Littérature orientale — le Bhagavata-Purana



LITTÉRATURE ORIENTALE.

LE BHÂGAVATA PURÂNA,
TRADUIT PAR M. E. BURNOUF.

On peut distinguer au sein de la littérature indienne plusieurs âges marqués par des monumens dont le caractère poétique diffère autant que la langue dans laquelle ils ont été rédigés. Pour apporter de si graves changemens au fond et à la forme des produits successifs de la littérature indienne, il a fallu beaucoup d’années et de siècles. Combien de temps a dû s’écouler depuis les Vedas, ces hymnes d’une simplicité primitive, d’un style presque lapidaire, composés dans un langage dont les formes attestent une haute antiquité, depuis les Vedas, socle majestueux et brut sur lequel repose la pyramide de la littérature indienne, jusqu’aux grandes épopées sanscrites, le Ramayana et le Mahabarata, dans lesquelles la langue des Vedas a fait place à une langue moins concise, plus travaillée, plus souple ; dans lesquelles d’ailleurs l’austérité primordiale du culte vedique a été remplacée par la richesse et la complication excessive d’une mythologie surabondante ! Il y a loin aussi de ces grandes épopées elles-mêmes à la poésie fleurie, sentimentale du siècle de Vikramaditaya, aux chefs-d’œuvre délicats de cet ingénieux théâtre qu’on fait connaître si avantageusement le charmant drame de Sacontala et les pièces traduites par M. Wilson.

Ici on trouve, ce qui est rare dans l’Inde, une date à peu près certaine, le premier siècle de notre ère. Après ce triple développement, cette triple métempsycose d’une littérature dans laquelle semble s’être réalisé le dogme indien de la succession des existences, la vie poétique n’est pas encore tarie dans l’Inde ; pareille à la vie des dieux de la mythologie brahmanique, elle se manifeste par une dernière incarnation, un dernier avatar. Ce produit suprême du génie indien, né après tous les autres, et les résumant tous dans une confusion puissante, dans un désordre qui a sa grandeur, ce sont les Pouranas. Cosmogonie et théogonie, mythologie et métaphysique, hymnes et légendes, tels sont les principaux élémens des Pouranas. Ces élémens sont entassés pêle-mêle ; nul ordre logique entre les diverses parties d’un Pourana, nulle narration suivie qui rattache les évènemens par un fil continu, ou les enferme dans un cadre commun ; la forme de ces poèmes est, en général, un dialogue entre deux personnages sacrés qui répètent d’anciens enseignemens, et se livrent à des digressions infinies dans lesquelles ils font entrer des systèmes cosmogoniques ou philosophiques, des récits légendaires[1] ou des mythes. Le seul lien qui unisse ces portions incohérentes, et en forme un tout, c’est la dévotion enthousiaste de l’auteur à l’un des trois dieux qui se partagent l’adoration des diverses sectes de l’Inde, Brahma, Vichnou et Siva. Parmi les Pouranas, il n’en est presque point qui ne soient consacrés à la glorification de l’une de ces trois grandes divinités. On pourrait les appeler des cantiques immenses, des litanies gigantesques développées à l’infini par l’inépuisable fécondité de l’imagination hindoue.

La lecture des Pouranas est très populaire dans l’Inde, beaucoup plus que celle des monumens antérieurs, et surtout des Vedas réservés aux brahmanes. Les femmes et les castes inférieures des Soudras s’instruisent par les Pouranas[2] ; ils ont été traduits dans plusieurs idiomes vulgaires de l’Inde, et offrent un remaniement des textes antiques, comme une bible accommodée aux besoins du vulgaire. L’intérêt que leur donne cette popularité même, les trésors de mythologie, de métaphysique, de poésie lyrique et légendaire qui sont enfouis dans ces immenses recueils de la tradition, les débris antiques reconnaissables encore parmi les alluvions modernes dans lesquelles ils sont enfouis et comme empâtés, pour parler le langage des géologues, ont, dans ces derniers temps, attiré sur les Pouranas l’attention des indiannistes. M. Eugène Burnouf vient de publier les trois premiers livres du Bhâgavata Purâṇa, avec la traduction en regard du texte. La littérature orientale offrait peu de tentatives plus difficiles. Un langage qui n’a plus la simplicité et la clarté de l’époque épique, une incroyable subtilité métaphysique, de perpétuelles allusions à la mythologie, il y avait là de quoi tenter l’ardeur et exercer l’habileté du savant académicien. Enfin, il fallait savoir manier notre langue et l’appliquer aux questions les plus abstraites, aux matières les plus difficiles, pour pouvoir traduire dans un français dont la pureté et l’harmonie ne laissent rien à désirer, un poème sanscrit où l’auteur use jusqu’à l’excès de la faculté que lui donne sa langue de composer des mots, et par là d’exprimer directement ce que le traducteur est obligé de rendre par des incises et des périphrases.

Cette publication, d’une haute importance, est précédée d’une préface qui est elle-même un morceau considérable, et sera accompagnée de notes dans lesquelles on est bien certain d’avance de retrouver la science et la sagacité qui distinguent les travaux nombreux de M. Eugène Burnouf.

Par une rencontre singulière, M. Wilson vient de faire paraître à Londres la traduction anglaise d’un autre Pourana, le Vichnou-Purâna. On peut donc, dès à présent, se former une idée de ce genre de monumens, qui n’était connu jusqu’ici que par des analyses et des extraits.

Les Pouranas sont au nombre de dix-huit, en tout seize cent mille vers. M. Wilson, qui les a énumérés dans sa préface, donne quelques renseignemens sur chacun de ces poèmes. Ces renseignemens, bien que succincts, font voir que les Pouranas roulent sur des sujets du même ordre, et offrent une assez grande analogie de composition.

La première question qui se présente et qui a été débattue par la critique indienne avant de l’être par la nôtre, c’est la question de la date qu’on peut assigner aux Pouranas. Colebrooke et M. Wilson s’accordent à rapporter le Vichnou-Purâna au xiie siècle de notre ère. C’est dans le siècle suivant que M. Burnouf place le Bhâgavata Purâṇa, dont l’auteur s’appelait Vopadeva. Une origine si récente a paru aux fanatiques adorateurs de Vichnou indigne de l’œuvre révérée qui raconte les aventures et célèbre la gloire de leur dieu favori. Ils ont donc fait remonter la rédaction de ce Pourana à ces temps d’une antiquité fabuleuse où le personnage douteux de Vyasa a, dit-on, présidé à la composition ou du moins à l’arrangement des Vedas. Cette question a été dans l’Inde le sujet d’une controverse assez vive, dans laquelle la passion religieuse se mêlait à l’intérêt bibliographique.

