Littérature orale de la Picardie – Les lutins




§ II. — LES LUTINS



Les lutins picards comprennent toute une catégorie de petits êtres créés en même temps que l’homme, souvent destinés à devenir des hommes et punis d’avoir enfreint un commandement du Seigneur en restant à l’état imparfait de nains ou de bêtes. Ils ne sont pourtant pas punis pour toujours. Une condition essentielle a été posée pour eux : trouver le nom de tous les jours de la semaine, terminer un refrain ou une chanson, etc. Ce n’est que lorsqu’un mortel les a aidés dans leur recherche qu’ils peuvent jouir de la félicité éternelle. Ils errent surtout dans les clairières des bois, sur les prairies, aux environs des marais, par les belles nuits d’été éclairées par la lune. Heureux le voyageur qui leur rend quelque service !

Souvent aussi ils se moquent des hommes perdus dans la campagne, leur jouant toutes sortes de tours, les éblouissant par des lumières qui passent devant les yeux, les importunant de leurs cris, dansant en rond autour d’eux, les épouvantant par des apparitions terribles, les égarant dans les marais et s’enfuyant en riant. Ces petits êtres sont connus sous différents noms : le Goblin, le plus malicieux de tous ; le Houppeu, qui appelle les voyageurs sur les grandes routes ; le Roulier, qui imite le bruit des voitures lourdement chargées ; la Fiole ou feu-follet, âme des enfants morts sans baptême, qui égare les passants ; la Herminette, sorte d’animal mince et long qui vous passe le soir entre les jambes ; le Mouton blanc, le Cheval sans tête, le Cheval blanc, la Chèvre noire, etc.

Il arrive aussi souvent que ces apparitions ne sont autres que celles d’hommes ayant le pouvoir de se changer en bêtes. On a alors affaire à un sorcier, comme on le verra dans plusieurs contes de ce recueil.


I

légende du ménétrier



Un ménétrier revenait un soir, vers minuit, de la fête d’Heilly, où il avait été jouer du violon sur la grande place. Il lui fallait, pendant presque deux lieues, traverser la grande forêt d’Heilly avant de rentrer à Warloy ; mais notre homme ne s’en inquiétait guère ; il avait suivi ce chemin bien des fois déjà sans accident ; de plus il était pauvre et n’avait rien à craindre des voleurs, qui s’attaquent à de tout autres gens qu’un ménétrier revenant de la fête.

La lune brillait dans tout son éclat et le ménétrier chantait une nouvelle chanson apprise depuis peu quand il lui sembla entendre derrière lui les hurlements d’un animal sauvage. Il se retourna et se vit suivi par un loup énorme qui semblait prêt à se jeter sur lui pour le dévorer. La première idée du paysan fut de fuir ; mais que pouvaient faire ses vieilles jambes usées pour le faire échapper à un animal tel que le loup ? C’est ce que comprit le ménétrier. Il avait sous le bras, outre son violon, une grosse galette qui lui avait été donnée à la fête et qu’il avait soigneusement conservée pour la rapporter à sa femme et à ses enfants. Il se faisait une fête de la leur donner tout entière et de leur montrer par là qu’il ne les avait pas oubliés pendant son absence, mais… le loup était là menaçant et l’homme trouva qu’il n’avait rien de mieux à faire que de casser un morceau de sa galette et d’essayer de calmer le loup en le lui jetant dans la gueule. C’est ce qu’il fit ; le loup mangea le morceau de galette, mais continua de suivre le pauvre ménétrier, qui marchait du plus vite qu’il pouvait sans avoir l’air de courir et de vouloir s’échapper.

Bientôt le loup parut revenir à sa première idée de se jeter sur le vieux paysan et de n’en faire qu’une bouchée. Il s’en rapprocha insensiblement jusqu’à ce qu’il en vînt à lui toucher les jambes du bout de son museau. Tout tremblant de frayeur, le pauvre ménétrier prit un nouveau morceau de galette et le jeta au loup un peu en arrière pour se donner le temps de s’avancer de quelques pas au devant de son redoutable compagnon de route. Le loup se recula pour saisir le morceau de galette et ne se fit pas prier pour le manger. Puis, en quelques bonds, il rejoignit le violoneux et se mit à lui marcher sur les talons. À chaque instant le paysan se croyait sur le point d’être dévoré par le loup, et il essayait de retarder ce moment critique en abandonnant à l’animal un nouveau morceau de la galette. Mais ceci ne pouvait durer bien longtemps ; la galette s’épuisait, et au bout de trois quarts d’heure environ, l’homme en jetait le dernier morceau au loup affamé.

Cette fois, sa dernière espérance de salut s’était évanouie. Personne au monde ne pouvait lui porter secours à une heure si tardive, au beau milieu d’une forêt si grande que la forêt d’Heilly. Il lui fallait se préparer à mourir, dévoré vivant par l’animal. Le pauvre violoneux fit son acte de contrition, demanda pardon au Seigneur de ses péchés, et, ayant ainsi réglé ses affaires de conscience, il voulut avant de mourir jouer une dernière fois de son violon, de son instrument favori avec lequel il avait fait danser tant de « branles » et de « cotillons. »

Tremblant bien un peu, il tira le violon de son étui, qu’il jeta pour être moins embarrassé, et il commença un air triste, plaintif et doux, dicté par la circonstance.

