Littérature dramatique — Claudie de George Sand

Littérature dramatique — Claudie de George Sand

LITTERATURE DRAMATIQUE.




CLAUDIE, PAR GEORGE SAND.




Le sujet traité par l’auteur de Claudie est un des plus graves que puisse se proposer la pensée humaine. La raison la plus haute, l’imagination la plus féconde, peuvent trouver dans le thème choisi par George Sand un digne sujet de méditation, l’occasion d’une lutte laborieuse que ne dédaigneraient pas les plus hardis génies. Il s’agit en effet de nous montrer le pardon à côté de la faute, de placer la charité en regard de l’ame humiliée sous le poids du repentir. Assurément, il serait difficile de trouver dans la philosophie, dans la morale évangélique, une question d’un intérêt plus sérieux. Il y a, dans cette manière d’envisager la faiblesse humaine, une grandeur, une sérénité qui ne peuvent échapper aux esprits animés de sentimens religieux. Que le pardon soit écrit dans l’Évangile, c’est une vérité qui ne saurait être contestée ; que la morale divine se montre plus indulgente que la loi humaine, c’est une question épuisée depuis long-temps, et sur laquelle je crois parfaitement inutile de revenir. Reste à savoir si une telle question peut sortir du domaine de la philosophie et de la religion pour entrer dans le domaine de la poésie, si elle peut se débattre sous la forme dramatique. Il semble, au premier aspect, qu’une thèse sur la charité, quelle que soit d’ailleurs l’éloquence du poète, ne puisse fournir les élémens d’une composition pathétique. Les vérités entrevues par la philosophie antique et proclamées par l’Évangile ne paraissent pas se prêter volontiers aux combinaisons de la scène. Pour ma part, je n’ai jamais accueilli avec sympathie les prétentions dogmatiques de l’imagination ; je crois qu’il faut laisser à chacune de nos facultés ses droits et sa mission, et ne pas confier à la fantaisie le soin d’une démonstration que la raison seule peut concevoir et achever d’une façon victorieuse ; mais si l’art dogmatique ne peut être accepté par la réflexion, si la confusion des rôles départis à chacune de nos facultés est une des erreurs les plus considérables du temps où nous vivons, je ne pense pas pourtant qu’on doive proscrire d’une manière absolue la mise en scène d’une vérité démontrée par la philosophie. Si les personnages raisonnent et discutent au lieu d’agir, c’est une œuvre condamnée au dédain et à l’oubli ; un plaidoyer dialogué ne sera jamais une action dramatique. Si le poète, comprenant nettement la nature et les limites de sa mission, évite avec prudence tout ce qui pourrait ressembler aux déclamations des rhéteurs, à l’argumentation des philosophes, si, par la toute-puissance de sa fantaisie, il réussit à douer de vie les sentimens égoïstes et les sentimens généreux qui se disputent le gouvernement de la société humaine, alors la thèse disparaît, les prétentions dogmatiques s’évanouissent, ou se laissent à peine deviner, et la fantaisie ne peut être accusée d’empiéter sur les droits et la mission de la raison.

L’auteur de Claudie me semble avoir parfaitement compris la distinction que j’établis entre l’art dogmatique et l’art purement poétique. Autant le premier est faux et languissant, autant le second est libre dans son allure, rapide et imprévu dans ses mouvemens. La faute, le repentir, le pardon, la charité, ne fourniraient qu’une déclamation vulgaire au poète qui se prendrait pour un philosophe. Entre les mains de George Sand le pardon évangélique est devenu un poème simple et touchant. Plus d’une fois, en lisant ses livres, nous avons regretté la confusion de la philosophie et de la poésie ; trop souvent l’auteur parlait en son nom, au lieu de laisser parler ses personnages, ou mettait dans leur bouche ce qu’il ne voulait pas dire lui-même. Dans Claudie, il s’est modestement effacé, et je lui en sais bon gré. C’est à peine si le spectateur devine de loin en loin le poète caché derrière le personnage. Cette modestie est à mes yeux la preuve d’un rare bon sens. S’il est facile, en effet, de pressentir dès les premières scènes l’intention de l’auteur, le but qu’il veut atteindre, si les esprits mêmes qui ne sont pas habitués à réfléchir prévoient sans effort la pensée qui va dominer le poème tout entier, il faut reconnaître pourtant que la clairvoyance du spectateur n’attiédit pas sa sympathie, et c’est à sa prudence, à sa modestie que le poète doit ce bonheur. S’il n’eût pas pris soin de personnifier ses pensées sous une forme vivante, si, entraîné par un fol orgueil, il eût essayé de nous parler, sans relâche sous des noms différens, l’ennui se serait bientôt emparé de nous. Tout en rendant justice au maniement ingénieux de la parole, tout en admirant la splendeur et la variété des images, l’auditoire n’aurait pu écouter avec une attention soutenue une thèse dialoguée. Si, pendant la représentation de Claudie, la foule n’a pas eu un seul moment d’impatience ou de distraction, c’est qu’il n’y a pas dans le drame nouveau une scène qui ressemble à une argumentation : l’enseignement se cache sous la passion. L’histoire qui se déroule sous nos yeux nous offre une suite de leçons, sans jamais prendre la forme didactique.

