Boileau (Sainte-Beuve)


LITTÉRATURE ANCIENNE.

BOILEAU.

Depuis plus d’un siècle que Boileau est mort, de longues et continuelles querelles se sont élevées à son sujet. Tandis que la postérité acceptait avec des acclamations unanimes la gloire des Corneille, des Molière, des Racine, des Lafontaine, on discutait sans cesse, on révisait avec une singulière rigueur les titres de Boileau au génie poétique ; et il n’a guère tenu à Fontenelle, à d’Alembert, à Helvétius, à Condillac, à Marmontel, et par instans à Voltaire lui-même, que cette grande renommée classique ne fût entamée. On sait le motif de presque toutes les hostilités et les antipathies d’alors : c’est que Boileau n’était pas sensible ; on invoquait là-dessus certaine anecdote, plus que suspecte, insérée à l’Année littéraire et reproduite par Helvétius ; et comme, au dix-huitième siècle, le sentiment se mêlait a tout, a une description de Saint-Lambert, à un conte de Crébillon fils ou à l’histoire philosophique des deux Indes, les belles dames, les philosophes et les géomètres avaient pris Boileau en grande aversion. Pourtant, malgré leurs épigrammes et leurs demi-sourires, sa renommée littéraire résista et se consolida de jour en jour. Le poète du bon sens, le législateur de notre Parnasse garda son rang suprême. Le mot de Voltaire, ne disons pas de mal de Nicolas, cela porte malheur, fit fortune et passa en proverbe ; les idées positives du xviiie siècle et la philosophie condillacienne, en triomphant, semblèrent marquer d’un sceau plus durable la renommée du plus sensé, du plus logique et du plus correct des poètes. Mais ce fut surtout lorsqu’une école nouvelle s’éleva en littérature, lorsque certains esprits, bien peu nombreux d’abord, commencèrent de mettre en avant des théories inusitées et les appliquèrent dans des œuvres ; ce fut alors qu’en haine des innovations, on revint de toutes parts a Boileau comme a un ancêtre illustre, et qu’on se rallia à son nom dans chaque mêlée. Les académies proposèrent à l’envi son éloge ; les éditions de ses œuvres se multiplièrent ; des commentateurs distingués, MM. Viollet-le-Duc, Amar, de Saint-Surin, l’environnèrent des richesses de leur goût et de leur érudition ; M. Daunou en particulier, ce vénérable représentant de la littérature et de la philosophie du xviiie siècle, rangea autour de Boileau, avec une sorte de piété, tous les faits, tous les jugemens, toutes les apologies qui se rattachent à cette grande cause littéraire et philosophique. Mais, cette fois, tant et de si dignes efforts n’ont pas suffisamment protégé Boileau contre ces idées nouvelles, d’abord obscures et décriées, mais croissant et grandissant sous les clameurs. Ce ne sont plus en effet, comme au dix-huitième siècle, de piquantes épigrammes et des personnalités moqueuses ; c’est une forte et sérieuse attaque contre les principes et le fond même de la poétique de Boileau ; c’est un examen tout littéraire de ses inventions et de son style, un interrogatoire sévère sur les qualités de poète qui étaient ou n’étaient pas en lui. Les épigrammes même ne sont plus ici de saison ; on en a tant fait contre lui en ces derniers temps, qu’il devient presque de mauvais goût de les répéter. Nous n’aurons pas de peine à nous les interdire dans le petit nombre de pages que nous allons lui consacrer. Nous ne chercherons pas non plus à instruire un procès régulier et à prononcer des conclusions définitives. Ce sera assez pour nous de causer librement de Boileau avec nos lecteurs, de l’étudier dans son intimité ; de l’envisager en détail selon notre point de vue et les idées de notre siècle, passant tour à tour de l’homme à l’auteur, du bourgeois d’Auteuil au poète de Louis-le-Grand, n’éludant pas à la rencontre les graves questions d’art et de style, les éclaircissant peut-être quelquefois sans prétendre jamais les résoudre. Il est bon, à chaque époque littéraire nouvelle, de repasser en son esprit, et de revivifier les idées qui sont représentées par certains noms devenus sacramentels, dût-on n’y rien changer, à peu près comme à chaque nouveau règne, on refrappe monnaie, et on rajeunit l’effigie sans altérer le poids.