Aux premiers sons, le loup s’arrêta, tout étonné, et se mit à trembler de tous ses membres. Et comme le violoneux marchait toujours, l’animal se remit à le suivre en hurlant, sautant, dansant, gambadant de mille façons bizarres, qui auraient fait rire le paysan en toute autre occasion. Celui-ci, reprenant son courage pour ne songer qu’à sa musique, tirait, pendant ce temps, des airs inconnus et merveilleux du mauvais violon dont il jouait.

On ne sait comment cette aventure se serait terminée pour le violoneux si de nouveaux acteurs n’étaient venus se mêler à la scène.

Attirés par cette musique divine et par les hurlements diaboliques du loup, des milliers de lutins, de passage en ce moment dans le bois d’Heilly, venaient d’envahir la route et se tenaient immobiles, muets d’étonnement et de plaisir. Il semblait que tous les lutins de la Picardie se fussent donné là rendez-vous pour ce soir. Le violoneux aperçut des « goblins, » des « houppeux, » des « fioles, » des « herminettes » de toutes formes et de toutes tailles, vêtus de toutes sortes de façons bizarres. Le courage lui revint et il commença un air gai, entraînant, qui fit écarquiller de plaisir les yeux des petits lutins. Et comme le ménétrier continuait par une valse, lutins, houppeux, goblins, fioles se prirent par la main et, n’y tenant plus de joie, formèrent une vaste ronde autour du loup et du joueur de violon.

— « Allons, Din-Don ; toi qui es le plus agile des lutins, enfourche le loup et conduis la danse ! » crièrent les petits hommes à un charmant petit goblin qui n’avait point encore pris part à la ronde et qui, assis sous un noisetier, regardait avec curiosité la danse de ses amis.

Din-Don ne se le fit pas répéter ; il fit une cabriole, sauta par-dessus le cercle et retomba sur le dos du loup.

— « Allons, en avant ! Balancez vos dames ! » cria le violoneux, qui avait retrouvé tout son sang-froid et qui se serait cru à jouer sur la grande place du village, au milieu des jeunes gens et des jeunes filles.

« En avant, maître loup ! Hop ! hop ! hop ! » cria joyeusement le petit goblin Din-Don.

Et loup et lutins se mirent à tourner, à tourner dans une danse folle, délirante. Jamais le ménétrier ne s’était vu à pareille fête : les lutins étaient si beaux et ils dansaient si bien ! Et puis il n’était pas fâché de voir Compère le Loup en si bonne compagnie !

Et la ronde durait toujours, et Din-Don frappait sans relâche le pauvre loup pour lui faire suivre la danse, et le violoneux jouait sans aucune fatigue des airs de plus en plus joyeux et de plus en plus beaux qui lui venaient sous son archet il ne savait trop comment.

Au bout d’une heure de cette danse échevelée, le loup tomba mort sur le gazon ; les lutins prirent son cadavre et le jetèrent dans le taillis. Puis ils reprirent avec une nouvelle ardeur leur danse interrompue. Comme le ménétrier, les goblins, les houppeux, les fioles et les herminettes semblaient ne ressentir aucune fatigue et s’animer davantage encore, s’il était possible, dans leur ronde passionnée.

Tout à coup, une herminette venant du dehors sortit du fourré, passa dans le cercle des danseurs, et dit quelques mots à voix basse à Din-Don.

Ce dernier s’arrêta, fit un signe et la danse cessa.

— « Amis, dit-il, l’aurore va bientôt paraître et il nous faut songer à regagner nos demeures. Sans cette gentille herminette, qui a pris soin de nous avertir, nous courions le risque d’être ici surpris par le jour. Mais avant de quitter cette forêt, il nous faut récompenser ce brave ménétrier, qui a bien voulu nous faire passer ici une nuit si agréable. Je sais que c’est un pauvre homme et que quelques pièces d’or dans son escarcelle ne sauraient lui nuire. Donnons-lui donc tout ce que nous avons sur nous.

— Oui ! oui ! c’est cela ! » crièrent les lutins.

Et chacun d’eux donna quelque chose à l’homme ; pour l’un ce furent des pièces d’or ou d’argent, pour d’autres un diamant ; l’un donna une belle veste brodée d’or pour le fils du violoneux, un autre une robe d’un travail exquis pour sa fille ou un bonnet pour sa femme. Ceux d’entre eux qui n’avaient rien lui confièrent quelque important secret ou lui dévoilèrent la vertu de quelque plante ou de quelque fleur. Mais le plus beau présent fut celui du petit goblin Din-Don, le roi des lutins. Il offrit au ménétrier un violon tel que jamais n’en avait possédé aucun violoneux. Ce violon, fait d’un bois inconnu et enfermé dans un charmant étui fait de la main des fées sans doute, rendait des sons véritablement divins.

— « Encore une ronde ! demanda une jolie petite fiole.

— Encore une ronde ! » répétèrent les autres lutins.

Le ménétrier prit son nouveau violon et joua une nouvelle ronde. Les lutins, sans se tenir par la main, cette fois, se mirent à danser à nouveau sur les branches, les feuilles et les fleurs des buissons bordant le sentier, mais si doucement, si légèrement que branches, feuilles et fleurs ne remuaient en aucune façon sous le poids des gentils petits êtres.

Au commandement du chef Din-Don, le violoneux s’arrêta et les lutins se dispersèrent après avoir remercié à nouveau le ménétrier.

Resté seul, celui-ci rassembla les présents des petits hommes et reprit sa route vers Warloy. Bientôt après il arriva au village et y trouva sa famille dans la plus grande inquiétude. Il rapporta ses aventures de la nuit dans la forêt d’Heilly, et ce ne fut qu’après avoir montré le violon merveilleux, la veste, la robe, le bonnet et les pièces d’or, présents des lutins, qu’il put donner créance à son récit.

