Littérature américaine. — Marjorie Daw

Littérature américaine. — Marjorie Daw
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 105 (p. 670-688).
MARJORIE DAW

Il y a plusieurs années déjà qu’une tendance croissante de la littérature américaine vers l’humour était signalée dans la Revue[1]. Un juge compétent s’étonnait du goût très particulier du peuple le plus industriel et le plus positif du monde pour la forme d’esprit la plus légère et la plus fantasque, il l’expliquait par une erreur commune à l’amour-propre qui fait que chacun de nous aspire plus spécialement aux succès pour lesquels la nature ne l’a pas créé. Peut-être sur ce point avait-il tort. Les vaillans et généreux colons qui, précédant les chercheurs d’or, allèrent fonder sur un rivage lointain le modèle des démocraties, emportèrent de leur pays, avec les mœurs et les idées puritaines qui dominent encore dans la Nouvelle-Angleterre, cette qualité anglaise par excellence qui fit la gloire des Swift, des Sterne, des Addison, et qui depuis la mort de Charles Lamb paraît avoir décidément émigré en Amérique. Il est vrai que les dissonances et les incongruités, qu’un goût sévère peut relever même dans les essais célèbres du XVIIe et du XVIIIe siècle, se sont exagérées sur ce sol neuf, où il semble que toutes les semences, de quelque part qu’elles viennent, germent et se développent avec une sorte de fougue. Dans l’ouest surtout, l’humour, sous l’influence du mélange des races et des goûts plus énergiques que raffinés de la population des mines, s’écarta sensiblement de l’exemple anglais ; il descendit souvent par toutes les nuances du plus effronté néologisme jusqu’à la charge la plus vulgaire. La verve spirituelle d’un Mark Twain, le génie d’un Bret Harte, ont réussi cependant à ennoblir cette littérature naissante, encore barbare ; nous en avons donné ici la preuve. Avec M. Aldrich, on se trouve dans des régions toutes différentes, où l’air est plus aisément respirable pour des poumons civilisés, — dans cette Nouvelle-Angleterre où l’humour fleurit tout aussi caractéristique, bien que moins original peut-être, modifié par le goût, par des traditions empruntées à la vieille Europe, sous la plume d’une nombreuse pléiade d’écrivains, émules ou imitateurs de Lowell et de Wendell Holmes. Ce dernier avait pris soin déjà de nous expliquer que l’esprit des citoyens de la Nouvelle-Angleterre, qui est la vieille Amérique, différait de celui de leurs compatriotes plus jeunes d’origine, comme l’académique Boston elle-même pouvait différer d’une ville californienne provisoirement bâtie de bois et enluminée à la hâte. « Le Yankee et le fils de la Nouvelle-Angleterre ne sont pas une même espèce d’animal. Nous ne parlons pas des différences héréditaires qui existent entre les hommes aussi librement peut-être qu’on le fait dans l’ancien monde, mais le républicanisme ne change rien aux lois de la physiologie. Voyez le sapin argenté à côté du sapin à poix ; n’est-il pas reconnaissable à sa forme, sa stature, son écorce fine, son délicat feuillage, pour un grand seigneur de la forêt ? Eh bien ! l’Amérique a une aristocratie non moins nettement indiquée par la nature. » C’est à cette aristocratie que se rattachent les héros de M. Aldrich et M. Aldrich lui-même, qui nous paraît avoir lu l’Abbé Aubain, tant sa society-sketch rappelle par la rapidité, la sobriété de la forme, cet incomparable petit chef-d’œuvre. Son style est vif, et il y a jusque dans ses négligences une certaine saveur acide et sauvage agréable aux palais blasés.


I.
LE DOCTEUR DILLON A EDWARD DELANEY, AUX PINS, PAR RYE.


8 août 1872.