De nos jours, une haute et philosophique méthode s’est introduite dans toutes les branches de l’histoire. Quand il s’agit de juger la vie, les actions, les écrits d’un homme célèbre, on commence par bien examiner et décrire l’époque qui précéda sa venue, la société qui le reçut dans son sein, le mouvement général imprimé aux esprits ; on reconnaît et l’on dispose par avance la grande scène où le personnage doit jouer son rôle, et lorsqu’il intervient, tous les développemens de sa force, tous les obstacles, tous les contre-coups sont prévus, expliqués, justifiés ; et de ce spectacle harmonieux il résulte par degrés dans l’ame du lecteur une satisfaction pacifique où se repose l’intelligence. Cette méthode ne triomphe jamais avec une évidence plus entière et plus éclatante que lorsqu’elle ressuscite les hommes d’État, les conquérans, les théologiens, les philosophes ; mais quand elle s’applique aux poètes et aux artistes, qui sont souvent des gens de retraite et de solitude, les exceptions deviennent plus fréquentes, et il est besoin de prendre garde. Tandis que, dans les ordres d’idées différens, en politique, en religion, en philosophie, chaque homme, chaque œuvre tient son rang, et que tout fait bruit et nombre, le médiocre à côté du passable, et le passable à côté de l’excellent, dans l’art il n’y a que l’excellent qui compte : et notez que l’excellent ici peut toujours être une exception, un jeu de la nature, un caprice du ciel, un don de Dieu. Vous aurez fait de beaux et légitimes raisonnemens sur les races ou les époques prosaïques ; mais il plaira à Dieu que Pindare sorte un jour de Béotie, ou qu’un autre jour André Chénier naisse et meure au dix-huitième siècle. Sans doute, ces aptitudes singulières, ces facultés merveilleuses reçues en naissant, se coordonnent toujours tôt ou tard avec le siècle dans lequel elles sont jetées, et en subissent des inflexions, durables. Mais pourtant ici l’initiative humaine est en première ligne et moins sujette aux causes générales ; l’énergie individuelle modifie, et, pour ainsi dire, s’assimile les choses ; et d’ailleurs, ne suffit-il pas à l’artiste, pour accomplir sa destinée, de se créer un asile obscur dans ce grand mouvement d’alentour, de trouver quelque part un coin oublié où il puisse en paix tisser sa toile ou faire son miel ? Il me semble donc que, lorsqu’on parle d’un artiste et d’un poète, surtout d’un poète qui ne représente pas toute une époque, il est mieux de ne pas compliquer dès l’abord son histoire d’un trop vaste appareil philosophique, de s’en tenir, en commençant, au caractère privé, aux liaisons domestiques, et de suivre l’individu de près dans sa destinée intérieure, sauf ensuite, quand on le connaîtra bien, à le traduire au grand jour et à le confronter avec son siècle. C’est ce que nous ferons simplement pour Boileau.

Fils d’un père greffier, né d’aïeux avocats, comme il le dit lui-même dans sa dixième épître, Boileau passa son enfance et sa première jeunesse, rue du Harlay, dans une maison du temps d’Henri IV, et eut à loisir sous les yeux le spectacle de la vie bourgeoise et de la vie de palais. Il perdit sa mère en bas âge, et comme la famille était nombreuse et son père très-occupé, le jeune enfant se trouva livré à lui-même. Logé dans une guérite au grenier, sa santé en souffrit, son talent d’observation dut y gagner ; il remarquait tout, maladif et taciturne, et comme il n’avait pas la tournure d’esprit rêveuse, et que son jeune âge n’était pas environné de tendresse, il s’accoutuma de bonne heure avoir les choses avec sens, sévérité et brusquerie mordante. On le mit bientôt au collège, où il achevait sa quatrième, lorsqu’il fut attaqué de la pierre, et l’opération, faite en apparence avec succès, lui laissa cependant pour le reste de sa vie une très-grande incommodité. Au collège, Boileau lisait, outre les auteurs classiques, beaucoup de poèmes modernes, de romans, et bien qu’il composât lui-même, selon l’usage des rhétoriciens, d’assez mauvaises tragédies, son goût et son talent pour les vers était déjà reconnu de ses maîtres. En sortant de philosophie, il fut mis au droit ; son père mort, il continua de demeurer chez son frère Jérôme, qui avait succédé à la charge de greffier, se fit recevoir avocat, et bientôt, las de la chicane, il s’essaya à la théologie sans plus de goût ni de succès ; il n’y obtint qu’un bénéfice de 800 livres, qu’il résigna, après quelques années de jouissance, au profit, dit-on, de la demoiselle Marie Poncher de Bretouville, qu’il avait aimée, et qui se faisait religieuse : à part cet attachement, qu’on a même révoqué en doute, il ne semble pas que la jeunesse de Despréaux ait été fort passionnée, et lui-même convient qu’il est très-peu voluptueux. Ce-petit nombre de faits connus sur les vingt-quatre premières années de sa vie nous mènent jusqu’en 1660, époque où il débute dans le monde littéraire par la publication de ses premières satires.

