Littérature anglaise de high life
DU
HIGH LIFE.
Peut-être ne se rend-on pas assez compte du travail qui s’accomplit à l’heure qu’il est en Angleterre, travail profond, mais peu apparent, que l’on surprend partout et qui touche à toutes choses, à la religion, à la politique, à la société, à la littérature. En France, nous faisons un grand vacarme autour de ce que nous prétendons renverser ; en Angleterre, on pourra bien ne laisser que fort peu de choses debout, mais c’est à peine si l’on entendra le bruit sourd des coups sous lesquels s’écrouleront les institutions séculaires. Nos voisins se mettent à l’œuvre en conscience et sans charlatanisme. L’établissement du free trade et l’organisation du puseyisme sont, pour qui les comprend bien, deux phénomènes après lesquels tout ce qui pourra arriver aura perdu le droit de nous surprendre, et pourtant il ne s’est trouvé personne pour dire : Réveillez-vous, une nouvelle ère va s’ouvrir ! Qu’on se figure la même chose arrivant en France ; dans quel chaos de systèmes, de théories et de prédictions il faudrait se débattre ! Ce que représente en Angleterre le free trade pour l’état, le puseyisme pour l’église, l’esprit d’analyse le représente pour la morale et pour la littérature. C’est un élément nouveau, tout aussi fatal à certaines fictions sociales, à certains préjugés antiques, que le rappel des corn-laws peut l’être au système protectioniste. Sans rien analyser, le moyen de causer ? Là où la moitié des sujets sont défendus, le moyen, s’il vous plaît, d’écrire ? De là cette disette proverbiale de causeurs, qui se laisse remarquer dans les salons de Londres ; de là ce déluge de livres superficiels, trop nuls même pour être absurdes, dont les trois royaumes sont inondés depuis bientôt cinquante ans. L’Anglais a pour lui-même un peu de ce saint respect que professent les Chinois pour le céleste empereur, et il se garderait bien de jeter un regard indiscret sur les sublimes mystères de sa conscience. De ce point de vue, l’analyse lui semble une chose impertinente, improper, une profanation évidemment choquante. Et au fait comment le peuple protestant par excellence, le peuple dont l’immense orgueil a toujours maintenu l’hérésie, et qui n’a jamais pu comprendre la confession, comment ce peuple admettrait-il l’esprit d’examen dans la conversation et dans les écrits ? Croit-on par hasard que Byron ait été forcé de chercher un asile sur les bords de la Brenta, parce que les amours du Corsaire ou de Don Juan avaient scandalisé les prudes filles de la Grande-Bretagne- ? S’il en était ainsi, combien d’autres, Moore en tête, se seraient trouvés mis au ban de cette société, qui tout au contraire les entourait de prévenances et de fêtes ! Non, le seul tort du poète de Lara consiste à avoir trop arraché de masques, trop découvert de plaies, et trop prouvé non-seulement que ce qu’on nomme la bonne société est partout fort mauvaise, mais encore qu’en Angleterre elle ne vaut pas mieux qu’ailleurs. Son crime a été l’esprit d’analyse porté à un très haut degré, et voilà précisément pourquoi nous disons qu’à l’heure qu’il est un grand travail se fait en Angleterre ; c’est que Byron, s’il s’y présentait aujourd’hui, serait non-seulement possible, mais deviendrait l’objet de l’enthousiasme national. On a dit avec raison que certains écrits de romanciers célèbres, et chez nous fort goûtés du public, ne sauraient exister à Londres ; mais croit-on, pour cela, que la lèpre sociale y soit moins hideuse, la corruption moins profonde : Nous ne le pensons pas. La nation anglaise ressemble, à cet égard, à certains gouvernemens absolus qui ne publient que leurs victoires, et ne constatent jamais leurs défaites ; on veut bien ne se passer d’aucun des charmans petits vices dont on jouit à l’étranger, mais ce sera, comme les hypocrites de Molière, « à petit bruit ; » on se permettra tout, mais à condition de n’en parler point, et, dans ce pays où les comtesses épousent des jardiniers[1], nul n’oserait écrire Ruy-Blas.
Non-seulement l’Anglais comme il faut ne veut pas qu’on l’analyse en tant qu’individu, mais il lui répugne même que la classe à laquelle il appartient devienne le sujet d’un examen trop profond. A cet égard, on ne saurait trop reconnaître les services rendus par M. Disraëli. L’auteur de Coningsby et sir Edward Bulwer ont les premiers appliqué la loupe aux vices et aux faiblesses aristocratiques ; mais il reste encore beaucoup à faire, et jusqu’ici nous ne voyons personne qui semble vouloir, dans les sphères supérieures de la société, accepter le rôle qu’a joué Dickens dans les régions infimes. Et pourtant quel sujet plus fécond, quel champ plus vaste ouvert à l’observation et à la critique ? Londres est peut-être la ville la plus curieuse et la moins connue du globe. On sait autant ce qui se passe dans le monde de Madrid ou de Saint-Pétersbourg que dans la société anglaise. Et comment l’empêcher ? Les étrangers, les touristes qui auraient bonne envie de ne nous rien laisser ignorer sur le compte de nos voisins, ne les connaissent point assez, tandis que les Anglais eux-mêmes, auxquels ce n’est point la connaissance qui manque, n’osent pas raconter ce qu’ils savent. La plupart des gens qui s’occupent de l’Angleterre ont le tort d’émettre à chaque instant des jugemens absolus, et n’envisagent leur sujet que d’un côté, sans jamais saisir l’ensemble. Peut-être aussi serait-ce vouloir l’impossible, car, dans ce pays de contradictions s’il en fut, il n’y a pas de maxime générale basée sur l’apparence d’un défaut ou d’une qualité qui ne soit aussitôt démentie par une qualité ou un défaut contraire. Qu’une chose se laisse assez remarquer pour qu’on la convertisse en principe, en règle, on peut dès-lors affirmer que le principe diamétralement opposé existe avec une égale force. On dit que l’Angleterre est le seul pays où les traditions aristocratiques se soient conservées sérieusement. Cela est vrai ; mais c’est aussi le seul pays où la mésalliance soit presque devenue un système, et où les comédiennes épousées par des grands seigneurs soient accueillies dans le monde et à la cour. L’Anglais a une réputation de raideur universelle, et pourtant où les charlatans du continent trouvent-ils les plus faciles et les plus nombreuses dupes ? où les salons les plus brillans s’ouvrent-ils devant mille intrigans chassés de Paris, de Madrid ou de Vienne ? Il n’existe point d’état démocratique où la valeur personnelle soit estimée d’un aussi haut prix qu’en Angleterre, et point d’aristocratie où les titres et les distinctions produisent un effet aussi prodigieux. Indépendance et servilité, abandon et raideur, tout se trouve au même degré chez ce peuple, le plus étrange de la terre. Casanier et vagabond, l’Anglais se croirait perdu sans son coin du feu, sans son home, et en même temps il ne voudrait pas de la vie, s’il ne trouvait le moyen d’en passer la moitié à courir les pays les plus lointains. On n’en finirait pas si l’on voulait énumérer tous les contrastes qui, de l’autre côté du détroit, vous étonnent, vous choquent et vous étourdissent au point que vous finissez par tout mettre sur le compte de l’excentricité. Et, lorsqu’on veut donner une idée de ce peuple à ses voisins, comment concilier tant de choses ? Où saisir le fil conducteur qui vous guide à travers ce labyrinthe ? Il y a cent ans que Jean-Jacques a dépeint la société parisienne, et la peinture est si vraie encore, qu’à l’heure qu’il est on n’y pourrait changer une ligne ; mais personne jusqu’ici n’a rempli le même rôle vis-à-vis de l’Angleterre, et cela pour une raison fort simple. Rousseau a pu dire, en parlant de paris : « Il faut faire comme les autres ; c’est la première maxime de la sagesse du pays. Cela se fait, cela ne se fait pas ; voilà la décision suprême. » En Angleterre, où tout se fait, quelle est la chose dont on pourra dire : Cela ne se fait pas ? Dans la sphère politique, des faits et point de principes ; dans la sphère sociale, des individus et point de type national ! On le voit, la tâche n’est pas facile ; aussi ne s’en acquittera-t-on bien que lorsque les Anglais eux-mêmes s’en mêleront, et que l’esprit d’analyse aura triomphé du cent. Du reste, le progrès qui se fait sentir à cet égard est si grand, que nous ne croyons pas le moment fort éloigné où l’Angleterre aura ses analystes hardis et ses moralistes indiscrets, tout comme la France, sa bavarde voisine. En attendant, voici un livre dont l’anonyme auteur a conçu, sur la capitale de la Grande-Bretagne, à peu près les mêmes idées que nous : « Londres ! s’écrie-t-il, je t’ouvre mon cœur de poète ; que de richesses tu offres à tous ceux qui cherchent ! A d’autres les plaines et les troupeaux ; chacune de tes rues contient une idylle plus vaste ! Là se découvre l’intarissable source de toute poésie, source de vie et de réalité : l’homme ! » Et, en effet, l’auteur inconnu de ce roman de Londres a sondé avec une merveilleuse intelligence ces profondeurs poétiques que cachent presque toujours les agitations et les magnificences d’une grande ville.