Mon cher monsieur,

Je suis aise de pouvoir vous affirmer que vos inquiétudes sont sans motifs. Flemming est condamné à rester étendu trois ou quatre semaines, et à ne se servir de sa jambe ensuite qu’avec précautions, dans les premiers temps du moins. Une fracture de cette sorte est toujours chose ennuyeuse ; heureusement la sienne a été fort bien réduite par le chirurgien que le hasard avait conduit dans la pharmacie où il fut porté après sa chute ; je ne redoute donc aucune suite grave. Notre ami est physiquement en aussi bonne voie que possible ; néanmoins je vous avouerai que l’état d’esprit irritable et morbide où je le vois ne laisse pas de me préoccuper. Il était le dernier homme au monde qui dût se casser la jambe. Vous connaissez l’impétuosité naturelle à son caractère, quel besoin il a de mouvement et d’action ; pour être satisfait, il lui faut avoir sans cesse à s’élancer vers quelque objet comme le taureau vers un foulard rouge,… aimable garçon d’ailleurs. Eh bien ! il n’est plus aimable. Son humeur au contraire est devenue effrayante. Miss Fanny Flemming, accourue de Newport, où la famille passe l’été, pour lui offrir ses soins, a été congédiée le lendemain matin tout en larmes. Il a les œuvres complètes de Balzac, vingt-sept volumes, empilés sur son canapé, afin de les jeter à la tête de Watkins chaque fois que ce modèle des serviteurs apparaît avec son repas. Hier j’avais apporté fort innocemment à Flemming une petite corbeille de citrons : vous savez que c’est une écorce de citron sur le trottoir qui provoqua l’accident ? Il n’eut pas plus tôt aperçu ces fruits malencontreux qu’une fureur indescriptible s’empara de lui. Encore n’est-ce là qu’un de ses accès les moins alarmans. Dans d’autres momens, il reste la tête basse, regardant sa jambe cassée avec un désespoir sombre et silencieux. Quand cette mélancolie le prend, et souvent c’est pour une journée tout entière, rien ne peut l’en distraire, il refuse la nourriture, ne lit pas même les journaux ; — les livres, sinon comme projectiles, n’ont pour lui aucun charme.

Son état fait vraiment pitié. S’il s’agissait de quelque pauvre diable dont le travail quotidien nourrit une famille, cette irritabilité, cet accablement, s’expliqueraient ; mais de la part d’un jeune homme riche et sans le moindre souci au monde n’est-ce pas monstrueux ? S’il continue de s’abandonner ainsi à ses bizarreries, il finira par amener une inflammation du péroné, — c’est le péroné qui est fracturé. Je suis au bout de mon rouleau de prescriptions. J’ai des narcotiques et des lotions pour faire dormir les gens et les soulager, mais je n’ai pas de panacée qui rende aux fous le sens commun ; ceci dépasse mon pouvoir. Peut-être serez-vous plus habile que moi. Vous êtes l’intime ami de Flemming, son fidus Achates. Écrivez-lui, — écrivez-lui souvent, distrayez, réconfortez-le, empêchez qu’il ne tombe dans un marasme absolu. Sa captivité forcée ne dérangerait-elle pas quelques plans que j’ignore ? En ce cas, vous seriez au courant, et un bon conseil pourrait venir de vous. J’espère que monsieur votre père se trouve bien du changement d’air, et je suis votre tout dévoué Dr D.


II.
EDWARD DELANEY A JOHN FLEMMING, RUE 38 OUEST, NEW-YORK.


9 août.

Mon cher Jack, j’ai appris ce matin par quelques lignes de Dillon que ta chute était moins grave que la rumeur publique ne l’avait faite. Comme certain personnage, tu n’es pas aussi noir qu’on te dépeint ; Dillon te remettra sur tes deux quilles en trois semaines, si tu veux avoir un peu de patience et l’écouter. As-tu reçu mon billet de mercredi dernier ? La nouvelle de l’accident m’avait consterné tout d’abord.

J’imagine que tu dois avoir l’air d’un petit saint avec cette jambe dans un étui. C’est une grosse maladresse de ta part assurément, puisque nous nous étions promis un mois de plaisir ; mais il faut en prendre notre parti. Je déplore surtout que la santé de mon père me mette dans l’impossibilité de le quitter. Il se trouve mieux, l’air de la mer est son élément naturel ; mais il a encore besoin de mon bras pour ses promenades, et des soins moins attentifs que les miens ne lui suffiraient pas. Je ne peux donc aller à toi, cher Jack ; du moins profiterai-je de mes nombreux loisirs pour remplir la boîte aux lettres, si cet exercice peut te distraire. Dieu sait que le n’ai pas grand’chose à dire ! Si nous habitions seulement l’une des maisons de la plage, je pourrais faire quelques études de caractère et peupler ton imagination d’une nuée de nymphes et d’ondines avec leurs chevelures, — ou celles d’autrui, — crinières blondes ou brunes en tout cas, répandues sur des épaules blanches : tu aurais Aphrodite en peignoir, en toilette du soir, en costume de bain ; mais nous sommes loin de tout cela, relégués dans une ferme, sur un chemin de traverse, à deux milles des hôtels. Notre vie est donc des plus monotones. Que ne suis-je seulement romancier ! Cette vieille maison avec ses dalles sablées, ses hautes boiseries, ses étroites fenêtres donnant sur un bouquet de plus qui se transforment en harpes éoliennes chaque fois que le vent souffle, serait le lieu par excellence pour y écrire une aventure d’été, une de ces histoires où l’on respire les parfums de la forêt et le souffle de la mer. Je voudrais faire un roman comme ceux de ce Russe dont personne ne peut épeler le nom, Tourguénieff, Turguenef, Toorgunif, Turgenjew, que sais-je ? — sa propre mère doit être quelque peu embarrassée. Pourtant je me demande si une Lisa elle-même ou une Alexandra Paulovna parviendrait à remuer le cœur d’un garçon qui a de perpétuels élancemens dans la jambe ; je me demande si l’une de nos demoiselles yankees les plus accomplies, hautaine et spirituelle à souhait, te consolerait bien dans l’état déplorable où tu es. Si j’avais cette idée, je courrais sur la plage en saisir une au vol, ou, mieux encore, je trouverais la plus belle de l’autre côté du chemin. Figure-toi une grande maison blanche presqu’en face de notre cottage, — maison n’est pas le mot ; il s’agit d’une de ces résidences qui remontent apparemment à la période coloniale, avec de vastes dépendances, une toiture élevée, une large piazza de trois côtés différens, le tout formant un morceau d’architecture du plus grand air, fort orgueilleux et imposant. Ce manoir se dresse à une certaine distance de la route, entouré d’une cour obséquieuse d’ormes, de chênes et de saules pleureurs. Parfois, le plus souvent dans l’après-midi, quand le soleil se retire laissant la piazza dans l’ombre, une jeune fille apparaît, sa broderie où son livre à la main. Un hamac, qui d’ici me semble tissu de fibres d’ananas, est accroché là C’est vraiment un joli accessoire qu’un hamac, quand on a dix-huit ans, des cheveux d’or, des yeux noirs et une robe bleu-clair retroussée comme celle d’une bergère de Saxe. Elle est chaussée en outre à la façon d’une belle dame du temps de Louis XV, — des petits souliers adorables ! Toute cette splendeur s’installe dans le hamac et s’y balance pareille à un lis d’eau dans l’atmosphère dorée. La fenêtre de ma chambre donne sur la piazza ; j’y suis souvent.

