Sur la vie et les œuvres comiques d’Holberg

LITTÉRATURE DANOISE.

SUR LA VIE


ET LES ŒUVRES COMIQUES D’HOLBERG.

L’histoire de la littérature danoise moderne commence réellement à Holberg, né à Bergen à la fin du dix-septième siècle (1684). Jusqu’à lui, elle n’offrait guère autre chose qu’une contre-épreuve de la littérature allemande. Là, comme ailleurs, on avait commencé par les chroniques, les moralités, les mystères, dont les originaux, quelquefois latins, venaient ordinairement d’Allemagne. Ces sortes d’ouvrages, si l’on y joint quelques légendes mystiques et un assez petit nombre de récits chevaleresques, composaient, à l’époque de la réforme, toute la richesse poétique de la littérature danoise. En s’introduisant en Danemark, les nouvelles doctrines religieuses produisirent dans les esprits un mouvement dont les lettres se ressentirent. On traduisit et on composa des poèmes satiriques, dirigés contre les abus de la papauté ; à l’exemple de ces beaux chants sacrés dont Luther et les premiers réformateurs édifièrent l’église nouvelle, on eut des livres de psaumes en langue nationale et des cantiques, dont quelques-uns sont arrivés de recueil en recueil jusqu’à nos jours, et se chantent encore presque sans altération dans les églises de Copenhague. Dès-lors se prononçait ce double caractère de la littérature danoise, qu’elle a toujours conservé depuis : d’une part une humeur comique et railleuse, de l’autre une tendance religieuse, exaltée, mystique. La première fut représentée dans la suite par Holberg et Vessel, la seconde par Ewald et Œlenschlœger ; toutes deux, combinées d’une manière bizarre, ont produit le talent moqueur et enthousiaste, rêveur et bouffon du pauvre Baggesen.

Parlons aujourd’hui d’Holberg.

Holberg parvint à l’âge de trente ans sans se douter de sa vocation poétique. Durant cette période de sa vie, qui, à son insu, préparait l’avenir de son talent, sa destinée fut constamment incertaine, errante, agitée. Il commença par être caporal et finit par être professeur de métaphysique, singulier chemin pour arriver à être le Molière de son pays.

En lisant la piquante biographie d’Holberg, écrite par lui-même, on voit que l’unique passion de sa jeunesse fut un besoin irrésistible de voyager. Nous ne connaissons pas cette impatience curieuse qui toujours a porté les hommes du Nord à sortir de leur pays, pour connaître le monde, pour aller voir le soleil.

La lecture d’un journal de voyage fait quitter brusquement à Holberg, âgé de vingt ans, une situation assez avantageuse et Bergen sa patrie, malgré les représentations de ses amis et la colère de ses parens.

Il va à Amsterdam, n’ayant que 60 écus pour toute ressource : il est bientôt obligé de revenir en Norwége et d’y enseigner quelque chose qui passait pour du français. On va voir qu’il n’en jugeait pas plus avantageusement lui-même. Un Hollandais étant venu dans la ville de Christiansand, où il était alors, lui disputer l’honneur et les profits de cet enseignement, il s’établit entre eux une lutte dont Holberg conte ainsi le résultat : « On assigna le jour et l’heure ; nous comparûmes tous deux et combattîmes en présence de nos écoliers respectifs ; mais nous nous séparâmes avec un égal succès. Je lui portai en français-norwégien des bottes qu’il para en français-hollandais, et je ne crois pas que la langue française ait jamais été aussi maltraitée que dans ce combat. » Bientôt son humeur errante le reprit, et le voilà parti pour l’Angleterre, à-peu-près aussi bien en fonds que la première fois. Après être resté quelques mois à Oxford, toujours curieux, toujours occupé, la nécessité le ramena en Danemark, où il essaya de tirer parti, pour son existence, de l’instruction acquise dans ses voyages. Il fit pompeusement annoncer un cours dans lequel il devait en communiquer les fruits. On y accourut en foule. « Mais, dit-il, quand je voulus me faire payer, mes auditeurs avaient trouvé le secret de se rendre invisibles, et le seul profit que j’en tirai fut que ceux qui avaient suivi mon cours me saluaient plus profondément lorsqu’ils me rencontraient. » Enfin il trouva un poste qui lui convenait d’autant mieux, qu’il lui offrait une occasion de voyager. Il partit pour l’Allemagne avec un jeune homme qu’il était chargé d’y accompagner. On trouve plus le futur poète comique que le futur professeur dans ce qu’il dit de son assiduité aux cours de l’université de Leipsik. « Nous y assistions régulièrement, dit-il, moins pour y apprendre quelque chose que pour nous y amuser des professeurs et de leur débit. »

Ce fut à son retour en Danemark, après ce troisième voyage, qu’il débuta dans la carrière littéraire par quelques travaux historiques sans importance. Il fut attaché à l’Université, et profita d’une commission qu’elle lui donna d’examiner les hautes écoles luthériennes de Hollande, pour entamer une nouvelle excursion qui de proche en proche le conduisit à Paris et à Rome.

À Paris, il eut l’humiliation grande, pour un maître de langue française, de s’entendre dire par une fille d’auberge, qu’il parlait le français comme un cheval allemand. Ce ne fut pas le seul inconvénient que lui attira sa prononciation danoise. Il raconte que le libraire auquel il s’adressait pour acheter un Du Chêne, lui apportait un Lucien, et que quand il demandait son logis (la louchi), on lui répondait : Je ne connais point mademoiselle Lucie.

Ne pouvant, d’après ces aveux, beaucoup profiter de la conversation parisienne, il passait une partie de son temps dans les jardins publics qu’il trouvait très fréquentés, et dans les bibliothèques où il ne rencontrait personne, si ce n’est quelques étudians qui arrivaient avant que la porte s’ouvrît, et alors se précipitaient dans les salles, chacun s’efforçant d’arriver le premier pour pouvoir s’emparer du Dictionnaire de Bayle, la nouveauté littéraire de ce temps où l’on se ruait encore sur les in-folios comme aujourd’hui sur les brochures.