Riche désormais, il vécut fort heureux, regardé par tous comme le meilleur ménétrier de la Picardie et même du monde.


(Conté en 1879, par Madame Élisa Carnoy, âgée de
soixante-quinze ans, à Warloy-Baillon
[Somme]).

II

les lutins et les deux bossus



Deux bossus travaillaient comme valets de ferme chez un cultivateur des environs d’Acheux. L’un d’eux fut un jour chargé par son maître d’aller à Albert porter une assez forte somme d’argent au propriétaire de la ferme, qui demeurait dans cette petite ville. Notre bossu plaça l’argent dans un sac et partit pour Albert, où il ne tarda pas à arriver. On le retint à souper et, comme les bossus ont été fort gais de tout temps, on le pria de chanter quelques chansons en buvant une tasse de « flippe[1]. » Le bossu ne se fit pas prier et se mit à chanter. Les tasses de « flippe » se succédèrent et les chansons aussi, et ce ne fut que vers minuit que le joyeux bossu songea à se retirer pour regagner la ferme. L’heure était bien tardive et le petit homme n’était pas bien hardi ; il prit cependant son courage à deux mains et dit adieu à ses nouveaux amis.

Tant qu’il fut dans les rues d’Albert, tout alla fort bien ; mais une fois dans la campagne la peur lui vint. Qu’avait-il à craindre, au fait ? Il faisait un clair de lune splendide, on n’entendait aucun bruit et les voleurs avaient certainement affaire avec d’autres personnes qu’un pauvre petit bossu sans le sou, retournant au logis. Le bossu se disait tout cela et cependant il n’en était pas plus rassuré.

Pour se donner un peu de courage, le petit bossu entonna d’une voix peu assurée la complainte de Geneviève de Brabant. Sa peur se dissipa complètement. Attribuant ce résultat à sa chanson, le petit homme la termina et, arrivé au dernier couplet, il commença Malbrough de sa voix la plus forte. Puis ce fut le tour de Damon et Henriette, du Juif errant, du Roi Dagobert et de Saint-Éloi, enfin de tout ce qu’il connaissait de chansons et de complaintes. Il put ainsi arriver à l’entrée du bois de Mailly, dans lequel il s’engagea résolument en chantant à tue tête :


Tout le long du bois,
J’embrassai Nanette ;
Tout le long du bois,
J’l’embrassai trois fois !

Tout à coup il lui sembla entendre de petits appels dans les buissons bordant la route ; il se retourna et vit sortir du taillis une multitude de petits êtres tous plus jolis les uns que les autres et vêtus de charmants petits habits qui leur allaient à ravir.

— « Tiens ! qu’est-ce donc que cela ? se dit-il ; que me veulent ces tout petits hommes ? Ce sont des lutins, des goblins, sans doute. Si j’en juge par leur mine, ils ne doivent pas être bien méchants ; ils sont trop gentils pour me vouloir aucun mal. Continuons notre chemin et reprenons notre chanson ; je veux montrer aux goblins qu’un bossu peut être aussi courageux que le premier venu. »

Et, les deux mains dans les poches de son pantalon, le petit bossu continua sa route en reprenant son refrain :


Tout le long du bois,
J’embrassai Nanette ;
Tout le long du bois,
J’l’embrassai trois fois !

Plusieurs centaines de lutins étaient sortis des buissons et s’étaient mis à suivre le petit bossu dont le chant paraissait les émerveiller.

On arriva ainsi hors du bois de Mailly. Le bossu regarda en arrière et vit les goblins le suivant toujours, mais paraissant se concerter pour quelque chose. L’homme écouta attentivement et voici ce qu’il entendit :

— « Oui, on pourrait le lui demander.

— Oui, oui. Qu’on le lui demande ! N’est-ce pas votre avis à tous ?

— Si, si. Mais voudrait-il ? Il chante fort bien et il n’a pas l’air de craindre nos tours de la nuit, c’est certain. Mais danser quelques rondes avec nous et dire notre chanson, ce n’est pas la même chose. S’il allait retrancher un de ces maudits jours de la semaine pour se donner le plaisir de se moquer de nous ! Ce serait terrible : mille ans, mille longues années à passer encore ici !… Qu’importe ! Proposons-lui de danser avec nous, si vous le voulez-bien, mes amis.

— C’est cela ! c’est cela ! répétèrent les goblins. »

Le bossu vit bien de quoi il s’agissait, mais il ne comprit rien à ces « maudits jours de la semaine » et à ces « mille ans » dont le lutin avait parlé dans son discours à ses amis.

Un beau petit goblin vêtu d’une veste et d’un pantalon de velours violet, et coiffé d’un chapeau à longues plumes de paon, s’approcha du bossu, le salua profondément — ce qui charma le chanteur au plus haut degré — et il lui dit :

— « Mon ami, comme nous passions tout à l’heure, errant de ci de là par le bois de Mailly, à la recherche de quelque aventure, nous avons entendu tes belles chansons qui nous ont tellement ravis que nous t’avons suivi pour t’écouter. Tu nous parais un fort gai compagnon et mes amis seraient, comme moi, fort enchantés si tu consentais à finir la nuit dans notre société. Ici près est une grande prairie, l’herbe y est bien verte et toute tapissée de fleurs ; la lune est dans son plein ; nous danserons quelques heures avec toi. Tu n’auras pas à regretter de nous avoir rencontrés, je te l’assure. Es-tu des nôtres, ami ?

