Littérature pseudo-populaire en Angleterre et en Amérique

Littérature pseudo-populaire en Angleterre et en Amérique
Revue des Deux Mondes, période initialetome 19 (p. 1106-1115).

LITTERATURE


PSEUDO-POPULAIRE


EN ANGLETERRE ET EN AMERIQUE.




I. Marie-Anne Wellington, fille, femme et veuve de soldat ; Londres, 1847, 3 vol.

II. William Thom d’Inverary, tisserand ; Édimbourg, 1845, 1 vol.
III. L’Ouvrier tailleur en voyage à travers l’Europe et l’Asie ; Londres et Leipsig, 1844, 1 vol.
IV. Autobiographie royale d’un nègre du Congo ; Londres, 1847.

V. Le Matelot américain de retour à New-York ; New-York, 1846, 1 vol.




L’art vraiment populaire n’est pas éclos. Pendant que la vieille civilisation éteinte nous lègue son héritage de faiblesses et de douleurs, mais non les qualités qui rachetaient ses misères, la civilisation nouvelle, à peine éveillée, s’annonce par des langueurs et des impuissances ; elle n’a pas créé même la première ébauche de ses chefs-d’œuvre futurs. Cet enfantement que l’avenir admirera et protégera peut-être se laisse à peine pressentir. Brutalité et frénésie dans les fictions, mensonge greffé sur l’histoire et la biographie, les fraudes d’un commerce sans loyauté corrompant les productions de la pensée, — voilà quelques-uns des plus apparens symptômes de la situation littéraire actuelle, non pas en France, mais partout où l’on imprime et où l’on écrit ; car il ne faut pas oublier que la communauté chrétienne d’Europe, d’Amérique et d’Asie ne fait plus qu’un, marche et agit comme un seul homme, et qu’il n’y a plus ni limites, ni démarcations, ni races ennemies.

Que le moment de crise soit douloureux à contempler et à subir, c’est ce dont on ne peut douter. L’art littéraire, renonçant à l’idéal, se cramponnant aux réalités grossières, les accumulant et les combinant par toutes les complications imaginables, n’a su que s’avilir et s’exténuer. Si l’ancienne civilisation avait fait naître un faux idéal maniéré et quintessencié, entaché de mensonge et couvert de fard, la civilisation nouvelle dès son berceau produit des œuvres empreintes d’une fausse vulgarité, d’une brutalité artificielle et d’une ingénuité factice. Le haillon du mendiant ne vaut pas mieux que l’oripeau du saltimbanque. Les États-Unis et l’Angleterre, en peu d’années, ont jeté sur la place, le terme commercial est ici le mot propre, plus de vingt ouvrages attribués à des gens du peuple, fabriqués par des spéculateurs en marchandise littéraire, et simulant les joies et les peines du pauvre, les plaintes de l’ouvrier, les remords du repris de justice. Ce sont quelques-uns de ces récens produits qu’il me semble bon de signaler comme les indices d’une nouvelle littérature aux prétentions populaires, incomplète et menteuse, pleine de désirs et d’aspirations, jusqu’ici fort stérile en résultats.