On est étonné d’entendre Holberg dire en arrivant à Lyon : « Il me semblait entrer dans un monde nouveau, tant les habitans de Lyon différent de ceux du nord de la France par la langue, les mœurs et la manière de vivre. » Pour effacer ce caractère local, si frappant pour un étranger, et qu’il ne retrouverait plus, qu’a-t-il fallu ? Un siècle, et la révolution française.

La curiosité passionnée d’Holberg pour tout ce qui était nouveau à ses yeux, se trahit par cette confession naïve. « Je vis à Marseille beaucoup d’Orientaux (ils y sont plus rares aujourd’hui), une grande quantité de galères, et beaucoup de captifs turcs et chrétiens, qui traînaient à travers la ville les fers rivés à leurs mains ou à leurs pieds. Ce spectacle était fait pour arracher des larmes, mais chez moi il éveillait une sorte de plaisir, parce que je n’avais encore rien vu de semblable. »

Dans ce voyage, Holberg se montre toujours le même, toujours entraîné par son ardeur de connaître, surmontant toutes les difficultés, se résignant à toutes les privations et parfois se jetant dans les plus grands embarras pour la satisfaire ; de plus sans cesse malade et traînant à travers la France et l’Italie une fièvre dont à son retour, il fut subitement guéri par un concert. Au milieu de ses misères, de ses périls, on le voit constamment soutenu par le désir d’observer la nature humaine, et surtout d’en saisir le côté ridicule ; tantôt accablé par la maladie et livré aux brutalités d’un aubergiste génois, tantôt sur un vaisseau près d’être attaqué par les pirates, au milieu des gémissemens, des prières, des vœux, de tout l’équipage, à son rang, l’épée à la main, et invoquant Saint-Antoine, dit-il, tout aussi dévotement que les autres ; enfin à Rome réduit à préparer économiquement son dîner lui-même, tel qu’il se peint, tenant un livre d’une main et de l’autre la cuiller-à-pot, s’apercevant parfois qu’il n’est pas facile de faire en même temps de la cuisine et de la philosophie ; dans toutes ces vicissitudes, il est toujours occupé de l’effet comique qu’on fait sur lui ou qu’il fait sur les autres, distrait souvent d’une infortune réelle par une scène, une situation qui lui semble plaisante ; et il se raconte et se raille lui-même, la vie est pour lui une comédie dans laquelle il se voit jouer un rôle bizarre, souvent triste, mais dont la représentation l’amuse toujours.

Cette existence errante et traversée est l’éducation presque nécessaire du poète comique et satirique ; on ne voit bien les vices et les travers des hommes, que quand on est mêlé familièrement avec eux par les intérêts pénibles de la vie ; ce n’est que quand on a besoin d’eux qu’on est forcé d’apprendre à les connaître.

Du reste, cette expérience des choses n’a manqué ni à Cervantes, soldat à Lépante, prisonnier chez les Maures, ni à Goldsmith, ni à Goldoni, ni à notre Molière lui-même, qui erra long-temps de province en province ; et enfin, il faut se souvenir que, par une singulière rencontre, tandis que la Norwège, dans la personne d’Holberg, venait visiter la France et l’Italie, Regnard se préparait, sans s’en douter, à une carrière du même genre, et allait, après beaucoup de courses, et d’aventures, graver son nom encore inconnu sur les rochers de la Laponie.

Après sa dernière excursion, plus longue et plus lointaine que les autres ; Holberg revint attendre qu’une chaire fût vacante par la mort d’un professeur, « dont, dit-il naïvement, la vie me paraissait bien longue. » Enfin cet heureux évènement arriva, mais le sort, qui voulait mettre de la comédie dans la vie d’Holberg, l’appela à professer la métaphysique. Cette prétendue métaphysique était la logique barbare des écoles qui n’avait aucun attrait pour l’esprit vif d’Holberg, et son bon sens cultivé par l’expérience. « Aussi, dit-il, à ma nomination, ceux qui me connaissaient un peu particulièrement présagèrent pour cette science recommandable une fin prochaine, et en cela ils ne se trompaient guères, car j’avoue franchement que je n’ai pas suivi les traces de mes prédécesseurs, et que la métaphysique n’a jamais couru un plus grand danger que sous ma tutelle. Dans le commencement je cachai de mon mieux mes arrière-pensées, et je fis bientôt après mon installation un discours en l’honneur de la métaphysique ; mais ce discours était conçu de sorte que tous les véritables partisans ne purent l’entendre sans colère, s’imaginant qu’au lieu d’un panégyrique de la métaphysique, j’avais prononcé son oraison funèbre. »

Holberg alors s’occupa encore une fois de travaux historiques pour lesquels il avait plus de vocation. C’est du sein des recherches, des compilations, des dissertations latines, que sortit son premier écrit poétique. Cet évènement le surprit autant que personne : jusques alors il ne s’était senti aucun attrait pour la poésie. Loin de là, elle lui inspirait une sorte de répugnance ; et s’il lisait quelquefois les poètes latins, c’était une violence qu’il se faisait pour s’exercer dans leur langue. « C’était, dit-il, pour moi comme une potion désagréable qu’on prend, parce que le médecin l’a prescrite. »

Cependant un beau jour, fatigué de cette foule de poèmes de circonstances, d’épithalames, d’épitaphes qui pleuvaient autour de lui, il s’avisa d’essayer aussi d’être poète ; et, pour son coup d’essai, il choisit la sixième satire de Juvénal, la plus violente, la plus âpre, la plus effrénée de toutes, et la traduisit en vers. Cet homme de qui devait dater la poésie danoise n’en savait pas encore les règles. Un sien ami lui enseigna la partie technique de l’art, et le début de ce novice fut Pierre Pors (Paars), poème héroï-comique, où sont racontées avec une pompe homérique les aventures d’un artisan danois, qui fait une traversée de quelques lieues pour aller voir sa prétendue. La sensation que produisit cette Odyssée burlesque fut prodigieuse : Pierre Pors fut, dans l’espace d’un an et demi, réimprimé trois fois, ce qui n’était encore arrivé à aucun ouvrage danois. Les critiques, l’envie, les tracasseries de tout genre ne manquèrent pas à l’homme qui venait de donner à sa patrie le premier monument littéraire qu’elle pût opposer à l’Angleterre et à la France. Les raconter en détail, ce serait écrire une autre épopée comique plus longue, mais moins amusante que celle d’Holberg.