L’auteur eût-il agi plus sagement en cherchant dans les récits du passé un fait réel qui lui permit de développer sa pensée dans un cadre plus important, d’ajouter au charme de la fantaisie le prestige des personnages consacrés par l’éloignement ? Je ne le crois pas. Il est plus à son aise, dans son Berri que dans nos bibliothèques ; il l’a plus souvent étudié, il le connaît mieux que les livres qui nous offrent le tableau du passé ; il a donc très bien fait à mon avis de mettre en scène les personnages qui lui sont familiers : il n’est jamais prudent de se fier au savoir acquis la veille.

Les personnages inventés par l’auteur de Claudie, pour le développement de la thèse que je viens d’indiquer, sont très simples, et tirés de la vie réelle. Je ne dis pas que tous ces types soient conçus avec la largeur qu’on pourrait souhaiter ; plusieurs de ces personnages pourraient, en effet, donner lieu à des objections assez sérieuses ; mais il est certain du moins qu’ils n’ont rien d’imprévu, rien d’inattendu, rien d’invraisemblable. C’est pourquoi, tout en reconnaissant que l’auteur de Claudie n’a peut-être pas fait tout ce qu’il pouvait faire, et ses précédens ouvrages me donnent le droit d’exprimer cette réserve, je suis forcé d’avouer que les figures mises en œuvre dans son drame nouveau sont revêtues de tous les caractères qui excitent l’intérêt et la sympathie. L’héroïne même du drame, Claudie, est une conception pleine à la fois de grace et de grandeur. Elle a aimé, elle s’est confiée, elle a été trompée, elle est devenue mère, et son amant, qui avait promis de l’épouser, s’est retiré dès qu’il a vu s’évanouir les espérances de richesse qui avaient dicté sa promesse. Claudie porte sa faute avec vaillance ; flétrie dans l’opinion, condamnée par les matrones du village, elle se réfugie dans sa conscience, et se dit : Pour me sauver de l’abîme où je suis tombée, il m’aurait suffi d’envelopper dans un commun mépris, dans une commune défiance tous les hommes qui se disent amoureux de la jeunesse et de la beauté. J’ai pris au sérieux, j’ai accepté comme vraies les promesses que j’entendais, et ma confiance m’a porté malheur ; que mon infortune retombe tout entière sur celui qui m’a trompée ! Ma faute n’est pas l’œuvre d’un cœur dépravé corrompue, j’aurais été plus prudente, j’aurais demandé des gages avant de me livrer. Pure et sans tache, je me suis livrée sans condition et sans arrhes ; l’abandon que je subis, et qui pour le monde s’appelle un châtiment, n’alarme pas ma conscience ; moins pure, moins candide, j’aurais été plus prévoyante, et la ruse n’aurait pas pu triompher de mon ignorance ; j’ai succombé, parce que j’ai cru ; j’ai livré ma jeunesse et ma beauté ; ma faute, que Dieu me pardonne sans doute, est d’avoir douté du mensonge. L’homme qui m’a rendue mère ne sera jamais mon mari, et je ne me plains pas ; mais je suis loyale et fière, je ne veux tromper personne : jamais aucun homme n’aura le droit de me reprocher mon passé ; je n’aurai jamais besoin de confesser ma faute. J’accepte mon malheur sans confusion et sans colère ; je ne réclame la protection ni l’indulgence de personne ; la conscience de ma loyauté suffit à calmer mes remords. Que les jeunes filles se détournent en me voyant passer, je ne les maudirai pas, car elles ne savent ce qu’elles font. Dieu a sondé mon cœur, et sait pourquoi j’ai failli ; Dieu m’a jugée, et sa justice me console de l’injustice des hommes.

Assurément il y a dans la conception et la composition de ce caractère une grandeur, une simplicité, une austérité que personne ne saurait méconnaître. Quoi qu’on pense de la hardiesse, de la témérité de cette donnée, on ne peut s’empêcher d’admirer la franchise avec laquelle l’auteur l’a posée ; il n’essaie pas, en effet, de présenter cette donnée sous une forme douteuse ; il l’offre au spectateur telle qu’il l’a conçue, sans déguisement, sans restriction. Quelques ames timorées pourront s’en alarmer ; il ne prend nul souci de leurs scrupules ou de leur étonnement ; ce qu’il a voulu, ce qu’il a rêvé, il le dit avec une simplicité qui sans doute, pour les esprits enclins à la pruderie, s’appellera crudité. Pour moi, je ne saurais le blâmer ; en poésie pas plus qu’en histoire, je ne conçois guère les compromis ; du moment qu’on veut rompre en visière à l’opinion commune, du moment qu’on veut battre en brèche les idées acceptées par la foule comme des articles de foi, il ne faut pas laisser la moindre équivoque sur sa pensée, il faut exposer son dessein avec une clarté qui ne laisse aucune prise à la controverse ; c’est à mes yeux la seule manière d’accepter tout entière la responsabilité de sa pensée. Quand on a résolu d’ébranler les principes reçus comme souverainement vrais, il ne faut pas les ébranler sourdement, il faut les heurter en plein jour, à la face du soleil. L’auteur de Claudie n’a pas reculé devant cet impérieux devoir ; il est impossible de se méprendre sur son intention.