La dernière venue dans la route des civilisations, l’Amérique septentrionale, se montre hardie en ce genre ; elle y met un sans-façon tout aristocratique ; elle ne dissimule pas ses tendances anti-idéales et son amour des peintures matérielles et violentes. Elle outrage et maudit ouvertement le but spiritualiste de l’art. Sa tragédie de prédilection, le drame qu’elle applaudit aujourd’hui même et qui est du cru américain, a un boxeur pour protagoniste, et pour titre le Gladiateur ; l’acteur principal, de scène en scène, se livre à l’exercice de son métier, et dénoue les péripéties à coups de poing. Voilà qui est populaire. Nous aimons cette manière franche d’accepter les théories et de les mettre en œuvre. Dans les nombreuses autobiographies publiées à Boston, New-York et Philadelphie, le même procédé se manifeste ; même prépondérance accordée aux forces physiques sur les puissances morales, à la matière sur la pensée, au corps sur l’esprit. Chose étrange, la fraude se mêle à ce culte de la force. A Londres comme à New-York, presque tous ces mémoires personnels sont falsifiés. On se met à exploiter les individualités populaires, que l’on fait parler au lieu de les laisser parler elles-mêmes. Les diverses communions religieuses dont l’Amérique septentrionale est couverte font imprimer les mémoires et les confessions de leurs ennemis et de leurs adeptes ; dans ces livres, les ennemis se conduisent toujours comme des monstres, et les adeptes comme des héros. La vie d’un Mormonite, ouvrage publié il y a deux ans, contient l’apologie complète de cette étrange et fanatique fraction du protestantisme dégénéré. Margaret Russell, autobiographie imprimée à Londres, n’est pas autre chose que l’histoire mystique et sophistique d’une ame en proie aux tourmens de la vie, et la démonstration romanesque des dogmes dont un calviniste ne doit pas se détacher. Filles de village, servantes d’auberge, marchandes ambulantes, personne n’échappe à ces sortes de falsifications destinées à capter le sentiment démocratique et à s’emparer de lui pour faire prévaloir quelque opinion spéciale ou servir des intérêts particuliers. Pourvu que le personnage ait vécu ou vive, que l’on puisse donner au besoin son extrait de baptême et son certificat de naissance, l’art est satisfait ; plus il occupe un rang infime dans la hiérarchie sociale, plus il convient à l’usage auquel on le destine. C’est un héros populaire ; l’idéal est retourné, cela suffit.

Il y a aujourd’hui à Charleston, par exemple, un pauvre noir qui tient une petite boutique de mercerie et se montre fort assidu aux offices de l’église méthodiste. Sa femme, Africaine comme lui, vit en bonne intelligence avec son mari ; le petit ménage est fort estimé dans le quartier. A deux existences si retirées, si modestes, si humbles, comment la gloire ou même le bruit pourraient-ils s’attacher ? Par quelle alchimie littéraire transformera-t-on ce pauvre homme en héros et sa vie en roman ? Le voici.

Certain soir, un ministre protestant, sans doute quelque aspirant à charge d’ames, est venu s’asseoir auprès du comptoir de Zamba ; ainsi s’appelle notre marchand noir. En écoutant ce dernier et son patois demi-africain, des idées confuses de spéculation, de philanthropie et de littérature sont nées dans l’esprit du visiteur. Le nègre devenu libre, grace à la munificence de son ancien maître, a raconté ses aventures, qui sont celles de presque toute sa race ; il a dit qu’il était jadis roi dans son pays, roi comme ces petits chefs qui, sur le bord des rivières africaines, ornés d’une culotte courte empruntée à nos friperies d’Europe et revêtus de quelque habit d’uniforme vendu par un matelot, commandent à deux cents pauvres gens de leur couleur, déciment leur population par coupe réglée, et alimentent ainsi les hideux besoins de la traite. Les récits de Zamba, ses chasses aux lions, l’incendie d’un village voisin, la traversée faite à bord d’un navire américain et la situation singulière d’un roi qui croit vendre ses sujets et qui se trouve vendu lui-même, semblèrent offrir au visiteur cet intérêt matériel dont on fait aujourd’hui en Amérique, et dont on voudrait faire ailleurs l’élément principal de l’art dégénéré. Il a pensé que ce récit de Zamba pourrait être mis en œuvre, et, comme le marché des États-Unis est peu favorable aux débouchés littéraires, c’est à Londres qu’il vend et débite sa marchandise. Sous ce titre attrayant : Vie et aventures de Zamba, roi nègre, et souvenirs de sa captivité dans la Caroline du sud, mémoires écrits par lui-même[1], l’ouvrage a joui de quelque vogue ; il occupe même une des premières places dans cette littérature de confessions frauduleuses et d’individualités mensongères ; ce n’est pas beaucoup dire. Embarrassé de noircir les deux cent cinquante pages qui complètent le volume, notre écrivain a imité Paul et Virginie, copié Raynal, calqué les négrophiles et mis en réquisition les souvenirs de la vieille littérature européenne On trouve dans son récit des admirations enthousiastes et vulgaires de la nature en Afrique, les éternelles récriminations en faveur de la liberté et de la fraternité humaines, des récits furieux de chasse et d’aventures empruntés à tous les livres de voyage, enfin la peinture, mille fois remaniée par mistriss Trollope, miss Martineau et vingt autres, de la tyrannie exercée par les planteurs des états américains du sud. Dans cette confession individuelle, ce qui se fait regretter, c’est une individualité originale ; ce qui manque surtout au récit du nègre Zamba, c’est Zamba.