Mais assez de cette folie, qui sied mal à un jeune procureur, grave par état et prenant des vacances sérieuses auprès d’un père malade. Un mot, cher Jack, qui me dise comment tu es ! Explique-moi ton cas en détail : je réclame une longue lettre bien calme. Si vous me répondez par des violences ou des injures, je vous intente un procès.


III.
JOHN FLEMMING A EDWARD DELANEY.


11 août.

Ta lettre, mon cher Ned[2], a été reçue comme un envoi des dieux. Moi qui n’avais jamais eu depuis ma naissance un jour de maladie,… être condamné à l’immobilité, — quel supplice ! — Ma jambe gauche pèse plus que trois tonnes ; elle est embaumée d’aromates, étranglée dans des bandelettes de toile fine, comme une momie ; il y a cinq mille ans que je n’ai bougé : je suis du temps de Pharaon. Du matin au soir, je végète étendu sur un lit de repos, mon regard plongé dans la rue brûlante. Tout le monde s’amuse à la campagne. La façade brune des maisons de l’autre côté de la rue ressemble à une rangée de vilains cercueils posés sur un bout. Je ne sais quelle moisissure verdâtre efface les noms des défunts gravés sur la plaque d’argent de chaque porte, les araignées sardoniques ont bouché les serrures, tout est silence, et poussière, et désolation… Je m’interromps une seconde pour lancer à Watkins le second tome de César Birotteau. Manqué ! Je crois que je pourrais l’abattre avec un Sainte-Beuve ou le Dictionnaire universel, si je l’avais. Ces petits volumes de Balzac ne vont pas à ma main ; mais je le rattraperai ! Je soupçonne Watkins d’en vouloir à notre Château-Yquem et de mener à bien des reconnaissances dans la cave de son maître, tandis que le jeune Cheops est retenu dans sa gaîne. Le drôle a une façon de se glisser chez moi, sa figure hypocrite et blême tirée en long comme un accordéon, mais je me doute qu’il ricane dans l’escalier et qu’il n’est pas fâché que je me sois cassé la patte. Ma mauvaise étoile n’était-elle pas arrivée au zénith le soir maudit où je suis allé en ville pour ce dîner chez Delmonico[3] ? Je n’y venais pas que pour cela ; je voulais aussi acheter la jument rouanne de Frank Livingstone, Margot, — et maintenant je ne serai pas capable de me mettre en selle avant deux mois ! J’ai envie de t’envoyer la jument aux Pins, — n’est-ce pas ainsi que se nomme l’endroit ?

Le vieux Dillon s’imagine que j’ai quelque chagrin caché. Il me rendra enragé avec ses citrons. Des citrons pour un cerveau malade ! quelle sottise ! Je ne suis ni fou ni malade, mais je suis aussi impatient que le serait le diable en prison, la chose dont nous avons, lui et moi, le moins l’habitude. Comment veux-tu qu’un homme à qui le soupçon d’un mal de tête a été jusqu’ici épargné soit de bonne humeur, la jambe bandée sous une douche perpétuelle et le reste du corps claquemuré en ville au cœur de l’été ? C’est trop exiger, ma foil Non, je ne serai ni gai, ni patient. On aura beau m’obséder.