Il publia ensuite ses Satires au nombre de cinq ; puis, dégoûté de la poésie par le déchaînement que sa verve caustique avait soulevé contre lui, il se rejeta sur l’histoire et reprit un travail autrefois commencé sur la constitution ecclésiastique et civile du Danemarck et de la Norwège. Mais au milieu de ses recherches le génie comique se réveilla en lui dans toute sa plénitude, et il conçut la pensée de donner à son pays un théâtre national. Au bout de trois années (1722-25), ce plan était accompli. Holberg avait fondé à Copenhague, avec l’aide de quelques comédiens français, un théâtre, et y avait fait représenter environ vingt comédies. C’est à elles qu’il doit surtout sa renommée ; je dirai quelque chose des principales.

La première et l’une des plus célèbres comédies d’Holberg est le Potier d’étain politique. Cette pièce qu’on a tenté plusieurs fois d’introduire sur notre théâtre, n’y a jamais réussi. Elle y réussirait moins encore à présent. Le progrès de nos mœurs tendra toujours de plus en plus à mettre à la portée des classes inférieures, sinon des dernières classes, l’intelligence de la vraie politique, c’est-à-dire des intérêts et des besoins du pays. En ce sens, il n’y a, grâce à Dieu, déjà plus rien de ridicule à ce qu’un ferblantier s’occupe de politique ; mais il faut penser qu’Holberg écrivait sous un gouvernement absolu, et que sous un tel gouvernement la politique des particuliers est en effet ridicule, parce que malheureusement elle est inutile.

Le Potier d’étain est un excellent homme qui n’a d’autres travers que de s’occuper des affaires de l’Europe et de négliger les siennes. Pour le guérir de cette manie, on imagine de lui persuader qu’il est nommé bourgmestre. On peut croire que cette dignité lui tourne la tête. Voici les instructions qu’il donne, à cette occasion, à son valet et à sa femme.

HERMANN.

Écoute, Henry !

HENRY.

Maître !

HERMANN.

Drôle ! plus de semblable titre à l’avenir, si je t’appelle, tu répondras : monsieur ! et si quelqu’un vient et demande après moi, tu diras : Le bourgmestre de Bremenfeld est à la maison.

HENRY.

Faudra-t-il répondre ainsi, que monsieur soit à la maison, ou qu’il n’y soit pas ?

HERMANN.

Imbécille ! quand je ne serai pas à la maison, il faudra répondre : Le seigneur bourgmestre de Bremenfeld n’est pas à la maison, ou quand je ne voudrai pas être à la maison, il faudra répondre : Le bourgmestre ne donne pas audience aujourd’hui. — (À sa femme.) Écoute, mon cœur, il faut vite faire du café, pour recevoir les dames conseillères qui vont venir te visiter ; car nous devons avoir à l’avenir cette réputation, que le bourgmestre de Bremenfeld donne de bons conseils, et sa femme de bon café. J’ai si peur, mon cœur, que vous fassiez quelque bévue avant que vous soyez accoutumée à votre nouvelle situation ! — Henry, va vitement chercher un plateau à thé avec quelques tasses, et que la fille aille acheter du café pour 4 schellings, on sera toujours à temps de s’en procurer davantage. — Il faut que ce soit désormais une règle pour vous, ma chère, de ne pas parler beaucoup, jusqu’à ce que vous ayez appris à parler un peu proprement. Il ne faut pas non plus être trop timide, mais vous tenir sur vos ergots, et surtout travailler à vous ôter de la tête l’état de potier, et à vous imaginer que vous avez toujours été femme d’un bourgmestre. Le matin, il y aura du thé sur la table pour les étrangers qui pourront venir ; le soir, du café, et l’on jouera aux cartes. Il y a un certain jeu qu’on appelle l’hombre, je donnerais tout-à-l’heure 100 écus pour que notre fille, mademoiselle Eugelke, le sût. Vous aurez donc soin de faire attention, quand les autres jouent, afin que vous puissiez l’apprendre. Le matin, vous resterez au lit jusqu’à neuf heures, neuf heures et demie, car il n’y a que les gens du commun qui se lèvent l’été avec le soleil. Mais le dimanche, vous pourrez vous lever un peu plus tôt, comme moi, quand je veux prendre médecine. Je vous ferai cadeau d’une jolie tabatière que vous placerez près de vous, quand vous jouerez aux cartes. Quand quelqu’un boira à votre santé, vous ne direz pas merci, mais très humble serviteur[1]. Quand vous bâillerez, vous ne mettrez pas la main devant votre bouche, car ce n’est pas l’usage parmi les gens comme il faut ; enfin, quand vous serez en compagnie, il ne faudra pas faire tant la sucrée, mais mettre un peu l’honnêteté de côté… Ah ! j’oubliais quelque chose… Vous aurez un chien bichon que vous aimerez comme votre fille, car cela encore est comme il faut ; la femme de notre voisin Arianke a un joli chien qu’elle pourra nous prêter, en attendant que nous nous en soyons procuré un. Vous donnerez à votre chien un nom français, que je me charge de trouver, quand j’aurai le loisir d’y réfléchir à mon aise. Vous mettrez souvent votre chien sur vos genoux, et vous le baiserez au moins dix fois quand il y aura des étrangers.

Mais bientôt le nouveau bourgmestre commença à sentir les inconvéniens de la puissance et les difficultés de la politique : harassé par les discours contraires de deux avocats qui lui ont cité Justinien et Grotius, il reçoit, de la part du syndic, une énorme liasse de papiers sur lesquels on lui demande son avis. Après avoir vainement cherché à s’y reconnaître, il s’écrie : Il n’est pas si facile d’être bourgmestre que je croyais, Henry ! — J’ai là différentes choses à examiner, où le diable ne se reconnaîtrait pas. (Il commence à écrire, se lève, essuie la sueur de son front, s’assied de nouveau, et efface ce qu’il avait écrit précédemment.) — Henry !

HENRY.

Seigneur bourgmestre !