— Parbleu ! répondit le petit bossu. Comment ne serais-je pas des vôtres ? Vous ne me connaissez pas encore, sinon vous sauriez que partout où l’on chante et où l’on danse, vous pouvez être assurés de trouver Maître Thomas le Bossu, autrement dit, votre serviteur. »

Et Thomas le Bossu accompagna ce dernier mot de sa plus belle révérence.

Pendant toute cette conversation, les lutins s’étaient approchés du bossu jusqu’à l’entourer. Thomas n’était qu’un tout petit bossu, mais il vit avec une évidente satisfaction que le plus grand des goblins lui arrivait à peine au-dessus des genoux.

À peine eut-il donné son consentement à la proposition que le chef des lutins venait de lui faire d’une façon si aimable, que Thomas se vit prendre les mains par deux des petits êtres, et entraîner vers la prairie voisine.

Le chef se plaça au milieu du pré sur un trône de circonstance fait d’une borne abandonnée, et des musiciens se mirent aux quatre coins du champ après s’être fait des « pipettes » de quelques brins d’herbe.

Le chef donna le signal de la ronde et la danse commença.

Jamais le petit bossu ne s’était senti le pied si léger que cette nuit ; il faisait des pas de toute sorte et des sauts qui émerveillaient ses compagnons.

Les petits yeux des lutins brillaient de plaisir ; on voyait qu’ils ne s’étaient jamais vus à pareille fête. On dansa ainsi assez longtemps. À la fin, le roi des goblins fit un signe et la ronde cessa d’un seul coup. Le chef se leva de son trône et vint inviter le petit bossu à déjeuner avec ses sujets et avec lui-même sur le tapis que leur offrait la prairie. Moitié pour ne pas désobliger les goblins et moitié pour assister au repas de ces êtres bizarres, Thomas accepta l’offre du chef. En un instant, des mets de toutes sortes, venus on ne sait d’où, couvrirent l’herbe humide du pré ; les vins les plus exquis et le cidre le plus délicieux remplirent des verres taillés dans le diamant le plus pur, et les lutins se mirent à cette table improvisée en se rapprochant le plus qu’ils pouvaient du bossu pour ne pas perdre une seule de ses paroles.

Mais là encore l’admiration des goblins pour Thomas le Bossu redoubla quand ils le virent manger l’un après l’autre, et sans se presser, une cinquantaine de plats différents qu’il arrosait de toutes les bouteilles qui se trouvaient à sa portée, et qu’il buvait à même le goulot, ayant trouvé que les verres des lutins étaient d’une capacité dérisoire pour un être humain. Le bruit de cette merveille arriva de proche en proche jusqu’aux rangs les plus éloignés des lutins ; ceux-ci, poussés par la curiosité, laissèrent là leur repas pour aller voir manger le petit Bossu.

Lorsque Thomas eut achevé son repas, l’envie de danser le reprit ; il se releva et s’adressant aux lutins :

— « Eh bien ! leur dit-il, ne dansons-nous plus ? On m’a dit que bien souvent il vous arrivait d’accompagner vos rondes de chansons. Pourquoi ne le ferions-nous pas maintenant, mes amis ?

— Il a raison, Thomas ; il a raison. Chantons et dansons !

— Chantons et dansons ! répétèrent à l’envi les petits êtres en quittant leur festin.

Thomas le Bossu prit la main de deux goblins, et la ronde reprit de plus belle :


Lundi, mardi,
Mercredi, jeudi,
Vendredi, samedi,
Et c’est fini !


chantaient les petits hommes en dansant et se trémoussant. Thomas écouta fort attentivement et ne tarda pas à retenir et l’air et les paroles de la chanson des lutins. Quand il en fut arrivé à ce point, il la chanta avec ses amis.

— « Mais, diable ! se dit-il tout à coup ; il me semble fort que la semaine des lutins est bien courte. Notre semaine, telle qu’on la compte à Acheux, est bien plus longue. Comptons pour voir : lundi, un ; mardi, deux ; mercredi, trois ; jeudi, quatre ; vendredi, cinq ; samedi, six !… Il leur manque un jour, mais quel est-il ? Ce n’est pas lundi, puisqu’ils disent dans leur chanson :


Lundi, mardi,
Mercredi, jeudi…

— Ce n’est pas mardi, ni mercredi, ni jeudi, ni vendredi, ni samedi !… Ah ! j’y suis enfin : c’est dimanche. Pour des lutins et des goblins, ils ne sont pas bien savants !… Ce serait pitié si un dimanche on leur demandait quel jour on se trouve ! Je veux leur apprendre cela, ils le méritent bien. » Et il chanta :


Lundi, mardi,
Mercredi, jeudi,
Vendredi, samedi,
Dimanche, et puis…
C’est bien fini.