Ta lettre est la première consolation qui me soit venue depuis mon désastre. Elle m’a vraiment diverti une demi-heure. Un mot, Ned, aussi souvent que tu pourras, puisque tu tiens à ma vie. Écris n’importe quoi, fût-ce sur cette petite fille dans son hamac. C’était joli tout ce que tu disais de la bergère de Saxe, du lis d’eau, etc. ; des images un peu incohérentes peut-être, mais très jolies, je le répète. Je n’aurais jamais cru que ton garde-meuble recelât tant de bimbeloterie sentimentale. Cela prouve que l’on peut connaître familièrement depuis des siècles le salon du prochain sans se douter de ce qu’il y a dans la mansarde. Moi, qui ne voyais dans la tienne que des parchemins bien secs, d’arides hypothèques et autre bagage légal ! Et puis tu laisses tomber ce grimoire, et voici qu’il en sort des sonnets et des chansons ! Vous avez en vérité un certain talent descriptif, Edward Delaney, mon ami, et maintenant je vous soupçonne fort d’envoyer des historiettes d’amour aux journaux. Je vais grogner comme un ours jusqu’à ce que tu me distraies de nouveau. Dis-moi tout sur ton inconnue de l’autre côté de la route. Son nom ? Qui est-elle ? Où donc est sa mère ? A-t-elle un tuteur ou un amant ? — Tu ne te figures pas combien tout cela m’occupera. Je me contenterai de riens, car ma captivité m’affaiblit beaucoup intellectuellement ; tu peux en juger, puisque je m’émerveille de tes talens épistolaires. Vrai, j’entre dans ma seconde enfance ; avant huit jours, je passerai aux grelots et aux hochets. Le don d’un biberon serait de ta part une attention délicate. En attendant, écris.


IV.
EDWARD DEKABET A HIGB FLEMMING.


12 août.

Le pacha malade veut qu’on l’amuse. Bismillah ! on l’amusera. Si le conteur devient prolixe ou ennuyeux, une corde, un sac et deux Nubiens pour le précipiter dans le Bosphore ! En vérité, Jack, ma tâche est rude. Je n’ai à te parler absolument de rien, sauf de ma petite voisine. Elle est là au moment où j’écris à rêvasser comme de coutume, et j’avoue qu’il y a de quoi oublier bien des maux en regardant s’avancer de temps à autre pour mettre le hamac en mouvement cette bottine mignonne qui va comme un gant. Qui elle est ?… son nom ? .. . Elle est la fille unique de M. Richard W. Daw, ex-colonel et banquier fort riche. La mère ? Morte. Un frère à l’université, l’aîné tué il y a neuf ans à la bataille de Fair-Oaks. Une fort ancienne famille, ces Daw. Le père et la fille passent huit mois sur douze dans cette propriété magnifique, le reste de l’année à Baltimore et à Washington. La fille, s’appelle Marjorie, Marjorie Daw, — un nom bizarre au premier aspect, n’est-ce pas ? Pourtant, quand vous vous l’êtes répété une demi-douzaine de fois, il vous plaît : son originalité a quelque chose de piquant, de primesautier ; il semble que cela sente bon, la violette ; mais dame ! il faut être jolie pour pouvoir s’appeler Marjorie Daw !

J’ai tiré tous ces détails-là du fermier des Pins, notre hôte, qui fut cité par moi l’autre soir comme témoin, Ce brave homme a soin du potager de M. Daw et connaît la famille depuis trente ans. Bien entendu, j’entrerai en relations avec mes voisins avant peu. Il serait impossible que je ne rencontrasse pas M. ou Mme Daw dans quelqu’une de nos promenades communes. La jeune fille a un sentier favori pour se rendre à la plage. Je me trouverai par hasard sur son chemin un de ces jours, et je toucherai respectueusement mon chapeau ; alors la princesse inclinera sa tête blonde d’un air de surprise polie, non sans mélange de hauteur ; ce sera rude à supporter, mais je le supporterai pour l’amour de toi, ô pacha de la jambe cassée !

… Comme les choses tournent singulièrement ! Il y a dix minutes, on m’a fait demander. Je suis descendu au salon, — tu connais ces salons amphibies de nos fermes du littoral avec leurs coquillages sur la cheminée, leurs branches de sapin noir dans l’âtre. Là j’ai trouvé mon père et M. Daw échangeant des politesses. M. Daw faisait le premier pas vers ses nouveaux voisins. C’est un gentleman de cinquante-cinq ans environ, à la haute taille dégagée, au teint fleuri, aux moustaches et aux favoris blanc de neige. Il était, durant la dernière guerre, colonel du régiment où son fils servait comme lieutenant : vieillard énergique en somme, taillé dans le pur granit du Nouveau-Hampshire. Avant de prendre congé, le colonel nous lança une invitation à bout portant, comme il eût proclamé un ordre du jour. Miss Daw attendait quelques amis à quatre heures de l’après-midi pour jouer au croquet sur la pelouse (terrain de parade) ; on servirait le thé (rations froides) sur la piazza. Leur ferions-nous l’honneur de nous joindre à eux (sous peine de salle de police) ? — Mon père refuse, alléguant sa mauvaise santé ; le fils de mon père salue avec toute la suavité qui le caractérise, et accepte.