HERMANN.

Quel tapage tu fais ! Pourquoi ne te tiens-tu pas tranquille ?

HENRY.

Je ne bouge pas, seigneur bourgmestre !

HERMANN.

(Il se lève de nouveau, essuie encore la sueur de son front, jette sa perruque sur le plancher pour mieux méditer la tête nue, se promène, marche sur sa perruque, la jette de côté, et se met de nouveau à écrire.) — Henry !

HENRY.

Seigneur bourgmestre !

HERMANN.

Tu attrapperas quelque chose si tu ne veux te tenir tranquille, voilà la seconde fois que tu as troublé mes pensées.

HENRY.

Seigneur bourgmestre !…

HERMANN.

Sors, et va dire aux vieilles femmes qui crient des huîtres dans la rue, qu’elles ne doivent pas crier dans la rue où je demeure. Cela me dérange dans mes combinaisons politiques.

Henry dit en effet aux marchandes d’huîtres de se taire. — Mais, ajoute-t-il, aussitôt que l’une a passé, il en vient une autre à sa place, de sorte que…

HERMANN.

Pas un mot de plus ; tiens-toi tranquille et tais-toi.

Il s’assied de nouveau, efface ce qu’il avait écrit, écrit ensuite, enfin se lève, frappe du pied avec fureur et s’écrie : — Henry !

HENRY.

Seigneur bourgmestre !

HERMANN.

Je voudrais que la bourgmaîtrise fût au diable. — Veux-tu être bourgmestre à ma place ?


Certainement la gradation de cet embarras et l’espèce de désespoir par lequel il se termine sont d’un comique très franc et très vif.

Mais le pauvre politique n’est pas au bout de ses peines. Deux interminables pétitions dans des sens opposés sur lesquelles il faut qu’il prononce, une révolte de matelots à réprimer, et mille autres difficultés qui se présentent, finissent par lui faire perdre entièrement la tête ; il veut déposer cette charge fatale, on refuse sa démission. Alors sa fureur est à son comble, il s’en prend à son domestique. — « Henry, s’écrie-t-il, ne peux-tu m’aider à rien arranger, stupide animal ! voyons, fais-moi voir clair dans mes affaires ou je t’assomme. » Parvenu à ce point de désolation, on conçoit qu’il est le plus heureux des hommes en apprenant qu’il a été mystifié, qu’il n’est point bourgmestre ; enchanté d’en être quitte, il se trouve guéri radicalement de la politique et retourne à ses pots d’étain.


Jean de France est un jeune sot qui est venu à Paris oublier le danois sans apprendre la français, et qui rapporte, au sein des vieilles mœurs bourgeoises et patriarcales de Copenhague, une ridicule imitation des manières dégagées de Paris et des airs impudens de la régence.

Une scène véritablement forte est celle où Jean, qui a désappris dans ses voyages le préjugé du respect filial, force sa vieille mère à danser un menuet avec lui. Son père commence par rire sous cape de cette mésaventure de sa moitié, qui, toujours en extase devant les travers de son fils, lui en semble justement victime. Mais son tour vient, et Jean le contraint de chanter pendant qu’il danse avec sa vieille mère. Le bon homme veut résister, mais son fils que la frivolité a endurci, jure, s’emporte, tempête ; il faut lui céder. Ces deux vieillards contraints de se rendre ridicules pour complaire à l’extravagance de leur fils, ce père âgé chantant un air lamentable pour accompagner ces cabrioles impies, la maternité dégradée par la faiblesse, les pleurs paternels coulant au milieu d’une scène grotesque, tout cela est d’une bouffonnerie forte et sérieuse, on pourrait presque dire pathétique et morale.

Holberg a traité le sujet du Dormeur éveillé, si souvent mis en scène, mais rajeuni cette fois par la peinture originale du caractère d’un paysan jutlandais qui est le héros de la pièce. L’affranchissement des serfs dans cette province a été très tardif, et jusque-là leur condition était fort rude. On sent la servitude dans la nature du pauvre Jeppe, paresseux, lâche, sensuel, brutalement insolent et presque féroce, dès qu’il a le pouvoir. Il y a quelque chose de bestial, quelque chose qui rappelle le Caliban de Shakespeare dans la manière dont il endure les coups et les outrages de sa femme, dans son penchant à l’eau-de-vie qu’il aime comme un sauvage. Sa terrible moitié l’a chargé d’un achat à la ville prochaine ; il faudra qu’il rende compte de chaque schelling, et s’il en manque un seul, maître Éric (c’est martin bâton) fera son office ; mais le pauvre diable ne peut résister, en passant devant le cabaret, à la tentation de boire pour un schelling. Il veut ensuite continuer sa route, mais quand il a fait quelques pas, il s’arrête et s’écrie : « Ah ! si j’osais boire encore un schelling d’eau-de-vie, ah ! si j’osais boire encore pour un schelling ! je crois que je m’en vas le faire. — Non, il en adviendrait malheur. Si je pouvais une fois perdre de vue le cabaret, je me sentirais bien à l’aise, mais ici il me semble que quelqu’un me retient par derrière. — Allons, j’y retourne. Qu’est cela ? Que fais-tu, Jeppe ? Je vois ma femme qui se tient là devant moi sur le chemin, avec maître Éric dans les mains ; il me faut rebrousser chemin. — Ah ! si j’osais boire encore pour un schelling ! mon estomac dit : vas-y ! mon dos dit : n’y vas pas ! Qui faut-il croire, mon estomac n’est-il pas plus que mon dos ? il me semble bien ainsi, frapperai-je ? Eh ! eh ! Jacques, sors… Eh ! mais ma diablesse de femme me revient à l’esprit ! Si elle voulait me frapper de manière que les os du dos ne me fissent pas mal, je m’en moquerais, mais elle frappe d’une force… ah ! Dieu, aie pitié de moi, chétif ! Que dois-je faire ? Allons, force nature, Jeppe ; n’est-ce pas une honte que tu t’exposes à un malheur pour un chien de verre d’eau-de-vie ?… Non, cette fois-ci il n’en sera rien. Allons, en avant. — Ah ! si j’osais boire encore pour un schelling ! Mon mal est d’en avoir tâté, maintenant je ne puis partir ; allons mes jambes… que le diable vous casse, si vous ne voulez marcher. Les canailles ne veulent pas avancer. Elles veulent retourner au cabaret ; mes membres sont en guerre : mon estomac et mes jambes veulent aller au cabaret, et mon dos à la ville. Marcherez-vous, chiennes ! bêtes brutes ! que le diable les emporte, elles veulent retourner au cabaret, j’ai plus de peine à emmener mes jambes du cabaret qu’à faire sortir ma jument pie de l’écurie. Ah ! si j’osais boire encore rien que pour un schelling ! Qui sait si Jacques ne voudra pas me faire crédit pour un schelling ou deux, si je l’en prie bien ? Eh ! Jacques, encore un verre d’eau-de-vie pour deux schellings. »