Vers la fin d’une nuit de mai, à cette heure douteuse où dans les rues désertes de Londres l’éclat des réverbères lutte encore contre les premières clartés de l’aube, un gentleman, rentrant chez lui, aperçoit accroupie sur le pas d’une porte une jeune fille vêtue de haillons et à demi morte de faim. Il l’aborde, l’interroge, et sur sa réponse, qu’elle vient de perdre sa mère, qu’elle est seule au monde, sans pain et sans amis (peut-être aussi un peu à cause de ses seize ans et de sa merveilleuse beauté), il lui tend la main et l’emmène chez lui, dans sa maison, « vaste, somptueuse et triste comme un palais d’Orient. » La situation se dessine ; dès le début, nous voyons la richesse et la pauvreté vis-à-vis l’une de l’autre. Nous l’avouons, à cette rencontre, comme à certaines expressions et à certains tours de phrases, nous avons involontairement pensé aux Deux Nations, de M. Disraëli, et n’eût été le ton modéré et impartial avec lequel sont traités un peu plus loin les différens hommes d’état de l’Angleterre, nous aurions cru à l’existence d’une étroite parenté entre Timon et Sybil. — Lucy (c’est le nom de la pauvre abandonnée) est l’enfant d’un amour mystérieux, sinon désavoué. Sa mère, humble et courageuse femme, si elle a été coupable (ce que nul ne sait), a expié sa faute par les durs sacrifices qu’elle s’est imposés non moins que par les enseignemens pleins de piété et de vertu qu’elle a donnés à son enfant. A peine celle-ci franchit-elle la distance qui sépare l’enfant de l’adolescence, que son unique soutien lui est ravi ; la maladie, puis la mort, viennent surprendre sa mère au milieu d’un dénûment absolu. Au dernier moment, l’agonisante appelle sa fille, et, le pardon sur les lèvres, meurt en suspendant au cou de Lucy un portrait, froide image dont les traits sont inconnus à l’orpheline, et qui pourtant rappelle ceux de son père. Trop atterrée par son désespoir pour comprendre au juste sa perte, la malheureuse enfant, à moitié folle, est chassée de sa pauvre demeure par des étrangers charitables, qui, en enlevant le corps de sa mère pour le jeter dans la fosse commune, lui donnent quelques sous et lui disent « de travailler, d’être honnête, et d’éviter la mauvaise compagnie. » C’est sur ce pavé dont elle ignore les honteuses coutumes, dans cette rue où elle n’ose point mendier, qu’elle est recueillie par Morvale. Arrivée au seuil de son nouvel asile, un chaste instinct l’avertit, et elle s’arrête. « Nous sommes ici chez ma sœur, » dit Timon, et la porte se referme sur tous deux. Morvale ou Timon, le héros du drame, a également son histoire, laquelle, pour être moins désastreuse, n’est pas moins de nature à le brouiller avec le genre humain. Né sur les bords du Gange, le père de Morvale n’eut du sang européen que par un côté, sa mère était Indienne. Le nombre de ses guinées lui valut une femme anglaise (la mère de Timon.), dont l’orgueil national déteste et repousse le sombre rejeton sur le teint duquel se lit la preuve de la race inférieure de son époux. Le père de Morvale est tué à la guerre ; sa mère se remarie aussitôt avec un Anglais, et, peu d’années, avant la mort de son second mari, met au monde une fille, pure et blanche comme la lumière. Sitôt son deuil fini, l’Européenne quitte l’Inde et laisse derrière elle le fils maudit dont elle a honte. Sans autre bien que son fusil, sans autre occupation que la chasse, l’enfant grandit, sombre et désillusionné. Cependant un vieil ami de son père laisse à Morvale une fortune presque royale. Durant bien des années, l’Indien court le monde, et partout en Europe voit que ses richesses mêmes ne l’empêchent pas d’être flétri tout bas du nom de paria. En vain il cherche à se rapprocher de sa mère, elle le chasse de chez elle. Un jour seulement, aux approches de la mort, elle lui écrit pour solliciter son pardon et pour lui léguer sa fille. Morvale, oubliant tout, part pour Florence, et ne trouve plus que sa sœur, la jeune et belle Calantha ; mais là aussi l’attend une cruelle épreuve. Le bel ange qui autrefois par ses naïves caresses ramenait la joie dans l’ame du pauvre enfant réprouvé tremble maintenant devant son frère et ne cherche qu’à l’éviter. Un secret terrible existe entre eux. Un soir, dans un bal, Morvale entend raconter l’histoire de sa sœur, dont le nom n’est pas le sien, et dont tout le monde ignore qu’il est le frère. Un attachement trop passionné, à ce que laissent deviner les causeurs, liait Calantha à un homme que l’on ne nomme pas. Un mariage rompu à la dernière minute, une réputation perdue sans retour, voilà ce qu’a pu saisir Morvale. Plus tard, Morvale apprend tout, hormis le nom du déloyal fiancé qu’il s’engage à ne point chercher à découvrir, trop heureux encore qu’en ce naufrage de l’honneur la vertu ait été sauvée. Le lendemain, Morvale quitte Florence et ramène à Londres la pâle Calantha. — Ici commence le roman. On devine facilement l’effet produit par la présence d’une étrangère dans la maison de Timon. La pauvre et innocente Lucy, malheureuse par la fortune, trouve dans son cœur de quoi consoler les deux autres victimes, dont l’une a été sacrifiée à l’amour, l’autre aux préjugés de la civilisation. Pendant que Morvale et Calantha se laissent attirer l’un vers l’autre par leur nouvel hôte, et que ces ames blessées semblent vouloir se rafraîchir à cette source de jeunesse et d’espérance, il n’est bruit dans le West-End que du retour à Londres de lord Arden. Ce nouveau personnage est le plus original, sinon même le plus intéressant de l’ouvrage. Arden a le double mérite d’être un caractère à la fois nouveau et vrai.
