Littérature anglaise - Mildred Vernon

A. R… - P. M…
Littérature anglaise - Mildred Vernon
Revue des Deux Mondes, période initialetome 24 (p. 630-645).

REVUE


DE LA


LITTERATURE ANGLAISE.




MILDRED VERNON, A Tale of parisian life in the last days of the monarchy, by Hamilton Murray. – London, 1848, 3 vol., Henry Colburn.




J’avoue que le titre m’a séduit. Rentrer, pour quelques heures, dans ce Paris qui n’est plus, retrouver l’ombre évanouie de cette élégance proscrite, saluer une fois encore et les grandeurs et les beautés ; revoir le luxe, les arts, tout ce dont vit l’intelligence, tout ce dont s’épanouit le cœur ; échapper, plein de joie, aux tristesses du présent, à ses mensonges, à ses folies, à ses haines, à ses vulgarités, comment ne pas céder à une tentation si attrayante ? Lire, c’est vivre, et j’ai voulu vivre une heure de plus dans ce passé si peu lointain qui n’est qu’un rêve de la nuit dernière : rêve heureux, même pour ceux qui le maudissent ; songe de paix, de calme et de prospérité, interrompu sans cause, et par un sursaut dont nulle science n’a le secret.

Le livre, d’ailleurs, avait fait bruit dans la société anglaise, empressée à tous les récits de la nôtre, et l’anonyme à peu près complet de l’auteur excitait bien quelque curiosité. On pouvait se demander s’il s’agissait d’une apologie ou d’une satire après coup, comme l’Angleterre en a été trop prodigue à toutes les phases si variées de notre histoire ; mais, le dirai-je ? il y avait dans l’aspect de ces trois volumes, dans leur forme, dans l’ensemble de leur impression, quelque chose qui éloignait l’idée de l’injure ; l’épigraphe seule pouvait arrêter le lecteur : « Vous n’êtes pas un peuple moral, et vous le savez sans qu’un poète trop sincère vous le dise. » Cette citation de Byron est nette et dure. Cependant elle a le mérite de la franchise annoncée, et l’on peut, après réflexion, chercher, dans la préface, un commentaire à ce jugement, en deux lignes.

En effet, la préface débute par des excuses. Ce n’est, dit-elle, que dans leur sens précis qu’il faut prendre les vers placés à la première page du livre, et non comme appliqués à la nation française. Il est difficile de comprendre cette distinction ; mais elle est trop polie pour que l’on en dispute. C’est plutôt à ses compatriotes que l’auteur semble vouloir s’attaquer, et l’on croirait, à ses précautions préliminaires, qu’il tient un peu plus à nous qu’à eux. Il les blâme de leur goût éternel à transporter la vieille Angleterre dans leur malle de voyage, et de ne visiter le continent que pour voir, ou plutôt pour avoir vu. « Je vous ai suivis, leur dit-il, dans vos courses à l’étranger, où vous n’apparaissez pas à votre avantage. Je vous étonnerai, je vous offenserai peut-être en vous disant qu’un Français de bonne naissance et d’éducation soignée est beaucoup plus moral que vous ne l’êtes vous-mêmes, — dans le sens purement social, en ce qui touche aux liens de l’amour ou du mariage, — et cela parce que vous êtes réellement enthousiastes et réellement pleins de cœur, lorsqu’un Français n’a dans ces matières ni le cœur ni l’enthousiasme, tenant le premier pour chose folle et le second pour chose ridicule. » D’où il suit que les Anglais, et telle est la doctrine de l’auteur, sont les seuls hommes capables de commettre une folie, tandis que, pour les Français, — la règle générale, en fait de passions, se borne à cette formule : « C’est moins une affaire de cœur qu’une affaire. »

On voit d’avance ainsi le côté principal du sujet qui va être traité. La logique a beau murmurer à ces partages de blâmes élogieux, l’esprit se rassure devant la perspective qui lui est ouverte. Il s’agira sans doute d’autres tableaux que ceux qui nous attristent au milieu de notre actuelle et funèbre vie. Entrons donc dans ce monde ressuscité ; oublions, s’il se peut, puisque le cœur va jouer son rôle, la route aride et glacée où nous marchons dans les angoisses ; oublions les fêtes nouvelles, si pleines d’alarmes, lorsqu’elles ne sont pas chargées d’ennui ; oublions les caricatures, les plagiats, les scandales ; oublions tout ce qui est, pour retrouver tout ce qui fut.

Le commencement du livre est bizarre : vous vous trouvez dans une loge de l’Odéon. Il est vrai qu’on représente la Lucrèce de M. Ponsard, que cette tragédie est dans toute la fraîcheur de sa nouveauté, et qu’il est à peu près possible qu’une portion du monde élégant s’y rencontre. Sir Édouard Vernon et sa jeune femme, tout fraîchement débarqués en France, au beau milieu de leur lune de miel, sont placés seuls au-dessus d’une loge de la galerie, toute remplie de lions et, qui pis est, de lionnes. — Nous nous servons des expressions de l’auteur. — La conversation y est assez étrange pour les chastes et sévères oreilles de lady Mildred, jeune Anglaise des comtés du nord, élevée dans les raides principes du cant, inflexible contre les faiblesses, vouée à la vertu comme au plus inexorable devoir, hors duquel la perdition de l’ame est certaine, quelle que doive être plus tard l’immensité du repentir. Remarquablement belle, elle n’avait pas la conscience de sa beauté ; les lacs bleus, les montagnes neigeuses n’avaient jamais parlé à son imagination calme. Rien enfin n’avait encore révélé ou réveillé en elle le sens poétique de la vie.

Sir Édouard était d’une tout autre nature. Riche, avide de plaisir, enclin au changement et dénué de force propre pour résister à un goût, il avait épousé Mildred par amour, mais par amour surtout de la nouveauté. La conversation qui venait de choquer si vivement sa femme lui avait, au contraire, inspiré une sorte d’attrait. On y avait traité sans façon les questions de cœur, et une jeune baronne de Cévèzes y avait donné cours à ce piquant verbiage du paradoxe, qui était devenu, dans les derniers temps, le fonds d’esprit des causeurs vantés, Elle avait exposé, en deux mots, « le complet système des relations sociales en France : — La faute est inévitable, et l’individualité de l’affection n’existe pas. » Cette métaphysique passionnelle avait paru infâme à lady Mildred ; elle avait fait sourire agréablement sir Édouard. Le roman est tout entier dans ce premier chapitre.

La forme y apparaît, telle que vous la verrez jusqu’au bout, plus française qu’anglaise, mais évidemment mêlée des deux élémens. On y sent percer l’instinct de la description violente, de l’exagération des détails, comme une réminiscence de Dickens appliquée aux classes élevées ; on y aperçoit surtout la tendance aux portraits, qui se développe à mesure que le récit avance. Plusieurs sont trop ressemblans, et nous aurons grand soin de ne pas les reconnaître, tout en remarquant que les modèles ont dû souvent poser pour être si bien reproduits. Il est fâcheux que le choix en ait été exclusivement fait dans le monde excentrique, et qu’un grand nombre de lecteurs ou plutôt de lectrices doive être réduit à ne pas comprendre ce mérite particulier.