Tous les lutins s’étaient arrêtés et battaient joyeusement des mains en poussant de grands cris de joie. Le chef s’approcha de Thomas le Bossu :

— En ajoutant le dimanche aux noms des six autres jours de la semaine, lui dit-il, tu nous as délivrés de tous les malheurs et de tous les supplices que nous endurions depuis des milliers d’années, depuis la création des hommes et des lutins. Le Seigneur avait ordonné à l’homme de travailler les six premiers jours de la semaine et de se reposer le septième jour, le dimanche. Pareille recommandation nous fut faite. Tout alla bien pendant quelque temps. Mais un jour que les lutins s’étaient réunis pour une grande chasse, le bon Dieu voulut nous éprouver. Il plaça devant nous un cerf merveilleux qui durant trois jours entiers soutint notre poursuite. Nous ne l’atteignîmes que le dimanche, et sans respect pour la défense que le Seigneur nous avait faite et que nous avions du reste oubliée dans l’ardeur de la chasse, nous tuâmes la pauvre bête. Pour nous punir de notre désobéissance, nous fûmes chassés du Paradis et condamnés à errer sur terre jusqu’à ce qu’un mortel nous rappelât le nom du jour inobservé autrefois par nous. Bien des fois, les vivants se sont mêlés à nos rondes, mais aucun jusqu’à présent n’avait pu achever notre refrain. Tu viens de le faire et nous t’en remercions. Dès ce moment, on ne nous verra plus errer sur cette terre ; notre course est finie et nous allons bientôt retourner au Paradis. Mais nos autres compagnons dispersés ailleurs ne seront pas si heureux ; leur supplice durera longtemps encore !… Mais avant de nous quitter pour toujours, dis-nous ce que tu désires des goblins.

— Ce que je désire ?… Ah ! peu de chose pour vous et beaucoup pour moi : débarrassez-moi de cette bosse qui me rend si ridicule, et je serai le plus heureux des hommes. »

Les lutins apportèrent une petite scie et se mirent en devoir d’enlever la bosse de Thomas. Celui-ci ne ressentait aucune souffrance de cette opération qui aurait dû être bien douloureuse.

Bientôt ce fut terminé. Les lutins enlevèrent la bosse et la déposèrent sur le gazon après l’avoir soigneusement placée dans une grande boîte d’argent. Jugez de la joie qu’éprouvait Thomas à se voir débarrassé de sa bosse.

— « Ce n’est pas tout, lui dit le chef des goblins, chacun de mes lutins va t’offrir un cadeau ; c’est bien le moins que nous puissions faire pour notre sauveur. »

Et chacun des petits êtres apporta son cadeau à Thomas ; ce furent de beaux habits tout neufs, de jolis chapeaux à plumes de paon, de petits sacs remplis de pièces d’or et d’argent, et mille autres choses agréables qui comblaient et au-delà tous les vœux du petit bossu de tout à l’heure. Thomas se confondait en remerciements auprès des petits hommes qui, de leur côté, l’assuraient de toute leur reconnaissance.

On dansa une dernière ronde et les goblins quittèrent Thomas pour aller en Paradis.

Thomas, tout joyeux, reprit son chemin et ne tarda pas à rentrer à la ferme avec les cadeaux des lutins.

L’autre bossu en le voyant ne pouvait en croire ses yeux. Il interrogea Thomas qui lui raconta les événements de la nuit.

— « Oh ! c’est si facile, pensa l’autre bossu, nommé Pierre. Eh bien ! je me ferai débarrasser de ma bosse. J’irai ce soir à Albert et moi aussi je reviendrai la nuit. »

Vers le soir, Pierre le Bossu prit un bâton et s’en alla à Albert chez un de ses amis qui le retint assez tard. C’était du reste ce que désirait le paysan. Comme Thomas, il n’était guère rassuré à s’aventurer ainsi seul la nuit par la campagne. À chaque buisson d’épines ou de ronces qui se trouvait sur le talus bordant la route, il croyait trouver embusqué quelque brigand ou quelque voleur qui lui ferait un mauvais parti ; le moindre bruit le faisait frissonner et s’arrêter tout court. Il essaya de chanter : sa peur ne fit que s’accroître ; à tout instant, il lui semblait entendre des voix qui, dans le lointain, répondaient à la sienne, des voix de bandits, bien entendu, et ses cheveux se dressaient sur sa tête. Et pourtant il lui fallait chanter s’il voulait attirer l’attention des lutins… Pierre le Bossu continua donc à chanter d’une voix peu assurée et en s’interrompant cent fois pour le moins, la chanson la plus gaie qu’il avait pu trouver parmi celles à lui connues, la « Chanson des hussards » qui se font servir dans une hôtellerie


Deux poulets rôtis,
Trois pigeons en graisse,


et ce, sans bourse délier. Quand il eut fini, il la recommença, pour la redire un peu plus tard à nouveau. Il arriva ainsi à la sortie du bois de Mailly sans avoir rencontré âme qui vive.

Mais depuis une heure, et sans qu’il s’en doutât, une troupe de goblins, aussi laids que ceux de la veille étaient beaux, le suivaient en écoutant la « Chanson des hussards ».

Notre bossu la répétait pour la septième fois au moins ; aussi les petits hommes n’y tenant plus partirent d’un éclat de rire formidable qu’on eût pu entendre à une lieue de là. Pierre le Bossu se retourna tout effrayé, mais voyant que les rieurs étaient des lutins, le courage lui revint et il attendit ces derniers assez bravement. Sans dire une parole, celui qui paraissait être le chef des goblins s’approcha du bossu, le prit par la main et l’entraîna dans la prairie. Puis il s’assit sur la borne : des lutins se placèrent aux quatre coins du champ, commencèrent l’air d’une ronde, et la danse commença. Les petits êtres dansaient à cœur joie, entraînant dans leur course folle le pauvre bossu qui bientôt se trouva tout essoufflé et déclara qu’il n’en pouvait plus.