Remy, est un personnage héroïque : il sait la faute de Claudie, et ne songe pas même à se plaindre ; il connaît le séducteur de sa fille, et ne conçoit pas la pensée de la vengeance. Vieux soldat, s’il n’obéissait qu’aux instincts de sa nature, il jouerait sans regret, sans hésiter sa vie contre la vie du séducteur ; mais il croit que Claudie aime encore l’homme qui l’a trompée, et, dans la crainte de l’affliger, il accepte l’humiliation qu’il voudrait laver dans le sang de l’offenseur : ce personnage fait le plus grand honneur à l’imagination de l’auteur ; c’est une nature pleine de dévouement et d’abnégation, un cœur ardent, prompt à la colère, qui refoule en lui-même les mouvemens tumultueux de la passion, pour ne pas faillir à la mission qu’il s’est donnée. Remy se vengerait sur l’heure ou plutôt se serait vengé depuis long-temps, s’il n’eût consulté que son courage ; mais il croit que Claudie n’a pas renoncé à toutes ses illusions, qu’elle n’a pas encore jeté au vent, comme une vaine poussière, les promesses et les sermens qu’elle a reçus ; il croit qu’elle espère encore une réparation, la seule que le monde accepte et ratifie, un mariage qui effacerait sa faute en donnant un père à son enfant. Il n’ignore pas que le séducteur de Claudie, d’abord plein d’empressement et d’ardeur quand il croyait, en épousant la jeune fille qu’il a trompée, payer ses dettes et arrondir son patrimoine de quelques morceaux de terre, s’est refroidi tout à coup dès qu’il a vu Claudie réduite à la pauvreté. Cependant, généreux et crédule jusqu’au bout, il ne veut pas désespérer du repentir du coupable ; il ne veut pas renoncer à la pensée de voir un jour sa fille réhabilitée, et, confiant dans la justice divine, il abandonne la réparation sanglante que son bras pourrait lui donner. Remy, tel que l’a conçu l’auteur de Claudie, est à mes gueux une des créations les plus vraies, les plus grandes et les plus simples que puisse rêver l’imagination des poètes. Il n’y a, en effet, dans son dévouement, dans son abnégation, ni déclamation ni emphase : il souffre et se résigne sans murmurer contre la Providence ; il accepte, avec une soumission absolue, les épreuves que Dieu lui envoie, et ne devine pas même la grandeur et l’héroïsme de sa docilité. Personnage vraiment évangélique, il pratique le pardon le plus sublime, sans se douter de l’admiration qu’il mérite ; il comprime, il apaise, avec une persévérance obstinée, les bouillonnemens de son sang qui appellent la vengeance. Remy est, à mon avis, le personnage le mieux conçu, le plus complet de l’ouvrage.

Denis Ronciat, le séducteur de Claudie, pourra sembler, à quelque esprits scrupuleux, empreint d’un cynisme grossier ; pour ma part, je comprends très bien que l’auteur n’ait pas hésité à lui donner cette physionomie repoussante ; c’est en effet le paysan riche et sensuel ; tel que nous le voyons dans nos campagnes, qui ne s’accorde guère avec les paysans de Florian. Denis Ronciat déplaira sans doute à tous ceux qui ont rêvé la vie rustique comme une idylle calme et sereine, faite de bonne foi, de loyauté, de promesses sincères, d’espérances accomplies ; quant à ceux qui préfèrent la vérité au mensonge, je ne doute pas qu’ils ne reconnaissent dans Denis Ronciat le type cru, mais le type complet du paysan perverti par l’oisiveté. Le temps des bergeries est passé ; les paysans de Florian ne sont plus maintenant qu’une vieille guenille, bonne tout au plus à distraire les enfans et les nourrices ; ils sont enveloppés, avec les paysans de Berquin, dans un légitime oubli. Denis Ronciat est dessiné d’après nature, et la vérité, si cruelle qu’elle soit, vaut mieux pour les hommes sensés que Berquin et Florian.

Sylvain, amoureux de Claudie, a toute la naïveté, toute la candeur, toute l’ignorance que l’on peut souhaiter ; il se laisse prendre à la beauté, à la fierté de la femme qui l’a charmé, et ne comprend pas qu’une telle fierté puisse se concilier avec le souvenir d’une faute. Quand il apprend qu’il s’est trompé, que la femme qu’il aime n’est pas pure aux yeux du monde, il se désole et se désespère, sans renoncer à son amour ; c’est bien là, quoi qu’on puisse dire, le type de l’homme vraiment épris. L’orgueil n’a joué aucun rôle dans les premiers développemens de sa passion, l’orgueil humilié ne suffit pas à tuer la passion déjà vive et ardente ; Sylvain ne demande, pour persévérer dans son amour, qu’un mot d’explication, une parole de repentir ; ou plutôt une parole de franchise. Que Claudie lui avoue sa faute, qu’elle ne lui cache rien, et il l’aimera résolûment, il la soutiendra comme si elle était pure et sans tache.

Le père Fauveau, qui ne voit rien au-delà des idées vulgaires, condamne la passion de son fils au nom des principes déclarés inviolables par le monde. L’auteur a bien fait de mettre en scène le père Fauveau, car il était nécessaire que l’opinion acceptée comme règle universelle de conduite fût représentée par un esprit tout à la fois honnête et obstiné. À Dieu ne plaise que je proscrive l’entêtement du père Fauveau ! ses scrupules ne sont pas dépourvus de bon sens. S’il se rencontre en effet des filles séduites qui ont succombé en raison même de leur candeur et de leur pureté, je ne saurais pourtant blâmer les chefs de famille qui n’acceptent pas la faiblesse comme une garantie de fidélité. En pareil cas, à mon avis, la défiance et la résistance sont des preuves de sagacité. Avant de prendre pour bru une fille mère, il n’est pas mal d’y regarder à deux fois.