C’est aussi dans ce premier chapitre que figurent les quatre personnages principaux qui vont nous indigner ou nous attendrir. J’en ai déjà nommé trois ; le quatrième est un jeune duc. Gaston de Montévreux, la perle de l’aristocratie française, nature d’élite dont Dieu s’est plu à enrichir les perfections, et qui n’attend, pour être rendue à elle-même et s’épanouir loin du chaos des frivolités, que la rencontre d’une ame aimante comme il en est peu sous le ciel. Ce personnage nous est connu : il se nomme Rochegune dans Mathilde, et M. Eugène Sue, que l’auteur traite assez mal, du moins quant à sa mise, lui a été, là, de quelque secours. Malheureusement la copie ne dure pas.

C’est dans le salon de la duchesse douairière de Montévreux que se prépare le nœud de l’action. Nous sommes en plein faubourg Saint-Germain, dont nous craignons qu’on ne nous parle que par ouï-dire, et dont l’esquisse est évidemment destinée au public anglais. Écoutons l’auteur : « Il y a entre l’appartement d’un gentilhomme à Paris et celui d’un enrichi la différence qui existe entre un cachemire de Lahore et un châle de Ternaux… Ce n’est qu’au faubourg Saint-Germain que se peut trouver l’élégance de bonne maison, le goût naturel qui produit l’union de la simplicité à la richesse, du magnifique au commode, qu’un gentilhomme seul peut apprécier, à laquelle un gentilhomme seul peut atteindre.

« En même temps, il faut le dire, cette distinction du reste de la société a été achetée à un prix qui pourrait paraître trop élevé. Si, comme nous l’avons entendu dire à Mme de Montévreux, il se trouve à Paris des lieux de refuge où les vieilles traditions sont saintes, et où rien n’est changé depuis le temps de Louis XVI, il faut ajouter que les personnes qui habitent ces lieux, tout en ayant l’incontestable privilège des bonnes manières et des nobles traditions, se sont exclues de tout partage dans les réalités de la vie. Étrangers à la marche universelle de l’esprit humain et aux transformations politiques de leur patrie, indifférens aux événemens qu’ils sentent, par instinct, devoir passer inoffensifs sur un gouvernement qu’ils détestent, gardant, par vanité plus encore que par un autre sentiment, le culte superstitieux d’institutions qu’ils savent irrévocablement détruites, les gentilshommes français, dans leurs hôtels et dans leurs châteaux, vivent à part du monde positif, dans un monde imaginaire peuplé de leurs illusions. Muets au milieu de l’universelle clameur, ou réservant leur voix pour un bon mot, immobiles au milieu de l’universelle activité, dédaigneux des connaissances que le monde entier s’empresse de conquérir, jetant leurs regards en arrière lorsque les yeux du monde sont dirigés en avant, niant l’existence de toute chose, excepté d’eux-mêmes et de leur foi, ils restent, politiquement parlant, un monument de gloire pour le passé, et d’inutilité pour le présent. Dans un sens moral, ils ont une valeur très réelle ; sans eux, l’on chercherait en vain, d’un bout de la France à l’autre, les manières, les habitudes, les sentimens distingués. »

La traduction de ces lignes est si facilement française, qu’elles n’ont pas pu être pensées en anglais. Elles résument des conversations habituelles qui ont dû se faire à Paris, et dont l’idiome seul s’est changé à Londres.

C’est dans le salon aristocratique de la duchesse de Montévreux que lady Mildred retrouve Gaston, l’homme gracieux et pur qui doit changer sa destinée. C’est là aussi que sir Édouard s’échauffe aux récits méprisans qu’il y entend sur Mme de Cévèzes. Plus on accable cette femme, plus on la rejette dans la proscription des mœurs, plus ses sens irrités lui donnent l’impérieux désir de la revoir. Le vieux dogme d’Oromase et d’Arihmane se renouvelle pour ce jeune couple anglais ; chacun suit sa pente, la femme vers le bonheur, l’homme vers le plaisir. Dans cette scène, où l’esprit domine, il est pénible de trouver des taches de détail. Jamais, en pareil lieu, une femme, si rieuse qu’elle soit, n’a dit, en permettant à un homme marié de la rencontrer au manége : « J’irai, si madame n’est pas jalouse. »

La belle Mildred avait réussi dans le monde ; on la citait, on se la montrait, et les invitations lui arrivaient de toutes parts. Elle en reçut une pour l’ambassade… d’Autriche (je veux supposer que c’est celle-là). La description de ce bal tient une place remarquable dans le livre, et je doute que M, le comte Appony en soit flatté ; lord Cowley ne le serait pas davantage, si c’était de son salon qu’on eût voulu parler. Mme la baronne de Cévèzes s’y conduit à peu près comme on le pourrait admettre au jardin Mabille, et l’on va voir comment elle en sort. Quant à lady Vernon, qui a beaucoup rougi sous le feu des anecdotes dont ses voisins l’accablent, dans une très caustique revue des célébrités qui circulent, elle se trouve contrainte à valser avec le jeune duc, dont la conduite démentira plus tard le signalement ; car voici de quelle étrange manière il est dépeint : « Gaston de Montévreux était un lion du premier ordre. Il était trop parfaitement beau pour n’être pas adoré par les femmes, et trop connu par ses qualités natives de grand seigneur pour n’être pas en vogue auprès des hommes. En outre, il était énormément riche. Nul n’avait de meilleurs chevaux, ni ne les eût montés mieux ; nul ne donnait de plus beaux soupers, n’avait eu de plus grands succès, et il passait pour le plus beau joueur du monde. C’était plus qu’il n’en fallait pour rendre célèbre toute femme qu’il eût admirée, et, avant la fin de la valse, il n’était pas un homme de quelque importance qui ne désirât être présenté à lady Vernon. » Il faut se rappeler où l’auteur vous a fait entrer pour ne pas croire qu’on est en tout autre compagnie.

Mais sir Édouard, de son côté, peut, à bon droit, se faire une illusion complète. Il a trouvé là une personne qui le ramène à pied sur le pont Royal, vers les quatre heures du matin, qui danse le galop sur le trottoir, qui jette par-dessus le parapet un mouchoir de 1,500 francs, qui aperçoit un cabriolet de place et crie de loin : Cocher de mon coeur ! et qui allume un cigare en route. Le cocher, qui est un observateur, ne manque pas de dire à sir Édouard : Mylord, m’est avis que c’en est une véritable de ce qu’ils appellent une lionne dans la haute ! Ces mots sont écrits en français ; je ne voudrais pas être responsable de la traduction.