Il y a de l’autre côté du détroit toute une classe fort peu étudiée, et sur laquelle pourtant on ne laisserait pas de faire des observations curieuses : nous voulons parler de ces Anglais qui ne quittent pas leur pays pour voyager, mais pour vivre partout ailleurs qu’en Angleterre ; réfugiés philosophiques et non politiques, qui ne se mêlent en aucune façon au troupeau de leurs vagabonds compatriotes, ne hantent pas les galeries, n’encombrent point les musées, s’abstiennent d’enlever des pierres aux ruines célèbres, et ne tiennent guère à constater le nombre des Raphaëls ou des Murillos de telle ou telle collection, mais auxquels en revanche le joug d’airain du cant et des préjugés britanniques est devenu insupportable, et qui pensent pouvoir tout penser et tout dire sans passer pour des don Juan ou des athées. Lord Arden est de ce nombre par le caractère, quoique les circonstances qui l’ont contraint à passer les plus belles années de sa vie à l’étranger soient différentes. Il retourne dans sa patrie pour recueillir une grande fortune et un titre brillant qui viennent de lui échoir en partage. Il y a dans ce portrait un peu de Byron et un peu de Lovelace (quel héros plus ou moins n’en relève ?) ; toutefois l’incertitude et la faiblesse de notre siècle sont peintes ici de main de maître. Trop poète pour devenir homme d’état, trop ambitieux pour ressentir un amour profond, Arden sacrifie celle qu’il aime au désir de parvenir, et abandonne une carrière brillante pour s’attacher à une femme qui fuit. L’auteur entoure de tous ses soins cette création, évidemment l’objet d’une préférence intime. Arden réunit tous les avantages : « la blonde beauté de Howden (pourquoi pas un mot de l’intelligence et de l’esprit ?), la grace princière de Beaufort, les vastes terres de Hertford, la race vantée de Courtney, et l’élégance scientifique de Pembroke, avec assez de jeunesse pour plaire et assez d’expérience pour être sûr de la victoire. » Mais, dans cette énumération, que signifient les « vastes terres de Hertford ? » Il y avait tant d’autres choses à dire à ce sujet, que ceci paraît tout d’abord d’un goût assez étrange. Pour certaines individualités, la richesse, si énorme qu’elle soit d’ailleurs, devient le dernier mérite dont on puisse tenir compte. Aussi indulgent pour les faiblesses de l’humanité qu’impitoyable pour ses ridicules, plein de tolérance à la fois et d’ironie, lord Hertford nous a toujours semblé un des esprits les plus avancés de l’Angleterre, et, si nous nous aventurons de la sorte à juger un personnage qui s’est tenu toujours dans un éloignement complet des affaires, c’est que nous croyons entrevoir l’époque où, cet éloignement cessant, l’Angleterre comptera un nom illustre de plus à la tête de ses hommes d’action. La reine Victoria, qui, pour être femme, jeune et princesse, n’en voit pas moins d’un œil fort juste tout ce qui l’entoure ou l’approche, la reine Victoria ne s’est point méprise sur la supériorité du noble marquis ; la jarretière (dernière distinction à laquelle puisse aspirer un Anglais) en fait foi. — Je reviens au héros du Timon. Dans Londres, Arden ne trouve qu’un rival, rival qu’il devine plutôt qu’il ne l’aperçoit, mais que son or et le magnifique usage qu’il en fait ont élevé à une véritable puissance. Le misanthrope Morvale devient l’objet d’une curiosité incessante de la part de l’homme du monde. Arden est analyseur s’il en fut, et cherche toutes les occasions de philosopher, mais il aime surtout à découvrir dans chacun quelle est au juste la somme de bonheur achetée pour tant de dépenses faites de fortune, de santé, de considération et d’intelligence. Morvale est pour lui un problème à résoudre : devenu indifférent à tout ce que l’or peut donner, il se demande si l’Indien, par le bon emploi qu’il fait de sa fortune, est vraiment plus heureux qu’il ne l’a été lui-même par l’abus. — Il veut savoir ce que rendent les bienfaits ; en un mot, s’il est vrai que la vertu conduise au bonheur (spéculation bien osée, on l’avouera, pour la morale en Angleterre, où de pareils doutes ne sont point de mise). Il y a, on l’a compris déjà, chez ces deux personnages, assez de points de contact et assez de contrastes pour qu’une amitié sincère s’établisse entre eux. Chacun a beaucoup à admirer chez l’autre, et si Morvale porte une secrète envie à son brillant ami à l’endroit de cette puissance de séduction que, dans son ame, il méprise tout en en déplorant l’absence chez lui-même, Arden, de son côté, se sent irrésistiblement dominé par la nature austère, loyale et convaincue de l’Indien. Un jour, pendant une promenade à cheval, quelques mots échappés au comte provoquent une réponse de la part de son ami, laquelle amène naturellement une confidence : « La jeunesse ne m’a laissé aucun souvenir charmant, » dit Arden, « et l’ombre qui a obscurci le reste de ma vie ne vient que du myrte que j’ai planté dans mon jeune âge ; mon histoire est celle de tout le monde : les destinées opposées de l’homme et de la femme sont engagées dans une lutte éternelle où chacun des deux cherche à tromper l’autre, et où le crime est la part du vainqueur, la honte celle du vaincu. » Avec cette préface commence le récit, l’un des morceaux les plus remarquables du livre, et dans lequel on trouve plus d’un passage que ne désavoueraient pas les meilleurs poètes de l’Angleterre. Élevé au milieu d’une cour, enfant encore et homme déjà, le jeune Arden, pauvre cadet d’une des plus nobles familles du royaume, se laisse attirer par les caresses de la muse. Il publie quelques vers, mais aussitôt les hommes sérieux de sa famille de s’écrier : « Halte-là ! laissez les vers aux gens qui n’aspirent à rien ; la plume de l’aigle ne sert point pour écrire !