La Grand’Rose, qui, dans la pensée de l’auteur, signifie l’indulgence, n’est pas pour moi tout ce qu’elle devrait être ; pour obéir à l’esprit de l’Évangile, il fallait faire de la Grand’Rose une femme pure et sans reproche. Quand le Christ pardonne à Madeleine, à la femme adultère, et dit aux assistans : « Qui de vous osera lui jeter la première pierre ? » pourquoi la parole du Christ impose-t-elle silence aux juges les plus sévères ? C’est que le Christ a le droit de pardonner, parce qu’il n’a de pardon à demander pour aucune faute. Eh bien ! la Grand’Rose a-t-elle ce droit ? Qui oserait le dire ? Riche, belle encore malgré son âge, courtisée, tendre à la fleurette, comment son indulgence fermerait-elle la bouche aux médisans ? Elle est trop directement intéressée dans la question pour que son pardon ait une grande valeur : c’est pourquoi la Grand’Rose est, à mes yeux, le personnage le plus défectueux, le moins complet, le moins vrai, le moins utile de la pièce. Jetons les yeux autour de nous : quand une femme a succombé, quand elle n’a pas su résister à l’entraînement de la passion, ne voyons-nous pas les femmes les plus pures douter d’abord de sa faute, et, lorsqu’elles n’en peuvent plus douter, lorsque l’évidence a dessillé leurs yeux, suspendre encore leur jugement, et, malgré la pureté constante de leur conduite, ne la condamner qu’en tremblant ? Elles n’ignorent pas la fragilité humaine, et, bien qu’elles aient résisté courageusement, elles n’osent lancer l’anathème à celle qui a failli : c’est à ces femmes sévères pour elles-mêmes, indulgentes pour autrui, qu’il fallait demander le type de la Grand’Rose.

La pièce débute heureusement. Nous sommes en pleine moisson, près de Jeux-les-Bois. Vers la fin du jour, les moissonneurs se réunissent sous le toit de la Grand’Rose, qui, selon l’usage du Berri, partage avec le père Fauveau, les fruits de son bien. La plus belle gerbe appartient au doyen des ouvriers, au père Remy : c’est une coutume universellement respectée dans le pays, une manière touchante de bénir la moisson accomplie et d’obtenir pour l’an prochain une moisson plus abondante. Chacun doit déposer son offrande sous la plus belle gerbe. Quand vient le tour de Denis Ronciat, le père Remy refuse fièrement son offrande, sans dire les motifs de son dédain ; puis, comme saisi de l’esprit prophétique, il exprime en paroles sévères, que Denis seul peut comprendre, son mépris pour les mauvais riches, qui abusent de la jeunesse et de la pauvreté pour satisfaire leurs brutales passions, qui se font un jeu de l’humiliation et du désespoir de leurs victimes. Son langage s’élève au-dessus de sa condition, la colère amène sur ses lèvres des paroles enflammées qui frappent son auditoire d’étonnement et d’épouvante. Au moment où les moissonneurs s’interrogent du regard et cherchent à deviner le sens de ces paroles étranges, inattendues, Remy s’évanouit. Ce premier acte serait excellent, si l’auteur n’en eût troublé l’effet comme à plaisir, en atténuant la malédiction de Remy par le dialogue de Claudie et de Ronciat, qui nous révèle la faute du personnage principal. Le plus simple bon sens voulait que cette faute fût tout au plus pressentie : je n’ai pas besoin de dire pourquoi…

Au second acte, le père Remy veut partir et emmener sa fille ; la Grand’Rose, bonne et compatissante, s’obstine à le garder, car il n’est pas encore en état de faire une longue route. Sylvain n’a pu voir Claudie sans l’aimer : témoin de sa fierté, qui éloigne jusqu’à la pensée même d’un outrage, il a résolu de lui donner son nom, de la prendre pour femme ; mais, aux premières paroles qu’il lui adresse, elle le repousse bien loin, et lui répond qu’elle ne veut pas se marier. Vainement il la presse de questions, vainement il cherche à deviner son secret ; et quand, à bout de patience, il lui fait part de ses soupçons, soupçons injurieux qui ne sont pas nés dans son cœur, qu’il a recueillis parmi les chuchotemens de la veillée, d’un mot Claudie lui ferme la bouche : « De quel droit m’interrogez-vous ? de quel droit voulez-vous savoir ma vie passée ? Est-ce moi qui demande à porter votre nom ? C’est à Dieu seul que je dois compte de ma vie, car je ne mendie la pitié ni le pardon de personne. » Sylvain se désespère, s’emporte, et maudit Claudie ; les métayers, les moissonneurs arrivent et confirment les soupçons de Sylvain ; c’est à qui jettera le premier le mépris et l’outrage à la face de la pauvre fille. Remy exaspéré retrouve la force qu’il avait perdue et emmène son enfant. Tout ce second acte est très bien conduit, sauf quelques scènes, qui n’ont peut-être pas toute la rapidité qu’on pourrait souhaiter. Malheureusement, il n’émeut pas autant qu’il devrait le faire, parce qu’en plusieurs parties il forme double emploi avec le premier ; le lecteur me comprend à demi-mot : si Ronciat n’eût pas parlé au premier acte, les soupçons de Sylvain nous étonneraient avant de nous effrayer.