Telle est l’origine d’une passion profonde qui va briser un bonheur récent, basé sur les sentimens sérieux que la famille anglaise comporte. Sir Édouard est conquis, subjugué par les graces nouvelles dont vous venez de voir le tableau, et, si j’en crois l’auteur, cet entraînement ne tient pas au caractère de l’homme, mais à sa nationalité. Ce n’est pas parce qu’il est faible, parce que le goût du grossier est en lui, que sir Édouard jette ainsi son cœur à cette aventure : c’est uniquement parce qu’il est Anglais. Lisez plutôt : « Un Français ne se laisserait pas prendre à toutes ces chatteries ; il en sait le commencement et la fin, ce qu’elles signifient et où elles conduisent, et un mot seul le garantit : connu !… Mais un novice Anglais n’a pas ce préservatif ; sa timidité même ne lui sert de rien, car les femmes auxquelles il a affaire sont assez hardies pour y suppléer, et il n’est généralement plus temps pour lui de réclamer, lorsqu’il peut songer à organiser une résistance. » Voilà les Anglaises bien averties, lorsqu’il s’agira d’un voyage sur le continent. Sir Édouard, en effet, se lance dans toutes les excentricités ; il arrive enfin à ce premier terme de la rupture conjugale, dépeint avec un vrai talent par l’auteur. La scène où le mari annonce à sa femme qu’il va dîner en partie de campagne avec la baronne de Cévèzes a quelque chose de simple et de touchant qui ne sent pas la copie. Elle se termine par un mot profondément vrai, que l’expérience seule peut dicter : « C’était, avait-elle dit, la première fois depuis leur mariage ! et, croyez-moi, ces choses qui arrivent pour la première fois sont souvent plus pénibles que celles qui arrivent pour la dernière ! » On comprend qu’en l’absence du mari l’aimable duc de Montévreux se présente, avec ce bonheur de hasard qui ne le quitte pas un seul moment pendant toute la durée de l’histoire. On comprend aussi que l’occasion est favorable, et que, dans un cœur délaissé, la grace et le dévouement trouvent bientôt leur place. Ainsi arrive-t-il pour Gaston ; la belle Mildred, si forte dans la vertu, ne l’est déjà plus dans l’attrait, et ses pensées, sinon son ame, n’auront désormais qu’une direction unique. Le développement de cette passion, aussi vive que chaste, toujours croissante et toujours réfrénée, est le seul point par lequel l’auteur se soit conformé à l’invariable usage des romans nationaux. Jamais ils ne montrent l’amour en dehors du célibat ; les héroïnes sont toujours de jeunes filles, et le mariage est toujours le but. Ici, tout à l’inverse. A part Mildred, dont le devoir légal reste intact, les femmes qui jouent un rôle dans cette action multiple sortent, pour la plupart, de la règle indiquée. C’est une innovation qui peut choquer en Angleterre, mais que la peinture vraie des mœurs devait tôt ou tard exiger.

On vient de voir les deux données principales du livre ; elles marchent chacune dans sa voie : l’une, élégante, droite, parfumée des plus douces fleurs de la tendresse et de l’imagination ; l’autre, immonde et pénible, semée de ruines et de sang. Édouard Vernon se bat en duel ; blessé presque mortellement, il reçoit de sa femme les soins les plus affectueux, et ne prononce, dans son délire, que le nom avili dont il a fait son talisman. Édouard Vernon a perdu sa fortune, et, lorsque sa femme la lui a rendue, il court à ce boudoir maudit qui fut le gouffre de son repos. L’auteur ne nous dit pas si cette persistance est encore nativement britannique, et je lui sais gré de son silence, sans lequel on lui citerait le chevalier Desgrieux.

Quant à Gaston, l’amour élève et grandit son ame ; un nouvel horizon s’ouvre à ses yeux sous l’influence de la voix adorée qui lui en dévoile les splendeurs. L’homme brillant, mais jusqu’alors inutile, comprend enfin que ses facultés ont un but ; il écoute avec transport cette langue nouvelle qui émeut à la fois sa raison et son cœur, et il se décide aux sérieuses destinées dont son rang, sa fortune et sa haute intelligence lui faisaient un facile devoir. Oh ! mille fois heureux celui qui, dans la vie, rencontre ce fanal sauveur de l’amour grave et saint ! La route est sûre alors, et c’est en souriant que l’on repousse les obstacles. On sent se réveiller l’instinct du beau, du vrai, du juste, que Dieu mit dans notre ame, et qu’avaient assoupi les frivoles joies d’un monde railleur et blasé. Ce fut la félicité de Gaston. Bientôt mêlé aux débats politiques, il apporta dans cette arène des passions mesquines et des sordides intérêts la chaude ferveur de l’apostolat. La conviction le rendit sublime, et la tribune française vit les triomphes d’un orateur nouveau. Hélas ! c’est dans cette gloire, née de l’amour, que l’amour devait disparaître ! Gaston était fiancé, dès long-temps, à la jeune héritière d’un des plus nobles noms de France. Le moment approchait où une rupture, irrévocablement arrêtée dans son cœur, allait être annoncée avec le calme qui accompagne les grandes résolutions, quel que dût être l’étonnement des deux familles dans leur habitude ainsi troublée des alliances de raison et de calcul. Sa vie entière, consacrée au culte exclusif de la femme adorée qui lui avait révélé le bonheur, qui, du fond des fanges matérielles, avait exalté son ame jusqu’au sommet des contrées célestes, n’était pas un trop grand sacrifice pour tant de bienfaits imprévus. Le monde et ses rigueurs, les liens sociaux dont son enfance avait subi l’étreinte, tout avait disparu devant cette image enivrante du devoir passionné. Mais la fiancée de Gaston avait un frère dont la jeunesse se hâtait dans la vie. Saisi de cette fièvre du siècle qui a flétri tant d’écussons, il avait jeté son grand nom aux loteries de l’agiotage, et sa fortune, mêlée à celle de sa sœur, suivait les chances d’une concession de chemin de fer. Cette partie du roman touche aux mœurs de l’époque, et le public anglais l’aura remarqué. Ces sortes de catastrophes (car on en prévoit une) sont encore, chez nos voisins, des sources d’émotions qui n’ont plus, pour nous, d’importance : nous avons d’autres ruines à déplorer, d’autres désordres à flétrir ; mais à Londres, où l’on est assez heureux pour que la baisse de quelques actions soit une cause grave d’inquiétude, on doit trouver fort saisissante cette peinture de l’aristocratie succombant sous des cotes de bourse ou sous des votes financiers du parlement. C’est qu’en effet, un vote de la chambre des députés, sous l’influence de la parole puissante du duc Gaston de Montévreux, renverse le projet de loi qui concédait un chemin de fer à la compagnie dont son futur beau-frère était membre. Il ne reste plus rien de l’immense dot promise, et, à l’instant où Gaston déclare à sa mère qu’il ne se mariera pas, il apprend d’elle que sa fiancée est sans pain, et qu’il a, seul, causé cette misère.