Rien de plus facile que de faire adopter et soutenir par une belle intelligence les idées les plus folles et les plus contraires au bon sens ; rien de plus aisé que de distraire un poète, cet être dont le cœur est dans l’imagination, de sa vocation naturelle. Il s’agit seulement de s’y prendre avec adresse. Jetez-lui les pommes d’or d’Atalante, et il les poursuivra comme elle. Il entreprendra tout, à condition d’apporter dans tout une mobilité de pensées et une instabilité de convictions effrayantes. Le passage dans lequel Arden raconte le changement qui s’opéra en lui lorsqu’il renonça à la poésie vaut la peine d’être cité en entier :
« La muse envolée, que me restait-il ? Une fantaisie désorientée, un esprit inquiet. Mes regards amoureux encore de tout éclat, détournés des étoiles, se laissèrent prendre aux diamans. L’homme comme l’enfant, avec le temps, accepte tout et se contente d’un corail là où il demandait la lune. Chassé des pompes et de la royauté du ciel, le véritable poète sait se contenter de la terre, et, distinguant peu le cliquant d’avec l’or, il croit partout saisir la gloire qu’il a rêvée. Ainsi, chez moi, tout se transforma : ce qui auparavant était soif d’immortalité se changea en un âpre désir de notoriété. L’ambition plaça son but dans le pouvoir et n’entrevit le dieu qu’à travers la pluie d’or… Que faire ? Je regardai en bas, et je vis Lazare misérable et dédaigné ; puis en haut je reconnus le mauvais riche sur un trône… »
Tant que la muse seule est sacrifiée, on devine que tout marche fort bien ; mais un jour arrive où l’amour à son tour vient s’attaquer au jeune ambitieux. Avec quel succès, on le devine. Là où la poésie (qui n’est encore, à tout prendre, qu’une espèce d’ambition déguisée) a succombé, quelle chance peut avoir l’amour ? Pourtant ce qu’il y a de profondément vrai, c’est qu’Arden ignore que l’ambition remportera la victoire ; dupe de lui-même, il obéit aux circonstances sans penser à faire des théories. Arden est non-seulement l’homme du monde, mais l’homme de notre monde, de notre société, l’homme de notre siècle, avec toute sa mollesse, son indifférence et son détestable esprit de transaction. Cherchant sans cesse à tout concilier, à marier l’inclination et le devoir, il ne pratique résolument qu’une chose, l’égoïsme, et n’atteint qu’à un résultat invariable : ne jamais renoncer à rien. Tout renoncement est beau, mais à la condition d’être entier, absolu. Que l’amoureux abjure l’ambition, ou que l’ambitieux abjure l’amour, le sacrifice est égal, et nous ne comprendrions pas que l’un fût placé plus haut que l’autre. L’homme qui poursuit son idée aux dépens de ses penchans, et qui, pour atteindre à la gloire, marche sur les débris de son cœur, nous offre un spectacle grand et éminemment moral en ce que nous y voyous le triomphe de la volonté sur les passions ; mais pour cela il faut savoir résister jusqu’au bout, être fort de sa propre force et jamais de celle d’un autre. Un seul instant de faiblesse, une seule larme qu’on fait verser, et le sacrifice est nul et la gloire entachée. C’est pourquoi Herder avait raison lorsqu’il se demandait jusqu’à quel point l’homme était autorisé à vouloir s’élever au-dessus de l’humanité. La suprême sagesse consisterait peut-être à éviter ces situations trop tendues où l’on est condamné à être sublime sous peine d’être pitoyable. Peut disposé à suivre ce précepte, le jeune Arden se laisse prendre à l’amour sans pour cela renoncer à l’ambition. Il aime, il est aimé. Un seul coup d’œil sur sa position lui défend de penser au mariage ; le premier regard de Mary lui a défendu de penser à autre chose. Sous l’humble nom qu’il a adopté, la jeune fille ne devine point en son amant le neveu du grand seigneur, du puissant ministre, dont le domaine touche au jardin du presbytère. Arden n’a qu’un protecteur, son oncle ; de lui dépend tout son avenir. Ceci, dira-t-on, est une vieille histoire : d’un côté la fortune, de l’autre l’amour. Schiller n’a pas fait autre chose, avec cette différence que, dans l’Intrigue et l’Amour, la scène se passe sous un gouvernement absolu où l’autorité compte pour quelque chose, tandis que, dans nos pays constitutionnels, la liberté d’action étant complète, les entraves ne peuvent venir que de nous-mêmes. Arden, déterminé à ne pas renoncer à celle qu’il aime, mais en même temps peu disposé à compromettre son avenir, propose à Mary un mariage secret, en lui révélant son nom, en lui expliquant sa position, et en lui faisant jurer un inviolable secret. Elle finit par consentir ; un complaisant ami, Clanalbin, se trouve là ; il résiste bien un peu d’abord à la prière d’Arden, mais, cédant à la fin, il arrange tout avec zèle, et le futur comte d’Arden se lie par d’indissolubles liens à l’humble fille d’un obscur pasteur.
Le temps passe, la saison des travaux politiques revient. Notre marié de la veille reprend le cours de ses occupations, et bientôt, étourdi par le bruit de la vie du monde, croit n’aspirer à la fortune que pour pouvoir la partager avec sa jeune épouse. Un matin cependant son oncle le ministre lui montre dans un journal sa nomination de secrétaire d’ambassade à une cour étrangère. « Faites maintenant votre part, lui dit l’homme d’état ; je vous donnerai le pouvoir, donnez-vous la fortune ; mariez-vous bien ! pas de faiblesse de cœur surtout, pas de fautes. » - Le jour du départ est fixé, et Arden va partir, persuadé qu’il remplit encore par là un saint devoir ; mais, au moment où il se décide, un vieillard se présente chez lui : c’est le père de Mary. Il sait tout, excepté l’innocence de sa fille, qui, fidèle à sa promesse, garde un silence inflexible. Cette scène, où l’homme du monde profite de la délicatesse de celle qu’il trahit pour ne se point trahir lui-même, est conduite avec une habileté extrême ; il en est une pourtant que je préfère, celle où le ministre, instruit de tout par le père de Mary, fait venir son neveu, et le somme de lui dire la vérité. Arden, en véritable diplomate, donne à son oncle les explications qu’il juge nécessaires, après quoi son interlocuteur lui répond froidement : « J’approuve votre attitude ; trompeur ou trompé, un homme comme il faut doit être discret ; mais je n’ai qu’un mot à dire : on ne peut tout avoir ; choisissez de la femme ou de l’oncle. D’un côté, le rang, la position, le pouvoir ; de l’autre, les enfans, les créanciers, la prison peut-être ! » On comprend que le choix est tout fait ; les détails de la scène sont d’une réalité terrible. Point de périphrases, aucun souci de la grace conventionnelle ; les choses sont brutalement appelées par leur nom, et la prose ne va pas plus rapidement au fait. Il y a du Byron dans la mobilité des idées, dans la variété du style, et dans la facilité avec laquelle la plaisanterie alterne avec la profondeur, le sentiment avec l’ironie. J’insisterai sur cette dernière qualité comme étant une de celles qui se rencontrent le moins fréquemment chez les Anglais ; à nous autres Français semble appartenir en propre ce talent de nous moquer de tout, signe caractéristique qui ne contribue pas médiocrement à nous rendre antipathiques à nos voisins de la Grande-Bretagne. L’ironie est en quelque sorte la contrepartie de l’humour. L’humoriste sait découvrir le pathétique sous l’apparence même du grotesque, et aucune nation n’a poussé cet art plus loin que la nation anglaise ; mais saisir le ridicule jusque dans les actes les plus solennels, jusqu’au fond des sentimens les plus respectables, c’est là une faculté dont nous réclamons le monopole. Chez les Allemands, on le distingue à peine. Schiller est amer, parfois même chagrin. Goethe est ironique, et le rire strident de Méphistophélès répond avec puissance au ricanement de Voltaire. Aussi, lorsque dans un Anglais un talent de moquerie se révèle, est-on presque tenté de crier au miracle. Toutefois, en dépit du profond sentiment poétique qui s’y trouve, nous hésitons à croire que Timon soit l’œuvre d’un poète, d’un homme habitué aux exigences de la rime. Aussi, bien que les tournures prosaïques soient assez rares, les vers difficiles et durs ne laissent pas que d’abonder, et le mot de raboteux, dont on s’est tant servi à l’égard de Crabbe, conviendrait fort en maint endroit ; ce qui n’empêche pas qu’on rencontre des passages d’un vif élan, d’une poésie à faire croire à un maître, celui-ci par exemple. — Après la scène avec son oncle, Arden, à la veille de quitter l’Angleterre, veut revoir Mary, et part pour le presbytère, où il arrive la nuit. Pénétrant dans le jardin au clair de lune, il aperçoit à travers une fenêtre celle qu’il va abandonner. « Je regardais son front. Là plus de printemps ! elle était seule. Seule ! parole usée ! vieux mot tant de fois prononcé et si peu compris ! Pourtant tout ce que chantent les poètes, tout ce que savent les malheureux de deuil et de désespérance s’y retrouve ! Seule ! celui qui médite, qui aspire ou qui rêve, n’est point seul ; il peuple la terre de riches pensées. La seule solitude, — solitude, hélas ! bien profonde, — est celle où l’imagination ne trompe plus le cœur, où l’ame malade, découragée et lasse, ne voit autour d’elle que les murs d’un cachot.