Nous pardonnerions à ces livres d’être mal écrits, s’ils étaient vrais ; nous leur pardonnerions d’être menteurs, s’ils étaient amusans. Nous ne leur pardonnons pas d’être des mensonges qui ennuient. Les dollars convoités par le scribe qui a prêté sa plume au roi Zamba, le traité passé entre le libraire de Londres et le secrétaire de Marie-Anne Wellington, femme de soldat dont nous allons parler tout-à-l’heure, la spéculation pécuniaire et pieuse dont l’auteur de Marguerite Russell a combiné les résultats lucratifs, apparaissent trop clairement sous le voile intellectuel dont chacun de ces écrivains a espéré se couvrir. En s’adressant à un noble sentiment aujourd’hui général, celui de la fraternité humaine, ces écrivains d’un ordre nouveau essaient de l’exploiter, comme autrefois on exploitait le christianisme et la chevalerie. Leurs œuvres mériteraient à peine de nous occuper, si ce n’étaient des symptômes de l’état social actuel, les révélations d’un fait plus important que les faits littéraires. Ces derniers n’ont de valeur que si la société qui les produit en a elle-même, et l’on aurait tort de nous contraindre à faire le triste métier de scholiastes des mauvais livres, dans un temps où la société est plus intéressante que la littérature, l’avenir que le présent. La vraie critique, vigie perpétuelle, a mieux à faire que de peser les syllabes et d’analyser les styles ; c’est à elle de montrer dans quelles directions l’activité humaine est incessamment emportée. Il ne lui convient plus de rallumer le fanal des Le Batteux pour éclairer les solécismes en crédit et les barbarismes qui se commettent ; d’ailleurs elle aurait trop à faire.

Popularité, individualité, confessions personnelles, ce qui est du corps préféré à ce qui tient à l’ame, ces symptômes apparaissent dans deux autres ouvrages américains, le Séjour de deux Américains à Noukahiva et le Retour du matelot américain aux États-Unis. Le premier de ces livres avait dû un grand succès de lecture et une vente rapide à la singularité des aventures, fausses ou vraies, racontées par le héros ; on trouva utile et naturel de creuser le sillon qui avait produit des bénéfices. Voici le moyen qu’on imagina.

Le héros, fait prisonnier (disait-il) par les habitans indigènes des îles Marquises, avait raconté dans sa publication comment ses hôtes sauvages lui avaient escamoté un beau jour le matelot qui lui servait de domestique et d’écuyer ; il avait même laissé entrevoir que, selon sa conviction personnelle, cet Achate infortuné avait été mangé en grande pompe par les gastronomes du pays. Dans le volume autobiographique récemment publié, ce Sancho Pança ressuscite ; il n’a pas été mangé, quoique peu s’en soit fallu. De cataracte en abîme, de promontoire en vallée, et de hutte sauvage en hutte sauvage, il est enfin revenu à New-York, où il publie tranquillement son Odyssée, la plus gasconne et la plus amusante de toutes les fictions dont je parle. Au moins il y a de la chaleur, du mouvement, du tapage, et, en dernière analyse, quelque intérêt dans cette narration rapide, dont le rédacteur paraît se moquer assez naïvement du public. J’aime son effronterie, quand je la compare aux prétentions puritaines de ceux que j’ai cités. Puisqu’il s’agit de mensonge, donnez-moi celui qui marche le poing sur la hanche, à la manière des estafiers de Callot, non celui qui fait l’hypocrite, prend l’air béat et affecte les airs d’une grossièreté ingénue.

Le Mormonite, au moins, contient des faits curieux et nouveaux pour l’Europe. C’est l’histoire d’un converti aux dogmes de la secte singulière fondée par Joseph Smith et qui existe encore, secte dont les pratiques extérieures sont d’une bizarrerie burlesque et qui cachent, à ce que prétend l’écrivain, des desseins ultérieurs d’une portée très haute.