Certes, l’auteur a posé là un terrible problème ; mais la situation de cet homme, tel qu’il nous est peint, était à la hauteur d’une solution plus grandiose. Oui, tout autre aurait pu, aurait dû même prendre ce parti honorable d’épouser la fille ruinée dont il dédaignait tout à l’heure la fortune. Oui, c’était agir en galant homme, c’était se donner, dans le cercle étendu qui l’entourait, le relief recherché de la délicatesse et du renom. Qu’on me dise cependant si c’était la peine, pour arriver à ce dénoûment habituel de toute aventure semblable, de créer des cœurs si hauts, des aspirations si ferventes, des dévouemens si chastes et si divins. Non, Mildred n’avait pas trouvé l’ame qu’elle croyait voir, aimer et connaître ; non, ces personnages idéalisés ne sont pas dans l’esprit de l’auteur ; ils sont uniquement dans son style, et ils s’évanouissent dès que l’action apparaît. Avec la hardiesse du début, il fallait le courage de la fin. C’était un beau chapitre, et que j’aurais voulu lire, que celui où Gaston, fort de sa conscience et de son amour, plein de mépris pour tout ce qui n’était pas l’un ou l’autre, aurait bravé les censures universelles, et fût allé, loin du monde, vivre pour celle qui était son existence et son ame. Je conviens qu’il y fallait de la verve, et M. Hamilton Murray paraît avoir réservé la sienne pour des scènes d’un intérêt moins élevé. Gaston, d’ailleurs, est bien puni. Mildred Vernon devient veuve au moment même où il marche à l’autel. Je lui sais gré de n’avoir pas empêché le mariage. Un tel homme ne valait pas ce drame, que l’auteur rend presque imminent. Cette pauvre Anglaise, mal à propos enlevée à sa vie d’aiguille, de Bible et de luncheon, pour essayer de la vie du cœur et des dévouemens sublimes, retombe dans le tourisme sec de ses compatriotes, et trouve pour conclusion que « la vertu n’est pas une chose facile. » Vraiment, elle doit se féliciter d’avoir été à même de faire cette découverte-là.

Au travers de ce livre, dont j’ai dit l’esquisse, une figure charmante est jetée en épisode touchant. C’est la marquise de Boislambert ; son histoire, pleine de larmes et de repentir, pourra remuer quelques souvenirs parisiens, et l’on s’étonne que la même plume ait pu tracer ces lignes attendrissantes à côté des descriptions si crues du galop des bals de l’Opéra.

Ce livre, qui excitera la curiosité, est, en effet, taché de mille sortes. L’intérêt du cœur s’y éveille à peine, qu’une rudesse de goût vient le dépiter. Jugez-en par ce passage : « Entre une femme du monde et une femme entretenue, il y a exactement la même différence qu’entre un homme dont vous avez d’avance coté les services et un autre qui en laisse le prix à votre générosité. Dans ces sortes de choses, disait le prince de T…, le prix fixé est ce qui coûte le moins. — Mais les femmes du monde n’ont pas de prix, disait un jour, devant nous, un jeune homme qui prenait leur défense. — Et c’est à cause de cela que je les ai toujours trouvées trop chères, répondit un homme d’esprit que nous ne voulons pas nommer. » Il y a long-temps que ces mots-là se répètent dans les cafés de province.

L’auteur a décrit un salon que tout le monde croira reconnaître, et dont tout le monde blâmera hautement la description. Mme de Ferrières, si nous avons bien deviné, ne compte que des amis dans la foule très variée de ceux qu’elle invite. M. Hamilton Murray paraît avoir été du nombre, et l’on eût pu désirer qu’il se montrât moins sévère pour tant d’aménité, de bonne grace et d’esprit. Parce que M. de Balzac est gros, parce que M. Alexandre Dumas est grand, parce que Frédéric Soulié avait l’air juif, ce n’est pas une raison suffisante pour déverser le ridicule sur une des plus agréables réunions de ces temps heureux où les renommées de tout genre se sentaient groupées ; en disant qu’il se trouvait là « beaucoup de monde et peu de société, » je crains fort que l’auteur n’ait commis une petite ingratitude, et peut-être envers lui-même.

Je ne saurais comprendre non plus par quelle routine de copie il a cru devoir adopter cette mode, déjà vieillie, d’intercalation de mots français dans son texte. Cela peut s’entendre, à toute force, lorsque les personnages sont anglais ; mais, pour des Parisiens que l’on met en scène et dont la conversation se fait dans la langue du livre, cette bigarrure n’a aucun sens. J’ajoute qu’elle a déjà, pour les lecteurs de Londres, un cachet de vulgarité, tant l’abus s’en est reproduit dans les basses régions littéraires.

Pourquoi aussi tant de vieilleries ressassées à propos des idées nobiliaires ? Il y a toute une dissertation sur la famille de Séricourt, qui exhale un parfum de feuilleton du Siècle. « Ce sont de mauvais Séricourt, des Séricourt de rien du tout. Le grand-père était un ami de la Pompadour… La première Séricourt de contrebande épousa un gentillâtre des environs de Lille, et obtint la permission de garder le nom. C’est ainsi qu’ils sont Séricourt. Vous voyez que j’ai raison de douter que Mme de Séricourt puisse passer même pour une femme de condition. » On avait discuté d’abord sur la question de savoir si elle était une femme de qualité. Je ne sais pourquoi M. Hamilton Murray n’a pas coiffé ces dames de 1847 en perruques poudrées. C’eût été tout aussi vrai.

Les Anglais, qui paraissent lire ce roman avec un avide intérêt, nous porteront parfois quelque envie. Les hommes de quarante ans surtout, traités avec rudesse par l’auteur, soupireront sans doute en pensant que, s’ils étaient nés ici, leur sort serait moins pitoyable. « C’est, en France, la pire et la plus dangereuse partie de l’espèce masculine. Ils y forment une bande à part, dont la condition particulière est de devenir les premiers amans des jeunes femmes mariées. » Tout le pays est ainsi classé par statistique exacte de nuances et de régions diverses. Il semble qu’au milieu de son conte domestique, l’auteur ait voulu, par accès, faire entrer l’histoire générale des idées, des mœurs et des tendances de notre époque troublée. Le récit disparaît tout à coup sous une bouffée philosophique, et nous passons de l’analyse des sentimens à l’analyse des partis, du cœur de Mildred Vernon à la pensée de M. Guizot. Et ce n’est pas assez encore. Nous rencontrons jusqu’à Fouquet, retrouvé là comme le premier père de la caste bourgeoise, comme le patriarche du tiers-état. C’est dans le cours de cette étrange palingénésie que l’auteur a inventé le mot parvenuisme, qui ne serait pas trop mauvais, s’il n’était si dur. Fouquet ne meurt pas dans son vieux donjon de Pignerol. Il en sort libre et reparaît à toutes les dates : il s’appelle tour à tour Law, Samuel Bernard, Necker ; il vit encore et devinez son nom !… Vous allez vous tromper : il se nomme Duchâtel ! D’où l’auteur conclut qu’il faut, chez nous, une aristocratie. — J’ai connu un brave homme qui, examinant une propriété dont il venait de faire l’acquisition, disait qu’il y fallait des chênes de cent ans. — Sir Robert Peel apparaît lui-même, dans un très long chapitre, et y cause assez peu clairement avec Gaston de Montévreux. Je crois qu’on doit feuilleter très lestement ces pages en Angleterre.