Touché par l’aspect de la désolation dont il est cause, Arden cherche à consoler la malheureuse enfant, qui se résigne à tout, même à s’entendre raconter d’ambitieux projets à l’accomplissement desquels son amour est un obstacle. Arden part pour son poste ; pendant plusieurs mois, les lettres de Mary se succèdent. A la fin, il en reçoit une (la dernière) dans laquelle les conséquences de sa lâche conduite lui apparaissent sous leur plus terrible jour. Il est père, et celle qui devrait porter son nom n’en a point à donner à l’enfant de la honte. Au retour du poète-diplomate en Angleterre, où l’appelle la ratification de quelque traité ou quelque cordon à recevoir, il court de nouveau au presbytère, mais cette fois il y trouve la mort. Dans le cimetière de la paroisse, se voit l’humble tombeau du pasteur, et, dans le village, nul ne sait ce qu’est devenue Mary. Elle a disparu avec son enfant, le lendemain de la mort de son père, et après s’être entretenue longuement avec un vieil ami du pasteur. Arden découvre cet ami, le supplie de lui donner des nouvelles de sa bien-aimée, et reçoit ces mots pour toute réponse : « Clanalbin, votre témoin, a tout avoué ! — Avoué quoi ? — La fraude abominable, le hideux mensonge ; mariage simulé, prêtre déguisé, tout est découvert ! » Arden est atterré. L’Écossais a dit vrai. Dans l’ardeur de son amitié intéressée pour Arden, il a sacrifié la pauvre et innocente Mary ; et lorsque, plus tard, elle s’adresse à lui pour savoir si Arden a été de moitié dans la fraude, il ajoute le mensonge à la perfidie, et lui affirme que tout s’est fait de concert avec celui qu’elle aimait. De ce moment, Mary disparaît, et d’elle, de sa fille, plus de trace. — « Et vous n’avez plus jamais aimé ? » dit Morvale, auquel le comte raconte son histoire. — Arden soupire, puis reprend en peu de mots la fin de son récit. Après bien des années passées sur le continent, où il s’est exilé, l’amour pénètre une seconde fois dans son cœur. Tant que Mary vivra, il lui gardera son nom, mais seize ans se sont écoulés, et, fidèle à son caractère, dès qu’Arden se seul entraîné à une passion nouvelle, il s’imagine que Mary doit nécessairement être morte. L’objet de cette affection tardive, jeune fille tout intellectuelle et en cela bien supérieure à l’humble Mary, éprouve pour l’homme de quarante ans célèbre par ses succès, un de ces sentimens profonds, irrésistibles, que des Lovelaces pareils semblent avoir le privilège d’inspirer aux femmes d’élite. Tout s’arrange ; un jour est fixé pour le mariage. La veille de ce jour, Arden reçoit une lettre du misérable Clanalbin. Mary est retrouvée, Mary vit encore, mais dans un dénûment absolu. Sans dire un mot, sans s’exposer à la douleur d’une explication et d’une rupture, quitte sa fiancée, et, à peine arrivé à Londres, se trouve hériter du titre de comte et de biens immenses. « Et Mary, ta femme devant Dieu ? s’écrie Morvale. — Perdue comme avant ! répond douloureusement Arden. Elle me croyait coupable, me méprisait, et elle m’a fui. Tous mes efforts furent inutiles ; mais du moins je n’eus aucun reproche à me faire. — Je l’aurais trouvée, ami ! » murmure l’Indien, pour qui la conscience d’être aimé paraît une chose qui doit élever l’homme au rang d’un dieu.
I should have found her, muttered Morvale ; — Thou,
Thou track the outcast ! luxury knows not how !