« Comme je rêvais dans ma boutique, le soir, dit-il, sur le point de faire banqueroute, événement très naturel et très fréquent dans notre pays, je vis entrer un homme grand et musculeux qui ôta son chapeau fort poliment et s’assit ; je ne l’avais jamais vu. D’après ce que j’avais entendu dire de lui, je le méprisais profondément et le regardais comme un de ces spéculateurs nombreux en Amérique, gens qui mêlent les fraudes pieuses au charlatanisme vulgaire et soumettent ainsi l’humanité à une double exploitation.

« Je suis Joseph Smith, me dit-il. Je n’emploierai pas avec vous de précautions oratoires ; je sais que vous avez de l’imagination, de l’intelligence, des ressources, et que vous êtes sur le bord de la ruine. Je vous offre un appui, profitez-en. Les ignorans me détestent et les sots me craignent. La masse ne voit jamais que le matériel des choses, que le fait brut, sans le rapporter aux causes, sans en déduire les faits. Ce qui est certain, c’est que me voici maître de deux mille cinq cents hommes que j’ai dressés, qui croient en moi, pour lesquels ma parole est un ordre, dont les coutumes peuvent sembler singulières et qui tiennent d’autant plus à ces coutumes, qu’elles les isolent du reste de l’humanité. Mysticisme, fanatisme, incantations, hallucinations, magnétisme, — me reproche-t-on d’avoir employé ces divers moyens pour atteindre mon but ? Va-t-on, comme les niais, se moquer de mes danses au milieu de l’église et de nos valses religieuses ? Les derviches font de même. J’ai maîtrisé les esprits et dompté les ames par ces moyens. Sans mon énergie inflexible, je n’aurais pas lié de la même chaîne tous ces hommes, les uns sauvages et incultes, les autres civilisés et perfides. Je viens à vous, parce que je sais que vous pouvez me comprendre, parce que, dans votre situation, vous n’avez pas de meilleur parti à choisir que de venir avec moi. Mes dogmes sont pour la tourbe vulgaire ; elle s’amuse de mes rites, et mes cérémonies grotesques lui font passer le temps. Aux intelligences supérieures et aux hommes d’un ordre spécial j’offre un but plus précis et plus élevé. »

« Je le regardais avec attention, pendant que son œil noir, assez petit et enfoncé dans l’orbite, me pénétrait et semblait plonger dans les profondeurs de mon ame. Flatterie, ruse, résolution, souplesse et férocité étaient les caractères inscrits, à ne pas s’y méprendre, sur cette figure juive, dont le nez était crochu comme un bec d’oiseau de proie, et le front haut comme une muraille. Il avait l’air d’étudier l’impression qu’il avait produite sur moi. Son sourcil s’élevait, et la vive étincelle de son œil fulgurant trahissait la secrète ardeur d’une pensée contenue. Nous gardâmes le silence quelque temps l’un et l’autre.

« La vie est une lutte, reprit-il. Le plus fort l’emporte. Jusqu’ici j’ai été le plus fort. Si vous ne savez pas mon histoire, je vais vous l’apprendre : l’aumône m’a nourri ; né dans une rue de la Nouvelle-Orléans, apprenti, colporteur, petit marchand, j’ai été lancé au milieu des masses, j’ai souffert et vécu comme elles. Le premier fait que j’ai reconnu, c’est la folie avec laquelle les hommes prétendus libres de nos républiques américaines, si fiers de leurs institutions, se réunissent pour s’entredétruire et se regardent comme une proie mutuelle tour à tour dévorée et dévorante. De ces atomes ennemis, de ces individualités égoïstes, de ces appétits en lutte, il n’y a rien à espérer qu’une éternelle guerre et une destruction sans fin. Ces hommes n’ont pas même l’instinct protecteur, grace auquel les animaux se réunissent pour se garantir, et se défendent contre l’ennemi commun.