C’était à la fois pour les brahmanes vichnouites engagés dans cette lutte ce qu’est pour nos érudits la question de l’authenticité des poésies homériques, et pour nos théologiens la question de l’authenticité des livres saints. Cette controverse a donné naissance à des pamphlets sanscrits. M. Burnouf nous fait connaître ces curieux échantillons de la critique indienne. Les raisonnemens du défenseur de l’antiquité des Pouranas font plus d’honneur à sa dévotion qu’à son jugement en matière de littérature ; les argumens de son adversaire ne sont pas tous de la nature de ceux que nous emploierions en pareil cas ; quelques-uns, cependant, ne seraient pas désavoués par la méthode occidentale. Ainsi il remarque que le style du Pourana en question est très différent du style des grandes épopées indiennes. La thèse soutenue par l’auteur des deux petits traités qui portent les titres bizarres de un Coup de sandale sur la face des méchans et un Soufflet sur la face des méchans, cette thèse est démontrée par M. Burnouf, qui, en resserrant l’époque possible de la rédaction du Vichnou-Purâna entre deux limites extrêmes, prouve fort habilement que Vopadeva, auteur du Bhâgavata Purâṇa, a vécu entre le xiie et le xive siècle, et par là confirme l’opinion de Colebrooke et de M. Wilson, qui le plaçaient au xiiie.

Mais cette époque tardive de la rédaction des Pouranas n’empêche pas qu’ils ne contiennent des idées et des traditions d’une époque beaucoup plus ancienne. Le personnage dans la bouche duquel on place les enseignemens que plusieurs de ces poèmes renferment est un barde guerrier, ce qui, pour emprunter les paroles de M. Burnouf, nous reporte aux premiers âges de la société indienne, « lorsqu’elle conservait encore ce caractère martial qui brille d’une splendeur si vive dans le Mahabarata, malgré les efforts que paraît avoir faits le génie brahmanique pour l’éteindre dans le calme et dans le silence des spéculations de la plus profonde théosophie. » Sous leur forme actuelle, il est vrai, les Pouranas sont beaucoup plus religieux que guerriers ; mais il se pourrait que la suite des temps eût changé le caractère de ces compositions. Il y aurait eu des Pouranas vraiment anciens, comme leur nom l’indique (Pourana veut dire antiquité) ; même dans leur état actuel, ils contiennent des légendes auxquelles il est fait allusion dans les Vedas. Les Pouranas sont nommés dans un de ces livres sacrés, dans le Rig-Veda ; ils le sont plusieurs fois dans les commentaires des Vedas appelés Oupanichads. Ces faits portent M. Burnouf à penser que l’existence des Pouranas, dans leur état primitif, est aussi ancienne que la littérature sanscrite, bien que dans leur état actuel ils soient une de ses plus récentes productions.

En outre, ces ouvrages si modernes se rattachent encore à l’antiquité par des emprunts faits aux Vedas et aux Oupanichads. M. Burnouf en cite deux très remarquables : le premier est la peinture de Pouroucha, l’homme-monde, ou plutôt l’homme-dieu-monde, car il est dit de lui : « La totalité des créatures n’est que la quatrième partie de son être ; les trois autres sont immortelles dans le ciel. » Pouroucha est comme un corps idéal de l’univers et de la divinité personnifiés dans l’homme primitif, dont l’immolation produit la création universelle. Cette conception étrange se retrouve à la fois dans un des Vedas, et dans le Bhâgavata Purâṇa publié par M. Burnouf, exprimée dans des termes fort semblables[3]. Mais ici se rencontre un luxe de développemens métaphysiques et d’extravagances subtiles entièrement étranger aux Vedas[4]. Il en est de même de l’apologue métaphysique des sens et de la vie. « Les sens disputaient entre eux en disant : C’est moi qui suis le premier, c’est moi qui suis le premier ! Ils se dirent : Allons ! sortons de ce corps ; celui qui en sortant fera tomber le corps, sera le premier. La parole sortit ; l’homme ne parlait plus, mais il mangeait et buvait, il vivait toujours. La vue sortit ; l’homme ne voyait plus, mais il mangeait, il buvait et vivait toujours ; l’ouïe sortit, l’homme n’entendait plus, mais il mangeait, il buvait et vivait toujours. Le manas sortit ; l’intelligence sommeillait dans l’homme, mais il mangeait, il buvait et dormait toujours. Le souffle de vie sortit ; à peine fut-il dehors, que le corps tomba, le corps fut dissous, il fut anéanti. Les sens disputaient encore en disant : C’est moi, c’est moi qui suis le premier ! Ils se dirent : Allons, rentrons dans le corps qui est à nous ; celui d’entre nous qui en y rentrant mettra debout le corps, sera le premier. La parole rentra, le corps gisait toujours ; la vue rentra, il gisait toujours ; l’ouïe rentra, il gisait toujours ; le manas rentra, il gisait toujours ; le souffle de vie rentra : à peine fut-il rentré, que le corps se releva. » C’est la fable de l’estomac et des membres, si célèbre dans l’histoire romaine ; mais il y a, comme le dit spirituellement M. Burnouf, « entre l’hymne du brahmane et l’apologue de Menenius Agrippa, la différence de l’Himalaya aux sept collines ; » j’ajoute, la différence du bon sens pratique du peuple de l’action au génie abstrait de la nation métaphysique par excellence. Du reste, dans ce morceau, la rédaction moderne des Pouranas est bien inférieure à l’antique version des Vedas : c’est une imitation tronquée et prosaïque ; il semble voir un beau cantique hébreu qui s’est transformé en un hymne grossier du moyen-âge.

Les Pouranas sont principalement consacrés à servir d’organes aux sectes religieuses de l’Inde. Il faut se souvenir que les trois personnes de la trinité indienne ne tiennent pas le même rang dans la croyance de tous ceux qu’on a coutume de confondre sous le nom d’adorateurs de Brahma. Brahma n’est le dieu principal que pour une secte bien moins nombreuse que celles dont le culte s’adresse surtout, soit à Siva, soit à Vichnou. Il en a été des Pouranas, expression de la dévotion hindoue, comme de cette dévotion elle-même ; ils se sont partagés entre Brahma, Siva, Vichnou[5]. Le Brahma-Purâna est consacré à la gloire de Brahma, et surtout au culte qu’il reçoit sous le nom du soleil, dans la pagode de Jagernat. Le Linga-Purâna est énergiquement sivaïte ; le Vamamsa-Purâna, l’un des plus modernes, est plus tolérant que ne le sont en général les ouvrages à la classe desquels il appartient. Vichnou et Siva y sont réunis dans un singulier éclectisme. Le plus grand nombre des Pouranas, et entre autres les deux publiés, sont vichnouites.

Le nom même du Vichnou-Purâna indique assez ce qu’il doit être sous ce rapport ; en effet, ce Pourana n’est guère qu’un long commentaire sur les perfections de Vichnou. Brahma, à la tête de tous les dieux, l’adore et célèbre les louanges[6] du dieu suprême que lui-même ne peut comprendre ; les dieux, battus par les démons, se prosternent aux pieds de Vichnou, et implorent sa protection contre leurs ennemis. Tel est le rôle supérieur que joue Vichnou dans le Pourana qui porte son nom. Mais le vichnouisme qui domine dans ce Pourana, n’en exclut pas absolument l’ascendant de Siva ; cet ascendant s’y manifeste avec une grande puissance dans un passage où l’on voit Indra, le roi du ciel, et les trois mondes auxquels il préside, frappés de langueur, parce qu’un personnage nommé Durvâta, qui est une incarnation de Siva, a maudit Indra. C’est une espèce d’interdit jeté sur l’univers par l’anathème du dieu destructeur[7].