Pendant tout ce récit, les caractères si différens de Morvale et d’Arden ressortent d’une manière frappante. Il y a deux sortes de misanthropes, l’utopiste et le martyr. Le premier a une si haute idée de ce que l’homme devrait être, qu’il ne saurait lui pardonner ce qu’il est ; le second, victime d’une injustice sociale, prend l’humanité en haine et l’individu en pitié. Alceste est de ceux-là, notre Indien de ceux-ci. Morvale n’en veut point à la race humaine de ce qu’elle lui est inférieure. Il souffre cruellement de l’exclusion dont l’a frappé la société : mais, tout en la détestant, il n’en aime que davantage ceux qui veulent bien se rapprocher de lui. Entre le sauvage enfant de l’Inde et l’homme gâté par une civilisation raffinée, le contraste est admirable. Morvale revient chez lui, troublé par l’histoire du comte, et envieux malgré lui de ce pouvoir que possédait Arden de mal faire. Dans cette disposition d’esprit, il fait une découverte à laquelle il n’ose croire, c’est que Lucy n’a plus dans le cœur une pensée qui ne soit pour lui. On devine que de son côté Morvale aime éperdument la pauvre orpheline. Également sans famille et sans amis importuns, ils se fiancent librement l’un à l’autre, et, en attendant le jour du mariage, s’abîment dans la contemplation de leur bonheur. Morvale, dans sa joie profonde, frise l’égoïsme de bien près, et ne se montre guère supérieur en cette circonstance aux gens les mieux élevés. Il néglige Arden, qui, n’ayant jamais pénétré dans l’intérieur de Morvale, ignore le bonheur de son ami, et oublie Calantha. Un soir, qu’ils sont assis tous deux à causer près de la fenêtre, Morvale demande à Lucy si elle n’a gardé aucun souvenir de son père. « Aucun, répond la jeune fille, mais voici ce que ma mère m’a légué en mourant. » À ces mots, elle tire de son sein une lettre et un portrait, et, les confiant à son amant, glisse hors du salon comme une ombre. Morvale ouvre le médaillon. Un coup d’œil suffit, il a reconnu Arden ! La lettre, signée Mary, porte sur son enveloppe le nom dont s’appelait le noble pair avant d’hériter du titre de ses aïeux. L’Indien est perdu dans les mille pensées contradictoires où le plonge la vue de ce portrait, lorsqu’un cri effroyable le réveille. Il se retourne, et voit Calantha pâle et les feux hagards. Le portrait d’Arden semble la fasciner, et, après quelques paroles incohérentes, elle tombe inanimée aux pieds de son frère, qui a tout compris. Arden, le père de sa fiancée, est celui qui a déshonoré sa sœur. Calantha, fleur déjà brisée, ne peut résister à ce dernier choc ; elle se courbe sur sa tige et meurt. Sitôt après, un mot de Morvale amène Arden dans la demeure de l’Indien. Le comte retrouve sa fille, et en même temps reconnaît, dans celui qui allait devenir son époux, le frère de Calantha et son ennemi mortel. Rien de plus naturel que l’attitude de Lucy, partagée entre le désir de consoler son amant et celui de s’assurer les caresses paternelles. Morvale est foudroyé ; le sauvage, auquel la vengeance est défendue, courbe la tête ; mais, sur un mot de Lucy, Arden, oubliant le passé, s’empresse de reconnaître les droits de l’Indien à la main de sa fille. Morvale se redresse morne et sombre, et prenant la main de celle qu’il aime plus que la vie : « Demande-toi, lui dit-il en désignant lord Arden, si le frère de la morte Calantha peut sans crime solliciter sa bénédiction et épouser son enfant ! » À ces mots, Morvale disparaît, et dans Londres on n’entend plus parler de lui.
Nous ne parlerons pas de la dernière partie du New Timon, parce que, à notre sens, le poème finit lorsque lord Arden retrouve sa fille, et que l’union de Lucy avec son amant est rompue. Que Morvale se laisse convertir aux saintes vérités de la morale chrétienne, qu’il abjure la vengeance, qu’il sauve la vie même à son ennemi, et qu’à la mort d’Arden il épouse Lucy, tout cela est une espèce de hors-d’œuvre, et diminue au lieu d’augmenter l’intérêt que nous ont inspiré les personnages du drame. La mort ne saurait détruire un fait accompli. Arden dans son tombeau ne cesse pas pour cela d’avoir causé la ruine de Calantha, et, qu’il vive ou qu’il meure, Morvale ne saurait épouser la fille du bourreau de sa sœur. Dans la prochaine édition qu’il publiera de son œuvre, l’auteur du New Timon fera bien de retrancher la quatrième partie. Il y a des situations qui ne doivent point être précisées, des caractères qui appellent le mystère, et qui, comme l’éclair, ne jettent de grandes lueurs qu’à la condition de se perdre aussitôt dans le nuage. La plume noire de Ravenswood surnageant sur les flots est un exemple sublime de ce vague dont s’entoure la fin de certains personnages poétiques. Quand Titus a entendu le dernier soupir de Bérénice, où va la reine exilée ? Vers « l’Orient désert, » ou vers ce pays de rêves que nous aimons à peupler de tant d’ombres chéries ? Si elle épouse Antiochus, que nous n’en sachions rien. Bérénice demeurera toujours pour nous le plus délicieux type de l’amour sacrifié au devoir. Notre nouveau Timon a cela de commun avec l’héroïne de Racine, qu’il ne succombe pas à une nécessité fatale, mais à un arrêt prononcé par lui-même, et que, juge inflexible dans sa propre cause, il condamne là où il pouvait absoudre. Une situation analogue se reproduit dans Corinne. Si Bérénice voulait être moins héroïque, si Oswald consentait à oublier une promesse, Corinne ne mourrait pas, et le fils de Vespasien ne pleurerait pas la perte de la royale Syrienne ; mais à qui s’intéresserait-on ? Rien n’attache comme ces luttes entre le désir et la conscience, et ces triomphes du devoir sur l’inclination. Bien que parmi les spectateurs qui s’extasient à de si hautes leçons pas un ne fût capable de les suivre, la dignité humaine y trouve son compte, et l’orgueil humain applaudit. Un sacrifice incomplet, au contraire, nous laisse froids. Que Timon reprenne le chemin de la terre natale, que Lucy meure au fond de quelque verte vallée d’Angleterre, nos sympathies les accompagneront jusqu’au bout ; mais, devant l’union de ces deux êtres que sépare une pensée de délicatesse et d’honneur, il ne nous reste qu’à détourner la tête : c’est une conclusion qui nous a désagréablement surpris. La vraisemblance n’y gagne rien, et la vérité poétique y perd tout.
Cette critique faite, répétons-le bien, le New Timon, dans ses trois premières parties, est non-seulement, comme l’annonce son titre, un roman de Londres, mais encore un roman d’analyse philosophique des moins anglais et des plus distingués. Nous nous expliquons : il y a dans cet ouvrage une hardiesse de vue, une liberté d’examen, une disposition à toucher aux questions défendues, qui naguère encore eussent valu à son auteur l’ostracisme et l’anathème de la part de ses vertueux concitoyens. Voilà pour le fond. Quant aux accessoires, ils sont exclusivement anglais. La forme, le ton, la couleur, la mise en scène, tout cela est pris sur le fait, entre les Horse-Guards et Hyde-Park. Ceci nous mène droit à la question dont tout Londres s’est occupé, à savoir quel est l’auteur de Timon ? On a parlé de sir Edward Bulwer Lytton, on a nommé M. Smythe, quelques personnes ont opiné pour lord Howden (quoiqu’il soit question de lui dans le livre même), d’autres ont indiqué, lord John Manners, et tout le monde s’est perdu en conjectures plus ou moins absurdes. Certaines stances d’une grace aimable se laissent bien surprendre dans les premiers romans de sir Edward Lytton, notamment dans Paul Clifford ; mais, en fait de poème de longue haleine, nous ne connaissons guère de lui qu’une assez méchante épître en vers adressée à sa femme, et dans laquelle il s’intitulait l’enfant de génie à la chevelure d’or. Il y a loin de là au New Timon ; en outre, ce dernier ouvrage nous paraît être d’au moins dix ans en avant des idées de sir Edward, et, par le temps où nous vivons, dix ans font époque. Quant à M. Smythe, autant vaudrait nommer l’auteur d’Eothen. Du reste, bien que les rapports qui peuvent exister entre le New Timon et l’auteur des Historie Fancies ne nous aient point frappé, nous soupçonnons cependant l’école à laquelle M. Smythe appartenait, il n’y a pas six mois, d’en savoir plus long que personne sur l’illustre anonyme. D’abord l’ordre d’idées est celui du parti dont M. Disraëli se prétend le chef, ensuite la phraséologie, celle qu’affecte la jeune Angleterre. L’auteur de Coningsby ramène volontiers dans ses écrits une formule qui peut être du saxon très pur, mais qui ne hurle pas moins de se trouver dans la langue anglaise actuelle. Cette locution consiste à employer l’adjectif dans un sens absolu et à le transformer en substantif, ainsi que cela se pratique dans toutes les autres langues. L’Italien dit l’infelice, nous disons le malheureux ; mais jamais, depuis que l’Angleterre existe, on n’a pu dire the unhappy. Cette liberté inouie (et qui, tout préjugé à part, blesse l’oreille), M. Disraëli l’a prise, et the religious, the houseless, the desolate, sont des mots dont s’illustrent à chaque instant ses productions récentes. Nous l’avouons, la constante répétition de cette formule bizarre dans les pages du New Timon nous a frappé tout d’abord ; puis, la complaisance avec laquelle le poète s’attache à parler de l’antique race orientale de son héros nous a paru aussi une circonstance fort suspecte ; mais le portrait de sir Robert Peel n’est-il point là pour dérouter les plus habiles ? Comment, en effet, supposer que l’auteur de Sybil puisse se résigner à n’injurier que si peu le personnage de Downing-Street[2] ?