Les circonstances extérieures étant données, l’état politique et social étant connu, on conçoit quelle dut être, sur une nature comme celle de Boileau, l’influence de cette première éducation, de ces habitudes domestiques et de tout cet intérieur. Rien de tendre, rien de maternel autour de cette enfance infirme et stérile ; rien pour elle de bien inspirant ni de bien sympathique dans toutes ces conversations de chicane auprès du fauteuil du vieux greffier ; rien qui touche, qui enlève et fasse qu’on s’écrie avec Ducis : « Oh ! que toutes ces pauvres maisons bourgeoises rient à mon cœur ! » Sans doute à une époque d’analyse et de retour sur soi-même, une ame d’enfant rêveur eût tiré parti de cette gêne et de ce refoulement ; mais il n’y fallait pas songer alors, et d’ailleurs l’âme de Boileau n’y eût jamais été propre. Il y avait bien, il est vrai, la ressource de la moquerie et du grotesque ; déjà Villon et Régnier avaient fait jaillir une abondante poésie de ces mœurs bourgeoises, de cette vie de cité et de basoche ; mais Boileau avait une retenue dans sa moquerie, une sobriété dans son sourire, qui lui interdisaient les débauches d’esprit de ses devanciers ; et puis, les mœurs avaient perdu en saillie depuis que la régularité d’Henri IV avait passé dessus : Louis XIV allait imposer le décorum. Quant à l’effet hautement poétique et religieux des monumens d’alentour sur une jeune vie commencée entre Notre-Dame et la Sainte Chapelle, comment y penser en ce temps-là? Le sens du moyen-âge était complètement perdu ; l’ame seule d’un Milton pouvait en retrouver quelque chose, et Boileau ne voyait guère dans une cathédrale que de gras chanoines et un lutrin. Aussi que sort-il tout à coup, et pour premier essai, de cette verve de vingt-quatre ans, de cette existence de poète si long-temps misérable et comprimée ? Ce n’est ni la pieuse et sublime mélancolie du Penseroso s’égarant de nuit, tout en larmes, sous les cloîtres gothiques et les arceaux solitaires ; ni une charge vigoureuse, dans le ton de Régnier, sur les orgies nocturnes, les allées obscures et les escaliers en limaçon de la cité ; ni une douce et onctueuse poésie de famille et de coin du feu, comme en ont su faire La Fontaine et Ducis ; c’est Damon, ce grand auteur, qui fait ses adieux à la ville, d’après Juvénal ; c’est une autre satire sur les embarras des rues de Paris ; c’est encore une raillerie fine et saine des mauvais rimeurs qui fourmillaient alors, et avaient usurpé une grande réputation à la ville et à la cour.