Mais que penser, lorsque de ces hauteurs nuageuses, on tombe dans les détails du boudoir de Mme de Cévèzes, pour y étudier son costume de débardeur, destiné aux triomphes du bal de la mi-carême ? C’est là que les journaux anglais ont trouvé leurs plus vives pâmoisons, et qu’ils ont vu la nature prise sur le fait. Lisez cela, et suivez la baronne jusque dans le tourbillon du galop infernal ; suivez-la au Café Anglais, soupant avec un homme qui va se faire sauter la cervelle après le dernier écu payé, et cherchez ensuite, dans Paris, où peut exister Mme de Cévèzes. Oh ! belles ladies effrayées, calmez-vous, croyez-moi ; conduisez, sans crainte, vos baronnets à l’hôtel Meurice. Je les défie de rencontrer jamais cette dangereuse baronne. Elle est bien morte, plus sûrement que Fouquet.

Non, nous n’admettrons pas que ce soit là une esquisse de la société française, et que l’Angleterre doive, sans énergique protestation de notre part, placer dans ses albums de voyage ces pochades lourdes et mal venues. Au milieu de sa ruine, peut-être éternelle, ne jetez pas cette dernière pierre à la société la plus élégante, la plus ornée, la plus morale des jours contemporains. C’était assez des injures sans colère dont de rares exceptions avaient été le prétexte ; pourquoi, sous forme de peinture générale, y ajouter cette caricature des mœurs ? Au religieux sentiment qui respire dans quelques pages, on aurait peine à croire à du fiel chez l’auteur, et si c’est ignorance de ce qu’il a voulu peindre, il ne pouvait plus gauchement deviner. Que les Anglais ne nous jugent donc pas sur ce livre ; rappelons-leur que, quand nous voulons les juger, nous écoutons, par exemple, lady Fullerton, qui sait mêler la délicatesse de la femme au tact exquis de l’observateur.

Un point cependant est remarquable dans les appréciations générales, si étrangement semées au milieu d’un récit touchant : c’est celui qui a trait à la prétendue gaieté française. L’auteur conduit ses personnages au milieu d’une fête publique, à l’occasion du 1er mai. « La classe populaire, dit-il, est certainement très oisive en France ; mais elle n’est pas gaie. La perte volontaire de temps est caractéristique, non-seulement de l’ouvrier, mais de tout ce qui vit d’une occupation quelconque, jusque dans les rangs les plus élevés. Les Français n’ont ni légèreté de tête ni légèreté de cœur. Ils ont beaucoup moins changé qu’on ne l’imagine depuis la révolution de 1830, et, quoique le faubourien ait peut-être un peu plus pensé depuis qu’il a rêvé que toutes les carrières lui étaient ouvertes, je ne crois pas qu’il soit, en fait, plus sérieux que sous l’ancien régime. Le peuple français n’a jamais été une race insouciante, comme on se plaît à l’imaginer. Telle était la noblesse… mais l’artisan, le laboureur, ne sont pas plus (ni n’ont jamais été) les francs et jovials garçons dont le renom existe, que la charge anglaise, admise comme type par nos voisins, n’est le portrait du batelier de la Tamise. » Cela est juste et vrai. Ce préjugé de gaieté devait disparaître, et l’auteur le frappe à propos. En aucun temps, on n’y pouvait moins tenir.

Si nous en croyons les revues anglaises, Mildred Vernon ne serait qu’un essai sur l’opinion publique, et M. Hamilton Murray, tenté par le succès, voudrait entrer, par cette porte, dans une voie nouvelle du roman. Cette voie ne peut pas conduire très loin. Ce qui, par instans, fait le charme de ce livre est ce qui a le moins préoccupé l’auteur. Ses fantaisies, ses allusions, ses portraits, occupent le premier plan ; la fable elle-même n’est qu’accessoire. Ce genre de composition ne se répète pas, et les bibliothèques ne se rempliront jamais de biographies déguisées. Un second livre signé du même nom n’aurait donc pas l’attrait curieux que nous venons de peindre, à moins cependant que M. Hamilton Murray, après avoir choisi les derniers jours de la monarchie, ne s’avisât de prendre pour sujet les premiers jours de la république. Il ne courrait pas le risque des exagérations.

A. R.




ANNALS OF THE ARTISTS IN SPAIN,
by W. Stirling. — Londres, John Ollivier, 1838, 3 vol. in-8o.

Remarquons d’abord la belle exécution de ces trois volumes. Pages encadrées, rubriques, portraits gravés sur acier, magnifique impression, rien n’y manque. Ce n’est plus qu’en Angleterre que se publient des livres à l’usage des artistes avec ce luxe et cette recherche d’élégance. Aussi bien, si cela continue, c’est bientôt en Angleterre qu’on ira pour cultiver les arts et pour étudier les tableaux des grands maîtres. Chaque révolution amène du continent en Angleterre de nouveaux émigrés toujours accueillis avec empressement. Nous voulons parler des Raphaël, des Rubens, des Murillo. Depuis un demi-siècle que l’Europe change et rechange ses constitutions, combien de chefs-d’œuvre sont allés enrichir les collections plus ou moins inabordables des happy few, lords ou nababs de la Grande-Bretagne ! Il y a des gens qui s’effraient quand des économistes leur démontrent comme quoi l’or et l’argent de la vieille Europe vont s’enfouir en Asie pour ma part, je suis bien plus ému de voir les plus beaux ouvrages de tous les pays prendre le chemin de cette île de brouillards où les Titien deviennent ternes, et où les marbres de Paros prennent la teinte des murailles de cave. Mais qu’y faire ?