Le Bhâgavata Purâṇa, publié par M. Burnouf, n’est pas marqué d’un caractère de vichnouisme moins évident que celui qui éclate dans le Vichnou-Purâna. Presque à chaque pas, l’auteur se répand en transports d’adoration pour Vichnou, le dieu, l’être par excellence, ou plutôt le seul dieu, le seul être, celui qui est en tout, bien que distinct de tout, et hors duquel il n’y a qu’apparence et illusion. Il faut l’implorer pour parvenir à être réuni à lui, se reposer sur le lotus de ses pieds divins, et s’affranchir par cette ineffable union du supplice mille fois renouvelé de l’existence. S’occuper de Vichnou est le seul but raisonnable de la vie. C’est ce qu’expriment avec une énergie bizarre les distiques suivans :

« Ne vivent-ils pas aussi les arbres ? Ne respirent-ils pas aussi les soufflets ? Ne mangent-ils pas, ne se reproduisent-ils pas aussi les autres animaux du village ?

« C’est une brute comparable au chien, au chameau, à l’âne et au pourceau qui vit dans la fange, que l’homme dont les oreilles n’ont jamais été frappées par l’histoire du frère aîné de Gadal[8]

« C’est un cadavre vivant que l’homme qui ne recueille pas la poussière des pieds des sages dévoués à Bhâgavata[9] ; c’est un cadavre respirant que celui qui ne connaît pas le parfum de la plante tulasi, qui s’attache aux pieds du divin Vichnou. »

Ici, comme dans le Vichnou-Purâna, Brahma lui-même proclame Vichnou l’essence pure, absolue, bienheureuse, dont l’univers n’est qu’une manifestation décevante. Par cet hommage, l’auteur prosterne les sectateurs de Brahma devant la secte à laquelle lui-même appartient. Ailleurs[10] Brahma est nommé la cause des causes ; mais alors il est l’essence suprême de Vichnou, il est Vichnou lui-même.

Certaines légendes racontées dans les Pouranas semblent même faire allusion à d’anciennes luttes qui auraient eu lieu entre les brahmanes et des rois ou des populations vichnouites. Telle est la curieuse histoire de Pralada[11]. Ce jeune fils du roi de l’univers a voué, dès ses premières années, une piété sans bornes à Vichnou. Son père et les brahmanes qui l’entourent sont représentés comme les ennemis de ce dieu. Plusieurs fois Pralada est livré à la mort à cause de son culte, mais toujours il est sauvé par la protection du grand Vichnou. Un jour, les brahmanes ont allumé contre lui une flamme magique ; mais, par la puissance de Vichnou, elle se retourne contre eux et les dévore. Alors Pralada demande au dieu qui les a exterminés de les rendre à la vie. Les brahmanes ressuscitent pour s’incliner devant celui qu’ils ont persécuté. Dans cette légende, les brahmanes sont appelés les prêtres des démons (asuras). On voit qu’elle n’a point été destinée à célébrer les triomphes de la caste aujourd’hui dominante ; elle semble plutôt attester d’antiques défaites que les sectateurs de Brahma auraient éprouvées à une époque inconnue.

Il en est de même d’un passage du Vichnou-Purâna, dans lequel Siva, exclu d’un sacrifice où avaient été admis les autres dieux, crée un être terrible qui renverse le sacrifice, disperse les officians et met en déroute les divinités. Auparavant, Siva s’est écrié : « Que m’importe d’être exclu de ce sacrifice ? Mes prêtres m’honorent dans le sacrifice de la vraie sagesse, où l’on se passe de l’aide des brahmanes[12]. » Ne s’agit-il pas ici des prétentions du culte sivaïte et de quelques triomphes de ce culte sur celui de Brahma ?

Dans un autre passage du Vichnou-Purâna se montre un vague souvenir d’une religion en dehors du brahmanisme, une religion de la nature, qui semble avoir été professée par les habitans des campagnes, et qui était peut-être un reste de l’ancien culte indigène, réfugié dans les lieux écartés, parmi les tribus nomades, un paganisme indien, dans le sens étymologique du mot, paganica numina. Le dieu Krichna, parlant au nom des pasteurs parmi lesquels il habite, dit[13] : « Les esprits de ces montagnes parcourent, dit-on, les bois sous la forme qu’il leur plaît de choisir, ou, sous leur forme naturelle, se jouent au bord de leurs abîmes. S’ils sont mécontens de quelque habitant de la forêt, transformés en lion ou en bête de proie, ils le mettent à mort. C’est pourquoi nous devons adorer les montagnes et offrir des sacrifices aux troupeaux. Qu’avons-nous à démêler avec Indra (le dieu du ciel) ? Les troupeaux et les montagnes, voilà nos dieux ; laissons les brahmanes faire l’adoration par la prière. » Enfin on peut voir une trace d’ancienne rivalité entre le culte de Vichnou et le culte de Siva dans la destruction de Bénarès, ville de tout temps, et encore aujourd’hui, sivaïte, que consume le disque enflammé de Vichnou. Ces indications sont peu positives ; mais, quand il s’agit d’un pays où l’histoire manque presque entièrement, on est heureux de trouver quelques documens précieux de la tradition conservés par les Pouranas.

Tout émane de Vichnou dans le poème composé pour glorifier sa puissance, même l’ennemi de la religion orthodoxe, le grand hérésiarque, le grand réformateur Boudda. Boudda n’est autre chose qu’une forme illusoire émanée de Vichnou et envoyée par lui sur la terre pour égarer les ennemis des dieux[14]. D’autres hérétiques venus après Boudda avouent hardiment ici le scandale de leurs doctrines, selon lesquelles les brahmanes ne sont dignes d’aucun respect, et qui proclament qu’il n’y a point de texte divin ou révélé. On voit que le rationalisme a pénétré aussi dans le brahmanisme à la suite de la réforme.

Le principal intérêt qu’offrent les Pouranas, c’est de présenter au milieu du désordre, de l’incohérence, de la bizarrerie, qui les caractérisent, un tableau frappant des idées et de l’imagination hindoues. Plus ils sont composés d’élémens hétérogènes, plus ils sont curieux à cet égard ; car la variété même des matières qu’ils renferment rend plus complet l’enseignement qu’ils peuvent fournir. Je vais tâcher de tirer de ce chaos quelques passages propres à faire connaître le génie religieux, métaphysique, moral et social des Hindous.

Le panthéisme est l’idée dominante des religions et des philosophies de l’Inde, et se retrouve sans cesse dans les Pouranas. Elle y est exprimée sous mille formes, reproduite sous mille aspects, et on peut dire que la poésie hindoue est la manifestation multiple d’une même pensée, comme l’univers, selon la croyance hindoue, est lui-même la manifestation infiniment variée d’un même principe.

