Littérature orale de la Picardie – Les sorciers




§ I. — LES SORCIERS


Le sorcier tient toute sa puissance de l’esprit du mal, du démon. C’est un homme qui a conclu un pacte écrit avec le diable. En échange de son âme, le sorcier obtient des pouvoirs fort variés, souvent même la richesse. L’esprit mauvais rend souvent visite au sorcier. On entend alors les tuiles et les vitres trembler ; des éclats de rire formidables éclatent dans la maison, qui paraît embrasée à l’intérieur.

Le sorcier peut jeter des sorts sur ses ennemis, faire mourir les bestiaux, détruire les récoltes, amener le vent, la pluie, la grêle, le tonnerre, empêcher le beurre de se former, faire tourner le lait, envoyer des poux et des puces, etc., etc. Par contre, s’il peut faire le mal, il peut aussi faire le bien : guérir des maladies par l’emploi de mots cabalistiques, de plantes connues de lui seul ou par des opérations bizarres pratiquées sur des animaux.

Les sorcières aiment-elles un jeune homme, elles n’ont qu’à vouloir et le jeune homme vient malgré lui se coucher auprès d’elles. Le lendemain il n’en a aucun souvenir si elles ont eu soin d’enfoncer cinq épingles dans une chandelle allumée en prononçant certaines paroles consacrées.

Les sorciers et les sorcières vont au sabbat le samedi à minuit et reviennent avant le chant du coq. Ils jouissent de la faculté de prendre la forme de certains animaux : loups, chiens, chats, chèvres, moutons, etc. Ce sont les animaux sorciers.

Les histoires qu’on raconte sur les sorciers sont nombreuses. Je n’en donne ici que trois ou quatre choisies parmi celles que j’ai recueillies jusqu’à présent.


I

le sabbat du bois d’orville



Dans le bois d’Orville, près de Thièvres (Somme), se trouve un espace d’environ cinquante ares de superficie et de forme circulaire, et dont la végétation contraste fortement avec celle du reste du bois ; quelques bouleaux rabougris et quelques genêts seuls poussent dans cet endroit maudit près duquel est une petite mare remplie d’une eau toute croupie. Ce lieu est désigné par les paysans des environs sous le nom de « Bois aux Fées. » Voici ce que l’on raconte sur cette partie du bois :

Il y a fort longtemps, chaque samedi soir, les fées et les sorcières avaient coutume de s’y réunir de fort loin pour y fêter le grand Sabbat. Dès que la nuit commençait à tomber, les sorcières arrivaient la lanterne à la main et montées sur un manche à balai en guise de cheval. On s’assemblait autour de maître Satan et chacun racontait les événements de la semaine ou narrait à l’avance les expéditions projetées. Après le conseil, la danse commençait pour ne finir qu’au matin. Ce moment arrivé, les rondes cessaient, les sorcières prenaient leurs livres d’enchantements déposés dans les buissons ; puis elles retournaient auprès de leurs maris endormis qui ne se doutaient de rien.

Mais un jour, il arriva qu’un paysan ayant remarqué la lueur bien connue des lanternes dans le bois d’Orville, la fantaisie lui prit de savoir à quoi s’en tenir sur ces lumières et en même temps sur les assemblées des fées et des sorcières.

Il fit le tour du bois et y étant arrivé, il se glissa en rampant dans les broussailles jusqu’à ce qu’il se vit auprès des sorcières. Tapi dans un buisson, il put examiner à loisir l’assemblée réunie par le Diable. Parmi les danseuses, il remarqua l’une de ses voisines du village et il l’entendit raconter à Satan qu’elle avait jeté un sort sur les bestiaux d’Orville, afin de se venger du nom de sorcière que lui avait donné cet homme ; elle ajouta que les bestiaux en étaient morts aussitôt. Les sorcières s’étant avancées de son côté, le paysan dut s’éloigner quelque peu toujours en rampant ; tout à coup il sentit un livre sous sa main :

— « C’est sans doute un livre de sorcière, » pensa-t-il ; et il le ramassa et le mit dans sa poche. En ayant assez vu, il sortit du bois comme il y était entré et reprit le chemin du village. Mais là, il ne put se rappeler quelle était la voisine qu’il avait vue au Sabbat. Ayant cherché inutilement, il ne s’en préoccupa plus et alla montrer son livre au curé. Celui-ci l’ouvrit et n’y vit que des feuilles de papier blanc.

— « Ce livre est un livre de magie, dit le curé au paysan ; les sorciers et les démons seuls peuvent y lire des choses que nous n’y voyons point. Il te faut samedi soir reporter le livre aux sorcières, sinon il t’arriverait malheur. »

Au Sabbat suivant, le paysan retourna au Bois aux Fées, y trouva les sorcières qui l’accueillirent avec joie, leur rendit le livre et se retira. Jusqu’au bord du bois, les fées et leurs compagnes l’accompagnèrent en disant :

— « Tu as bien fait de rapporter notre livre ! Tu as bien fait ! Il t’en aurait coûté bien cher ! Tu as bien fait ! »

Et puis ce furent de gros corbeaux — si nombreux qu’on eût cru que tous les corbeaux des pays voisins s’étaient donné là rendez-vous — qui le suivirent jusqu’au village en croassant.

Le paysan put rentrer chez lui sans autre incident.


II

le loup-garou du bois aux fées



Chaque samedi, dans ce même Bois aux Fées, on pouvait voir un homme qui, après avoir déposé ses habits sur un buisson, se « touillait » (roulait) dans la vase de la mare et ne tardait pas à en sortir transformé en loup. C’était le loup-garou (en picard Louerrou — Loup-werrou) du Bois d’Orville. Le loup-garou se rendait aussitôt à Orville ou à Thièvres, entrait on ne sait comment dans une bergerie et en enlevait un mouton qu’il emportait au Bois aux Fées. Les sorcières, les fées et le Diable arrivaient, allumaient un grand feu de broussailles, faisaient cuire le mouton, le dépeçaient et le mangeaient avec le loup-garou.