L’irrésistible tentation à laquelle il finit par céder, l’entraîne à boire pour tout l’argent que sa femme lui a confié, jusqu’à ce qu’il tombe ivre-mort.

Dans cet état, un seigneur qui survient le fait prendre et transporter dans son château, placer sur son propre lit, magnifiquement habillé. Je passe sur la surprise qu’il éprouve à son réveil, c’est le côté inévitable et banal du sujet ; ce qui est propre au personnage d’Holberg, c’est le déploiement d’une nature basse, avide et vicieuse. Dès qu’il est revenu du premier étonnement où l’avait jeté sa nouvelle condition, il voit un anneau au doigt de son secrétaire. — Où as-tu pris cet anneau ?

LE SECRÉTAIRE.

Monseigneur me l’a donné lui-même.

JEPPE.

Je ne m’en souviens pas. Rends-le-moi, je dois te l’avoir donné quand j’étais ivre, on ne donne pas de tels anneaux. Je veux visiter les autres choses que vous avez reçues. Les domestiques ne doivent avoir que les gages et la nourriture, je puis jurer que je ne me souviens pas de vous avoir rien donné. (À part.) Car pourquoi le ferais-je ? Un anneau qui vaut plus de 10 écus ! Non, non, mes bons amis, pas de cela, pas de cela… Faites attention à ce que je dis, et que mes paroles vous servent d’avertissement : ce que je vous ai donné le soir, quand je suis ivre, il faut me le rendre le lendemain matin. Quand les domestiques gagnent plus qu’ils ne peuvent manger, ils deviennent insolens et se moquent de leurs maîtres. — De combien est ton gage ?

LE SECRÉTAIRE.

Monseigneur m’a toujours donné 200 écus par an.

JEPPE.

Je te donnerai le diable, 200 écus ! qu’est-ce que tu fais pour gagner 200 écus ? Moi, il faut que je travaille comme un cheval du matin jusqu’au soir… et je puis à peine… Allons, voilà mes lubies qui me reprennent. — Un verre de vin !… (Il boit.) 200 écus ! c’est ce qui s’appelle écorcher son maître. Écoutez, mes bons amis, je vais vous dire une chose : quand j’aurai dîné, j’ai l’intention de vous faire tous pendre dans la cour. Vous verrez qu’on ne se moque pas de moi pour les affaires d’argent.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Qu’on fasse venir mon bailli, dit-il. — Le bailli vient ; il a des boutons d’argent et une ceinture autour du corps. Votre grâce a-t-elle quelque chose à ordonner ?

JEPPE.

Rien, si ce n’est que tu sois pendu.

LE BAILLI.

Je n’ai fait aucun mal à votre grâce, pourquoi serais-je pendu ?

JEPPE.

N’es-tu pas bailli ?

LE BAILLI.

Je le suis, votre grâce.

JEPPE.

Et tu demandes encore pourquoi tu seras pendu !… Combien as-tu d’appointemens ?

LE BAILLI.

50 écus par an.

JEPPE.

50 écus ! — Tu seras pendu tout-à-l’heure.

LE BAILLI.

Seigneur, ce ne peut être moins pour une année d’un service pénible.

JEPPE.

C’est justement pour cela que tu seras pendu : c’est parce que tu n’as que 50 écus d’appointemens. Comment ! tu as un habit à boutons d’argent, des manchettes plissées aux mains, une bourse de soie pour tes cheveux, et tu ne gagnes que 50 écus par an ! N’es-tu pas obligé de me voler, moi, pauvre homme ! — Sans cela, d’où cet argent te viendrait-il ?

LE BAILLI.

Ah ! gracieux seigneur, épargnez-moi pour l’amour de ma pauvre femme et de mes enfans en bas âge !

JEPPE.

As-tu beaucoup d’enfans ?

LE BAILLI.

J’en ai sept tous en vie, votre grâce.

JEPPE.

Ah ! ah ! sept enfans tous en vie : allons, secrétaire, pendez-moi cet homme-là.

LE SECRÉTAIRE.

Ah ! gracieux seigneur, je ne suis pas un bourreau.

JEPPE.

Ce que tu n’es pas, tu peux le devenir, tu m’as l’air d’un homme propre à tout. Quand tu l’auras pendu, je te pendrai à ton tour.

LE BAILLI.

Ah ! gracieux seigneur, n’est-il pas de pardon ?

JEPPE.

50 écus, une femme et sept enfans ! si personne ne veut te pendre, je te pendrai moi-même.


Une autre pièce, la Chambre de l’accouchée, est fondée sur un usage danois, d’après lequel une femme qui venait d’accoucher recevait les visites de toutes ses connaissances. Holberg en profite pour peindre avec une verve admirable les ridicules de la petite bourgeoisie de son temps. On voit passer devant soi avec leurs caquets, leurs prétentions, toutes les commères de Copenhague. L’effet comique du tableau est augmenté par les doléances du mari que ces réceptions ruinent en café, en sucre et en liqueurs, et qui en porte tout l’embarras ; pour comble de malheur, au plus fort de ses tribulations, il lui naît un doute fatal sur cette paternité qui lui coûte si cher. On conçoit combien cette inquiétude, que diverses circonstances tendent à fortifier, rend sa situation comique, et donne plus de vivacité aux explosions de son humeur contre les Visites à l’accouchée. Outre toutes les commères qui se succèdent dans la chambre de la malade, elle reçoit la visite d’une dame de qualité qui, comme on va voir, considère ses avantages de naissance avec une grande philosophie.