On ne saurait se figurer les tours de force de langage, les métaphores, les comparaisons, par lesquels l’imagination du poète métaphysicien s’efforce de rendre sensible ce qu’il y a de plus difficile à comprendre dans le dogme du panthéisme. Quelquefois elle appelle à son secours une gracieuse similitude : « Comme l’air qui s’exhale par les trous d’une flûte produit la distinction des notes qui composent la gamme, ainsi la nature du grand esprit, simple dans son essence, devient multiple par les conséquences de son action. » Tantôt c’est par les peintures les plus étranges que l’auteur du Vichnou-Purâna cherche à faire entrer dans les esprits cette idée fondamentale de sa foi, savoir, que Vichnou est tout, que tout est Vichnou. « Comme créateur, dit-il, il se crée lui-même[15] ; comme destructeur, il se détruit lui-même à la fin de chaque période de la vie de l’univers. »

L’idée panthéiste appliquée à la mythologie produit les conceptions les plus bizarres. Ainsi, quand Krichna, qui est une incarnation de Vichnou, a décidé les bergères, au milieu desquelles s’écoule sa folâtre jeunesse, à sacrifier aux montagnes, Krichna se présente sur le sommet de l’une d’elles, en disant : Je suis la montagne, tandis que sous une autre forme il gravissait les montagnes avec les bergères et adorait son autre moi[16].

Ce panthéisme a deux formes, l’une grossière, l’autre plus épurée ; l’une empreinte d’un épais matérialisme, l’autre d’un idéalisme raffiné. Dans le premier point de vue, Vichnou est le monde. Les divers membres de son grand corps sont les diverses portions de l’univers ; ses os sont les montagnes, les fleuves sont ses veines, son souffle est le vent, sa vue est le soleil. Mais la méditation qui le contemple ainsi comme un dieu-monde ne doit être qu’un degré pour s’élever à le considérer, non plus comme la collection des êtres, mais comme le principe qui, uni aux choses et cependant distinct d’elles, existe partout et toujours[17].

Ainsi on passe du point de vue matérialiste au point de vue idéaliste, mais le besoin d’unité, ce besoin inhérent aux spéculations métaphysiques du génie hindou, le ramène au panthéisme par une étrange voie. S’étant élevé à concevoir le principe unique des êtres comme quelque chose de supérieur aux êtres, qui n’en a point les qualités, quelque chose d’absolu, pour me servir du langage occidental, le génie métaphysique de l’Inde tranche la grande difficulté philosophique, celle qui est au fond de tous les systèmes, le rapport de l’absolu au relatif, de l’infini au fini, de Dieu au monde ; il la tranche par un coup d’audace que les plus grandes hardiesses de la spéculation n’ont jamais surpassé ; il déclare que le monde n’est pas, que la pensée n’est pas, que Dieu seul existe dans son incompréhensible unité, que tout le reste est produit par une illusion (maya), par un reflet fantastique de l’être invisible. Tout est donc un produit des jeux de Vichnou. On comprend maintenant comment le dieu était à la fois la montagne qu’on adorait, et ceux qui adoraient la montagne. On conçoit comment le poète peut s’écrier : « Essentiellement unique, tu te doubles, à l’aide de ta mystérieuse maya, ce désir de créer que tu conçois en toi-même ; et, semblable à l’araignée, tu produis et conserves, à l’aide de ton énergie, cet univers que tu feras rentrer un jour dans ton sein[18]. »

Ce système, dans lequel l’univers est le produit de la maya, de l’illusion née de Vichnou, est particulièrement développé dans le Bhâgavata Purâṇa traduit par M. Burnouf, et donne un grand prix à cet ouvrage, qui devient par là l’exposition souvent très énergique des idées philosophiques de deux écoles célèbres dans l’Inde, l’école Sankya et l’école Vedanta.

La philosophie indienne est arrivée à l’idéalisme comme la philosophie grecque avec Parménide[19], la philosophie anglaise avec Barkley, la philosophie allemande avec Fichte et Schelling ; mais nul de ces hardis penseurs n’a égalé la hardiesse de l’Indien Kapila, qui, dans le Bhâgavata Purâṇa, rempli par l’exposition de sa doctrine, figure comme une incarnation de Vichnou. Au point de vue de l’idéalisme indien, tout naît de la pensée divine, tout n’existe que par cette pensée et dans cette pensée. Les qualités des êtres sont le produit de l’illusion, car la substance absolue, considérée en elle-même, n’a point d’attributs.

« Pénétrant au sein des qualités manifestées par maya comme s’il avait des qualités lui-même, l’être apparaît au dehors, poussé par l’énergie de sa pensée[20].

« Car de même que c’est un seul et même feu qui brille dans tous les bois où il se manifeste, ainsi l’esprit, unique, ame de l’univers, enfermé dans chacun des êtres où il réside, apparaît comme s’il était multiple. »

Non-seulement l’esprit divin produit l’apparence des êtres par la manifestation de sa pensée, mais encore il est leur pensée, il perçoit en eux[21]. Ainsi la perception, l’être percevant, l’objet perçu, ne sont que des reflets divers de l’être unique, de l’esprit absolu, de Vichnou ; Vichnou seul existe, il est tout, il est au-dessus et au-delà de tout. L’essor métaphysique devait être entraîné par le besoin d’unité jusqu’à ces conclusions, extrêmes limites des spéculations humaines.

On s’étonnera moins, d’après ce qui précède, des diverses cosmogonies que contiennent les Pouranas, et dans lesquelles se retrouve toujours, à travers les jeux d’une imagination gigantesque, le principe de l’idéalisme indien.

« D’abord était l’être absolu, l’être divin (Bhâgavat). Cet être existait seul, sans qu’aucun attribut le manifestât[22]… Alors il regarda et ne vit rien qui pût être vu, parce que lui seul était resplendissant, et il songea qu’il était comme s’il n’était pas, parce que son regard était éveillé et que son énergie sommeillait.

« Or, l’énergie de cet être doué de vue, énergie qui est à la fois ce qui existe et ce qui n’existe pas, c’est là ce qui se nomme maya, et c’est par elle que l’être qui pénètre toutes choses créa l’univers. »

Puis les diverses manifestations de l’être divin par maya (l’illusion) s’engendrent l’une l’autre. Ici s’ouvre un champ illimité pour la subtilité et la richesse de la fantaisie indienne. L’énumération des êtres créés, l’ordre de leur création, changent dans les divers systèmes cosmogoniques contenus dans le même Pourana ; mais certaines idées se reproduisent dans plusieurs de ces poèmes. Telle est cette conception essentiellement idéaliste qui fait naître les objets extérieurs du moi interne. Ainsi de la personnalité transformée naissent le cœur et les organes des sens[23]. D’autre part, le génie hindou est également propre à réduire la réalité en abstraction et à donner aux abstractions de la réalité. Il en résulte que tout se mêle dans les cosmogonies, et il arrive, ce qui est tout-à-fait extraordinaire pour nous, que les qualités, devenues des êtres réels, enfantent les substances. Ainsi, la molécule du son produit la molécule de l’éther ; de l’attribut tangible naissent le vent et la peau, l’objet et l’instrument du toucher. De la forme naît la lumière ; la molécule de la saveur produit l’eau et le goût qui perçoit la saveur. Ce procédé de l’esprit hindou est entièrement opposé au procédé du nôtre ; à peine est-il compréhensible pour nous. On dirait que cet esprit, qui proclamait la réalité des apparences sensibles et niait celle des substances, a fini par perdre tout sentiment de réalité.