Un homme guetta un soir le loup-garou en se cachant dans un buisson, et le vit reprendre sa forme humaine aussitôt que les habitués du Sabbat se furent retirés.

Le loup-garou n’était autre qu’un paysan de Thièvres.

L’homme l’attendit à la sortie du bois et lui demanda pourquoi il se changeait ainsi en loup-garou.

« Voici bientôt dix ans, lui dit ce dernier, que je suis forcé de venir ici chaque samedi soir, me rouler dans la Mare aux Fées pour prendre la forme d’un loup et aller ainsi voler le mouton qui sert au souper du Sabbat. Je voudrais bien m’en empêcher, mais le diable est en moi quand l’heure de la réunion des sorcières approche et je suis poussé contre ma volonté à me faire loup-garou. Depuis dix ans, j’ai vu ici bien des choses horribles et j’ai appris bien des secrets. Je sais que pour me délivrer de la possession du diable, il te faudrait venir par exemple samedi prochain, auprès de la Mare aux Fées, t’armer d’un long sabre et le faire tourner rapidement au-dessus de ta tête jusqu’à ce que tu sentes un choc quelconque. Je serai invisible auprès de toi, et si tu me blesses de ton sabre, la moindre goutte de sang qui s’écoulera de ma blessure me guérira de la possession du démon. »

Le paysan lui promit de remplir ces instructions à la lettre, et le samedi suivant il vint se placer dans un buisson près de la Mare aux Fées et attendit. Il vit arriver l’homme qui, après s’être changé en loup, était allé à Orville, puis les sorcières, les fées et le diable. On commença le repas. Bientôt le loup-garou sembla disparaître et le paysan fit tournoyer son sabre comme c’était convenu. Il ne tarda pas à frapper un corps dans l’air et le loup-garou tomba blessé sur le sol. Le Sabbat se termina aussitôt par la fuite des mégères et du diable, et le loup-garou, légèrement atteint, put revenir au village. Dès ce jour il fut délivré de la possession du démon, et les réunions du sabbat dans le Bois aux Fées cessèrent.

(conté par M. Jules Bonnel, de Thièvres [Somme], en 1880).

III

le sorcier et les loups



Un homme d’Englebelmer[1] se rendait toutes les nuits au sabbat ; sa femme, qui n’en savait rien, s’était bientôt aperçue que vers minuit son mari sortait du lit tout doucement pour aller courir aventures ; mais elle pensait qu’il la laissait ainsi pour des rendez-vous avec d’autres femmes ; aussi, un jour, se plaignit-elle fort vivement à son mari de ce qu’il avait des maîtresses dans le village.

— « Je ne sors point pour des femmes, tu peux en être sûre, lui répondit l’homme. Je ne puis t’en dire davantage. Si tu aimes de la compagnie, je t’en enverrai demain soir dès que je serai sorti, car je m’en irai un peu plus de bonne heure que de coutume. Compte sur ma parole. »

Le lendemain soir venu, l’homme se rendit au sabbat, et la femme, restée seule, entendit bientôt frapper à la porte.

— « Ce sont les amis que m’a promis mon mari ! » pensa-t-elle. Et elle alla ouvrir. Elle recula saisie de frayeur à la vue de deux loups énormes qui entrèrent en hurlant et allèrent se placer de chaque côté de la grande cheminée. La femme dut passer la soirée avec les deux loups, qui semblaient prêts à tout instant à se jeter sur elle.

Minuit arriva ; deux petits coups furent frappés à la fenêtre, les loups disparurent on ne sait trop comment, et le paysan rentra en disant à sa femme :

— « Tu m’avais demandé de la visite, tu en as eu ! »

(Conté en 1880, par M. Émilien Guilbert,
d’Englebelmer [Somme]).

IV

les sorts



Le berger d’un village ne peut conduire son troupeau sur les terres du village voisin : c’est la coutume de Picardie. Le berger de Senlis l’oublia un jour, et conduisit ses moutons sur le terroir d’Englebelmer[2]. Mais le soir venu, lorsqu’il voulut retourner à Senlis avec son troupeau, aucun des animaux ne voulut le suivre ; il eut beau les frapper à coups de bâton, crier, jurer, « aherdre » les chiens, rien n’y fit, et ce qui lui parut le plus extraordinaire, ce fut de voir ses chiens rester tête basse, la queue entre les jambes, se refuser de mordre les moutons. Pour cette nuit, le berger dut rester dans les champs avec les brebis. Le lendemain matin, il en fut de même que la veille ; des laboureurs vinrent sans succès pour l’aider à faire sortir les animaux ; on ne pouvait les faire avancer d’un pas. Le berger pensa alors que son confrère d’Englebelmer pouvait bien être la cause de tout ceci ; un des paysans alla le trouver et lui demanda de retirer le sort qu’il avait jeté sur les moutons.

— « Je le veux bien pour cette fois ; mais dites bien au berger de Senlis de ne plus s’aviser de recommencer. Il n’en sortirait pas à si bon compte qu’aujourd’hui. »

Au même instant, le troupeau suivait le berger sur le terroir de Senlis, et les chiens remplissaient leur office comme à l’habitude.

Le berger d’Englebelmer avait retiré le sort.

Conté par M. Émilien Guilbert, d’Englebelmer [Somme]).


  1. Englebelmer, village près d’Albert.
  2. Englebelmer ; Senlis, villages près d’Albert.