autant de zèle et d’activité que ce jour-là : il balaya toute la cour, sarcla minutieusement le jardin, retira tous les palis de sa clôture pour s’assurer de leur solidité, et les replanta ensuite avec soin. Il travailla en un mot de telle sorte que la veuve elle-même le remarqua. Dans le courant de la journée, il était allé deux ou trois fois voir en secret son reclus, et lorsque la nuit fut venue, il alla se coucher près de lui dans la mansarde, non dans le grenier à foin; puis, vers deux heures du matin, il le fit descendre pour qu’il respirât l’air frais du dehors. Il l’avait déjà promené un certain temps dans la cour, et allait le faire rentrer, lorsqu’un frôlement se fit entendre derrière la clôture, du côté de la ruelle. Moumoû dressa aussitôt les oreilles, s’approcha de la palissade, flaira un instant et fit entendre des aboiemens perçans et prolongés : c’était un homme ivre qui avait eu l’idée de se blottir derrière la clôture pour l’passer la nuit.
À ce moment, la vieille dame venait de s’endormir, non sans peine, à la suite d’une longue agitation nerveuse. Ces sortes d’agitation lui arrivaient d’ordinaire après un souper trop copieux. Les aboiemens aigus et inopinés venus de la cour la réveillèrent en sursaut; elle eut des palpitations de cœur et faillit perdre connaissance. Elle sonna ses femmes; celles-ci accoururent tout effrayées.
— Oh! je me meurs! s’écria la vieille en élevant ses mains vers le ciel. Encore ce chien ! Qu’on fasse venir le docteur... Ils veulent ma mort! Le chien! toujours le chien!!...
Et elle se renversa ^en arrière, ce qui devait simuler un évanouissement. On courut chercher le docteur de la maison, homme précieux, dont tout l’art consistait dans le soin qu’il avait de porter des bottes à semelles brisées et dans la délicatesse qu’il mettait à consulter le pouls de ses malades. D’ailleurs il dormait régulièrement quatorze heures sur vingt-quatre, et passait le reste du temps à soupirer et à abreuver la veuve de gouttes de laurier-rose.
Le docteur accourut aussitôt et commença par faire brûler des plumes pour assainir l’appartement. Lorsque la vieille eut ouvert les yeux, il se hâta de lui présenter sur un plateau d’argent un petit verre contenant les gouttes obligées. Elle les avala docilement et recommença incontinent ses lamentations, se plaignant du chien, de Gavrilo, de sa destinée : tout le monde abandonnait la pauvre vieille femme; on était sans pitié pour elle, tous désiraient sa mort ! Cependant l’imprudent Moumoû continuait ses aboiemens, et Guérassime s’efforçait en vain de lui faire quitter la palissade.
— Voilà... voilà... encore, balbutiait la veuve, et elle s’évanouit de rechef.
Le docteur alors dit quelques mots à l’oreille d’une femme de service; celle-ci s’élança dans l’antichambre, réveilla Stépane, qui courut éveiller Gavrilo; Gavrilo, en colère, fit mettre toute la maison sur pied.
Guérassime tourna la tête par hasard, vit briller la lumière et des ombres se projeter à toutes les fenêtres; il pressentit l’approche d’un danger, s’empara de Moumoû, la mit sous son bras, et courut à sa mansarde où il s’enferma à clé. Quelques instans après, cinq hommes se présentaient pour en enfoncer la porte; mais, sentant la résistance du verrou, ils s’arrêtèrent. Gavrilo ne tarda pas à survenir tout effaré, et il leur ordonna à tous de rester là jusqu’au matin et de garder cette porte sans bouger; puis, ayant gagné le quartier des femmes, il chargea la première dame de compagnie, Lubov Lubimovna, avec laquelle il volait le sucre, le thé et autres épices de la maison, de dire à sa maîtresse que le chien était revenu on ne sait d’où, mais que dès le lendemain il disparaîtrait pour ne plus revenir, qu’il la suppliait donc de se calmer, etc. Il est peu probable toutefois que la vieille se fût calmée aisément sans une erreur du médecin, lequel, en se hâtant trop, avait versé quarante gouttes de laurier-rose au lieu de douze dans une tasse qu’elle venait de vider. La force du remède ne tarda pas à opérer, et un quart d’heure s’était à peine écoulé qu’elle s’était endormie d’un sommeil paisible, tandis que Guérassime gisait tout pâle sur son lit, serrant de la main le museau de Moumoû.