Ce qui achève de caractériser le génie hindou, c’est le luxe d’imagination qui vient se répandre pour ainsi dire sur les subtilités et les aridités métaphysiques. Au milieu des abstractions les plus minutieuses, on se trouve tout à coup en présence de la splendide nature de l’Inde ; on est ébloui de l’éclat de la lumière et des couleurs, de la profusion et de la vivacité des images. Les peintures les plus voluptueuses viennent se poser à côté des argumentations les plus sèches. Telle est l’Inde : partout la mollesse à côté de l’austérité ; c’est le pays de la poésie et de l’algèbre, des contes merveilleux et des systèmes de métaphysique, des bayadères et des pénitens. La mythologie vient mêler aux systèmes philosophiques ses créations infiniment variées et capricieuses, ses ères qui se comptent par millions d’années, tous ses mondes, tous ses ciels, tous ses enfers, toutes les classes d’êtres distribués sur une immense échelle depuis le dieu suprême jusqu’aux êtres inanimés, qui, pour l’Hindou, vivent de la vie universelle, font partie de l’immense corps qui est tout, sont animés par l’esprit unique qui est Dieu.

Ce contraste entre la métaphysique et la mythologie, perpétuellement entrelacées, donne aux Pouranas un caractère que ne présente, je crois, nulle autre production du génie poétique humain. Il faudrait, pour obtenir quelque chose de semblable dans notre Occident, fondre ensemble Kant et Homère ; ou plutôt, au lieu de Kant, supposez un mystique indien dont la subtilité soit infiniment plus pénétrante et la spéculation infiniment plus hardie que celle d’aucun métaphysicien de l’Occident ; au lieu d’Homère ; supposez un poète oriental dont l’imagination follement luxuriante soit à l’imagination divinement tempérée du poète grec ce qu’est l’Himalaya aux aimables collines de l’Attique, ce que sont les flots débordés et mugissans du Gange aux flots murmurans du Céphise, les gigantesques sculptures d’Ellora aux chastes sculptures du Parthénon. On en peut juger par cette peinture de Vichnou avant la création[24] : « Solitaire, couché sur un lit, blanc comme les fibres de la tige du lotus, formé par le corps du serpent Sécha, porté sur l’Océan qui submerge l’univers à la fin de chaque période de la vie des êtres, et dont l’obscurité était dissipée par les feux des joyaux placés sur les têtes du serpent qu’ornaient les ombrelles de ses crêtes.

« Il effaçait la splendeur d’une montagne d’émeraude à la ceinture de chaux rouge et aux nombreux pics d’or, ayant pour guirlande des joyaux, des lacs, des végétaux, des parterres de fleurs, pour bras des bambous, et pour pieds des arbres.

« Entourés des plus beaux joyaux et des plus riches bracelets, ses bras étaient comme des milliers de rameaux, sa racine était le principe invisible, les mondes formaient l’arbre vigoureux dont les branches étaient environnées des crêtes du roi des serpens. »

Voilà la cause insondable de toutes choses, l’être sans forme et sans attribut personnifié dans une figure mythologique bizarre et grandiose, voilà toutes les richesses de la poésie indienne jetées comme un voile éblouissant de broderies sur la conception abstraite de la substance absolue. Au milieu de ces images colossales et accumulées, le sentiment métaphysique se trahit par cette phrase : Sa racine était le principe invisible.

Les mêmes associations de l’idée philosophique et de l’imagination poétique poussées toutes deux à l’extrême, se retrouvent dans le récit de la lutte que l’être des êtres, transformé en un guerrier terrible, soutient contre un géant, en présence de tous les dieux, de tous les génies, de toutes les créatures, qui suivent avec anxiété les chances du combat qui doit détruire ou sauver le monde[25]. Les diverses phases du combat et les injures qui le précèdent, rappellent, dans des proportions surhumaines, les combats homériques ; mais celui qui frappe le géant, c’est le créateur de toutes choses. Pendant la lutte, il dépose la terre à la surface de l’Océan ; il est plein de dieux engendrés dans son sein. Ces exemples, qu’on pourrait multiplier sans peine, suffisent à montrer comment la poésie et l’abstraction se mêlent dans les Pouranas. Passons aux idées qu’ils renferment sur la vie humaine, sur son but véritable, enfin sur la morale et sur la société indienne.

Au point de vue du Bhâgavata Purâṇa, la vie est une illusion douloureuse et comme un songe pénible. Vivre, penser, agir, c’est être séparé du principe unique et absolu, c’est se trouver en rapport avec ce néant agité qu’on appelle le monde. L’existence humaine est un supplice imposé à l’esprit tombé dans le monde inférieur à cause de ses fautes. De là cette énergique peinture des misères de la condition humaine que nous offre le Bhâgavata Purâṇa. Après nous avoir fait entendre les gémissemens de l’ame dans l’embryon, l’auteur montre la misère de la créature condamnée à vivre, tombant à terre au milieu du sang où elle s’agite comme un ver, dépouillée de la mémoire, dépouillée de la connaissance, ne pouvant se faire comprendre. Au point de vue indien des existences successives, l’homme naissant est bien plus réellement que chez le poète latin un passager rejeté par les flots :

Sævis projectus ab undis
Navita.(Lucrèce)

Le tableau de notre condition que Pline a tracé n’égale pas en mélancolie quelques vers du Bhâgavata Purâṇa[26], parce que ce n’est pas un vague scepticisme, mais une triste croyance, qui inspire le poète. Pour lui, la vie est une chute, une peine, une dégradation.

Comment l’homme se dérobera-t-il à tant de misère ? comment échappera-t-il à son humiliante et douloureuse condition ? En résistant à ses désirs, en s’élevant au-dessus des sens, en se livrant à la contemplation et en fuyant les œuvres, car les œuvres nous plongent dans le monde de l’illusion et nous écartent du principe invisible. Telle est la base du quiétisme indien, dont l’expression se retrouve sans cesse dans les Pouranas, et dont il est dit : « La contemplation de Vichnou[27] est comme un glaive avec lequel les hommes sages tranchent le lien de l’action qui enchaîne la conscience. »

La contemplation est un état particulier qui a ses règles. Les Hindous appellent yoga l’extase par laquelle ils prétendent s’élever au-dessus de l’action, de la science, de la vie, s’unir à la Divinité même en s’absorbant dans son sein. Il existe une méthode et des procédés techniques, dont quelques-uns sont assez ridicules, pour parvenir à cette extase contemplative, à cet état d’impassibilité suprême, au moyen duquel les ascètes arrivent à se perdre en Dieu :

« Que l’ascète qui veut abandonner ce monde[28], assis sur un siége solide et commode, ne s’occupe ni du temps ni du lieu, et que, maître de sa respiration, il contienne son souffle en son cœur.