Au troisième acte, la Grand’Rose, qui a vu le fils de son métayer étendu dans la grange comme un corps sans vie, et deviné l’unique moyen de le sauver, ramène Remy et Claudie. Elle est partie sans consulter personne, et, sûre que la pauvre fille mérite plus de pitié que de colère, elle fait bravement tête à l’orage ; elle essaie de prouver au père Fauveau qu’en refusant de l’accepter pour bru il tue son fils, que Claudie peut seule sauver Sylvain d’une mort certaine. Le père Fauveau résiste avec le bon sens obstiné d’un paysan habitué à voir dans un passé sans tache la garantie d’un avenir sans reproche. Enfin arrive Ronciat, qui fait la cour aux écus de la Grand’Rose. Alors commence une scène très habilement conçue, et conduite d’un bout à l’autre avec une rare finesse. La Grand’Rose, qui connaît le crime de Ronciat, lui déclare sans détours qu’elle ne sera jamais sa femme, et qu’il doit une réparation à Claudie, s’il ne veut pas demeurer le dernier des misérables ; Denis Ronciat, qui a ses dettes à payer, ne se laisse pas décourager par ce refus dédaigneux. Comme la richesse est pour lui le premier de tous les biens, et que l’honneur d’une pauvre fille n’est dans sa pensée qu’une chose imaginaire qu’on peut remplacer à prix d’argent, il offre une dot à Claudie. Remy, témoin de cette offre injurieuse, l’écoute en frémissant et lui explique enfin pourquoi il ne l’a pas châtié ; pourquoi il n’a pas vengé le déshonneur de sa fille. Ronciat, accablé sous le mépris de tous ceux qui l’entourent, qui l’ont entendu et le maudissent, offre son nom à Claudie, qui lui répond avec une simplicité toute chrétienne « Que Dieu vous pardonne, comme je vous ai pardonné depuis long-temps ! Je ne serai jamais votre femme ; pour échanger son nom contre le nom d’un homme, ce n’est pas assez de l’aimer, il faut l’estimer, et je vous méprise. » Le père Fauveau attendri supplie en vain Claudie d’accepter la main de Sylvain, il se jette en vain à ses genoux et la conjure de céder aux larmes de toute une famille ; la Grand’Rose joint aux prières du père Fauveau ses prières encore plus ardentes ; Claudie a résolu de porter seule tout le poids de sa faute. C’est alors que Remy, au nom du Dieu clément dont il représente l’autorité sur la terre, délie sa fille du serment orgueilleux qu’elle a prononcé dans son cœur, et met sa main dans la main de Sylvain. Chacun comprend, sans que je le dise, toute la grandeur, toute la simplicité de ce dénoûment.

Le style de Claudie est pareil au style du Champi c’est la même naïveté et parfois aussi, je dois le dire, le même enfantillage. Les locutions berrichonnes que le public parisien admirait dans le Champi se retrouvent à chaque scène de Claudie. Quel que soit l’engouement de la foule pour ces locutions, je n’hésite pas à les condamner, car elles impriment au langage un singulier cachet de monotonie. Ces locutions, d’ailleurs, n’ont rien qui appartienne en propre au Berri ; à quelques lieues de Paris, en parcourant les fermes et les villages, on peut retrouver, ou peu s’en faut, toutes les formes de langage que l’auteur de Claudie nous donne comme berrichonnes. Cette fantaisie, qui a excité l’ébahissement de la foule, n’est pour moi qu’une fantaisie puérile. Je comprends très bien que Molière, ayant à mettre en scène des paysans, leur prête le langage de leur condition, et pourtant, malgré toute son habileté, il lui arrive parfois de lasser l’attention du spectateur ; je n’en citerai qu’un exemple, que chacun a déjà nommé d’avance, le dialogue de Mathurine et de Pierrot dans Don Juan. Ce que Molière avait fait pendant quelques minutes avec un succès très douteux, l’auteur de Claudie a voulu le faire pendant trois heures, et, malgré ma vive sympathie pour le talent qu’il a montré dans le développement des caractères, dans l’expression des sentimens, je suis bien obligé d’avouer que les personnages mis en scène auraient à mes yeux une tout autre valeur, si, au lieu de parler la langue de Jeux-les-Bois, ils parlaient la langue de tous. À quoi servent en effet ces locutions, que le public applaudit comme naïves ? Donnent-elles vraiment à la pensée plus de relief et d’évidence ! Serait-il impossible d’exprimer dans la langue qui se parle autour de nous les idées et les passions dont se compose le drame nouveau ? Une pareille thèse me semble difficile à soutenir ; c’est pourquoi je regrette que l’auteur de Claudie, habitué à traiter la poésie d’une manière simple et sévère, ait eu recours à ce prestige enfantin ; il faut laisser aux imaginations de second ordre l’emploi de ce moyen vulgaire. Les admirateurs enthousiastes, qui ne veulent prêter l’oreille à aucune objection, me répondront sans doute que le langage villageois était une nécessité dans Claudie aussi bien que dans le Champi, puisque tous les personnages sont de condition rustique. Cette réponse, à mon avis, ne détruit pas la valeur de mes reproches. Est-ce en effet au nom de la vérité absolue qu’on prétend louer comme souverainement belle, comme souverainement utile, cette langue que les badauds prennent pour le patois berrichon ? Le principe une fois posé, qu’on prenne la peine d’en déduire les conséquences : au nom de la vérité absolue, nous pouvons demain voir inaugurer sur la scène le patois de l’Auvergne, le patois de la Picardie, et bientôt, pour comprendre les œuvres conçues dans ce nouveau système, il faudra consulter des glossaires spéciaux. Vainement prétendrait-on que ces locutions provinciales ajoutent à la naïveté de la pensée ; c’est une pure illusion, qui ne résiste pas à cinq minutes d’examen ; il n’y a pas une idée, pas un sentiment, dans Claudie, qui ne trouve dans la langue écrite une expression docile et fidèle ; il est donc parfaitement inutile de recourir, pour les traduire, au patois berrichon.