Plus d’une fois, au milieu de ces pages, il nous a semblé entendre autour de nous le brouhaha de Londres. Par-dessus l’épaule de la pâle et languissante Calantha, assise à la croisée d’une de ces jolies maisons (peut-être celle de l’auteur de Coninsgby) d’où l’on découvre la Serpentine, nous voyons se dérouler le flot fashionable, foule brillante et bariolée, presse tumultueuse, joyeux pêle-mêle, bruyante cohue d’équipages et de piétons, d’amazones et de cavaliers, qui, de cinq heures à sept, tous les jours, pendant la saison, se précipite et se rue entre Apsley-House et Cumberland-Gate avec une force et une vitesse auprès desquelles notre promenade des Champs-Élysées semblerait une procession funèbre. Que de belles jeunes filles que l’on a rencontrées la veille au thé dansant de Holderness-House ou dans une loge à l’Opéra, au concert de lady Wilton, ou au bal de la duchesse de Sutherland ! Lady Ailesbury à la flottante chevelure guide elle-même l’attelage microscopique de son poney-phaéton ; plus loin, lady Seymour, l’indolente reine[3], se réveille au trot d’un gentil cheval alezan. Au milieu de ce groupe rieur, lord John Manners, excellent jeune homme, beau garçon par-dessus le marché, dont la jeune Angleterre a voulu à toute force faire un homme d’état, raconte l’histoire d’un dîner fait à Greenwich ; un peu plus loin s’avance, les rênes pendantes et au petit galop de son cheval, celui que dans Londres on appelle le vieux beau, et que les Français s’étonneraient fort de voir désigné sous ce titre, — le duc de Wellington, « le chapeau cloué sur son front austère, sa taille raide, serrée sous les boutons de sa redingote ; au dedans, du fer éprouvé par le feu, la forteresse d’un esprit inflexible. Loin de lui la richesse de certaines natures exubérantes, cette sève vitale qui déborde et nourrit l’herbe vénéneuse comme la fleur ! Ses passions même obéissent à son gré ; vertus et défauts sont soumis à la même discipline. S’il bout dans ses veines un sang chaleureux, du moins la raison le domine, et, s’il donne carrière à ses plaisirs jusqu’à une certaine limite, la folie lui est chose inconnue. Ne voyant jamais faux tant que l’horizon est étroit, il ne voit jamais juste si on en recule les bornes. Envisageant tout à travers d’anciennes habitudes, l’état pour lui est un camp, le monde entier une manœuvre. Pourtant, en le comparant avec d’autres conquérans, combien ses défauts sont peu nombreux, et que son ame est pure ! Sa lèvre est froide à la vérité, mais elle ne s’est jamais ouverte à un sourire trompeur ; son cœur, s’il est dur, n’est point inhumain ; nulle perfidie n’est venue en aide à son ambition, nul crime n’a souillé sa gloire. L’éternel moi n’a point été sa seule règle ; il s’est élevé sans un seul artifice que pût condamner l’honneur, et, s’il laisse derrière lui le nom d’un héros, ce sera en même temps celui d’un homme. »
Sous certains rapports, le portrait est bien touché ; mais nous avouons que, pour notre part, nous aurions trouvé encore autre chose à dire des rares qualités de cet homme loyal et dépourvu de vaine gloire, qui, parlant un jour de l’arrivée de l’empereur à l’armée d’Espagne, s’écriait avec la plus noble franchise : « J’aurais mieux aimé voir arriver n’importe lequel de ses maréchaux avec dix mille hommes de plus, que Napoléon avec dix mille hommes de moins. » L’auteur de Timon a choisi aussi la position la moins favorable au duc. A la chambre des lords, avec son gilet blanc et son habit bleu, ou dans la grande galerie d’Apsley-blouse, lorsque, le cordon d’azur sur la poitrine et la jarretière au genou, il reçoit quelque membre de la famille royale, ou adresse un mot aimable à quelque belle cantatrice, on comprend à merveille que le iron duke ait pu être surnommé the old beau ; mais, à cheval, son dos voûté et son attitude affaissée trahissent l’âge et la fatigue.
Autre chose est de sir Robert Peel. Le premier lord de la trésorerie n’est jamais mieux à son avantage que sur une bonne monture bien solide. Sans oser prétendre, comme une grande dame de Londres, qu’il a « l’air d’un gentleman farmer allant négocier la vente de ses blés à la ville voisine, » nous admettons volontiers que le cheval complète sa physionomie de country gentleman. « Sir Robert, dit Timon, ne galope guère ; solidement assis, il promène partout son regard circonspecte le trot prudent de la bête trahit l’esprit prudent du maître, et ce n’est pas sans cause, car, quelque vigoureuse que soit la monture, elle s’est abattue plus d’une fois sous le poids d’un pareil cavalier. » Ceci, soit dit en passant, est fort significatif, et sent son protectioniste d’une lieue.
De sir Robert, la transition est toute naturelle à lord Stanley, dont les traits sont admirablement esquissés dans les lignes suivantes : « Chef brillant, puissant par boutades, franc, hautain, imprudent, Rupert[4] parlementaire, la goutte et la fatigue ne peuvent détruire sa force juvénile, et, en dépit du temps, l’écolier d’Éton est là tout entier. Le premier dans la classe, le plus audacieux dans l’arène, il pioche comme Gladstone, il se bat comme Spring[5] ; même au repas, ses goûts belliqueux animent tout, et l’ardeur de ses game cocks favoris est le symbole de la sienne[6]. Voyez-le, à défaut d’adversaires, s’attaquer à ses amis ; il arpente le terrain et frappe dans tous les sens, jusqu’à ce que, las à la fin de ses victoires sur Dan et Snob[7], il applique une chiquenaude sur le nez de Bob[8].
Plants a sly bruiser on the nose of Bob.