« Voilà ce que je compris, et une idée me frappa : c’est qu’il fallait souder ces volontés au moyen d’une volonté plus énergique ; — que peu importait la folie des opinions ou des idées sous l’étendard desquelles on se réunirait, pourvu que le bataillon se formât. Je me mis donc à l’œuvre, et je réussis. Mes premiers efforts se bornèrent à un petit canton de la Pensylvanie. Bientôt presque tout l’Ohio fut à moi. J’avais réalisé de nouveau les miracles des premiers monastères chrétiens. Parmi mes nombreux adeptes, les uns m’apportaient leur fortune ; les autres, leur crédit ; tous, du pouvoir. Notre force était dans l’union, et tous les jours notre groupe, devenu plus compacte, contrastait davantage avec la faiblesse et l’énervement qui nous entouraient. Aujourd’hui me voici maître de presque tout le Missouri, et je forme de plus vastes plans. Jusque sur les bords du désert, il y a des Mormonites, des hommes dont les cœurs battent à l’unisson du mien. Je leur ai donné unité, discipline, zèle, habitude de l’ordre ; il ne nous manque que la persécution pour que nous soyons forts ; — une seule persécution ! et le nombre de mes adeptes sera centuplé. Vous ne savez pas combien la liberté d’action pèse à la plupart des hommes, combien le despotisme leur est nécessaire. C’est une des causes majeures de mon succès ; peu d’hommes ont le courage de prendre une initiative, bien peu savent user de l’indépendance. Je suis despote, moi ; tout m’obéit. Le territoire qui nous sépare du Mexique est rempli de tribus sauvages qui ne demandent qu’à être ralliées. Les journaliers irlandais qui souffrent et meurent de faim, les exilés d’Europe dont le nombre s’accroît chaque année, viendront avec moi ; les Comanches, les Patagons, toutes les races mêlées qui promènent leur détresse sur les limites de la civilisation américaine seront à nous tôt ou tard. J’ai pour moi l’harmonie et l’ordre, je rallie les élémens divisés ; il est impossible que l’avenir ne m’appartienne pas. Pendant que la démocratie isole les hommes, moi, je les groupe, et tôt ou tard vous me verrez élever les coupoles et les dômes de ma ville capitale au-dessus des forêts séculaires qui nous entourent. Il y a tout un empire futur dans ces provinces encore peu civilisées du Wisconsin, de l’Illinois, de l’Ioway, du Michigan et d’Indiana. Désirez-vous savoir pourquoi je m’adresse à vous ? Votre oncle commande aux mineurs de ce district, il est le principal magistrat du pays et l’un de nos plus riches propriétaires. Qu’il marche avec nous, attachez-vous ainsi que lui à notre secte, et notre pouvoir est assuré. Nous passerons les lacs du nord, nous pousserons jusqu’à la mer Pacifique ! Vous voyez bien que ces mots : égalité et liberté, ne sont que des mots ; l’homme n’est jamais l’égal de personne ; le reste est une fraude politique. Je ne vous ferai pas la honte de vous traiter comme le vulgaire de mes sujets. Je vous dis toute la vérité ; - je ne vous caché rien de mes ambitions. »

Cette confession du Mormon est sans doute une fraude, comme toutes les autres autobiographies que nous passons en revue. Jadis l’auteur de Robinson, Daniel de Foe, composait des mensonges vrais ; aujourd’hui l’on rend la vérité menteuse. La conviction de Daniel lui dictait des récits dont pas un mot n’était réel ; ce qui était réel, c’était sa foi.

Il n’y a plus de foi maintenant ; mais pour gagner un peu d’argent, l’on confesse les autres. Qu’un Anglais ou un Américain de nos jours soit en quête d’une idée, et qu’elle lui fasse défaut ; il prend le premier passant venu, et ce passant lui tient lieu d’idée ; un groom, une femme de chambre, un colporteur dont on suppose les aventures, vont servir de sujet à un livre. Tout ce qui a pu arriver à cet étrange héros, on le détaille, et un personnage réellement et matériellement vrai devient un être parfaitement faux ; le langage qu’il parle est mensonge, les idées qu’on lui prête sont factices. Une fois le mensonge bâti et solidement assis, le trafiquant littéraire signe son traité avec l’original de son conte ; à ce dernier le quart du produit, le reste au metteur en œuvre. Les prétendues confessions paraissent ; populaires et personnelles, elles flattent le temps actuel ; le public achète d’abord, rejette ensuite, et la bibliothèque des livres inutiles, encombrée déjà, plie sous un volume nouveau.