Je sais bon gré à l’auteur d’avoir renoncé à remanier pour le théâtre des œuvres écrites sous forme de narration. Il ne s’est pas laissé aveugler par le succès très populaire et très légitime du Champi ; il a compris que le roman le plus heureusement conçu ne contient pas toujours les élémens d’une composition dramatique, et qu’il faut trop souvent, pour satisfaire aux conditions de la scène, sacrifier les parties les plus intéressantes du récit. Le Champi en effet, sous la forme dramatique, commence à la seconde moitié du roman, et la première moitié, que l’auteur a dû omettre, est précisément la plus neuve, la plus vraie, la plus émouvante. Il a donc très bien fait de créer Claudie de toutes pièces, au lieu de l’emprunter à quelqu’un de ses livres. Malgré la fécondité de son imagination, malgré son habileté à reproduire, sous des formes nouvelles, des idées déjà offertes au public, il a senti qu’il valait mieux, pour émouvoir et pour charmer, prendre sa pensée à l’état naissant que de remanier la forme déjà trouvée. Il se passe, en effet, dans l’expression de la pensée, quelque chose d’analogue au phénomène observé dans la composition des corps. Tels élémens qui se combinent entre eux lorsqu’ils se trouvent à l’état naissant, c’est-à-dire au moment où ils se dégagent d’une combinaison précédente, refusent de se combiner lorsqu’ils sont libres depuis longtemps : — eh bien ! telle pensée qui, au moment où elle est conçue, appelle une expression rapide et fidèle, cherche vainement une forme nouvelle ou ne la rencontre qu’à grand’peine lorsqu’elle est éclose depuis long-temps.

L’analyse de Claudie montre clairement que l’auteur ne possède pas encore à fond toutes les ressources de l’art nouveau où il s’aventure, Ce n’est pas que je veuille exagérer l’importance du métier, qui enseigne à tirer bon parti du plus mince filon. Je sais tout ce qu’il y a de vulgaire et de vide dans cette industrie qui peuple aujourd’hui de redites éternelles tous les théâtres de boulevard, et parfois aussi le théâtre qu’on appelle la maison de Molière. Je ne crois pas qu’il existe, pour la composition d’un poème dramatique, des procédés aussi nettement, aussi rigoureusement définis que pour la fabrication des indiennes ou des soieries. Il y a sans doute parmi nous plus d’un dramaturge qui compare son génie au génie de Jacquart ; mais cette vanterie, très acceptable au point de vue industriel, n’est au point de vue littéraire qu’une billevesée parfaitement ridicule, et dont je n’ai pas à m’occuper. Toutefois, si le métier proprement dit, qui consiste à combiner les entrées et les sorties, à préparer les changemens à vue, ne mérite pas une attention sérieuse, il faut bien reconnaître qu’il existe, pour la poésie dramatique, des conditions particulières, des lois impérieuses qui ne sont jamais impunément méconnues.