Si les Anglais accaparent les chefs-d’œuvre, il faut leur savoir gré lorsqu’ils veulent bien en faire part à l’Europe pauvre et trop occupée de son salut pour leur faire concurrence. Rendons grace à M. Stirling d’avoir mis tant de soins à nous faire connaître une école long-temps ignorée, et dont peu de maîtres, encore aujourd’hui, ont une réputation de ce côté des Pyrénées. L’ouvrage de M. Stirling est, je pense, le plus complet qui existe sur la peinture espagnole ; je dis la peinture, car, sur la foi d’un titre un peu ambitieux, il ne faut pas croire que l’auteur ait écrit l’histoire des beaux-arts en Espagne. La sculpture, toujours un peu négligée en ce pays, n’a obtenu l’attention de M. Stirling que chez les maîtres des XVIe et XVIIe siècles, et quant à l’architecture, il ne s’en est pour ainsi dire point occupé. Ne regrettons pas cette lacune. On ne parle bien que de ce qu’on aime. Ne demandez pas à M. Stirling ce qu’il pense des cathédrales de Léon, de Séville, de Burgos ; il ne les a pas regardées. Pour lui, l’architecture espagnole n’existe qu’alors que d’autres critiques cesseraient de lui trouver un caractère national. Il réserve toute son admiration pour les lourdes constructions d’Herrera, et, pour elles, il épuise le vocabulaire si riche des louanges et des exagérations castillanes. L’Escurial est, à ses yeux, le plus beau monument de l’Espagne. Sans doute on ne voit pas tant de pierres entassées sans un peu d’étonnement. Personne n’a pu se promener dans ces vastes cloîtres sans en conserver un profond souvenir ; mais est-ce bien cet immense gril de pierre qui laisse une impression si vive ? Chassez-en l’ombre de Philippe II, que restera-t-il à l’Escurial ? Une vaste baraque de granite, bizarre de plan, maladroite d’exécution, sans caractère et sans style. C’est Herrera, vous diront tous les guides, qui fatigua la terre de cet énorme poids. Non ; le véritable architecte de l’Escurial fut Philippe II. Le maçon qu’il employa ne comprit rien à son plan. Philippe le voulait grand, Herrera le fit vaste.

Laissons l’architecture, et suivons M. Stirling dans une étude qu’il a plus approfondie et qui paraît avoir ses principales affections. En matière de peinture, ses jugemens ont une valeur réelle, et devant les tableaux de Velasquez et de Murillo, nous retrouvons un véritable amateur, non plus, comme à l’Escurial, un homme de lettres consultant ses livres pour s’enthousiasmer.

La peinture n’est point née spontanément en Espagne. Elle y fut importée de l’Italie ; mais, de bonne heure, les artistes espagnols ont formé une école à laquelle on ne peut contester son originalité. On ne doit pas y chercher cette noblesse, ni surtout cette recherche du beau qui caractérise les écoles romaine et florentine. Les maîtres espagnols n’ont point tendu à un but si élevé. S’attachant à l’imitation de la nature qu’ils avaient sous les yeux, ils ont été forts, énergiques et brillans comme elle. S’il faut leur reprocher parfois la trivialité et l’indifférence dans le choix de leurs modèles, on doit louer dans leurs ouvrages la vérité, l’expression, la verve et la vigueur du coloris. Dans son introduction, M. Stirling, exposant les caractères généraux de l’école espagnole, ne se contente pas d’apprécier ses qualités et ses défauts, il en recherche les causes, et les trouve avec raison dans les mœurs et les habitudes nationales. Le despotisme du clergé, l’étiquette des cours, les scrupules religieux de tout le peuple, tels sont les obstacles que la peinture a rencontrés en Espagne dès son début et contre lesquels elle a toujours eu à se débattre. Pour les dévots des XVIe et XVIIe siècles, la représentation d’une figure nue aurait paru un sacrilège. Du temps de Murillo, il était si difficile de trouver dans les académies un modèle, qu’il était d’usage que tour à tour les élèves missent habit bas et posassent pour leurs camarades. Aujourd’hui même, à Madrid, les peintres se plaignent des scrupules exagérés des Manolas, et, au milieu d’une population dont la chasteté ne passe pas pour un trait distinctif, il y a peu de filles assez dépourvues de préjugés pour consentir à se laisser peindre dans un costume mythologique. C’était bien pis au XVIIe siècle. Un gentilhomme de cette époque eût passé pour fou s’il s’était avisé de faire faire le portrait de sa femme ou de sa maîtresse. Les dames ne sortaient que voilées, et la plupart des comédies de Calderon et de Lope de Véga sont fondées sur ce point d’honneur qui obligeait un homme à tuer le cavalier qu’il trouvait dans la partie de sa maison habitée par des femmes. Il y a loin de ces mœurs à celles de l’Italie, alors qu’un Farnèse se faisait peindre par le Titien devant sa maîtresse à demi nue, lui-même occupé comme vous pouvez le voir dans la galerie du Louvre. M. Stirling n’explique pas cette prodigieuse différence dans les coutumes de deux pays également bien partagés du soleil et, par la politique, en relations continuelles. Pour moi, je pense que l’Italie ne se familiarisa avec les nudités naturellement proscrites par le christianisme, que grace au nombre prodigieux de statues et de bas-reliefs que l’antiquité lui avait laissés. Aujourd’hui, en pays de nègres, une figure nue, noire s’entend, n’effarouche point la pudeur. En Italie, de chaque tas de décombres sortaient des dieux et des déesses qu’il fallait admirer malgré leur immodestie. Michel-Ange avait son public formé par la fréquentation de l’Olympe antique, lorsqu’il osa montrer, dans son Jugement dernier, tant de saints et de saintes en déshabillé. Rien de semblable en Espagne. Pourquoi dans une province romaine, si riche autrefois, trouve-t-on si peu de débris des arts de Rome ? A qui faut-il attribuer une destruction si complète ? Aux Goths ou bien aux Arabes ? Je l’ignore. Bornons-nous à constater, avec M. Stirling, que les peintres espagnols furent privés, par les mœurs, de la plus puissante ressource de leur art, l’étude des formes humaines nues.

Les statues antiques, en accoutumant les Italiens aux nudités, les avaient mis sur la voie de ce beau idéal dont les Grecs approchèrent de si près. D’un autre côté, le type des têtes italiennes offrait des modèles pour reproduire les chefs-d’œuvre laissés par l’antiquité. A Rome, tous les jours de marché on rencontre dans le Transtevère des Junon et des Minerve portant des poulets maigres et des oignons. En Espagne, les types nationaux s’éloignent davantage de la beauté idéale. Je me hâte de dire qu’après mes lectrices, je ne connais pas de femmes plus remplies de grace et de séduction que les Espagnoles ; mais, chez les plus belles, il y a toujours je ne sais quel air de passion et d’inquiétude qui dérange ce calme sublime sans lequel il n’y a pas de beauté parfaite. Nouvelle difficulté pour les peintres assez heureux pour avoir de belles femmes ou de belles filles, seuls modèles dont, je le répète, ils pussent disposer autrefois.

La peinture reçut des rois espagnols des encouragemens extraordinaires. Pendant une période de plus d’un siècle des princes se succédèrent, tous connaisseurs, gens d’esprit, sachant deviner le talent et le récompenser, non-seulement avec libéralité, mais avec cette grace et cette délicatesse qui charment plus les artistes que les pensions et les cadeaux. Dans le même temps, un clergé riche et prodigue leur ouvrait ses vastes cloîtres à décorer. Des églises magnifiques appelaient à la fois peintres et sculpteurs, et les ordres religieux se disputaient les artistes en réputation, comme jadis ils s’étaient disputé les reliques des saints.