La prochaine fois j’aurai quelque chose à te dire, j’aurai vu cette beauté face à face, et j’ai le pressentiment que je vais dénicher là un oiseau rare ! Bon courage, mon garçon, jusqu’à ce que je t’écrive. — Comment se comporte ta jambe scélérate ?


V.
EDWARD DELANEY A JOHN FLEMMING.


13 août.

Cette partie de croquet, mon cher Jack, fut lugubre : un lieutenant de vaisseau, le recteur de l’église épiscopale de Stillwater, enfin un homme à la mode venu de Nahant. Le lieutenant me faisait l’effet d’avoir avalé quelques-uns de ses boutons d’uniforme et d’en trouver la digestion difficile ; tu vois d’ici le recteur, un jeune homme mélancolique de l’école des asphodèles ; le Léandre n’était pas à la hauteur de. son rôle. Les femmes, très supérieures en revanche, comme elles le sont toujours ; les deux miss Kiugsbury, de Philadelphie, fort animées et engageantes ;… mais Marjorie Daw !

La société s’étant dispersée peu après le thé, je restai à fumer avec le colonel sur la piazza. Quel joli tableau que celui de miss Marjorie s’empressant autour de ce vieux soldat, l’entourant de gracieuses attentions filiales ! Elle lui apportait des cigares, lui offrait du feu au bout de ses petits doigts roses ; c’était vraiment ravissant de la voir aller et venir dans le crépuscule d’été, semblable, avec sa robe blanche et ses cheveux d’or pâle, à quelque aimable fantôme sorti de la fumée bleuâtre qui s’élevait en spirales. Si elle s’était évanouie à son tour dans les airs, j’en eusse été plus triste que surpris.

Il est facile de voir que le colonel l’adore, et qu’elle le lui rend bien. Ce culte réciproque entre un père déjà vieux et une fille à peine sortie de l’adolescence me paraît être ce qui existe au monde de plus beau. Il entre dans leur tendresse un sentiment subtil qui ne saurait unir de la même façon une mère et sa fille, ni même un fils et une mère ; mais je m’égare, — qu’il te suffise de savoir que je restai chez les Daw jusqu’à dix heures et demie, et que je vis la lune se lever sur la mer. L’océan, qui s’étendait immobile et sombre jusqu’à l’horizon, se changea comme par magie en une nappe de glace étincelante. Au loin, les Iles de Sable semblaient flotter vers nous comme d’énormes banquises. Les régions polaires par un dégel de juin !

C’était splendide. — De quoi parlions-nous ? Du beau temps… et de toi. — Le temps avait été désagréable tous ces jours-ci, et toi de même ; donc il était naturel de glisser d’un de ces deux sujets à l’autre. J’ai conté l’on accident à mes amis, comment il avait gâté tous nos projets d’été, quels étaient ces projets. Puis j’ai fait la description de ta personne, ou plutôt non, je me suis borné à parler de l’on extrême douceur, de ta patience en cette épreuve cruelle, de ta gratitude si touchante quand Dillon t’apporte un petit présent de fruits, de ta tendresse envers ta sœur Fanny, à qui tu ne permis pas de rester en ville pour te soigner et que tu renvoyas héroïquement aux bains de mer, te contentant des soins de ton vieux Watkins, à qui par parenthèse tu donnes mille preuves de bonté. Si tu avais été présent, Jack, tu ne te serais pas reconnu. C’est grand dommage que j’aie choisi une branche différente de la jurisprudence, j’aurais fait sans doute un excellent avocat criminel. — Miss Marjorie m’adressa toute sorte de questions à l’on sujet. En y réfléchissant, il me semble qu’elle prenait à la conversation un intérêt singulier. Je me rappelle avec quelle attention elle se penchait, son beau cou blanc et rond en plein clair de lune, écoutant ce que je disais. Vrai, je crois que je l’ai intéressée à toi.

Miss Daw est une fille qui te plairait prodigieusement, je t’en avertis : une beauté sans affectation, une nature fière et tendre, s’il faut croire que la physionomie reflète l’âme. — Et j’ai bonne opinion du vieux colonel… Je suis ravi en somme que les Daw soient des gens aussi agréables. Les plus sont un lieu fort isolé, mes ressources sont peu nombreuses, j’eusse trouvé bien vite l’existence insipide, s’il avait fallu m’en tenir à la société de mon excellent père. Il est vrai que j’aurais pu me faire une cible de ce cher malade ; mais je n’ai pas le goût de l’artillerie, moi !