Nous venons de dire que le sens du moyen-âge était déjà perdu depuis long-temps ; il n’avait pas survécu, en France, au seizième siècle : l’invasion grecque et romaine de la renaissance l’avait étouffé. Toutefois, en attendant que cette grande et longue décadence du moyen-âge fût menée à terme, ce qui n’arriva qu’à la fin du dix-huitième siècle, en attendant que l’ère véritablement moderne commençât pour la société et pour l’art en particulier, la France, à peine reposée des agitations de la Ligue et de la Fronde, se créait lentement une littérature, une poésie, tardive sans doute, et quelque peu artificielle, mais d’un mélange habilement fondu, originale dans son imitation, et belle encore au déclin de la société dont elle décorait la ruine. Le drame mis à part, on peut considérer Malherbe et Boileau comme les auteurs officiels et en titre du mouvement poétique qui se produisit, durant les deux derniers siècles, aux sommités et à la surface de la société française. Ils se distinguent tous les deux par une forte dose d’esprit critique et par une opposition sans pitié contre leurs devanciers immédiats. Malherbe est inexorable pour Ronsard, Desportes et leurs disciples, comme Boileau le fut pour Colletet, Ménage, Chapelain, Benserade et Scudéry. Cette rigueur, surtout celle de Boileau, peut souvent s’appeler du nom d’équité. Pourtant, même quand ils ont raison, Malherbe et Boileau ne l’ont jamais qu’à la manière un peu vulgaire du bon sens, c’est-à-dire sans portée, sans principes, avec des vues incomplètes, insuffisantes. Ce sont des médecins empiriques : ils s’attaquent à des vices réels, mais extérieurs, à des symptômes d’une poésie déjà corrompue au fond ; et pour la régénérer, ils ne remontent pas au cœur du mal. Parce que Ronsard et Desportes, Scudéry et Chapelain leur paraissent détestables, ils en concluent qu’il n’y a de vrai goût, de poésie véritable que chez les anciens. Ils négligent, ils ignorent, ils suppriment tout net les grands rénovateurs de l’art au moyen-âge ; ils en jugent à l’aveugle par quelques pointes de Pétrarque, par quelques concetti du Tasse, auxquels s’étaient attachés les beaux-esprits du temps d’Henri III ou de Louis XIII. Et lorsque, dans leurs idées de réforme, ils ont décidé de revenir à l’antiquité grecque et romaine, toujours fidèles à cette logique incomplète du bon sens, qui n’ose pousser au bout des choses, ils se tiennent aux Romains de préférence aux Grecs, et le siècle d’Auguste leur présente au premier aspect le type absolu du beau. Au reste, ces incertitudes et ces inconséquences étaient inévitables en un siècle épisodique, sous un règne en quelque sorte accidentel, et qui ne plongeait profondément ni dans le passé ni dans l’avenir. Alors les arts, au lieu de vivre et de cohabiter au sein de la même sphère, et d’être ramenés sans cesse au centre commun de leurs rayons, se tenaient isolés chacun à son extrémité, et n’agissaient qu’à la surface. Perrault, Mansard, Lulli, Lebrun, Boileau, Vauban, bien qu’ils eussent entre eux, dans la manière et le procédé, des traits généraux de ressemblance, ne s’entendaient nullement, et ne sympathisaient pas, emprisonnés qu’ils étaient dans le technique et le métier. Aux époques vraiment palingénésiques, c’est tout le contraire : Phidias traduit Homère avec son ciseau ; Michel-Ange commente le Dante avec son crayon ; Chateaubriand comprend Bonaparte. Revenons à Boileau. Il eût été trop dur d’appliquer à lui seul des observations qui tombent sur tout son siècle, mais auxquelles il a nécessairement grande part, en qualité de poète critique et de législateur littéraire.

C’est là, en effet, le rôle et la position que prend Boileau par ses premiers essais. Dès 1664, c’est-à-dire à l’âge de 28 ans, nous le voyons intimement lié avec tout ce que la littérature du temps a de plus illustre, avec La Fontaine et Molière, déjà célèbres ; avec Racine, dont il devient le guide et le conseiller. Les dîners de la rue du Vieux-Colombier s’arrangent pour chaque semaine, et Boileau y tient le dé de la critique. Il fréquente les meilleures compagnies, celles de M. de Larochefoucauld, de mesdames de Lafayette et de Sévigné- ; connaît les Vivonne, les Pomponne, et partout ses décisions en matière de goût font loi. Présenté à la cour en 1669, il est nommé historiographe en 1677 ; à cette époque, par la publication de presque toutes ses satires et ses épîtres, de l’Art poétique, et des quatre premiers chants du Lutrin, il avait atteint le plus haut degré de sa réputation.