Ce digne Bob, trop son ami pour le gronder, propose d’ajourner le combat, et, espérant calmer la fougue de son condisciple, l’invite à passer sur les bancs de la haute école[9], Pourtant qui n’écoute, ravi, le pur saxon de son style, cette parole limpide qui décèle un cœur non moins pur, imprudent jusqu’à l’audace, mais répugnant à toute petitesse ? »
Certes, les grands arbres du park voient passer tous les jours sous leurs ombrages bien d’autres figures historiques faites pour tenter le crayon : lord Lansdowne, lord Grey, lord Morpeth, le duc de Buckingham, le paresseux Melbourne, le spirituel Normanby, le redoutable Brougham, l’aimable Lyndhurst. — Il y aurait de quoi se composer une galerie. Et les femmes ! — En Angleterre, les old ladies et les young - ladies, les ladies enfin de tous les âges et de toutes les classes, s’intéressent infiniment plus à la politique et aux discussions parlementaires qu’en France. Que de fois nous avons vu à la chambre des lords la loge qui pour l’instant supplée à la galerie des pairesses, la petite loge de sir Augustus Clifford, garnie d’amazones attentives aux débats, et dont les chevaux et les grooms attendaient patiemment dans Palace-Yard ! Nous prévoyons tout le dédain que ceci doit exciter chez ces esprits chagrins qui font profession de n’admirer que la femme superficielle et futile, l’absolu féminin, comme on dit en Allemagne ; mais qu’ils se rassurent : les Anglaises ne s’occupent pas toutes de politique, et l’oisiveté élégante est presque autant en honneur à Londres qu’à Paris. Oh ! si, quand le soleil jette ses rayons obliques sur l’arc de triomphe de Knightsbridge, vous voyez certaine calèche d’un goût exquis, mais sévère, prendre la route de Piccadilly à Berkeley-Square, vous pouvez bien jurer que, des deux femmes qui s’y trouvent, ni l’une ni l’autre ne se préoccupe du corn-bill. Nous ne savons à quoi peut penser la belle Sarah, comtesse de Jersey, que Byron a comparée à Diane ; mais à coup sûr la jeune lady Clem (autrement nommée lady Clémentina Villiers) pense à sa dernière valse ou à la prochaine réunion au palais de la reine. Blonde nymphe à la figure d’Ondine, que coiffent si bien les glaïeuls et le corail, pourquoi penserait-elle à autre chose qu’à sa beauté ? pourquoi altérerait-elle la sérénité divine de son front au contact d’une pensée sérieuse ? Qu’elle danse et rende amoureux tous les lords de l’Angleterre ; les colibris ne peuvent être des aigles, ni les willis des Marie-Thérèse. Mais regardez ce coupé qui gagne le Park-Corner accompagné de quelques personnes à cheval. A qui ce port d’impératrice, ce front de Junon, cet œil d’aigle, que tout le monde croit se rappeler, tant il a rayonné à travers l’histoire ? C’est l’œil fier et brillant de Canning dans la tête de sa fille, lady Clanricarde, l’héritière de son caractère et de son génie. Pour ceux-là, le but est indiqué ; ils vont vers Westminster. Et cette jeune écuyère qui, entre son mari et son père, caracole à la portière de la marquise ? Svelte créature à la taille souple et aux yeux bruns, dont le poignet délicat semble trop faible pour maintenir l’élan de son fougueux destrier, c’est la petite fille d’un des plus grands ministres que l’Angleterre ait jamais eus. Devant eux trottine le chef actuel des whigs, « le calme Johnny, qui fit verser le coche[10]. » Le portrait de lord John Russell est d’une ressemblance vivante, quoique flatté en certains endroits.
« Fait pour commander s’il n’était trop orgueilleux pour plaire, sa renommée vous enflammerait, si ses manières ne vous glaçaient. Qu’il vous inspire de la haine ou de l’affection, peu lui importe. Il veut votre vote et se moque de votre estime. Pourtant le soleil est aussi nécessaire aux cœurs humains qu’aux blés, et un climat si froid est diabolique pour les votes. C’est ainsi que nous voyons les doctrines mûrir tous les jours, tandis que le parti brûlé par le givre s’étiole et s’éteint. Malheureux parti exténué ! Nous lui avons dérobé son nourrisson le plus cher, et voilà que le free-trade pépie sur les genoux de Peel ! Mais voyez l’homme d’état lorsque ça chauffe :
« See our statesman when the steam is on. »
Alors le langoureux Johnny grandit et devient l’éblouissant John !
« Languid Johnny growes to glorious John, »
lorsque la pensée de Hampden, parée par les muses de Falkland, illumine sa joue blême et gonfle son sein généreux. »
Le New Timon a bien plutôt droit au nom de roman qu’à celui de poème ; c’est un roman en vers, et, nous l’avons déjà dit, le vers en a souffert parfois. Le genre aussi offre des difficultés presque insurmontables. Byron avec ses corsaires et ses giaours, Scott avec ses maraudeurs et ses ménestrels, le fantastique Coleridge et l’oriental Moore ont tous eu le soin de placer leurs héros dans des milieux essentiellement poétiques. Nous répugnons à croire que le monde, si plein de conventions qu’il puisse être, soit une région inaccessible à la poésie, et que, des endroits consacrés au culte de l’élégance et du bon goût, l’idéal doive nécessairement être banni ; mais on peut dire que la plupart des tentatives entreprises jusqu’ici pour marier la poésie et le roman ont avorté, si bien que, pour faire d’un des héros les plus glorieux du royaume de la fantaisie un personnage ridicule, il suffit de se l’imaginer aux prises avec les exigences de notre civilisation : transformez Lara en un gentleman du XIXe siècle, et vous aurez quelque chose comme Lugarto ou le comte de Monte-Christo. Cependant nous sommes de ceux qui ne croient pas la chose impossible, en Angleterre surtout, où la vie du monde, le high life, est l’objet d’études spéciales. Que l’esprit d’analyse s’introduise une fois en Angleterre, que la liberté de discuter toute chose s’y établisse, et les élémens ne manqueront pas pour cette espèce de poème-roman dont le succès du New Timon semble avoir inauguré le règne.
ARTHUR DUDLEY.
- ↑ En 1767, la comtesse de R…, pairesse d’Angleterre de son propre chef, épousa un garçon jardinier qui un jour avait risqué sa place pour lui couper une fleur précieuse appartenant à son maître.
- ↑ The gentleman in Downing-Street, — titre d’un des chapitres de Sybil où M. Disraëli attaque avec le plus de violence sir Robert Peel.
- ↑ Lady Seymour, petite-fille de Sheridan, portait au tournament d’Eglington le nom de Reine de Beauté.
- ↑ Allusion au caractère du prince Rupert, fils de l’électeur de Bohème, et allié de Charles Ier et de Charles II dans les guerres civiles d’Angleterre.
- ↑ Fameux boxeur anglais.
- ↑ Game-cocks, coqs-de-race. La maison de Derby a toujours eu du goût pour les combats de coqs, et c’est chez lord Stanley une sorte de passion héréditaire.
- ↑ O’Connell et Cobden.
- ↑ Sir Robert Peel.
- ↑ Allusion à la pairie conférée à lord Stanley par sir Robert Peel.
- ↑ Mot de lord Stanley à propos d’un des derniers bills proposés par lord Johooa Russell, et qui décidèrent de l’existence du cabinet whig.