Comment penserait-on autrement ? dit-elle ; car en y réfléchissant sérieusement, les bourgeois, après tout, sont aussi des chrétiens, et s’ils mènent une honnête vie, ils peuvent être sauvés aussi bien que pas un de nous.

L’ACCOUCHÉE.

Pas possible, madame ! croyez-vous donc qu’on ne fasse point de différence dans l’autre monde entre les personnes de condition et les bourgeois ?

LA DAME DE QUALITÉ.

Non, madame, une très petite au moins, soit dit entre nous ; mais il n’y a pas besoin de laisser voir cette opinion, elle pourrait donner de l’impertinence au premier artisan venu. Voilà pourquoi, madame, je ne traite pas les gens de cette sorte avec le mépris qui conviendrait à mon rang. Imaginez, madame, que j’ai poussé l’humilité au point d’emprunter, ma foi, soit dit sans me vanter, 10 écus à mon tailleur.

L’ACCOUCHÉE.

C’était une grande impudence à votre tailleur de se donner des airs de prêter à une dame de votre condition ! Le pauvre diable eût dû s’apercevoir que vous ne faisiez cela que pour l’éprouver.

LA DAME DE QUALITÉ.

Il commença par faire des difficultés ; il haussa les épaules comme s’il eût voulu dire : C’est trop d’honneur pour moi ; mais, quand il vit que je parlais sérieusement, il prit son parti, et me donna les 10 écus avec un profond soupir qui signifiait : Ah ! si tout le monde était aussi exempt de fierté que cette dame de qualité ! — Je suis sûre que le pauvre homme, partout où il va, m’élève jusqu’aux nues ; car une autre, à ma place, n’eût pas fait ce que j’ai fait, n’est-il pas vrai, madame ?

L’ACCOUCHÉE.

Oui, madame, vous avez bien raison.

LA DAME DE QUALITÉ.

Mais, qu’est-ce que cela veut dire ? Ne sommes-nous pas tous des hommes ? Je ne croirais pas au-dessous de moi d’en agir ainsi à votre égard. Madame, ayez la bonté de me donner 10 écus, je vous les renverrai sur-le-champ en or.

L’ACCOUCHÉE.

Ah ! madame, quel plaisir trouvez-vous à vous amuser aux dépens de votre très humble servante ? Je suis bien simple, mais en vérité pas autant que votre tailleur.

LA DAME DE QUALITÉ.

Je parle sérieusement, madame.

L’ACCOUCHÉE.

Ah ! ma noble dame, je serais décriée comme la plus déhontée créature du monde, si je faisais une telle sottise. Non, madame, mon argent n’est pas d’assez bonne condition pour vous


Ensuite arrivent toutes sortes de gens, des médecins, barbiers, diseuses de bonne aventure, puis les inquiétudes à la Sganarelle du mari, qui, à la fin, est convaincu plus que le spectateur du peu de fondement de ses craintes.

Holberg excelle dans la farce proprement dite. Une verve intarissable de satire et de gaîté anime plusieurs de ses pièces, dont l’ensemble n’est pas disposé avec un grand art.

Une comédie en un acte, intitulée la Fête de Noël, dont le fond est fort peu de chose, est une de celles qui, dans son origine, obtint le succès le plus populaire et le plus bruyant. Elle le devait au mérite de reproduire, avec une grande vérité et une grande vivacité, les folies bizarres auxquelles on se livrait du temps d’Holberg aux fêtes de Noël ; reste grotesque et dénaturé des joyeuses solennités par lesquelles l’ancienne religion scandinave célébrait à cette époque le solstice d’hiver, et qui, adoptées comme plusieurs autres usages païens par la religion catholique, avaient fini par lui survivre.

Le pédantisme était pour Holberg un ennemi personnel dont il avait eu souvent à se plaindre, et qu’il attaque dans un grand nombre de ses comédies. C’est surtout dans le faux Savant qu’il se livre à cette colère, qui est du ressentiment. Un jeune paysan, qui a étudié, revient dans son village, et il écrase de sa supériorité et de son mauvais latin son père, son frère, sa prétendue et jusqu’au pasteur, la tête forte de l’endroit. Une scène qui ne manque pas de force comique, est celle où il perd toute la considération que lui avait acquise son jargon ridicule et pédantesque, parce qu’il a eu le malheur d’émettre quelques vérités incontestables, par exemple le mouvement de la terre autour du soleil. Dès ce moment, il est ruiné dans l’esprit de tous ses admirateurs, et il n’y a pour lui que des brocards. La fausse science fait un si bon effet pour la réputation ; gardons-nous de la vraie qui peut tout gâter !

Une des comédies d’Holberg, par laquelle je terminerai cette revue incomplète et rapide, est une parodie bouffonne et spirituelle des pièces imitées de l’allemand, qui étaient en vogue avant lui en Danemark, et que de son temps on voulait opposer à son théâtre, formé par des acteurs français, sous l’inspiration de la comédie de Molière. Il se moque fort gaîment de cette forme irrégulière, qui était partout celle de l’art dramatique à la fin du moyen âge, que dédaigna en France le génie délicat de Racine, et que le génie puissant de Shakespeare sut élever à la hauteur de l’art. Nous aurions un théâtre plus libre que le nôtre, et plus épuré que la scène anglaise, si le grand Corneille ne s’était pas laissé imposer, par la pédanterie tranchante et l’érudition superficielle de ses critiques, des chaînes qui n’étaient pas faites pour lui. Au reste, les pièces qu’attaquait Holberg étaient bien dignes de sa satire. La bouffissure et la trivialité du langage, l’incohérence des caractères et la fausseté des sentimens n’y étaient pas poussées moins loin que l’absence de vérité et de vraisemblance : ce n’était pas Shakespeare, c’était Jodelle.