Boileau avait 41 ans lorsqu’il fut nommé historiographe. On peut dire que sa carrière littéraire se termina à cet âge. En effet, durant les quinze années qui suivent, jusqu’en 1693, il ne publia que les deux derniers chants du Lutrin, et jusqu’à la fin de sa vie, c’est-à-dire pendant dix-huit autres années, il ne fit plus que la satire sur les Femmes, l’Ode à Namur, les épîtres à ses Vers, à Antoine, et sur l’Amour de Dieu, les satires sur l’Homme, et sur l’Equivoque. Cherchons dans la vie privée de Boileau l’explication de ces irrégularités, et tirons-en quelques conséquences sur la qualité de son talent.

Pendant le temps de sa renommée croissante, Boileau avait continué de loger chez son frère, le greffier Jérôme. Cet intérieur devait être assez peu agréable au poète ; car la femme de Jérôme était, à ce qu’il paraît, grondeuse et revêche. Mais les distractions du monde ne permettaient guère alors à Boileau de se ressentir des chicanes domestiques qui troublaient le ménage de son frère. En 1679, à la mort de Jérôme, il logea quelques années chez son neveu Dongois, aussi greffier ; mais bientôt, après avoir fait en carrosse les campagnes de Flandre et d’Alsace, il put acheter avec les libéralités du Roi une petite maison à Auteuil, et on l’y trouve installé dès 1687. Sa santé d’ailleurs, toujours si délicate, s’était dérangée de nouveau ; il éprouvait une extinction de voix et une surdité qui lui interdisaient le monde et la cour. C’est en suivant Boileau dans sa solitude d’Auteuil qu’on apprend à le mieux connaître ; c’est en remarquant ce qu’il fit ou ne fit pas alors, durant près de trente ans, livré à lui-même, faible de corps, mais sain d’esprit, au milieu d’une campagne riante, qu’on peut juger avec plus de vérité et de certitude ses productions antérieures, et assigner les limites de ses facultés. Eh bien ! le dirons-nous ? Chose étrange, inouïe ! pendant ce long séjour aux champs, en proie aux infirmités du corps qui, laissant l’âme entière, la disposent à la tristesse et à la rêverie, pas un mot de conversation, pas une ligne de correspondance, pas un vers qui trahisse chez Boileau une émotion tendre, un sentiment naïf et vrai de la nature et de la campagne. Non, il n’est pas indispensable, pour provoquer en nous cette vive et profonde intelligence des choses naturelles, de s’en aller bien loin, au-delà des mers, parcourant les contrées aimées du soleil et la patrie des citronniers, se balançant tout le soir dans une gondole, à Venise ou à Baïa, aux pieds d’une Elvire ou d’une Guiccioli. Non, bien moins suffit ; voyez Horace, comme il s’accommode, pour rêver, d’un petit champ, d’une petite source d’eau vive, et d’un peu de bois au-dessus, et paulim silvœe super his foret ; voyez La Fontaine, comme il aime s’asseoir et s’oublier de longues heures sous un chêne : comme il entend à merveille les bois, les eaux, les prés, les garennes, et les lapins broutant le thym et la rosée, les fermes avec leurs fumées, leurs colombiers et leurs basses-cours ! Et le bon Ducis, qui demeura lui-même à Auteuil, comme il aime aussi et comme il peint les petits fonds rians et les revers de coteaux ! « J’ai fait une lieue ce matin, écrit-il à l’un de ses amis, dans les plaines de bruyères, et quelquefois entre des buissons qui sont couverts de fleurs et qui chantent. » Rien de tout cela chez Boileau. Que, fait-il donc à Auteuil ? Il y soigne sa santé ; il y traite ses amis, Rapin, Bourdaloue, Bouhours ; il y joue aux quilles ; il y cause, après boire, nouvelles de cour, académie, abbé Cottin, Charpentier ou Perrault, comme Nicole causait théologie sous les admirables ombrages de Port-Royal ; il écrit à Racine de vouloir bien le rappeler au souvenir du Roi et de madame de Maintenon ; il lui annonce qu’il compose une ode, qu’il y hasarde des choses fort neuves, jusqu’à parler de la plume blanche que le Roi a sur son chapeau ; les jours de verve, il rêve et récite aux échos de ses bois cette terrible Ode à Namur. Ce qu’il fait de mieux, c’est assurément une ingénieuse épître à Antoine ; encore ce bon jardinier y est-il transformé en gouverneur du jardin : il ne plante pas, mais dirige l’if et le chèvrefeuil, et exerce sur les espaliers l’art de la Quintinie ; il y avait même à Auteuil du Versailles. Cependant Boileau vieillit, ses infirmités augmentent, ses amis meurent ; La Fontaine et Racine lui sont enlevés. Disons à la louange de l’homme bon, dont en ce moment nous jugeons le talent avec une attention sévère, disons qu’il fut sensible à l’amitié plus qu’à toute autre affection. Dans une lettre datée de 1695, et adressée à M. de Maucroix, au sujet de la mort de La Fontaine, on lit ce passage, le seul touchant peut-être que présente la correspondance de Boileau : « Il me semble, Monsieur, que voilà une longue lettre. Mais quoi ! le loisir que je me suis trouvé aujourd’hui à Auteuil m’a comme transporté à Reims, où je me suis imaginé que je vous entretenais dans votre jardin, et que je vous revoyais encore comme autrefois avec tous ces chers amis que nous avons perdus, et qui ont disparu velut somnium surgentis. » Aux- infirmités de l’âge se joignirent encore un procès désagréable à soutenir, et le sentiment des malheurs publics. Boileau, depuis la mort de Racine, ne remit pas les pieds à Versailles ; il jugeait tristement les choses et les hommes, et même en matière de goût, la décadence lui paraissait si rapide, qu’il allait jusqu’à regretter le temps des Bonnecorse et des Pradon. Ce qu’on a peine à concevoir, c’est qu’il vendit sur ses derniers jours sa maison d’Auteuil, et qu’il vint mourir, en 1711, au cloître Notre-Dame, chez le chanoine Lenoir, son confesseur. La vieillesse du poète-historiographe ne fut pas moins triste et morose que celle du monarque.