Le lendemain la veuve se réveilla tard. Gavrilo attendait le moment de ce réveil pour commander une attaque générale et décisive contre le refuge du muet, et lui-même il s’apprêtait à soutenir un violent orage; mais l’orage n’éclata pas. La vieille était encore au lit lorsqu’elle fit appeler sa dame de compagnie. — Lubov Lubimovna, dit-elle d’une voix faible et à peine intelligible, — elle aimait parfois à se donner l’air d’une malheureuse martyre, — Lubov Lubimovna, vous voyez dans quel état je suis; allez, ma chère, allez trouver Gavrilo Andréitch et lui parler. Est-ce que véritablement un misérable petit chien lui serait plus cher que le repos, que la santé, que la vie même de sa maîtresse? Je ne veux pas le croire, ajouta-t-elle avec une expression de profonde tristesse. Allez donc, ma chère; soyez bonne; allez trouver Gavrilo Andréitch.
Lubov Lubimovna se rendit dans la chambre de Gavrilo. On ne sait quel fut leur entretien; mais quelques instans après, une foule d’hommes traversaient la cour en se dirigeant vers le réduit de Guérassime. A leur tête marchait héroïquement Gavrilo, la main au front pour retenir sa casquette, quoiqu’il ne fît pas un souffle de vent; tout près de lui marchaient les laquais et les cuisiniers; venait ensuite, sautant et gambadant, une armée d’enfans, dont la moitié était accourue du dehors. Sur l’escalier étroit qui conduisait à la mansarde du muet se tenait un homme en faction, deux autres gardaient la porte du taudis munis de bâtons. On se mit à monter l’escalier, qu’on occupa dans toute son étendue. Gavrilo s’approcha de la porte, frappa un coup et cria : — Ouvre ! Un aboiement comprimé se fit entendre; d’ailleurs aucune autre réponse.
— Ouvre, te dis-je ! répéta le majordome.
— Mais, Gavrilo Andréitch, observa Stépane, qui se tenait au bas de l’escalier, il est sourd, donc il ne peut pas entendre.
Tout le monde se mit à rire.
— Comment faire alors? demanda Gavrilo.
— Il y a un trou dans la porte, répondit Stépane, passez-y votre bâton.
Gavrilo se baissa. On entendit de nouveau un aboiement étouffé.
— Voilà, voilà que le chien se dénonce lui-même, observa-t-on dans la foule, et on rit de nouveau.
Gavrilo se gratta derrière l’oreille.
— Mais il l’a bouché, ce trou, avec une vieille toile! Allons, mon cher, reprit-il enfin, s’adressant à Stépane. Viens enfoncer la toile, si tu veux.
— Et pourquoi pas? volontiers.
Stépane grimpa au haut de l’escalier, prit un bâton, enfonça résolument la vieille toile, et agita ensuite son bâton dans l’ouverture en criant : — Sortez ! sortez !
Il n’avait pas retiré le bâton que la porte s’ouvrit brusquement. Tous les valets se précipitèrent aussitôt au bas de l’escalier, et Gavrilo avant les autres.
Guérassime s’était arrêté sur le seuil de sa porte. De là il considérait tous ces hommes de petite taille, mesquinement vêtus à l’allemande, qui tremblaient de peur à son aspect. A le voir ainsi debout, vêtu de sa chemise rouge de paysan, les mains fortement appuyées sur ses hanches, on l’eût pris pour un géant en présence d’une troupe de mirmidons.
Gavrilo fit un pas en avant. — Prends garde, dit-il au muet, pas d’insolence avec moi !
Et il se mit à lui expliquer par des signes que sa maîtresse exigeait qu’il lui abandonnât son chien, qu’ainsi il eût à le lui livrer, sans quoi malheur à lui !
Guérassime le regarda, montra le chien, fit un signe de la main qu’il promena autour de son cou comme pour couler un nœud, et jeta ensuite un coup d’œil interrogateur sur le majordome.
— Oui, oui, c’est cela même, répondit celui-ci en hochant la tête affirmativement, oui, c’est parfaitement cela.
Guérassime baissa les yeux, puis il se redressa soudain, montra encore une fois Moumoû, — qui pendant ce temps se tenait près de lui, remuant innocemment la queue et dressant les oreilles, — fit une seconde fois le signe de strangulation sur son cou, et se frappa la poitrine d’un air significatif, comme pour déclarer qu’il se chargeait lui-même de l’exécution.
— Oui, pour nous tromper, lui fit comprendre de la main Gavrilo. Guérassime le regarda, sourit de mépris, se frappa de rechef la poitrine, et ferma brusquement la porte.