« Absorbant son cœur dans son intelligence purifiée, celle-ci dans le principe qui voit en nous, celui-ci dans sa propre ame, identifiant son ame avec l’ame universelle, que le sage, plein de fermeté, en possession du repos absolu, s’abstienne de toute action. »

La perfection de l’état d’yoga est décrite ainsi[29] : « Quand, éloigné de tous les objets, le cœur ne connaît plus rien où se porter, et qu’il s’est détaché de tout, il disparaît aussitôt, semblable à la flamme qui s’éteint ; dans cet état, l’homme, désormais à l’abri du courant des qualités, voit sous son regard même son esprit qui est unique et dont il ne se distingue plus.

« Ainsi absorbé par cet anéantissement final du cœur au sein de la suprême majesté, l’homme, placé en dehors du plaisir et de la peine, rapporte l’origine de cette double imperfection à la personnalité, à cette cause d’action qui n’existe réellement pas, parce qu’il a saisi dans son propre sein la substance de l’esprit suprême.

« Étant ainsi parvenu à reconnaître ce qui le constitue lui-même, le Siddha parfait ne fait plus aucune attention à son corps ; soit que, sous l’empire du destin, ce corps vienne de se lever, et qu’il soit debout, soit qu’il ait quitté ou repris sa place, il ne le distingue pas plus qu’un homme aveuglé par les vapeurs d’une liqueur enivrante ne remarque l’état du vêtement qui enveloppe ses reins.

« Le corps cependant, agissant sous l’empire de la destinée, continue de vivre avec les sens tant que dure l’action qu’il a commencée ; mais l’homme qui, parvenu au terme de la contemplation, a reconnu la réalité, n’a plus de contact avec ce corps, qui, comme tout ce qui en dépend, n’est pour lui qu’un vain songe. »

On conçoit qu’à un tel point de vue la suprême félicité pour l’ame soit d’être délivrée de l’existence, du moins de l’existence individuelle qui l’emprisonne dans un corps, et de se réunir intimement au principe divin. Cette résorption de l’ame dans son principe porte le nom sacramentel de nirvana, qu’il ne serait pas exact de traduire par anéantissement ; il exprime l’acte mystérieux par lequel l’ame s’affranchit de l’existence temporelle, du monde sensible, de l’illusion des choses, et s’identifie à l’être absolu.

Cette identification est le degré le plus élevé de la béatitude à laquelle l’homme puisse aspirer ; c’est le plus grand bienfait que Vichnou accorde à ses favoris. Le Vichnou-Purâna ne se contente pas de retracer dans une peinture hideuse de vérité les misères de l’enfance, les abaissemens de la vieillesse, les agonies de la mort ; il fait l’histoire des douleurs humaines au-delà de cette vie, dans les autres existences, dans les enfers et même dans le ciel, séjour précaire dont les habitans sont torturés par la perspective de redescendre sur la terre[30]. À cette condition douloureuse de l’homme qui se continue d’un monde dans l’autre, il n’y a qu’un remède et qu’un terme, c’est la grande émancipation finale par laquelle il se soustrait aux maux qu’il est destiné à subir, tant qu’il tourne dans la roue de l’existence. Quel peut être l’effet d’opinions pareilles à celle que je viens d’exposer sur la conduite des hommes et sur les formes de la société ? c’est ce qui nous reste à examiner.

Par plusieurs côtés, la morale des Pouranas rappelle celle de l’Évangile : elle défend non-seulement les actes, mais même les pensées coupables[31] ; elle prescrit le jeûne, la prière, les austérités. Nulle part la vertu de pénitence n’a reçu un aussi magnifique hommage que dans les croyances indiennes. Les macérations des solitaires ont tant de puissance, qu’elles peuvent leur donner droit à remplacer les dieux. Ceux-ci tremblent quand ils entendent parler des austérités inouies de quelque ermite, et n’ont d’autre ressource que de lui envoyer une nymphe chargée de sauver à tout prix le trône des immortels. La pénitence peut tout, elle a même la puissance de créer. Dans le Bhâgavata Purâṇa, il est dit que Brahma, par une pénitence de seize mille années, a créé le monde[32]. Le sentiment des misères de la vie humaine, le sentiment de la dégradation de notre nature, la notion de la chute entendue comme l’entendait Origène, enfin, ce qui en résulte, le besoin d’un sauveur, les incarnations dont le but est, comme celle de Vichnou, de soulever le fardeau de la terre[33], tout cela est assez analogue au christianisme ; j’ai trouvé même dans le Bhâgavata Purâṇa un passage où il semble être question de la grace[34] : « Donne-nous, ô Dieu, ta propre vue, avec ton énergie, afin que, soutenus par ta faveur, nous puissions accomplir notre tâche. »

Quant à la charité universelle, bien que l’esprit de caste, tout-puissant aux Indes, lui soit contraire, on en trouve çà et là quelques lueurs dans les Pouranas. Il faut recevoir l’hôte dont le nom, la parenté, la race, sont inconnus, dit le Vichnou-Purâna[35] : Brahma est présent dans la personne d’un hôte. Le père de famille doit répandre sur la terre de la nourriture pour les personnes dégradées de leur caste. Enfin, comme pour donner un exemple de miséricordieuse bonté, appliqué aux dernières des créatures humaines, les Tchandalas, rebut de toutes les castes, sont bénis par Vichnou[36]. Mais le panthéisme donne à la morale hindoue un caractère qui la distingue profondément de la morale chrétienne, et la place bien au-dessous.

D’abord il résulte de la croyance au panthéisme que la charité se perd et se dissout, pour ainsi dire, dans un sentiment plus général : l’amour de tous les êtres, émanations d’une même substance, manifestations d’un même principe. Là où n’est pas marquée fortement la distinction entre l’homme et les choses, entre l’esprit et la matière, entre ce qui est libre et ce qui est soumis à la fatalité, la fraternité des hommes est remplacée par la fraternité des êtres. L’humanité ne compose plus à elle seule tout notre prochain, il faut l’étendre aux animaux, aux plantes à toute la nature. Il en résulte, il est vrai, une gracieuse délicatesse de sentiment. La religion prescrit de répandre sur le sol la nourriture destinée aux oiseaux et aux chiens errans ; il ne faut pas couper sans raison les arbres, car ils vivent comme nous de la vie universelle. Mais il résulte aussi de cette égalité morale faussement établie entre la nature et l’homme, que l’on perd le sentiment des vrais devoirs en les associant à des devoirs imaginaires.

Dans le précepte qui ordonne de répandre sur le sol de la nourriture pour les animaux, les rejetés (out cast) sont placés entre les chiens et les oiseaux, et couper légèrement un arbre est mis sur la même ligne que haïr son père. Ailleurs[37] il est dit : « Aurais-tu abandonné un brahmane, un enfant, une vache, un vieillard, un malade, une femme ? » Ces confusions tiennent à la grande confusion que le panthéisme établit entre tous les êtres membres d’un même tout, accidens d’une même substance. On en vient ainsi, après avoir mis les animaux sur la même ligne que les hommes, à sacrifier les hommes aux animaux, et à livrer durant toute une nuit un malheureux aux insectes pour les repaître de son sang[38].