Dans la poésie dramatique, la fantaisie ne trouve pas à se déployer aussi librement que dans le roman. Il y a une question de prévoyance qui domine toutes les autres questions. Comme l’action se passe sous les yeux du spectateur, il faut que chaque scène s’enchaîne rigoureusement à la scène qui précède, à la scène qui suit. Si l’auteur se laisse emporter par sa fantaisie, et dispose les diverses parties de l’action comme les chapitres d’un roman, il est à peu près certain que l’attention languira, que le spectateur écoutera parfois d’une oreille distraite, et ne tiendra pas compte au poète de toutes ses pensées. La condition dont je parle n’est pas toujours respectée dans le Champi ; Claudie mérite le même reproche. Sans doute, l’action se déroule simplement, mais elle n’a pas toute la rapidité qu’on pourrait souhaiter ; plus d’une scène, quoique très vraie, aurait besoin d’être abrégée, et le dialogue, dégagé de détails inutiles, soutiendrait plus sûrement l’attention. Je suis loin d’envisager la prévoyance comme une condition secondaire dans la composition d’un récit, depuis Manon Lescaut jusqu’à Ivanhoë, il n’y a pas de récit bien fait qui ne porte l’empreinte de la prévoyance ; mais, dans la poésie dramatique, cette condition est encore plus impérieuse : quel que soit le talent du poète ; le spectateur ne sera jamais aussi patient, aussi complaisant que le lecteur. L’auteur de Claudie ne l’ignore pas sans doute, pourtant il lui est arrivé plus d’une fois de se conduire comme s’il l’ignorait ; il mène à bout sa pensée, sans s’inquiéter de l’heure qui fuit, de la foule qui écoute et qui attend ; il redit ce qu’il a déjà dit plusieurs fois, comme si sa parole, au lieu de passer par la bouche des personnages, devait former les pages d’un livre. Ces fautes, faciles à découvrir, utiles à signaler, n’altèrent ni la vérité ni la grandeur des sentimens exprimés dans Claudie ; il est certain cependant que ces sentimens traduits dans une langue plus rapide, placés dans un cadre moins étendu, ou, pour parler plus exactement, développés d’une façon plus harmonieuse, c’est-à-dire chacun selon son importance, exerceraient sur la foule une action plus puissante et plus profonde. Tous les hors-d’œuvre que le goût voudrait effacer, qui font longueur pour les hommes du métier, attiédissent la sympathie de l’auditoire. Si l’auteur de Claudie, au lieu d’aborder le théâtre après une série de triomphes éclatans dans un autre genre de composition, eût débuté par la poésie dramatique, si son nom eût été un nom nouveau, il est probable que le public se fût montré plus sévère et eût écouté avec distraction, peut-être même avec impatience, les scènes inutiles ou développées outre mesure ; plein de respect pour un talent déjà tant de fois éprouvé, il a tout écouté en silence. Toutefois, bien qu’il semble avoir tout accepté, la réflexion ne perd pas ses droits, et je ne crois pas qu’il soit permis de louer Claudie sans restriction. Je rends pleine justice à la sérénité de la conception, à la vérité des sentimens, à l’élévation des pensées, et pourtant je vois dans Claudie une admirable ébauche plutôt qu’une œuvre achevée.

Faut-il voir dans le drame nouveau une protestation réfléchie contre le système dramatique inauguré en France il y a vingt ans ? Ce serait, à mes yeux, se méprendre étrangement sur le sens de Claudie. Grace à Dieu, l’auteur justement applaudi de tant de récits tour à tour ingénieux et pathétiques n’a donné à personne le droit de croire qu’il veuille renverser une école, élever une école nouvelle. Il se complaît dans la peinture de la vie rustique ; après nous avoir présenté cette peinture dans le roman, il a voulu nous l’offrir au théâtre. A-t-il pleinement réussi ? Si l’on ne consultait que les applaudissemens, il ne serait permis de conserver aucun doute à cet égard. Cependant, je ne crois pas que les esprits délicats mettent Claudie sur la même ligne que la Mare-au-Diable ; car, si l’on retranche de ce dernier ouvrage le prologue quelque peu nébuleux qui le précède, il reste un poème tour à tour frais comme une idylle et grand comme une épopée. Claudie ne mérite pas les mêmes éloges. Je ne dis pas que le public ait eu tort d’applaudir ; la foule émue, attendrie, a battu des mains : son enthousiasme était de la reconnaissance. Elle remerciait l’auteur d’avoir préféré le développement des caractères à l’entassement des événemens, c’est, de la part de la foule, une preuve de bon sens et de bon goût. Sauf les réserves que je viens d’exprimer, je m’associe de grand cœur aux applaudissemens recueillis par Claudie, mais je suis loin de voir, dans ce drame, l’avènement d’une nouvelle doctrine poétique. S’il fallait, en effet, chercher les aïeux de Claudie, je n’aurais pas besoin, pour les trouver, de feuilleter long-temps le passé ; s’il fallait dire de qui procède George Sand dans le domaine dramatique, je nommerais Sedaine. Le Philosophe sans le savoir, représenté il y a quatre-vingt-cinq ans, exprime en effet très fidèlement la doctrine suivie par l’auteur de Claudie. Dans la comédie de Sedaine comme dans le drame nouveau, nous trouvons des scènes attendrissantes conduites très simplement, l’émotion obtenue par des moyens qui semblent n’avoir coûté aucun effort de pensée. C’est pourquoi, bien qu’à mes yeux les généalogies littéraires n’offrent pas un bien vif intérêt, si j’avais à me prononcer sur cette question de pure érudition, je n’hésiterais pas à ranger Sedaine et George Sand dans la même famille ; mais Sedaine ne s’est pas contenté de combiner toutes les parties du Philosophe sans le savoir avec une rare prévoyance il a développé chaque scène dans de justes proportions, si bien que l’attention ne languit pas un seul instant. Aussi cet ouvragé est-il demeuré comme un modèle de finesse et de simplicité. L’auteur de Claudie, qui a choisi les mêmes moyens pour émouvoir la foule, n’a montré ni la même prévoyance ni la même sobriété.

Si les disciples de Sedaine veulent lutter avec avantage contre l’école qui continue à se dire nouvelle, bien que la plupart de ses œuvres aient déjà singulièrement vieilli ; s’ils veulent sincèrement substituer l’émotion à la curiosité, il faut qu’ils se résignent à étudier le chef-d’œuvre de leur maître avec une attention persévérante pour apprendre où finit la naïveté, où commence la manière. Dans Claudie même, si simplement conçue, si vraiment naïve dans presque toutes ses’ parties, il serait facile de noter plus d’un passage où la naïveté n’est pas exempte d’une sorte d’affectation. Ce défaut n’appartient pas tant à la pensée qu’aux formes du langage. Si l’auteur, ne se fût pas obstiné dans l’emploi des locutions berrichonnes, ses personnages n’auraient jamais eu l’air de poser devant nous.