On doit maintenant, ce nous semble, comprendre notre opinion sur Boileau ; ce n’est pas du tout un poète, si l’on réserve ce titre aux êtres fortement doués d’imagination et d’âme : son Lutrin toutefois nous révèle un talent capable d’invention, et surtout des beautés pittoresques de détail. Boileau, selon nous, est un esprit sensé et fin, poli et mordant, peu fécond, d’une agréable brusquerie, religieux observateur du vrai goût, bon écrivain en vers, d’une correction savante, d’un enjouement ingénieux, l’oracle de la cour et des lettrés d’alors ; tel qu’il fallait pour plaire à la fois à M. Patru et à M. de Bussy, à M. d’Aguesseau et à Mme de Sévigné, à M. Arnaud et à Mme de Maintenon, pour imposer aux jeunes courtisans, pour agréer aux vieux, pour être estimé de tous ; honnête homme et d’un mérite solide. Racine représente très-bien le côté tendre et voluptueux de Louis XIV et de sa cour ; Boileau en représente non moins parfaitement la gravité soutenue, le bon sens relevé de noblesse, l’ordre décent. La littérature et la poétique de Boileau sont merveilleusement d’accord avec la religion, la philosophie, l’économie politique, la stratégie et tous les arts du temps ; c’est le même mélange de sens droit et d’insuffisance, de vues provisoirement justes, mais peu décisives. Il réforma les vers, mais comme Colbert les finances, comme Pussort le code, avec des idées de détail. Racine lui écrivait du camp près de Namur : « La vérité est que notre tranchée est quelque chose de prodigieux, embrassant à la fois plusieurs montagnes et plusieurs vallées avec une infinité de tours et de retours, autant presque qu’il y a de rues à Paris. » Boileau répondait d’Auteuil, en parlant de la Satire des femmes qui l’occupait alors : « C’est un ouvrage qui me tue, par la multitude des transitions qui sont, à mon sens, le plus difficile chef-d’œuvre de la poésie. » Boileau faisait le vers à la Vauban ; les transitions valent les circonvallations ; la grande guerre n’était pas encore inventée. Son épître sur le passage du Rhin est tout-à-fait un tableau de Van der Meulen. On a appelé Boileau le janséniste de notre poésie ; janséniste est un peu fort, gallican serait plus vrai. En effet, la théorie poétique de Boileau ressemble souvent à la théorie religieuse des évêques de 1682, sage en application, peu conséquente aux principes. C’est surtout dans la querelle des anciens et des modernes et dans la polémique avec Perrault, que se trahit cette infirmité propre à la logique du sens commun. Perrault avait reproché à Homère une multitude de mots bas, et les mots bas, selon Longin et Boileau, sont autant de marques honteuses qui flétrissent l’expression. Jaloux de défendre Homère, Boileau, au lieu d’accueillir bravement la critique de Perrault et d’en décorer son poète à titre d’éloge, au lieu d’oser admettre que la cour d’Agamemnon n’était pas tenue à la même étiquette de langage que celle de Louis-le-Grand, Boileau se rejette sur ce que Longin, qui reproche des tenues bas à plusieurs auteurs et à Hérodote en particulier, ne parle pas d’Homère ; preuve évidente que les œuvres de ce poète ne renferment point un seul terme bas, et que toutes ses expressions sont nobles. Mais voilà que, dans un petit traité, Denys d’Halicarnasse, pour montrer que la beauté du style consiste principalement dans l’arrangement des mots, a cité l’endroit de l’Odyssée où, à l’arrivée de Télémaque, les chiens d’Eumée n’aboient pas et remuent la queue ; sur quoi le rhéteur ajoute que c’est bien ici l’arrangement et non le choix des mots qui fait l’agrément ; car, dit-il, la plupart des mots employés sont très-vils et très-bas. Racine lit, un jour, cette observation de Denys d’Halicarnasse, et vite il la communique à Boileau, qui niait les termes soi-disant bas reprochés par Perrault à Homère. « J’ai fait réflexion, lui écrit Racine, qu’au lieu de dire que le mot d’âne est en grec un mot très-noble, vous pourriez vous contenter de dire que c’est un mot qui n’a rien de bas, et qui est comme celui de cerf, de cheval, de brebis, etc. Ce très-noble me paraît un peu trop fort. » C’est là qu’en étaient ces grands hommes en fait de théorie et de critique littéraire. Un autre jour, il y eut devant Louis XIV une vive discussion à propos de l’expression retrousser chemin, que le Roi désapprouvait comme basse, et que condamnaient à l’envi tous les courtisans, et Racine le premier. Boileau seul, conseillé de son bon sens, osa défendre l’expression ; mais il la défendit bien moins comme nette et franche en elle-même, que comme reçue dans le style noble et poli, depuis que Vaugelas et d’Ablaucourt l’avaient employée.