— Que veut dire ceci? fit Gavrilo, le voilà qui s’est enfermé.
— Laissez-le donc tranquille, Gavrilo Andréitch, répliqua Stépane. Tout le monde se regarda. — Il le fera comme il l’a dit : cet homme est ainsi ; « promesse faite, chose certaine. » En cela, il ne nous ressemble pas à nous autres. Oh ! voyez-vous, ce qui est vrai est vrai.
— Oui, répétèrent-ils en chœur, cela est ainsi.
— Eh bien! c’est bon, nous verrons, reprit Gavrilo, mais en attendant, les sentinelles ne bougeront pas de leur poste. Eh! Yérochka, ajouta-t-il en s’adressant à un des domestiques, homme de frêle nature, portant une veste de nankin à la nuance criarde, lequel passait pour jardinier. Tu n’as rien à faire; prends un bâton et reste ici : quoi qu’il arrive, tu viendras m’avertir aussitôt.
Yérochka prit un bâton et s’assit sur la dernière marche de l’escalier. La foule se dispersa à l’exception d’un petit nombre de curieux, parmi lesquels force maltchik (enfans). Quant à Gavrilo, il rentra dans la maison et fit annoncer à sa maîtresse par la fidèle Lubov Lubimovna que tous ses ordres avaient été exécutés. La veuve fit un nœud à un coin de son mouchoir de poche, l’humecta d’eau de Cologne, s’en frotta les tempes, but une tasse de thé, et, toujours sous l’influence des gouttes antispasmodiques, se rendormit paisiblement.
Une heure après tout ce mouvement, la porte de la mansarde s’ouvrit, et Guérassime parut. Il avait revêtu son habit de fête; il conduisait Moumoû par une laisse. Yérochka se rangea pour le laisser passer. Les maltchik et tous ceux qui étaient dans la cour le suivirent silencieusement des yeux. Il ne se retourna point, il marchait gravement, la tête découverte; il ne mit son bonnet que dans la rue. Gavrilo envoya Yérochka sur ses pas pour l’observer. Celui-ci le vit de loin entrer dans un restaurant[14] avec son chien, et attendit qu’il en sortît.
Dans ce restaurant, Guérassime était connu ; on l’comprenait ses signes. Il demanda du stchi[15] avec du bœuf, et s’accouda sur la table. Moumoû était à ses pieds, le regardant de ses yeux intelligens et calmes. Sa robe soyeuse était propre et luisante; on voyait qu’il venait d’être lavé et peigné avec soin. On apporta le stchi. Guérassime y mêla du pain, coupa la viande en menus morceaux, et posa l’assiette devant Moumoû, qui se mit à manger délicatement, comme elle faisait toujours, effleurant à peine les bords de l’assiette du bout de sa langue. Son maître demeura longtemps immobile, les yeux fixés sur elle. Tout à coup deux grosses larmes s’échappèrent de ses cils; l’une tomba sur la tête de Moumoû, l’autre dans le stchi. Il cacha sa figure dans ses mains. La chienne, suffisamment repue, s’éloigna en se léchant le museau. Guérassime se leva, paya sa dépense et sortit. Yérochka se cacha dans un coin pour le laisser passer, après quoi il recommença à le suivre.
Le muet marchait sans hâter le pas, et n’abandonnant point le cordon qui retenait Moumoû. Arrivé au coin de la rue, il s’arrêta et parut un instant indécis, mais bientôt il reprit sa marche hâtivement dans la direction de Krymsky-Brod. Chemin faisant, il entra dans la cour d’une maison où l’on bâtissait, y prit deux briques qu’il emporta sous le bras. Arrivé à la Moskva, il en longea la rive pendant un moment, parvint à un endroit où stationnaient deux petits bateaux munis de leurs rames et attachés à des pieux plantés au bord de l’eau (il les avait remarqués précédemment). Il sauta dans l’une de ces embarcations avec Moumoû. Un vieillard sortit alors d’une hutte construite à l’angle d’un potager, et se mit à crier. Guérassime, qui ne l’entendait pas, s’était emparé des rames, qu’il maniait vigoureusement, et, remontant un instant le cours de l’eau, il fut bientôt à l’abri de toute poursuite. Le vieillard resta un moment sur la rive à le regarder, se gratta le dos, d’abord de la main gauche, puis de la main droite, et regagna ensuite sa cabane en boitant.