Point de médaille sans revers. Les peintres de cour étaient condamnés à reproduire sans cesse les traits des souverains : ils ne pouvaient faire poser des grisettes ; mais ils avaient pour modèles des reines et des infantes. On sait qu’il ne faut pas dire heureux comme un roi, ni belle comme une reine. Sujets officiels, costumes étriqués des hommes, modes ridicules des femmes, voilà dans quelles conditions s’emprisonnait le talent des peintres de cour. Velasquez eut le bonheur d’avoir pour reine la charmante Isabelle de Bourbon ; mais ajoutons qu’il lui fallut peindre aussi ses nains, ses naines, ses fous et ses chiens.

À leur tour, les moines et les évêques ne donnaient pas moins d’embarras aux artistes patentés du clergé. La dévotion ne date en Espagne que de la fin du XVe siècle. Jusqu’alors on ne voit en ce pays nulle trace de passions religieuses. Sous Isabelle-la-Catholique, la ferveur vint avec les bûchers, et l’on pratiqua fort à la lettre le précepte compelle intrare. De là le caractère sombre et terrible du catholicisme espagnol, caractère qu’il n’a perdu que par le relâchement général des mœurs dans le siècle dernier. Le clergé ne gagnait pas les ames par la douceur. Le feu dans ce monde et dans l’autre, voilà l’argument dont il usait d’ordinaire, et qu’il recommandait aux peintres d’illustrer par leurs ouvrages. L’ignorance, fille du despotisme, ajoutait à la représentation des tournions atroces celle des miracles les plus extravagans et les moins poétiques. C’est ainsi que l’on commandait à Murillo, pour le cloître des franciscains de Séville, ce beau trait d’une légende : Un frère cuisinier, absorbé dans ses oraisons, néglige le pot-au-feu. Heureusement des anges descendent dans la cuisine ; l’un ratisse des carottes, l’autre épluche des oignons. Les bons pères firent un excellent souper. On peut voir dans la galerie du maréchal Soult comment Murillo se tira de ce sujet difficile. En résumé, les peintres des couvens étaient moins à plaindre que les peintres de cour ; la Vierge et les chérubins leur restaient, qui valaient mieux pour l’inspiration que des infantes fardées, en vertugadins.

À ces influences toutes puissantes, s’en joignirent d’autres accessoires qui ne laissèrent pas de modifier encore le caractère de l’école espagnole. Tout art s’appuie sur une base quelconque, et procède d’un art antérieur qu’il imite et qu’il perfectionne ; car, pour trouver l’invention, dans le sens absolu du mot, il faut remonter au premier homme. Les peintres espagnols ont appris les élémens de leur art des Vénitiens et des Flamands. En recevant d’eux le don de la couleur, ils en ont accepté en même temps cette indifférence pour la forme qui, poussée à l’excès, amène bientôt la décadence de la peinture.

La plupart des peintres espagnols ont débuté par des sujets vulgaires, par ce qu’on appellerait aujourd’hui le genre et la nature morte. Velasquez et Murillo groupaient des fruits, des vases, des poissons, tous les objets qui leur offrirent des couleurs vives et harmonieuses, et s’essayaient à en reproduire tous les accidens de lumière. Ils durent peut-être à ces études leur facilité merveilleuse à rendre les accessoires dans de plus importantes compositions. Plus tard l’un et l’autre gagnèrent leur premier argent à dessiner ou à peindre des scènes familières, des intérieurs de cabarets fréquentés par des mendians et des aveugles. La mode alors était d’ailleurs aux sujets picaresques, et les gens de lettres, qui donnent toujours un peu le ton aux artistes, avaient contribué à lancer la peinture dans cette voie basse et triviale. Les plus grands seigneurs, quand ils daignaient prendre la plume, se complaisaient à décrire les mœurs des filous et des mendians. Hurtado de Mendoza, l’élégant imitateur de Salluste, ambassadeur de Philippe II, doit surtout sa réputation à un roman admirable et dégoûtant dont le héros est un gamin aux gages d’un aveugle[1]. Il était impossible que les arts ne subissent pas comme un reflet de cette littérature consacrée au laid et à l’ignoble. Aussi dans les plus beaux tableaux des meilleurs maîtres se remarque fréquemment un manque de mesure et de tact qui prend l’imitation servile et grossière pour le but de l’art. Valdès Léal croyait faire un chef-d’œuvre en peignant un cadavre en décomposition, rongé des vers. On s’enfuit en se bouchant le nez à la vue de cet affreux trompe-l’œil. Murillo lui-même donne souvent à ses saints des mines patibulaires, et, dans son beau tableau de Sainte Elisabeth, l’enfant teigneux et le mendiant qui a un ulcère à la jambe inspirent trop d’horreur pour laisser de la place à l’admiration.

Les deux plus grands maîtres de l’école espagnole, Velasquez et Murillo, résument les qualités et les défauts résultant des influences que je viens d’énumérer. Le premier fut le peintre de la cour, le second le peintre des couvens. L’un et l’autre, appréciés par leurs contemporains, respectés pour leur talent et la noblesse de leur caractère, connurent toutes les jouissances que la culture des arts peut donner à des ames élevées, et cependant l’un et l’autre peut-être moururent avec le regret de n’avoir pu réaliser leurs conceptions d’artistes, celui-ci obsédé par les moines, celui-là retenu dans les chaînes dorées d’un roi aimable :

Velasquez fut un des meilleurs peintres de portraits qui aient existé. Personne ne l’a surpassé dans l’art de donner de l’expression et de la vie à ses modèles. Nul n’a su faire comme lui des yeux pleins d’une brillante humidité, des lèvres sous lesquelles circule un sang chaud et vermeil. On raconte, et l’anecdote n’est pas invraisemblable, que Philippe IV, apercevant dans un coin de son atelier le portrait de l’amiral Pareja, le prit pour l’original, et l’apostropha fort durement, lui demandant ce qu’il faisait à Madrid tandis qu’il devait être à bord de sa capitane. Le fameux tableau des Meninas, ou la Théologie de la peinture, convenablement disposé, peut produire une illusion pareille. « L’art, dit M. Stirling, s’y montre à ce point de perfection qu’il se cache lui-même, et l’on est tenté de croire que, par quelque procédé comme celui de Daguerre, l’artiste a fixé sur sa toile un groupe que le hasard lui a fourni. » Aucun tableau, sans en excepter ceux de Rembrandt, n’égale celui-ci pour la science de la perspective aérienne et la distribution magique de la lumière. Il représente l’atelier de Velasquez, où la famille royale est venue le voir travailler. Il semble que l’artiste se soit proposé de rendre tous les effets de lumière qui sont du ressort de la peinture. L’infante Marguerite, enfant de sept à huit ans, d’une blancheur éblouissante, est éclairée complètement par le jour tombant d’une fenêtre ouverte latéralement. Ses filles d’honneur, son nain, sa naine, reçoivent, de différentes manières, le jour, ou direct ou réfléchi. Une duègne et un écuyer sont dans la demi-teinte. La tête de Velasquez est éclairée par reflet. Au fond de l’appartement, une porte est ouverte, qui laisse voir une muraille inondée de soleil, et, sur ce fond éclatant, se détache en vigueur la figure d’un chambellan. Enfin une glace, suspendue à une paroi, présente l’image affaiblie du roi et de la reine supposés au point de vue du spectateur. Chacun de ces effets de lumière est traité avec une perfection étonnante. Plus on regarde ce tableau et plus il semble vrai. Il n’y a pas de noir ; le fond, si vigoureux, est transparent comme l’air. Les ombres ont cette teinte vague, indéfinissable de la nature ; elles changent toutes les heures de nuances et d’intensité. En un mot, le faire de l’artiste ne parait nulle part.