Si de la théorie poétique de Boileau nous passons à l’application qu’il en fait en écrivant, il ne faudra, pour le juger, que pousser sur ce point l’idée générale, tant de fois énoncée dans cet article. Le style de Boileau, en effet, est sensé, soutenu, élégant et grave ; mais cette gravité va quelquefois jusqu’à la pesanteur, cette élégance jusqu’à la fatigue, ce bon sens jusqu’à la vulgarité. Boileau, l’un des premiers, et plus instamment que tout autre, introduisit dans les vers la manie des périphrases, dont nous avons vu, sous Delille, le grotesque triomphe ; car quel misérable progrès de versification, comme dit M. Emile Deschamps, qu’un logogryphe en huit alexandrins, dont le mot est chiendent ou carotte! « Je me souviens, écrit Boileau à M. de Maucroix, que » M. de La Fontaine m’a dit plus d’une fois que les deux vers de » mes ouvrages qu’il estimait davantage, c’étaient ceux où je loue le » Roi d’avoir établi la manufacture des points de France, à la place » des points de Venise. Les voici ; c’est dans la première épître à » Sa Majesté :


» Et nos voisins frustrés de ces tributs serviles
» Que payait à leur art le luxe de nos villes. »


Assurément La Fontaine était bien humble de préférer ces vers de Boileau à tous les autres ; à ce prix, les siens propres, si francs et si naïfs d’expression, n’eussent guère rien valu. « Croiriez-vous, dit encore Boileau dans la même lettre, en parlant de sa dixième épître, croiriez-vous qu’un des endroits où tous ceux à qui je l’ai récitée se récrient le plus, c’est un endroit qui ne dit autre chose sinon qu’aujourd’hui que j’ai 57 ans, je ne dois plus prétendre à l’approbation publique! Cela est dit en quatre vers que je veux bien vous écrire ici, afin que vous me mandiez si vous les approuvez  :


» Mais aujourd’hui qu’enfin la vieillesse venue,
» Sous mes faux cheveux blonds déjà toute chenue,
« A jeté sur ma tête, avec ses doigts pesans,
» Onze lustres complets surchargés de deux ans.