Guérassime continuait à ramer. Moscou était restée bien loin derrière lui. Déjà, le long du rivage, se déroulait un vert panorama : c’étaient des prairies, des potagers, des champs, des forêts, de riantes isbas; tout avait un air agreste et charmant. Il abandonna les rames, inclina la tête sur Moumoû, qui était accroupie à côté de lui, et il demeura pensif, les bras croisés derrière le dos, pendant que le courant de la rivière entraînait doucement l’embarcation. Tout à coup Guérassime se redressa avec un certain air d’irritation, prit les deux briques qu’il avait apportées, les lia fortement avec la laisse du chien, au cou duquel il les fixa par un nœud, puis il souleva celui-ci au-dessus de l’eau en lui jetant un dernier regard. . . Moumoû le regardait faire avec confiance et remuait la queue. Bientôt le muet détourna brusquement la tête, ferma les yeux et ouvrit les mains... Il n’entendit rien, — ni le cri désespéré de Moumoû au moment de sa chute, ni le bruit de l’eau qui rejaillit en l’engloutissant, — et lorsqu’il rouvrit les yeux, les vagues se succédaient comme auparavant, avec un faible murmure, et comme auparavant elles se couronnaient d’une écume argentée se heurtant aux flancs de l’embarcation.
Quant à Yérochka, dès qu’il eut perdu de vue Guérassime, il se hâta de regagner la maison, où il raconta ce dont il avait été témoin.
— Eh bien ! oui, observa Stépane, il le noiera ; on peut en être sûr, puisqu’il l’a promis.
Pendant le reste de la journée, personne n’aperçut Guérassime. Il ne parut point au dîner des gens. Le soir vint, tout le monde se réunit au souper, le dvornik seul y manqua.
— Est-il étrange, ce Guérassime ! se mit à dire une grosse blanchisseuse. A-t-on jamais vu personne se tant démener pour un chien ?
— Mais Guérassime est venu ici ! s’écria tout à coup Stépane en se servant une assiette de gruau.
— Comment donc ? quand donc ?
— Il y a deux heures. Je l’ai rencontré sous la porte cochère ; il ressortait. J’ai voulu lui adresser quelques questions sur Moumoû, mais il semblait de très mauvaise humeur, et il m’a poussé de côté, probablement pour me dire : « Laisse-moi tranquille. » J’ai reçu, je vous jure, une assez bonne bourrade dans les reins. Aie ! aïe ! Oui, par Dieu, ajouta Stépane, il a le poignet solide, il n’y a pas à dire.
Cette observation fit rire les domestiques, et après qu’ils eurent soupe, ils se séparèrent pour aller se coucher.
Au même moment, sur la chaussée de T. . . on pouvait voir marcher à grands pas une sorte de géant, un sac sur le dos et un grand bâton à la main. C’était Guérassime. Il allait sans retourner la tête, pressé d’arriver à son village et de retrouver son isba. Après avoir noyé la pauvre Moumoû, il était revenu dans sa mansarde, avait à la hâte jeté quelques hardes sur ses épaules, puis était parti. Il avait parfaitement remarqué le chemin en venant à Moscou ; la terre d’où sa maîtresse l’avait retiré n’était qu’à vingt-cinq verstes de la grande-route. Il suivait cette route avec une certaine audace, avec une résolution à la fois désespérée et joyeuse. Sa poitrine se dilatait largement, son regard était avidement fixé en avant ; il se hâtait comme si sa vieille mère l’eût attendu dans l’isba, comme si elle l’eût appelé au retour d’un long voyage en pays étranger. — C’était une nuit d’été douce et tiède. D’un côté, celui par où le soleil venait de disparaître, on voyait encore blanchir et se colorer des derniers reflets du jour un coin du ciel, tandis que de l’autre s’élevait déjà le crépuscule à la teinte bleue et grisâtre : la nuit venait de là. Les cailles volaient par troupes dans les terres qui bordaient la route ; les rouges-gorges s’appelaient en jetant leurs petits cris. Guérassime ne pouvait les entendre, il ne pouvait entendre non plus le bruissement nocturne des arbres sous lesquels il passait, mais il sentait l’odeur si connue des blés mûrissans, qui lui arrivait des champs noyés dans l’ombre vaporeuse ; il sentait sur son visage le souffle de la brise, qui venait en quelque sorte à sa rencontre, — la brise du lieu natal qui lui rafraîchissait délicieusement le front et se jouait dans sa barbe et ses cheveux ; il voyait devant lui le chemin s’enfuir comme une longue flèche, ce chemin qui le conduisait au lieu béni de sa naissance. Dans le ciel brillaient d’innombrables étoiles qui éclairaient sa route, et, semblable à un lion, il avançait fièrement et plein de courage, de telle sorte que lorsque le soleil en se levant l’éclaira de ses rayons humides et rougeâtres, une distance de trente-cinq verstes séparait déjà Guérassime de Moscou.