Cette fois Molière ne fut pas son modèle : il semble s’être souvenu davantage de ce théâtre italien, qu’il fréquentait pendant son séjour à Paris. Dans sa libre humeur, il se joue, à l’imitation de ceux qu’il persiffle, des temps et des lieux, du possible et du vraisemblable. Vénus, Ulysse, Holoferne, Markolfus, Mithridate, des paysans, des juifs et un valet ridicule, un espace de quarante ans et la terre entière, c’est de tout cela que se compose sa pièce, qu’il appelle une comédie allemande. Il se moque avec beaucoup d’imagination des travers et des égarements de l’imagination ; en amusant de l’absurdité qu’on rencontre trop souvent dans le genre de composition qu’il combat, sa pièce procure l’espèce de plaisir qu’elles peuvent quelquefois donner.

Au milieu de toutes les extravagances qu’il accumule, Chilian, le Frontin d’Ulysse, fait ses observations sur la manière dont les années s’écoulent. « Si du moins, dit-il, je trouvais une prise de tabac pour me rafraîchir l’esprit ! car il me semble avoir la fièvre au cerveau. Je suis sûr que, quand mon maître va revenir, il me dira encore qu’il s’est passé dix ans depuis qu’il m’a parlé. À ce compte-là, nous aurons cinq ou six mille ans avant de revenir dans notre pays ; car je m’aperçois que nous ne courons pas avec le temps, c’est lui qui court tout seul et nous laisse immobiles. Ce n’est pas seulement le temps qui nous échappe : c’est la terre qui fuit sous nos pieds. Souvent, quand je bourre ma pipe, nous sommes en Orient : elle n’est pas fumée, que nous sommes en Occident ! »

Revenu enfin à Ithaque, Ulysse s’habille magnifiquement pour en imposer à ses ennemis et s’endort : il est réveillé par deux fripiers juifs, qui viennent lui prendre le costume de théâtre qu’ils lui ont prêté pour son rôle, et en réclamer le paiement. Ce soudain passage de la fiction à la réalité réveille aussi le spectateur, qui sort comme d’un rêve de ce monde fantastique où l’a promené l’imagination d’Holberg, et d’où elle le précipite brusquement par un dernier caprice.

Après trois années de travaux et de succès continus, Holberg, qui sentait ses forces épuisées, partit pour les eaux d’Aix-la-Chapelle, et de là vint de nouveau à Paris. Cette fois, ses affaires en meilleur état lui permettaient de fréquenter les beaux-esprits du café Marion, dont Lamothe présidait les réunions, et de visiter quelques savans, tels que Montfaucon, le père Hardouin, le père Tournemine, avec lesquels il aimait à discuter des points d’antiquités ou de théologie ; Fontenelle enfin, qui, probablement par politesse plutôt qu’avec connaissance de cause, lui témoigna, dit-il, un grand respect pour les mérites des Danois dans les sciences.

Le Paris qui s’offrait à Holberg (1726) était bien différent de celui qu’il avait vu dix ans auparavant, il ne retrouvait plus cette ardeur de prosélytisme dont, plus jeune, il avait été souvent l’objet. Les catholiques lui semblaient plus occupés à se quereller entre eux, à propos de la bulle et des articles qu’à convertir les hérétiques.

Il avait fait, depuis son premier séjour à Paris, de notables progrès dans la langue française, puisqu’il fut en état de traduire deux de ses pièces qu’il avait l’intention de faire représenter sur le théâtre italien.

Il envoya son Potier d’étain à Ricobonni, ou Lelius, comme il l’appelle, qui se trouvait alors à Fontainebleau avec sa troupe. Lelius répondit que la pièce était admirable de tout point, tutta maravigliosa ; mais bientôt il écrivit qu’il avait fait quelques réflexions et qu’il craignait que divers grands personnages ne s’imaginassent que la comédie d’Holberg avait été composée pour les tourner en ridicule. Holberg fut affligé de cette complète absence de liberté dans l’art. Il ne le fut pas moins de l’état de décadence où la comédie était tombée ; et nous devons lui savoir gré de l’indignation toute française qu’il éprouvait en voyant la salle, vide les jours où l’on jouait Molière, se remplir pour le roi de Cocagne. Holberg ne partageait point l’opinion d’un critique allemand qui place la farce de Legrand au-dessus du Tartuffe.

C’est après son retour de ce cinquième voyage à l’étranger, qu’Holberg acheva et fit paraître un ouvrage d’un genre à part. C’est une sorte de contre-partie des Métamorphoses. Les plantes et les animaux sont changés en personnages humains qui conservent dans leur caractère l’empreinte de leur origine, le tout avec une intention satirique. Ainsi un bouc est changé en philosophe à cause de sa barbe et de sa disposition batailleuse. Ce poème où la raillerie est quelquefois ingénieuse, mais en général froide et bizarre, souleva de nouveau, contre Holberg, un déluge d’attaques plus violentes et plus étranges les unes que les autres. On lui reprocha sérieusement, par exemple, d’inspirer aux enfans peu de respect pour leurs parens, en leur donnant à penser par sa fiction qu’ils avaient pour père un arbre ou un animal. Las de ce déchaînement absurde qu’excitait chacune de ses productions satiriques, Holberg déclara, dans une préface, qu’il voulait vivre en paix avec le genre humain : il abandonna la satire, et se remit à l’histoire.

Ses travaux en ce genre ne sont point l’objet de cette notice. Ils contiennent des parties traitées avec une véritable supériorité : qu’il nous suffise de dire qu’au milieu des nombreuses publications historiques, statistiques, géographiques d’Holberg, il composa encore quelques comédies assez inférieures, il est vrai, aux premières. Enfin, en 1741, parut en latin l’un des ouvrages les plus singuliers d’Holberg, les Voyages souterreins de Nicolas Klimm. Ce fut le dernier produit de sa veine satirique qui coulait en dépit de lui.

Il mourut 13 ans après, en 1754, riche, considéré, baron, lui qui avait fait une imitation du Bourgeois gentilhomme.

Nicolas Klimm, c’est la plaisanterie de Swift poussée à l’extrême ; c’est une audace de fiction philosophique que seule peut-être pouvait avoir une de ces imaginations du Nord dont le désordre flegmatique ne s’étonne de rien.