Ce caractère factice est très vivement empreint sur quelques autres livres prétendus populaires que la presse de Londres publie à l’imitation de la presse américaine ; nous citerons l’histoire d’une femme de soldat anglais, Marie-Anne Wellington[2]. C’est une personne en chair et en os, et qui vit encore, ainsi que le prouvent les témoignages réunis du maire de Norwich, M. Freeman, du révérend M. Cobbold, et même au besoin de son altesse royale la reine douairière d’Angleterre qui lui fait du bien. Cette femme de soldat a couru l’Europe et porté le mousquet, elle doit avoir des choses fort curieuses à dire ; probablement elle les a dites à M. Cobbold, éditeur et rédacteur de ses mémoires. Que de beaux récits abîmés et gâtés misérablement ! Qu’elle aurait pu être intéressante, cette simple compagne du soldat, si son secrétaire avait voulu lui permettre de rester simple ! Une fille élevée au bord des précipices de Gibraltar, née d’une mère portugaise et d’un soldat irlandais, après s’être mariée sous la tente, devient mère pendant une retraite ; elle veille sur le champ de bataille, son enfant au sein, auprès de son mari blessé ! Puis elle traîne péniblement ce blessé pendant que les deux flottes française et anglaise se battent pour Napoléon ou M. de Castlereagh ; les navires s’entrechoquent à dix milles de la plage ; les coups de canon et le bruit de l’Océan se mêlent à l’oreille de la pauvre femme, qui, bientôt, traversant l’Espagne à pied, se trouve associée à des bohémiens, et, de périls en périls, revient à Londres pour y habiter comme tavernière un petit taudis près des Seven-Dials. Elle méritait un annaliste semblable à celui de Robinson Crusoé, et elle n’a trouvé qu’un déclamateur prétentieux. Elle lui apportait la vie la plus romanesque, la plus pittoresque, la plus ingénue, tous les matériaux vivans du roman populaire. Mais M. Cobbold, ministre anglican, qui en veut beaucoup à l’impiété, à la révolution française et à M. de Voltaire, n’entend pas perdre cette bonne occasion de nous sermonner par l’organe de son héroïne. Ayant dû jadis aux mémoires d’une déportée à Botany-Bay, Marie Catchpole, un succès passager[3], il a cru que ce succès pourrait se continuer et même s’accroître. Il a donc choisi une nouvelle héroïne vulgaire, et s’est mis à parler à sa place. Ce n’est plus, comme dans la Déportée, une vraie servante qui dicte ses souvenirs, c’est un déclamateur qui prêche ; c’est lui qui « prose, » ainsi s’exprimait ce bon Mathurin Régnier, ainsi les Anglais désignent encore la pâteuse diction, contraire à l’idéal et à l’art, le style sans originalité, sans verve, sans force, que nous croyons naturel quand il est plat et dont l’Europe est inondée aujourd’hui.

La naïveté des sensations, la vérité des émotions, s’effacent sous ces plumes privées de pointe comme de tranchant, de facilité autant que de concision. Le métier, et quel métier ! prend la place de tous les mérites ; la lourde navette parcourt avec une rapidité mécanique la trame tissue par l’artisan littéraire. Il croit avoir assez fait s’il a prêté son ministère à un homme du peuple ; du sens moral ou de la vérité pas un mot. Tantôt il fait prêcher la vivandière au profit de sa petite église, tantôt le banqueroutier frauduleux avoue ses manœuvres, le faussaire redit ses opérations ou le déserteur raconte ses périls. Le héros ne manque jamais d’être ce qu’on nomme un prolétaire ; de même entre 1710 et 1780 tout le monde publiait les Mémoires du marquis de *** ; aujourd’hui ce sont les Mémoires d’un homme de peine et les Esquisses sentimentales du Tailleur qu’on estime et qu’on lit. Cette œuvre s’opère sans inspiration et sans amour, comme une œuvre stéréotype ; il y a des recettes que ne manquent jamais d’employer les romanciers biographes ; les exclamations sur le remords, les pages consacrées aux souvenirs de la jeunesse et au doux écho de nos premières émotions voyagent d’une de ces confessions à l’autre et servent également aux mémoires de Zamba le nègre, à ceux du Mormonite américain, à ceux de Marie-Anne Wellington.