— « C’est bien, alors ; nous allons déjeuner ici et nous t’inviterons à prendre part à notre festin, si le cœur t’en dit. » Et le chef des lutins fit servir un repas tel que celui de la veille ; puis on fit le cercle autour de Pierre le Bossu, et chacun fit honneur aux mets, aussi abondants que délicieux qui se trouvaient servis sur l’herbe. Malheureusement, le petit bossu avait trop bien soupé à Albert ; il ne put se tirer du festin avec honneur et le vin capiteux des goblins ne tarda pas, en lui dérangeant la cervelle, à lui brouiller complètement les idées. Bientôt le roi des lutins se leva :

— « Mon ami, nous avons fort bien dansé tout à l’heure ; il nous faut maintenant faire quelques rondes en nous accompagnant du chant des goblins. Nous comptons sur toi, Pierre le Bossu.

— Comment donc ? Mais, parbleu ! je suis des vôtres, à la vie à la mort ! Je suis prêt à danser, à chanter, à faire tout ce qu’il vous plaira de me commander. »

Tout heureux du bon vouloir du petit bossu, les goblins se prirent par la main, formèrent un grand cercle et entraînant Pierre avec eux, se livrèrent à une ronde inconnue des hommes. À chaque tour, les lutins s’arrêtaient et chantaient :


Dimanche, lundi,
Mardi, mercredi,
Jeudi, vendredi,
Semaine finie.

— « Décidément, se dit le bossu, ces lutins ont une singulière façon de compter les jours de la semaine. Il manque bien des jours à leur calendrier. Mais il me faudrait trouver les jours qu’ils oublient. Cherchons bien. »

Et Pierre chercha ; mais il eut beau se mettre l’esprit à la torture pour trouver les jours manquants, il ne put y parvenir.

— « Peut-être, se dit-il, qu’en chantant avec eux, les autres jours me reviendront à l’esprit. Et il se mit à chanter :


Dimanche, lundi,
Vendredi, jeudi.
Semaine finie.
Mardi, jeudi,
Dimanche, mercredi.

Troublé par le vin et la danse, il entremêlait les noms des jours de la semaine dans le plus grand désordre.

Les petits êtres poussèrent des cris de rage et voulurent faire un mauvais parti au pauvre bossu.

Leur chef les contint, fit cesser la ronde et dit à Pierre le Bossu :

— « Lors de la lutte des bons et des mauvais anges, il arriva que certains lutins ne voulurent prendre parti ni pour les uns ni pour les autres ; et pendant que la guerre était fort ardente dans le ciel, ils continuèrent tranquillement leur genre de vie, courant de tous côtés à la recherche des aventures ou bien chassant les cerfs ou les autres animaux des forêts. Mais quand le démon eut été vaincu par les bons anges, le Seigneur nous condamna à errer sur la terre jusqu’à ce qu’un être humain vînt nous délivrer en terminant notre refrain des jours de la semaine, car nous sommes de ces lutins. Chaque année, à pareil jour, nous épions les voyageurs des environs et nous les invitons à danser et à chanter avec nous. Personne n’a pu encore finir notre refrain, tandis qu’une autre troupe de goblins, nos frères, a été sauvée hier par un petit bossu qui passait sur cette route. Quant à toi, tu as tellement mêlé les jours de la semaine dans ta chanson, que nous ne pourrons en retrouver la place de mille ans d’ici pour le moins. Tu recevras la juste punition des malheurs que tu nous attires. D’abord nous allons te faire un cadeau qui va bien nous divertir. »

Le chef des lutins fit un signe et deux goblins apportèrent une belle boîte d’argent ciselé qu’ils déposèrent aux pieds du roi.

— « Si c’est ainsi qu’ils pensent me punir, se dit Pierre, les petits hommes se trompent fort ; je les remercie beaucoup de m’offrir un pareil bijou. »

Mais sa joie fut de courte durée, car le lutin se baissant, ouvrit la boîte et en tira… la bosse enlevée à Thomas ! Le pauvre bossu voulut s’enfuir, mais deux goblins le saisirent, le lièrent en un tour de main et le couchèrent sur le sol après l’avoir déshabillé. Les petits êtres ne se sentaient plus de joie : ils battaient des mains, sautaient et trépignaient d’aise pendant que leur chef plaçait la bosse de Thomas sur la poitrine de Pierre ; ceci fait, on détacha le pauvre bossu à demi mort de terreur et de honte. Il est certain qu’auparavant ni après, on ne vit jamais un bossu plus difforme que Pierre à la suite de cette scène.

— « Ce n’est pas tout, l’ami, lui dit le goblin, tu vas danser avec nous jusqu’au lever du soleil ; nous voulons qu’on te voie rentrer à la ferme emportant tes deux bosses. Allons, recommençons la ronde ! »

Et deux des lutins les plus agiles saisirent le bossu par la main et l’entraînèrent dans une ronde vertigineuse. Les lutins faisaient cette fois des sauts de soixante pieds, et Pierre, entraîné par ses compagnons, devait répéter ces mêmes prodiges. Bientôt cette course folle lui devint un supplice intolérable. Il demanda grâce aux goblins : il cria, il pleura, il s’emporta, il implora ; mais les petits êtres n’en sautaient que plus fort et plus haut et la danse continuait plus furieuse que jamais.

Ceci dura jusqu’au lever du soleil. Dès que l’astre se montra sur le point de paraître, les lutins s’arrêtèrent, se consultèrent un instant et disparurent en riant et en chantant dans le bois de Mailly.

Le pauvre Pierre était resté étendu sans mouvement sur l’herbe de la prairie.