Enfin l’opinion d’après laquelle cet univers n’est qu’une apparence décevante et la vie humaine, une illusion douloureuse, l’opinion qui voit dans les œuvres un piége qu’il faut fuir, et dans l’indifférence le terme le plus haut de la sagesse, est peu propre à faire des hommes énergiques, à produire les vertus du citoyen et du guerrier. Aussi depuis bien des siècles l’Inde, sous le poids de ces doctrines énervantes comme le climat qui les inspire, a-t-elle baissé la tête sous la tyrannie d’une caste ou sous l’oppression de l’étranger.

La supériorité des brahmanes, la haute opinion qu’on a de leur importance, sont écrites à chaque page des Pouranas. On voit que les brahmanes gouvernent les rois eux-mêmes. Plusieurs légendes en font foi, entre autres celle qu’on va lire[39] :

« Dans le royaume sur lequel régnait Santana, il n’avait pas plu depuis douze années. Craignant que le pays ne devînt un désert, le roi assembla les brahmanes et leur demanda pourquoi la pluie ne tombait pas, et quelle faute il avait commise. Ils lui répondirent que c’était comme si un frère plus jeune se mariait avant son frère aîné, car il était en possession d’un royaume qui de droit appartenait à son frère Devapi.

« Que dois-je faire ? dit le radja. Il lui fut répondu : Jusqu’à ce que Devapi déplaise aux dieux en s’écartant du sentier de la justice, le royaume est à lui, et c’est votre devoir de le lui abandonner. Asmarisarin, ministre du roi, ayant entendu cela, réunit un grand nombre d’ascètes qui enseignaient des doctrines contraires à celles des Vedas, et les envoya dans la forêt. Là, ayant trouvé Devapi, ils pervertirent le prince, qui était simple d’esprit, et l’amenèrent à partager leurs opinions hérétiques. Pendant ce temps, Santana, étant très affligé d’avoir commis le péché que lui avaient reproché les brahmanes, les envoya devant lui dans la forêt, puis s’y rendit lui-même pour restituer la couronne à son frère aîné. Quand les brahmanes arrivèrent à l’ermitage de Devapi, ils l’informèrent que, conformément aux doctrines des Vedas, la succession au trône était le droit du frère aîné ; mais il entra en discussion avec eux, et il mit en avant divers argumens qui avaient le défaut d’être contraires à la doctrine des Vedas. Ayant ouï ces choses, les brahmanes retournèrent vers Santana, et lui dirent : Ô radja, tu n’as plus à t’inquiéter de tout ceci ; la sècheresse touche à sa fin. Cet homme est dégradé de son rang, car il a prononcé des paroles irrespectueuses contre l’autorité des Vedas, incréés, éternels ; et quand le frère aîné est dégradé, il n’y a de péché à ce que le frère puîné se marie (ou règne). Alors Santana retourna dans sa capitale, et son frère aîné Devapi fut dégradé de sa caste pour avoir répété des doctrines contraires aux Vedas. Nidra (le dieu du ciel) répandit une pluie abondante qui fut suivie de riches moissons. »

Rien ne saurait mieux que ce récit donner une juste idée de la société indienne. On y voit les brahmanes arbitres souverains de la conscience, et, par là, de l’autorité royale. À leur voix, Santana va poser la couronne ; mais le prince légitime est atteint d’hérésie : dès ce moment, il est déchu du trône, comme il est dégradé de sa caste, et le ciel, de concert avec les brahmanes, rend hommage au droit de Santana, fondé sur son orthodoxie. Le gouvernement théocratique n’a jamais été pratiqué avec cette rigueur dans notre Occident.

Les sentimens de la nature doivent se taire devant l’ascendant suprême de la caste sacrée. Une mère pardonne au brahmane qui a tué ses enfans pendant leur sommeil, parce qu’un brahmane a toujours un maître spirituel. Le coupable qui est consumé par la malédiction d’un brahmane, est-il dit aussi dans le Bhâgavata[40], ne trouve de pitié ni dans l’enfer, ni parmi les êtres, quels qu’ils soient, au milieu desquels il vient à renaître.

On trouve dans le même Pourana l’histoire suivante qui fait bien voir la puissance de cette malédiction. Un brahmane était assis dans son ermitage, retenant sa respiration, les yeux fermés, dans l’état d’extase (yoga). Le roi Parikchit, qui s’est égaré, arrive à l’ermitage. Le brahmane, absorbé dans sa contemplation, n’offre au roi ni le siége de gazon, ni l’offrande de l’eau, ni les paroles bienveillantes. Le roi, irrité, voyant auprès du brahmane un serpent mort, le prend, de colère, avec l’extrémité de son arc, et le lui jette sur l’épaule, puis regagne sa capitale. L’injure était grave. Cependant le brahmane, qui s’était élevé à l’indifférence, ne l’aurait point ressentie ; mais son fils, jeune enfant qui jouait avec d’autres enfans, ayant appris l’outrage fait à son père, s’emporte en ces termes contre le roi et contre la caste guerrière des Kchattriyas à laquelle il appartient :

« Ah ! la conduite outrageuse de ces radjas nourris, comme les corbeaux, de ce qu’on leur jette, ressemble à celle des chiens et des esclaves gardiens de la porte qui insultent leur maître.

« Un misérable Kchattriya est le gardien de la porte des brahmanes. Comment celui qui se tient à la porte serait-il admis à manger la nourriture du maître ? »

Puis l’enfant du brahmane prononce cette imprécation :

« Dans ce jour, un serpent suscité par moi anéantira ce contempteur des lois, ce brandon de sa race qui nous a fait injure. »

Bientôt le roi se repent de son crime, et désire l’expier par la mort ; il va sur les bords du Gange attendre, entouré de pieux solitaires, que la malédiction qu’il a méritée s’accomplisse, et s’écrie : Adoration en tous lieux aux brahmanes !

Plusieurs passages des Pouranas n’expriment pas moins que la malédiction de l’enfant citée plus haut un sentiment d’aversion et même de mépris pour la caste guerrière des Kchattriyas, quelquefois même certains passages semblent faire allusion à d’anciennes luttes entre les Kchattriyas et les brahmanes oubliées par l’histoire, mais qui semblent obscurément indiquées dans la tradition par les luttes de différens dieux et de différens cultes ; tel est celui-ci :

« La race des Kchattriyas, que le destin avait multipliée pour le malheur du monde[41], cette race qui opprimait les brahmanes et qui avait abandonné la vraie voie, devait sentir les douleurs de l’enfer ; le héros magnanime aux forces terribles déracina vingt et une fois, avec sa hache au large tranchant, cette épine de la terre. »

Rien ne donne une plus haute idée de la grandeur et de la puissance des brahmanes que le récit suivant[42]. Des brahmanes se présentent à la porte du palais des dieux. Deux personnages divins (devas), gardiens du seuil, les repoussent avec injure. Les brahmanes condamnent ces dieux à descendre sur la terre. Ceux-ci se reconnaissent coupables, et acceptent le châtiment qui leur est infligé. Ce n’est pas tout. Vichnou, le dieu suprême, va trouver les brahmanes et leur fait, on peut le dire, les plus humbles excuses. « Je regarde, leur dit-il, comme faite par moi-même l’injure que vous avez reçue de mes serviteurs… Je me couperais moi-même le bras si ce bras s’était opposé à vous[43]… Qui donc, ajouta-t-il, ne supporterait pas les brahmanes, quand moi je porte sur mon aigrette la poussière de leurs pieds ? » L’imagination la plus complaisante ne saurait faire davantage, pour l’apothéose des brahmanes, que de prosterner le créateur à leurs pieds.