» Il me semble que la perruque est assez heureusement frondée dans ces vers. » Cela rappelle cette autre hardiesse avec laquelle, dans l’Ode à Namur, Boileau parle de la plume blanche que le Roi a sur son chapeau. En général, Boileau, en écrivant, attachait trop de prix aux petites choses. Sa théorie du style, celle de Racine lui-même, n’était guère supérieure aux idées que professait le bon Rollin. « On ne m’a pas accablé d’éloges sur le sonnet de ma parente, écrit Boileau à Brossette ; cependant, mon cher Monsieur, oserais-je vous dire que c’est une des choses de ma façon dont je m’applaudis le plus, et que je ne crois pas avoir rien dit de plus gracieux que


» A ses jeux innocens, enfant associé,


» et


» Rompit de ses beaux jours le fil trop délié,


» et


» Fut le premier démon cmi m’inspira des vers.


» C’est à vous à en juger. » Nous estimons ces vers fort bons, sans doute, mais non pas si merveilleux que Boileau semble le croire. Dans une lettre à Brossette, on lit encore ce curieux passage : « L’autre objection que vous me faites est sur ce vers de ma poétique :


« De Styx et d’Achéron peindre les noirs torrens.


« Vous croyez que


» Du Styx, de l’Achéron peindre les noirs torrens


» serait mieux. Permettez-moi de vous dire que vous avez en cela l’oreille un peu prosaïque, et qu’un homme vraiment poète ne me fera jamais cette difficulté, parce que de Styx et d’Achéron est beaucoup plus soutenu que du Styx et de l’Achéron. Sur les bords fameux de Seine et de Loire serait bien plus noble dans un vers, que sur les bords fameux de la Seine et de la Loire. Mais ces agrémens sont un mystère qu’Apollon n’enseigne qu’à ceux qui sont véritablement initiés dans son art. » La remarque est juste, mais l’expression est bien forte. Où en serions-nous, bon Dieu ! si, en ces sortes de choses, gisait la poésie avec tous ses mystères ? Chez Boileau ; cette timidité du bon sens, déjà signalée, fait que la métaphore est bien souvent douteuse, incohérente, trop tôt arrêtée et tarie, non pas hardiment logique, tout d’une venue et à pleins bords.


Le Français, né malin, créa le vaudeville ;
Agréable indiscret, qui, conduit par le chant,
Passe de bouche en bouche, et s’accroît en marchant.


Qu’est-ce, je le demande, qu’un indiscret qui passe de bouche en bouche et s’accroît en marchant ? Ailleurs, Boileau dira :


Inventez des ressorts qui puissent m’attacher,


comme si l’on attachait avec des ressorts ; il appellera Alexandre ce fougueux l’Angeli, comme si l’Angeli, fou de roi, était réellement un fou privé de raison ; il fera monter la trop courte beauté sur des patins, comme si une beauté pouvait être longue ou courte. Encore un coup, chez Boileau, la métaphore, évidemment, ne surgit presque jamais une, entière, indivisible et tout armée ; il la compose, il l’achève à plusieurs reprises ; il la fabrique avec labeur, et l’on aperçoit la trace des soudures. À cela près, et nos réserves posées, personne plus que nous ne rend hommage à cette multitude de traits fins et solides, de descriptions artistement faites, à cette moquerie tempérée, à ce mordant sans fiel, à cette causerie mêlée d’agrément et de sérieux, qu’on trouve dans les bonnes pages de Boileau ; il nous est impossible pourtant de ne pas préférer le style de Régnier ou de Molière.

Que si maintenant on nous oppose qu’il n’était pas besoin de tant de détours pour énoncer sur Boileau une opinion si peu neuve, et que bien des gens partagent au fond, nous rappellerons qu’en tout ceci nous n’avons prétendu rien inventer ; que nous avons seulement voulu rafraîchir en notre esprit les idées que le nom de Boileau réveille, remettre ce célèbre personnage en place, dans son siècle, avec ses mérites et ses imperfections, et revoir sans préjugés, de près à la fois et à distance, le correct, l’élégant, l’ingénieux rédacteur d’un code poétique abrogé.


Sainte-Beuve.