VI.
JOHN FLEMMING A EDWARD DELANEY.


17 août.

Pour un garçon qui n’a pas le goût de l’artillerie, il me semble, mon ami, que tu diriges un feu assez bien nourri sur mes ouvrages intérieurs ; mais continue, — le cynisme est une petite pièce de campagne qui parfois éclate et tue l’artilleur.

Tu peux m’injurier tant que tu le voudras, je ne m’en plaindrai pas, car je ne sais ce que le deviendrais sans tes lettres ; elles me guérissent. Je n’ai rien lancé à la tête de Watkins depuis dimanche dernier, en partie parce que je prends, grâce à toi, des mœurs plus douces, en partie parce que Watkins s’est emparé une nuit de mes munitions et les a réintégrées dans la bibliothèque. Il perd le tic qu’il avait pris de se jeter de côté chaque fois que je me grattais l’oreille ou que je remuais mon bras droit le moins du monde. Il a conservé en revanche d’autres habitudes ; vous pouvez secouer, vous pouvez mettre en pièces Watkins, si bon vous semble, jamais vous n’empêcherez qu’il ne sente le vin.

Ned, cette miss Daw doit être une ravissante personne ; elle me plairait certainement, elle me plaît déjà Quand tu m’as parlé pour la première fois de cette jeune fille se balançant dans un hamac sous ta fenêtre, j’ai été, je ne sais pourquoi, singulièrement attiré vers elle, et tout ce que tu m’as écrit depuis sur miss Daw a fortifié cette soudaine impression. Il me semble toujours t’entendre parler d’une femme que j’aurais connue dans quelque autre vie ou que j’aurais rêvée dans celle-ci. Ma parole, si tu m’envoyais son portrait, je crois que je la reconnaîtrais au premier coup d’œil. Sa démarche aérienne, sa manière d’écouter, les traits de son caractère, à mesure que tu me les indiques, ces cheveux clairs, ces yeux sombres, tout enfin m’est familier. Elle t’a fait des questions sur moi, dis-tu ? Je lui inspire de la curiosité ? C’est étrange.

Tu rirais sous cape, misérable cynique, si tu savais comme il m’arrive de passer des nuits sans dormir, mon gaz baissé à l’état de veilleuse, songeant aux plus et à cette maison de l’autre côté de la route. Comme il doit y faire frais ! Je respire ce parfum de sel dans l’air. Je me représente le colonel fumant son cigare sur la piazza, je te suis dans tes longues promenades de l’après-midi en compagnie de miss Daw, le long de la plage. Il m’arrive même de vous voir errer tous deux sous les ormes au clair de la lune, — car vous devez être de grands amis à l’heure qu’il est, vous voir tous les jours. Je sais comment tu te conduis avec les femmes ! Alors je tombe dans mes accès de fureur, j’aimerais à détruire quelqu’un. N’as-tu remarqué personne qui sous la forme d’un amoureux rôde à l’entour des pénates du colonel ? Cet officier de marine, ce petit curé par exemple ? Non que je sois impatient d’avoir de leurs nouvelles, mais un bavardage quelconque là-dessus serait opportun.

Comment se fait-il, Ned, que tu ne sois pas encore éperdument épris de miss Daw ? Songe que je suis, moi, tout près de l’être. A propos de portrait, ne pourrais-tu t’arranger pour ravir à son album une simple carte de visite, — elle a un album naturellement, — et pour me l’envoyer ? Je l’aurai rendue avant qu’elle ne se soit aperçue du larcin. Merci, tu es un bon camarade !

La jument t’est-elle arrivée saine et sauve ? Ce sera une fameuse bête pour le Parc Central l’automne prochain.

Aïe ! .. ma jambe ! j’avais oublié ma jambe ! .. Elle va mieux.


VII.
EDWARD DELANEY A JOHN FLEMMING.


20 août.

Tu ne te trompes pas, je suis dans les meilleurs termes avec nos voisins. Le colonel et mon père fument ensemble tantôt dans notre salon de ferme, tantôt sur la piazza en face, et je passe presque toutes mes soirées auprès de miss Daw. Sa beauté, son intelligence, sa modestie, me frappent de plus en plus.