Un bachelier norwégien est le héros de cet étrange récit ; cédant à sa curiosité, il se fait descendre, au moyen d’une corde, dans un trou ouvert au milieu des rochers de la Norwège. La corde casse, et le pauvre Klimm tombe dans un monde souterrein où l’attendaient les plus bizarres merveilles. Il ne voit d’abord autour de lui que des arbres, et se croit dans un grand bois. L’approche d’un danger lui fait chercher un moyen d’y échapper : celui qui se présente le plus naturellement, c’est de monter bien vite sur un des arbres qui l’entourent, mais il se trouve avoir fait une grande sottise. Klimm était arrivé dans un pays dont les habitans avaient la forme d’arbres, et celui avec lequel il avait pris cette liberté était la femme du bailli de l’endroit ! De là l’indignation générale contre le téméraire étranger qui est aussitôt arrêté pour avoir manqué de respect à une vertueuse et honorée matrone. Ne sachant pas la langue du pays, il a beaucoup de peine à persuader ses juges de l’innocence de ses intentions. Ce début est d’une bouffonnerie hardie qui étonne tout d’abord l’imagination et ne permet pas à la réflexion éblouie de discuter l’invraisemblance extrême de la donnée. Du reste Holberg ne s’attache point à la réaliser comme Swift parvint à réaliser celle qu’il a choisie. Swift nous fait, avec un grand art, passer peu-à-peu de notre monde dans le monde de ses créations ; ses fictions les plus extraordinaires ont un air de probabilité, offrent des détails si vrais, qu’on se surprend à être presque de l’avis de ce vieux marin, qui disait, après avoir lu le voyage à Lilliput : « Les voyages de ce capitaine Gulliver sont bien intéressans, c’est dommage que tout n’y soit pas exact. »

Holberg ne procède pas de la même manière ; il brave tout d’abord le bon sens du lecteur, et lui impose silence au lieu d’entrer en accommodement avec lui. C’est une autre méthode qui peut réussir aussi à transporter l’imagination du lecteur dans une région merveilleuse : les magiciens ne font pas naître insensiblement le prestige, mais ils donnent un coup de baguette, et le prestige est créé.

On sent qu’Holberg ne pouvait donner à ses arbres parlans l’existence si réelle et presque croyable des Lilliputiens ; aussi il néglige bientôt le côté fantastique de cette donnée, et les premières pages passées, sa république des arbres n’offre plus qu’une utopie satirique, et l’intention de l’auteur est presque uniquement, dans la première partie, de faire contraster la sagesse des habitans avec nos folies.

La portion la plus originale de l’ouvrage, c’est celle où sont racontés les différens voyages de Klimm dans l’île de Nazar ; il va d’abord chez les Nagiris, dont les yeux ont la forme d’un carré long et qui voient tout sous cette forme, ce qui ne se conçoit pas trop bien, car les objets ne nous semblent pas tous ovales. Ce qui est assez heureux, c’est d’avoir imaginé que dans ce pays on exige de ceux qui veulent obtenir un emploi, de voir ainsi et d’attester par serment qu’un certain carré est long. Klimm trouve un pauvre diable bafoué comme hérétique pour avoir dit que le carré était carré ; lui-même ne peut s’empêcher de le trouver ainsi, il le confie à un cyprès de ses amis qui voit aussi carré, mais qui n’ose le dire, de peur d’être destitué. Après ce pays intolérant, Klimm en trouve un autre qui est véritablement le monde renversé : les jeunes gens y sont les gens raisonnables et les vieillards y sont les fous. Dans un autre encore, les rapports naturels sont changés d’une façon non moins singulière : ce sont les jeunes filles qui attaquent les jeunes hommes et ceux-ci qui résistent. L’auteur parcourt ainsi une suite de suppositions bizarres dont il tire un petit nombre d’effets comiques ; mais sous toutes ces folies se cache une idée philosophique, c’est que les conditions de notre existence venant à changer le moins du monde, il en résulterait une mer d’absurdités, et chacune des extravagances d’Holberg est, sous une forme burlesque, l’hommage d’un esprit sérieux à la Providence. En général, le trait saillant du comique d’Holberg, c’est le sérieux ; il a constamment une intention morale que sa verve ne déguise pas toujours assez. Disciple avoué de Molière, il fut, comme son maître, valétudinaire et hypocondriaque, mais seulement par accès[2] ; habituellement, Holberg était un homme sérieux, posé, réfléchi ; il aimait la société des femmes et vécut sans passion. Il y avait en lui quelque chose du tempérament de Boileau et une étincelle du génie de Molière.

Le Danois Holberg et le Vénitien Goldoni sont les seuls étrangers qui aient marché avec quelques succès sur les traces de notre grand comique, tous deux dignes d’estime pour avoir nationalisé leur imitation, pour avoir, non copié les peintures, mais, dans la mesure de leurs forces, reproduit la manière du maître.

Ces deux hommes semblent s’être partagé Molière : on dirait que chacun d’eux s’est emparé d’une moitié de son génie. L’Italien a pris le naturel et la vivacité du dialogue ; l’homme du Nord, l’intention philosophique. Mais dans l’arithmétique de l’art les deux moitiés ne font pas le tout. Additionnez toutes les fractions imaginables et vous n’aurez pas encore la majestueuse unité du génie ; d’ailleurs ces deux hommes distingués n’ont point porté aussi loin que Molière les qualités par lesquelles ils lui ressemblent. La facilité ingénieuse de Goldoni n’est pas cette veine intarissable de gaîté forte et franche, qui débordait, pour ainsi dire, du génie de Molière. Holberg n’a pas cette profondeur de conception qui étonne dans le Tartuffe ; sa gloire est de rappeler quelques-unes des qualités essentielles de son modèle, en demeurant parfaitement national par la peinture des caractères et des mœurs. Cette gloire est encore assez grande, et nulle littérature, en Europe, ne peut opposer au nom d’Holberg un nom qui en soit plus digne.


J. J. Ampère.
  1. Ceci est en français.
  2. Holberg nous apprend, dans sa Vie, qu’il entrait par moment dans des humeurs noires et des accès de colère contre le genre humain, dont il se guérissait avec deux pilules prises à propos : la Misanthropie de Molière était plus profonde.