Il y a une jolie anecdote sur ce tableau, rapportée par M. Stirling, non sans quelque doute pourtant. On dit que Philippe IV, qui passait des heures entières tous les jours dans l’atelier de Velasquez, situé dans son palais et près de son appartement, contempla long-temps en silence la toile que le peintre venait de terminer. Tout à coup il lui demanda sa palette et ses pinceaux, pour donner, disait-il, une dernière touche. Le roi était un amateur distingué, et Velasquez un bon courtisan ; je crois cependant que l’artiste eut un peu peur à cette fantaisie royale. Le roi peignit fort bien, sur la poitrine du peintre, une croix de Saint-Jacques ; puis, selon l’usage, lui donna cent ans pour faire ses preuves de noblesse. On a voulu me persuader à Madrid que cette croix était un peu trop brillante pour sa place, et qu’elle n’était pas glacée comme le reste, preuve évidente, dit-on, qu’elle est peinte par la main d’un prince.

Commensal d’un roi, chambellan, grand-maître du palais, organisateur de toutes les fêtes, Velasquez eut une vie fort occupée entre ses tableaux officiels et ses charges de cour, qui n’étaient pas des sinécures, car il mourut des fatigues que lui causèrent les fêtes du mariage de l’infante Marie-Thérèse avec Louis XIV. Je ne sais si la nature l’avait créé pour être un grand peintre d’histoire ; la faveur de Philippe IV en fit un inimitable peintre de portraits. Coloriste d’autant plus habile qu’il obtient les effets les plus puissans par les moyens les plus naturels en apparence, il a su tirer un grand parti des costumes bizarres et des modes disgracieuses qu’il fut condamné à immortaliser. Mais, en voyant cette mine ennuyée de Philippe IV, si souvent reproduite, les gros yeux niais des infantes, leur lèvre autrichienne, leurs paniers monstrueux, tous ces personnages si préoccupés d’étiquette, si « hauts sur fraise, » il est impossible de ne pas plaindre le pauvre Pintor de Camara ; on voudrait qu’il eût vécu libre à Séville, et qu’il eût choisi ses modèles parmi les robustes toréadors et les jolies majas qui dansent à l’ombre des orangers aux bords du Guadalquivir.

Murillo me paraît inférieur à Velasquez, surtout parce que, s’étant essayé dans un genre plus élevé, il n’a pu atteindre à la perfection où son rival atteignit dans un genre secondaire. « Mieux vaut être le premier dans un bourg que le second à Rome, » disait César, qui, soit dit en passant, était un amateur distingué, si l’on en croit ses biographes. Le mot est vrai, surtout en peinture. — Murillo fit lui-même son éducation d’artiste, ne vint qu’une fois à Madrid, où il reçut des conseils et des encouragemens de Velasquez, et ne connut guère les maîtres étrangers que par de rares échantillons qu’il put voir dans le palais du roi. Les couvens de l’Andalousie l’adoptèrent et l’occupèrent jusqu’à sa mort. Souvent on lui commanda d’étranges sujets, mais, s’il lui fallait peindre un saint Bonaventure achevant ses ouvrages après sa mort, on ne lui défendait ni les Vierges ni les anges, ces belles et faciles créations de son pinceau. L’extase religieuse, la douceur ineffable des anges et des madones, telles sont les expressions qu’il se plaît et qu’il excelle à reproduire. Involontairement, toutefois, je me rappelle devant ces tableaux les processions religieuses, les fonctions, comme on dit, si fréquentes et si splendides en Espagne. On y voit le géant Goliath, David, saint Jean-Baptiste, les onze mille vierges et l’enfer et le paradis. La pompe du spectacle, l’éclat des étoffes et du clinquant, vous éblouissent d’abord ; puis on reconnaît dans un petit saint Jean le gamin qui a ciré vos bottes, une des vierges est une grisette à qui l’on a donné un bouquet, Goliath est le tambour-major du régiment qu’on a vu à la parade. De même les madones et les anges de Murillo vous rappellent les figures de la rue, et l’on se sent trop sur la terre. Cependant il est juste de dire que ce qu’il a de trivial dans ses têtes est souvent racheté par l’expression puissante qu’il leur a donnée. Sa Vierge n’est pas la reine du ciel, sans doute ; mais elle a tant de bonté, tant de compassion, tant de candeur, qu’on peut en faire au moins « la Vierge des bonnes gens.

M. Stirling, qui raconte avec beaucoup de détail et d’une manière très attachante les vies de Velasquez et de Murillo, s’est un peu trop étendu, ce me semble, sur les biographies d’une multitude de maîtres du second et du troisième ordre. Zurbaran, Alonso Cano, Juan de Joanes, méritent sans doute cet honneur ; mais, quant à cette interminable suite de méchans barbouilleurs dont les ouvrages sont aussi peu connus que les noms, il était peut-être inutile de se donner tant de peine pour savoir l’année de leur naissance et celle de leur mort. Après tout, l’ouvrage de M. Stirling est un excellent guide pour le voyageur, et qui l’emporte avec soi n’a plus besoin de cicerone. Pour ma part, j’aurais préféré que notre auteur nous fît grace de quelques noms, et qu’il eût ajouté à ses nombreuses notices des détails techniques sur les procédés des maîtres espagnols. Les procédés des coloristes peuvent s’enseigner et valent la peine qu’on les étudie. C’eût été rendre un service aux artistes que de leur faire connaître les renseignemens que M. Stirling a dû recueillir à cet égard et les traditions qui se conservent dans les ateliers. Les tableaux espagnols sont remarquables par leur belle conservation, ce qui annonce l’emploi de moyens matériels excellens. Il est vrai que restaurer un tableau est un art inconnu en Espagne ; c’est peut-être à cette cause seulement qu’il faut attribuer la magnifique condition des Velasquez et des Murillo du musée de Madrid. Plût au ciel que cet art funeste ne fût pas pratiqué chez nous ! On m’assure que le directeur actuel du musée a banni du Louvre les restaurateurs, et il faut le féliciter de cet acte de bon goût. Pour effrayer les malfaiteurs, on exposait autrefois à la porte des villes les têtes des grands coupables : M. Jeanron s’est contenté de faire placer dans le grand salon une victime ; c’est un Andrea del Sarto restauré. La mesure est plus douce, mais l’exemple doit suffire pour arrêter le mal.


P. M…

  1. Lazarillo de Tormes.