Ce ne fut que quelques heures après que des paysans à sa recherche le trouvèrent à demi-mort dans la prairie, dont l’herbe était toute foulée par les pas des lutins.

Des soins lui furent prodigués et quelques mois plus tard il put reprendre son travail à la ferme. Inutile de dire que jamais depuis ce temps il ne s’avisa de se promener la nuit sur la route d’Albert pour se mêler aux rondes des goblins. Il en avait assez de ses deux bosses. On ne le connut plus à Acheux et aux environs que sous le nom de « Pierre Dossu-Bossu[2]. »

Quant à son compagnon, grâce aux présents des lutins, il vécut fort heureux avec la fille du fermier qui s’était prise à l’aimer quand elle l’avait vu débarrassé de sa bosse.

(Conté en 1878, par M. Alfred Haboury, d’Acheux [Somme]).

À propos de ce conte, cf. Les Fées et les Deux Bossus, conte picard que j’ai publié dans Mélusine col. 113 ; les fées enlèvent la bosse du petit garçon qui a bien voulu danser avec elles sans les troubler dans leur chanson ; Les Lutins et le Voisin envieux, dans Tales of Old Japan, by A. B. Mitford (London, 1871), t. I, p. 276 ; dans ce conte, les lutins enlèvent une loupe à un voyageur qui a dansé la nuit avec eux ; Les Présents du petit peuple, n° 182 de la coll. Grimm ; Legendary Fictions of the Irish Celts, London, 1866, p. 100 et p. 104 ; le n° 18 du Rondallayre de Maspons y Labros, 3e série, 1875 ; l’Almanach provençal de 1869, p. 61 ; The Folk-Lore of Rome, by Miss Burk, London 1874, p. 96 : Les Deux Frères bossus ; un Conte breton de Luzel, Les Deux bossus (en breton), dans Breuriez Breiz-Izel, Morlaix, 1869, p. 56-58 ; un autre conte breton de M. Corentin Tranois, dans la Revue de Bretagne, 1833, t. II, p. 109, Coulommer et Guilchand ; un conte recueilli en Sicile par M. Pitré, dans Fiabe, Novelle, etc ; Palerme, 1875 ; et les analyses de MM. Ralston (Fraser’s Magazine, avril 1876, p.432), H. Gaidoz (Mélusine, col. 242) ; Emmanuel Cosquin (Mél., col. 161 et suiv., 242), etc.


III

l’âne lutin



Un habitant de Thièvres (Somme) revenait un soir d’été, vers dix heures, de la fête d’un village voisin, Orville, situé à quelques kilomètres de là. La lune était dans son plein, et le paysan chantait à gorge déployée.

À deux kilomètres environ de son village, il fut étonné de voir une grande ombre se détacher à côté de la sienne sur le rideau en talus bordant la route. Cette ombre était celle d’un homme de gigantesque stature, comme il parut au paysan. Peu rassuré, ce dernier se retourna et en un homme se trouva changé en âne. Le paysan ne chanta plus.

— « Pour sûr, se dit-il, j’ai affaire à un lutin qui, pour me jouer quelque tour, vient ainsi de se changer en âne. Je donnerais gros pour être à la maison couché dans mon lit, à côté de ma femme, au lieu de me voir à cette heure en la compagnie de ce lutin. »

L’homme pressa le pas et l’âne pressa le pas ; l’homme s’arrêta et l’âne s’arrêta. Le paysan reprit sa route en courant et l’âne courut sur ses talons jusqu’à l’entrée du village. Mais là, le lutin disparut. L’homme s’en croyait définitivement débarrassé quand, arrivant à la porte de sa maison, il y retrouva le lutin. L’âne se rua sur lui, le frappa de grands coups de sabots et s’enfuit en poussant des hi ! han ! hi ! han ! à réveiller tout le village. Il était à une demi-lieue de Thièvres qu’on entendait encore le bruit de ses sabots frappant le sol.


(Conté en 1881, par M. A. Bonnel, de Thièvres [Somme]).



IV

la bête blanche



Un soir d’été, un homme revenait de la ville par un beau clair de lune. En passant près d’un champ de luzerne, il entendit un bruit semblable à celui qu’aurait fait un chien traversant le champ. Il appela, mais rien ne lui répondit, et il continua sa route.

Le même bruit se renouvelait tantôt de droite, tantôt de gauche et le paysan ne savait que penser, quand une grande bête blanche sortit d’entre ses jambes et se mit à tourner vite, vite et vite autour de lui sans embarrasser sa marche. Il eut beau essayer de le frapper de son bâton, l’animal continua à passer entre les jambes du voyageur et à tourner en rond autour de lui.

La Bête blanche l’accompagna ainsi jusqu’à l’entrée du village et là elle se changea en homme. Le paysan ne put savoir s’il était du pays, car l’autre passa si vite qu’en un clin d’œil il eut disparu à l’autre bout du village.


(Conté en 1880, par M. Émilien Guilbert, d’Englebelmer [Somme]).

V

les loups sorciers


Un paysan était allé vendre sa vache au marché du village voisin. Il en avait retiré un bon prix et s’était attardé à boire quelques chopes dans un cabaret avec des amis. Le soir arrivé, il fallut retourner à sa maison. Il prit la route et ne tarda pas à se voir suivi par un loup énorme. Le paysan marcha plus vite et le loup marcha du même pas à quelques mètres derrière lui, semblant à tout instant sur le point de le dévorer.