Tu demandes pourquoi je ne suis pas amoureux fou. Jack, je serai franc avec toi, j’y ai pensé. Elle est jeune, riche, accomplie, elle réunit plus d’attraits que je n’en ai jamais rencontré chez personne, mais il lui manque ce je ne sais quoi qui serait nécessaire pour me faire perdre la tête. Pourvue de cette mystérieuse qualité, une femme sans grande beauté, ni grande fortune, ni grande jeunesse, m’enchaînerait aisément à ses pieds ; quant à miss Daw, nous pourrions faire naufrage ensemble sur une île déserte sans qu’il s’ensuivît rien de semblable. Je lui construirais une ; cabane en bambou, — à son intention, je cueillerais les fruits de l’arbre à pain et du cocotier, je ferais frire des ignames, je tendrais pour elle des pièges au gibier le plus délicat, mais il se passerait bien dix-huit mois avant que je songeasse à lui faire la cour. J’aimerais l’avoir pour sœur, afin de pouvoir la protéger, lui donner des conseils, je dépenserais la moitié de mes revenus à la couvrir de bijoux (nous voilà sortis de l’île déserte), mais j’en resterais avec elle à l’amitié la plus exaltée. Si tel n’était pas mon sentiment, il y aurait un obstacle insurmontable à mon amour. L’aimer serait pour moi le plus grand de tous les malheurs ; Jack, je vais te faire une révélation qui te surprendra. Peut-être ai-je tort ; je t’en laisse juge.

Le soir où je rentrai après la partie de croquet chez les Daw, je fus frappé tout à coup par le souvenir de l’extrême attention avec laquelle miss Marjorie avait suivi le récit de l’on accident. Je t’avais déjà dit cela, n’est-ce pas ? Eh bien ! le lendemain, en allant porter moi-même ma lettre à la poste, je rencontrai miss Daw sur le chemin de Rye, et nous marchâmes ensemble pendant une heure environ. La conversation tourna sur toi comme la veille, et de nouveau je remarquai la même expression dans son regard. Depuis j’ai vu plus de dix fois miss Daw, et je me suis toujours aperçu que je ne réussissais à l’intéresser qu’en lui parlant de toi, de ta sœur, de quelqu’un ou de quelque chose te concernant. Dés que j’abordais un autre sujet, ses yeux se détournaient de moi pour errer sur la mer ou sur le paysage, ses doigts feuilletaient un livre de façon à me prouver qu’elle n’écoutait plus. Dans ces momens-là si je changeais brusquement de thème, comme je l’ai fait à plusieurs reprises pour la mettre à l’épreuve, et que je glissais un mot sur mon ami Flemming, le beau regard bleu-noir revenait à moi aussitôt. N’est-ce pas la plus étrange chose du monde ? Non, il y a quelque chose de plus étrange encore, c’est l’effet qu’a produit sur toi, m’as-tu dit, ce tableau que le hasard plaçait sous tes yeux, d’une inconnue se balançant dans son hamac. J’avoue que ce passage de ta lettre de vendredi m’a déconcerté. Est-il donc possible que deux êtres qui ne se sont jamais vus et que séparent des centaines de milles puissent exercer l’un sur l’autre une influence magnétique ? J’avais entendu parler de phénomènes psychologiques de ce genre sans y croire. La solution du problème dépend de. toi. Quant à moi, toutes les autres chances m’étant favorables, je déclare qu’il me serait impossible de devenir amoureux d’une femme qui ne m’écoute que lorsque je parle de mon ami.

J’ignore si personne fait la cour à ma voisine. Le lieutenant de mariné, qui est en station à Ri vermouth, vient quelquefois le soir, d’autres fois le recteur, mais plus souvent le lieutenant. Il était encore ici hier soir, et je ne m’étonnerais pas qu’il fût tenté par l’héritière ; mais ce n’est pas là un rival formidable. Marjorie manie avec dextérité certaines flèches d’ironie sur la pointe desquelles l’honnête lieutenant a une disposition toute particulière à s’empaler. Il n’est pas dangereux, du moins je le crois, car on ne peut rien affirmer. J’ai vu telle femme se moquer d’un homme pendant des années et l’épouser à la fin. Le petit recteur non plus n’est point dangereux… qui sait encore ? N’a-t-on pas vu souvent le drap de Frise rester victorieux dans des tournois où succombait le drap d’or ?

Quant au portrait, il y a une excellente miniature de Marjorie sur la cheminée du salon, mais on s’apercevrait vite de la disparition de cet objet. Je suis disposé à faire pour toi tout ce qui est raisonnable, sans néanmoins brûler du désir d’être traîné devant le juge de la localité sous inculpation de vol.

P.-S. — Ci-joint un brin de réséda que je te conseille de traiter tendrement. Oui, nous avons encore parlé de toi hier soir comme de coutume. Cela commence à m’ennuyer un peu.


VIII.
EDWARD DELANEY A JOHN FLEMMING.


22 août.