Deux jours plus tard, il était chez lui et entrait dans son isba, au grand étonnement de la femme de soldat qu’on l’avait installée. Après avoir fait sa prière, il alla se présenter au staroste. Celui-ci parut d’abord surpris de le voir, mais le temps de la fenaison venait de commencer, et l’on fut heureux de pouvoir mettre une faux entre les mains de Guérassime, dont on connaissait la force et l’habileté. Le muet sut bientôt montrer à ses compagnons de travail qu’il n’avait pas désappris la façon de s’en servir.
Cependant à Moscou on s’inquiétait de son absence. Le lendemain de sa disparition, on commença à le chercher. On monta à sa mansarde, on fouilla partout ; Gavrilo, qu’on avait averti, leva les épaules, convaincu que le muet avait pris la fuite, s’il ne s’était pas noyé avec son chien. On alla faire la déclaration légale à la police et on en prévint la veuve. Celle-ci se mit en colère, pleura beaucoup et ordonna que Guérassime fût retrouvé à tout prix, assurant qu’elle n’avait pas ordonné de faire périr le chien. Elle fit à Gavrilo une réprimande si sévère, que le majordome en secoua la tête toute la journée. Lorsqu’enfin la nouvelle arriva de la campagne que le muet était de retour à son village, la vieille dame s’apaisa un peu et donna d’abord l’ordre de le faire revenir immédiatement, mais elle déclara bientôt après qu’un serviteur aussi ingrat lui était complètement inutile ; d’ailleurs elle, ne tarda pas à mourir, et ses héritiers se souciaient peu de Guérassime : ils renvoyèrent même tous les autres domestiques.
Maintenant Guérassime vit au village, dans son ancienne isba, fort et robuste comme par le passé, et travaillant comme il faisait autrefois. Seulement ses voisins ont remarqué que depuis son retour de Moscou il a cessé d’avoir aucun rapport avec les femmes, et que jamais on n’aperçoit de chien chez lui.
- ↑ Voyez, sur les Mémoires d’un Chasseur, de M. Ivan Tourguenef, l’article de M. P. Mérimée dans la Revue du 1er Juillet 1854.
- ↑ Voyez, sur M. Grigorovitch, la Revue du 15 juillet 1855.
- ↑ Littéralement l’homme de la cour, — celui qui en entretient la propreté, balaie le devant de la maison et enlève la neige, en hiver.
- ↑ L’archine, mesure commune, vaut 71 centimètres.
- ↑ Vêtement en fourrure de mouton.
- ↑ Dépôt de la police du quartier.
- ↑ 1,000 kilos.
- ↑ J’abrège cet épisode, qui, en faisant ressortir le singulier pouvoir qu’ont les maîtres en Russie de marier leurs gens selon leur bon plaisir, et sans égard pour le goût ou l’inclination des parties intéressées, est surtout destiné à mettre en relief la terreur qu’inspire le muet aux serviteurs de la maison, lesquels connaissent tous sa passion pour Tanouscha (diminutif de Tatiana).
- ↑ Petit chariot à quatre roues, d’usage habituel en Russie.
- ↑ Passage des Criméens. — C’était par là qu’arrivaient jadis les Tatars de Crimée qui marchaient contre Moscou.
- ↑ 10 kopecks ou 40 centimes.
- ↑ Littéralement ancien ou maître. Dans les villages, on appelle ainsi le magistrat qui dirige les affaires communes. Il s’agit ici d’un intendant.
- ↑ Autrefois les personnes d’un certain rang, à, Moscou comme à Saint-Pétersbourg, n’allaient qu’à quatre chevaux, lesquels étaient attelés à longs traits. Les deux de devant étaient dirigés par un petit postillon monté sur l’un d’eux. Cet enfant de douze à quatorze ans repliait fort adroitement la jupe de son caftan entre ses jambes, de manière à en faire une sorte de large pantalon à la turque, ce qui lui donnait un aspect fort original.
- ↑ Restoratsia, maison où les gens du peuple vont surtout prendre du thé; ils y trouvent aussi à manger.
- ↑ Choux aigres hachés.