Vous jugez de la terreur de l’homme. Pour dépister le loup, il prit une autre route et traversa un village sur la droite. Le loup s’arrêta aux premières maisons et le paysan s’en croyait débarrassé, quand en sortant du pays il retrouva le loup accompagné d’un autre encore plus gros. Reprenant du courage, l’homme prit son bâton et essaya d’en frapper les animaux. Mais à chaque coup, ils sautaient d’un bond à plus de cinquante pas en arrière.

Le paysan vit qu’il avait affaire à des Loups sorciers et continua son chemin sans plus s’en inquiéter.

Ils l’accompagnèrent en hurlant jusqu’au village, mais ils n’y entrèrent pas et disparurent comme par enchantement.

(Conté en 1881, par M. Émilien Guilbert, d’Englebelmer [Somme]).

VI

l’éternueu



Près de la route d’Englebelmer se tenait autrefois un homme qui passait toutes les nuits à éternuer d’une façon continue. À quelque heure que l’on pût passer en cet endroit, on n’entendait que des atchi ! atchi ! atchi ! sans cesse répétés ; aussi les passants s’enfuyaient-ils en se disant : C’est l’« éternueu ! »

Bien des fois les jeunes gens des villages voisins s’étaient réunis le soir pour surprendre l’éternueu, mais quand ils étaient arrivés au lieu d’où partaient les atchi ! atchi ! ils n’entendaient plus rien et le bruit ne reprenait que quelques minutes après et à cinquante pas plus loin. L’homme ou le lutin se donnait le plaisir de faire courir les jeunes paysans le long de la route d’Englebelmer et toujours il demeurait insaisissable.

On avait fini, de guerre lasse, par s’habituer à l’éternueu, et comme le lutin n’avait jamais fait de mal à personne, on en vint à ne plus craindre de passer par la route et l’on se contenta de se signer dévotement quand le bruit bien connu parvenait aux oreilles.

Un soir d’été, par un beau clair de lune, un paysan revenait d’un marché voisin. Bientôt il entendit les atchi ! de l’éternueu, mais il ne s’en inquiéta pas. Sans doute, le lutin n’avait pas autre chose à faire, car il se donna le plaisir de suivre le paysan pendant un bon quart de lieue en poussant son atchi ! incessant. À la fin, le paysan ennuyé s’écria tout à coup :

— « Avez-vous bientôt fini d’éternuer ainsi ? Que le bon Dieu vous bénisse vous et votre rhume ! »

Il n’avait pas fini ces mots qu’un fantôme revêtu d’un grand drap blanc s’offrit à ses yeux : c’était l’éternueu.

— « Merci, ami ; tu viens de me délivrer d’un grand supplice. À la suite de mes péchés, Dieu me condamna à errer autour de ce village en éternuant sans trêve ni repos, du soir au matin jusqu’à ce qu’un vivant charitable me délivrât en me disant : « Dieu vous bénisse ! »

Bien des années se sont passées depuis ce temps ; il y a pour le moins cinq cents ans que je viens ici éternuant toujours dès que je vois un voyageur. Aucun ne m’avait dit « Dieu vous bénisse ! » Heureusement que ce soir j’ai eu la bonne idée de te suivre et que tu m’as délivré pour toujours. Encore une fois, merci. Adieu. »

Le fantôme disparut aussitôt et l’homme put rentrer à Englebelmer pendant que l’éternueu, délivré de son supplice, prenait sans doute le chemin du ciel.

À partir de ce jour, on n’entendit plus le soir sur la route les atchi ! du lutin.

C’est de là, ajoute-t-on, que date la coutume de dire à celui qui éternue : « Dieu vous bénisse ! » et celle de répondre à ce souhait par un : « Dieu vous le rende ! »


(Conté en février 1881, par M. Émilien Guilbert, d’Englebelmer [Somme]).

VII

le botteu



Dans un jardin d’Englebelmer, on pouvait entendre autrefois, à la nuit tombante, le bruit que fait un « botteu »[3] en coupant les branches des arbres avec sa serpe. Ce bruit se continuait chaque soir jusqu’à l’heure de minuit. Ce moment arrivé on entendait tomber une quantité de branches sur le sol et le bruit cessait complètement pour recommencer le lendemain soir. Comme pour l’éternueu, les paysans avaient bien cherché à savoir ce qu’était le botteu, mais toujours sans résultat. On avait entouré le jardin ; on avait entendu le bruit sec de la serpe frappant le bois, mais aucune branche ne tombait sur le sol et le botteu demeurait invisible.

On sut plus tard que ce botteu était un paysan mort depuis longtemps, qui revenait ainsi tous les soirs couper des branches d’arbres qui toujours repoussaient, en punition d’une mauvaise action qu’il avait commise autrefois. Il avait une haie mitoyenne avec un de ses voisins, et la nuit il lui était souvent arrivé d’aller « botter » le côté de la haie appartenant au voisin. En punition, le bon Dieu l’avait condamné à botter éternellement les arbres du jardin où ce vol s’était commis.

Les arbres du jardin ayant été abattus, on n’entendit plus le botteu et l’on ne sut jamais si le Seigneur lui avait pardonné ou s’il l’avait envoyé « botter » dans un autre village.


(Conté en février 1881, par M. Émilien Guilbert, d’Englebelmer [Somme)]).


  1. Flippe, boisson faite de cidre, d’eau-de-vie et de sucre que l’on a fait chauffer.
  2. Dossu-Bossu, qui a deux bosses, l’une au dos, et l’autre sur la poitrine.
  3. Botteu, celui qui fait profession d’élaguer les arbres.