Jusqu’ici l’élément démocratique n’a pas trouvé son expression ; je l’ai dit, la littérature du bon sens ferme et de la passion naïve, seule littérature vraiment « populaire, » n’est pas née. On emprunte encore au vieux répertoire, au vieux roman et au vieux drame, leurs couleurs vagues, leur papotage, leur lieu-commun, leur prose filandreuse et sans caractère. Les symptômes de mort intellectuelle nous envahissent, laissant fleurir, oasis rares et isolés, les domaines de Carlyle en Angleterre, de Heine pour l’Allemagne et d’Emerson en Amérique. Les nombreux écrivains falsificateurs dont je m’occupe unissent à bien d’autres mérites l’hypocrisie ; ils ont un penchant prononcé pour la moralité de nourrice ; — c’est d’une moralité supérieure que nous avons besoin, de talens simples, puissans et graves. Nul d’entre eux ne prend le beau rôle de moraliste et de biographe populaire ! pas un n’essaie de retremper dans les dernières et les plus profondes couches de son organisme cette société affaissée, irritée et détendue, de rendre l’énergie et la souplesse à ses fibres malades.

Un ouvrier écossais, filateur et tisserand de son métier, mêlé jadis aux conspirations chartistes, William Thom d’Inverary, a eu du moins quelques révélations à donner et quelques faits à raconter[4]. Il n’écrit pas bien, mais il écrit lui-même. L’expression lui manque souvent ; à défaut d’art et de style, vous devez honorer en lui un homme sincère. A côté de ce Thom d’Inverary se place un personnage très peu prétentieux et à ce titre le moins fatigant de tous les écrivains prolétaires ; c’est un petit tailleur assez lourd d’esprit et d’une rare exactitude, lequel, après avoir voyagé le havresac sur le dos en Europe et en Asie et avoir compté ses étapes, a cru devoir au monde le récit de ses excursions. Il se nomme Holthaus ; son livre, écrit et publié en allemand il y a plusieurs années, a été traduit en 1845 par le quaker Howitt. Comme tous les hommes peu instruits, il s’étonne de beaucoup de choses dont personne ne s’étonne plus ; mais il est courageux et naïf, deux qualités admirables par le temps qui court.

Non-seulement les livres médiocres que j’ai groupés signalent l’effort des hommes de classe secondaire pour conquérir un pouvoir intellectuel, mais de toutes parts sur la face du monde l’individualité humaine se fait jour ; le moi, comme disent les Allemands, se manifeste avec violence et se falsifie en se révélant. Ces faits, résultats définitifs du principe de la fraternité humaine, annoncent assez que dans les domaines de la politique, des arts, de la littérature, les masses sont reines. C’est à leur intronisation mal réglée qu’il faut rapporter ces écrits singuliers, dont le groupe a fixé notre attention, livres populaires par le titre, artificiels en réalité, se parant d’une vulgarité menteuse, et dont le style et la composition manquent de vérité et de spontanéité d’une part, de profondeur philosophique de l’autre.

Ils sont flétris des vices qui entachent la littérature savante ou ornée de l’Europe actuelle ; vices fondamentaux, fils de l’énervement et du sensualisme. Le procédé de mécanisme pur et d’arrangement brutal ravale et éloigne de leur nature exquise et divine les secrètes forces de la pensée. Cela ne peut régner long-temps. Laissons grandir les élémens populaires ; ces forces vitales s’organiseront un jour en s’épurant, pour produire un monde littéraire nouveau, émancipé et inattendu. Jusqu’à cette époque d’organisation, tout sera question, incertitude et ténèbres : les fabricateurs et les spéculateurs feront leur œuvre, s’empareront du penchant public, et en tireront de passagers bénéfices ; mais ce n’est pas là une littérature « populaire, » c’en est la prophétie, l’effort et le mensonge.


PHILARÈTE CHASLES.

  1. Life and Adventures of Zamba, etc. London, 1847, 1 vol.
  2. History of Mary Anne Wellington, etc. 3 vol., 1847.
  3. Voyez, dans la Revue, l’article sur Une Déporté à Botany-Bay.
  4. Rhymes and Recollections, etc., by W. Thom. Edinburgh, 1844.