Pour démontrer toute la frivolité de l’école qui depuis vingt ans prétend se modeler sur Shakspeare, sur Calderon, sur Schiller, sur Goethe, et dont les œuvres révèlent, sinon le dédain, du moins une connaissance très incomplète de ces beaux génies, il ne suffit pas de choisir Sedaine pour patron, c’est-à-dire de revenir à la nature ; il faut préparer des œuvres naïves avec un soin réfléchi, et ne pas livrer sa pensée à toutes les chances de l’improvisation. Pour ma part, je ne crains pas le reproche de flatterie en affirmant que l’auteur de Claudie peut faire beaucoup mieux. Doué d’une imagination féconde, en possession d’une langue harmonieuse et colorée, il saura, quand il le voudra, pourvu qu’il ne plaigne pas son temps, nous donner une œuvre plus fortement conçue, je veux dire conçue avec plus de prévoyance. Alors, mais alors seulement, il pourra lutter avec l’école qui, sous prétexte de peindre tous les temps et tous les pays, oublie trop souvent de peindre les sentimens humains, qui demande au machiniste, au décorateur, au costumier, la meilleure partie de ses succès. Oui, sans doute, cette école, applaudie avec tant de fracas, qui promettait de tout renouveler, a bien mal tenu ses promesses, les œuvres qu’elle a produites ne peuvent pas espérer une longue durée ; toutefois il faut reconnaître que, malgré sa puérilité, malgré son goût exclusif pour la splendeur du spectacle, pour la brusque succession des événemens, elle a donné à notre théâtre une franchise, une liberté qu’il n’avait pas au siècle dernier. Elle a méconnu l’homme en se vantant de ressusciter l’histoire, de l’interpréter : que les disciples de Sedaine, moins ambitieux dans leurs promesses, étudient l’homme, et nous le montrent tel qu’il est ; — c’est à ce prix seulement que l’école naïve obtiendra une attention sérieuse.

Si Claudie n’est pas le signal d’une réaction préméditée contre l’école qui a mis en honneur le placage historique, le succès de Claudie peut du moins servir d’encouragement à tous ceux qui voudront abandonner la parodie de Shakspeare et de Calderon pour l’analyse et la peinture des passions.. L’oeuvre nouvelle de George Sand, bien que défectueuse en plusieurs parties, a pourtant produit une émotion profonde ; la justesse, je pourrais dire la hardiesse de la donnée, ont suffi pour exciter la sympathie. Bien que l’auteur, emporté par un dédain très légitime pour les ruses du métier, ait négligé d’enchaîner, d’ordonner les divers momens de l’action selon les conditions de la poésie dramatique, cependant la foule, heureuse de se trouver en présence d’un monde nouveau, étonnée de voir et d’entendre des personnages qui marchaient librement, qui découvraient avec franchise le fond de leur pensée, qui obéissaient à leurs instincts sans se soucier de rappeler Hamlet ou le roi Lear, Richard III ou Mercutio, a suivi d’un exil attentif, d’une oreille inquiète le développement d’un poème rustique. Que l’art vienne s’ajouter à la vérité de la donnée, qu’une méditation laborieuse féconde le germe offert par la fantaisie, que la prévoyance vienne au secours de la puissance, et les forces du talent ou du génie seront doublées. Il y a dans le succès de Claudie une leçon qui n’a pas besoin d’être expliquée. Puisqu’une foule avide a recueilli les paroles du père Remy et du père Fauveau, de Sylvain et de la Grand’Rose, puisque ces personnages, choisis presque tous dans la plus humble condition, ont excité dans l’auditoire des frissons de douleur, des frémissemens de joie, il est évident pour les plus incrédules que le goût public n’est pas perverti sans retour, comme on se plaît à le répéter. La vérité, la vérité pure compte encore de nombreux, de fervens adorateurs. Il y a encore parmi nous bien des cœurs animés de sentimens généreux qui préfèrent l’émotion à la curiosité. Que les disciples de Sedaine se proposent donc l’émotion et la cherchent par des moyens dignes de leur maître, qu’ils composent après avoir conçu, qu’ils achèvent lentement au lieu d’improviser, et je ne doute pas qu’une popularité légitime ne récompense bientôt leurs travaux. Claudie n’est pas le dernier mot de l’auteur ; je nourris la ferme confiance que son œuvre prochaine réfutera victorieusement les reproches que j’ai cru devoir lui adresser. Il se décidera, je l’espère, à employer pour ses compositions dramatiques la langue de ses romans ; sans marcher dans la route vulgaire qui s’appelle le métier, sans renoncer à l’originalité de sa pensée, sans abandonner les droits souverains de la fantaisie, il comprendra pourtant la nécessité de soumettre ses conceptions aux conditions que j’ai définies. Il acceptera les lois de l’art nouveau où il débute si heureusement. Il trouvera moyen de concilier la prévoyance et la naïveté, de contenter les esprits sévères en charmant la foule avec les facultés qu’il possède, vouloir c’est pouvoir.

GUSTAVE PLANCHE.