Tels sont les principaux traits qui peuvent caractériser les Pouranas, et par eux les Hindous ; mais le travail nécessaire pour donner l’intelligence de ces curieux monumens, si l’on n’y prenait garde, tromperait sur leur nature. Afin de faire connaître les Pouranas, j’ai considéré successivement dans les deux qui étaient à ma disposition les différentes matières qu’ils traitent, les différens aspects philosophiques et poétiques qu’ils présentent. On est bien obligé de faire ainsi, de décomposer ce qu’on étudie ; mais, ce travail accompli, il faut se retourner vers l’œuvre patiemment analysée, et l’embrasser dans son ensemble, car jamais tous les élémens de la pensée ne furent à ce point fondus et soudés les uns dans les autres. La poésie des Pouranas a tous les caractères du panthéisme qui l’inspire, une profonde unité de laquelle tout émane, et à laquelle tout revient aboutir, et en même temps une variété infinie de formes toujours changeantes, toujours renouvelées.

Cette poésie, comme le panthéisme indien, est tour à tour et presque en même temps empreinte d’un grossier matérialisme et d’un idéalisme raffiné : l’idée et le symbole, la réflexion et l’imagination, l’abstraction et les images sensibles, sont amalgamés dans cette composition désordonnée. On croit entendre parler tour à tour, ou plutôt tous ensemble, un métaphysicien, un poète et un prêtre, et quelquefois un enfant. Les peintures théologiques sont employées pour exprimer des idées philosophiques ; les conceptions les plus hautes interviennent dans des récits fantastiques ou même puérils. Rien ne saurait, je crois, donner du génie indien une idée plus complète que la lecture d’un Pourana.

Si je voulais revenir, en terminant, sur les diverses phases de la littérature sanscrite que j’indiquais au commencement de cet article, je pourrais trouver dans l’Inde elle-même l’image des produits littéraires qu’elle a enfantés. L’austère simplicité et l’immuable durée des Vedas seraient figurées par les rochers de l’Himalaya, qui dominent tout, indestructibles, immobiles, et ne portant sur leur tête nue que le ciel étoilé. Les deux grands fleuves qui roulent parallèlement leurs eaux à travers la terre indienne offriraient une image assez ressemblante des deux vastes épopées, le Ramayana et le Mahabarata, fleuves aussi, au large sein, à la source mystérieuse comme celle du Gange, au cours majestueux et parfois embarrassé, aux affluens nombreux, aux sinuosités infinies. La poésie de Calidasa, par les parfums dont elle semble imprégnée, par l’éclat éblouissant dont elle rayonne, rappelle les forêts embaumées de Ceylan et les mines de Golconde. Enfin les Pouranas offrent l’image de l’Inde tout entière. À l’horizon l’Océan sans bornes et des sommets qui touchent le ciel, au centre ces impénétrables jungles où le voyageur s’égare à chaque pas, mais où la vie, sous toutes les formes, bruit et scintille sur sa tête et à ses pieds ; où le cri de mille oiseaux, le murmure de mille insectes, le craquement des vieux troncs et le frôlement des herbes sous les pas des éléphans, remplissent l’oreille de bruits confus, tandis que l’œil contemple le plumage des perroquets et l’éclat des fleurs, s’amuse au balancement des lianes, s’éblouit enfin et se fatigue aux innombrables reflets de cette lumière qui ne se voile et ne se tempère jamais.


J.-J. Ampère.
  1. C’est là ce qui constitue le fonds commun des Pouranas ; mais d’autres matières encore y trouvent place. Le Vichnou-Purâna, par exemple, contient, dans le vie livre, une description géographique de l’univers, un système astronomique, une sorte de chronique racontant l’histoire de l’établissement de la race hindoue dans le Pendjab. Le Padma-Purâna est une espèce d’encyclopédie qui contient jusqu’à des chapitres dans lesquels il est traité de la médecine et de l’art sagittaire.
  2. Vishnu-Purana, translated by Wilson, pref., pag. xx.
  3. Préf., pag. cxxi ; liv. II, cap. v, pag. 235.
  4. Bhâgavata Purâṇa, pag. 535.
  5. Un passage du Padma-Purâna les divise en trois classes, selon qu’ils se rapportent à Vichnou, à Siva ou à Brahma. Les premiers seulement sont vraiment purs, les seconds sont pleins d’ignorance, et les derniers pleins de passion. Cela prouve que l’auteur du Padma-Purâna était vichnouite et n’aimait ni Siva ni Brahma. (Vishnu-Purana, Wilson, pref., pag. xiii.)
  6. Vishnu-Purana, pag. 72.
  7. Wilson, Vishnu-Purana, liv. I, cap. viii
  8. Nom de Vichnou.
  9. Autre nom de Vichnou.
  10. Bhâgavata Purâṇa, pag. 383, v. 41.
  11. Vishnu-Purana, pag. 126 et suiv.
  12. id. pag. 65-67.
  13. id. pag. 525.
  14. Vishnu-Purana, pag. 337 et suiv.
  15. Vishnu-Purana, pag. 20.
  16. id., pag. 525.
  17. Bhâgavata Purâṇa, pag. 275.
  18. Bhâgavata Purâṇa, pag. 475.
  19. M. Cousin, dans un remarquable morceau sur Zénon d’Élée, a exprimé avec une grande vigueur ce point de vue de l’unité absolue qui est commun à l’école d’Élée et aux Pouranas : « unité sans nombre, éternité sans temps, immensité sans forme, intelligence sans pensée, pure essence sans qualité. »
  20. Bhâgavata Purâṇa, pag. 17.
  21. Bhâgavata Purâṇa, verset 32.
  22. id., pag. 327.
  23. id., pag. 329, 529.
  24. Bhâgavata Purâṇa, pag. 355.
  25. Bhâgavata Purâṇa, pag. 449.
  26. Bhâgavata Purâṇa, pag. 575.
  27. Vishnu-Purana, pag. 15.
  28. Bhâgavata Purâṇa, pag. 209.
  29. Bhâgavata Purâṇa, pag. 551.
  30. Vishnu-Purana, pag. 641.
  31. Let him not think incontinently of another’s wife. Vishnu-Purana, pag. 39
  32. Bhâgavata Purâṇa, pag. 269
  33. Vishnu-Purana, pag. 437.
  34. Bhâgavata Purâṇa, pag. 323.
  35. Pag. 305.
  36. Bhâgavata Purâṇa, pag. 105.
  37. id., pag. 208.
  38. id., pag. 137.
  39. Vishnu-Purana, pag. 458.
  40. Pag. 415.
  41. Bhâgavata Purâṇa, pag. 53.
  42. id., pag. 421 et suiv.
  43. id., pag. 433.