Ta dernière lettre m’a préoccupé toute la matinée. Je ne sais que penser. Prétends-tu sérieusement être à demi amoureux d’une femme que tu n’as jamais vue, d’une ombre, d’une chimère ? car miss Daw ne peut être que cela pour toi. Je n’y comprends plus rien ; je ne vous comprends ni l’un ni l’autre. Vous êtes un couple éthéré qui plane dans une atmosphère trop pure pour les poumons d’un simple mortel de ma sorte. Pareille délicatesse de sentimens fait mon admiration, m’abasourdit surtout. N’est-ce pas une situation fort embarrassante pour qui est de la terre d’avoir affaire à des êtres incorporels d’essence si exquise qu’on a peur de les briser par maladresse ? Je suis comme Caliban au milieu des esprits.

En y réfléchissant, je me demande s’il est bien prudent de continuer cette correspondance ; mais ce serait te faire injure, Jack, que de mettre en doute le bon sens qui forme la base de l’on caractère. Tu t’intéresses à miss Daw ; tu sens que tu l’admirerais peut-être beaucoup, si tu la connaissais, et en même temps tu te dis qu’il y a dix chances sur une pour qu’elle te laisse indifférent quand tu la rencontreras, tant elle sera loin de ton idéal. Tiens-toi ce langage raisonnable, et je ne te cacherai rien. Hier, mon père et moi, nous avons fait une promenade en voiture avec les Daw. La forte pluie tombée le matin avait rafraîchi l’air et abattu la poussière. Il faut, pour atteindre Rivermouth, faire huit milles le long d’une route sinueuse bordée de haies d’épine-vinette. Jamais je n’ai rien vu de plus brillant que ces buissons lavés par les torrens d’eau qui avaient poli le vert intense du feuillage et le corail des baies rouges. Le colonel était avec mon père sur le siège de devant. Miss Daw et moi, nous étions derrière, et je m’étais promis que pendant les cinq premiers milles ton nom ne sortirait pas de ma bouche. Comme je me suis diverti de tous les artifices qu’elle imaginait pour me faire manquer à cette résolution ! Enfin elle se renferma dans un silence boudeur, puis tout à coup devint follement gaie. L’humeur mordante, qui me plaît quand elle l’exerce sur le lieutenant, me charma beaucoup moins, dirigée contre moi-même. Miss Daw est ordinairement douce, mais elle peut être au besoin désagréable. Comme l’héroïne de la chanson.

Quand elle est bonne,
Elle est très bonne,
Mais quand elle est mauvaise, elle l’est bien.

Je tins ferme cependant. Au retour, je me laissai désarmer, et j’entamai le chapitre de ta jument. Miss Daw veut monter Margot un de ces matins. La bête est un peu légère pour mon poids. A propos, j’oubliais de te dire que miss Daw est allée poser pour son portrait hier à Rivermouth, et qu’elle m’en a promis une épreuve, s’il réussit ; de cette façon, nous arriverons à nos fins sans crime. Je voudrais t’envoyer la miniature du salon ; elle te donnerait mieux l’idée de sa chevelure et de son regard.

Non, Jack, le brin de réséda ne venait pas de moi : un homme de vingt-huit ans ne met point de fleurs dans ses lettres à un camarade ; mais ne va pas attacher trop d’importance à ce don, — elle prodigue les brins de réséda au recteur, au lieutenant, elle a même donné une rose de son sein à ton serviteur. C’est sa nature de répandre les fleurs comme le printemps.

Si mes lettres te paraissent décousues, dis-toi que je n’en écris jamais une seule avec suite : j’écris par intervalles, quand je suis en train, et je ne suis pas en train aujourd’hui.
IX.
EDWARD DELANEY A JOHN FLEMMING.


23 août.

Je reviens de la plus étrange entrevue avec Marjorie. Elle ne m’a rien moins que confessé l’intérêt qu’elle te porte ; mais avec quelle modestie, quelle dignité ! Ses paroles m’échappent comme effarouchées tandis que ma plume essaie de les ressaisir. En réalité, ce qu’elle dit importait moins que sa manière de dire… et comment rendre l’accent, la physionomie ? Peut-être n’est-ce pas le détail le moins piquant de cette incroyable aventure qu’elle ait tacitement avoué à un tiers le goût qu’elle éprouve pour un homme qu’elle n’a jamais vu ; mais j’ai perdu, grâce à toi, la faculté de m’étonner. J’accepte les choses comme on le fait en rêve. Maintenant que je suis rentré dans ma chambre, je crois avoir été le jouet d’une illusion : les noires masses d’ombre sous les arbres, les mouches à feu exécutant des danses pyrrhiques dans les bosquets, plus loin la mer, et devant moi Marjorie accoudée à son hamac, tout cela m’apparaît vaguement. Il est plus de minuit… Je suis trop fatigué pour écrire davantage.


Mardi matin.

Mon père s’est mis en tête tout à coup d’aller passer quelques jours aux Sables. Pendant ce temps, tu n’auras pas de lettres. Je vois de ma fenêtre Marjorie se promener dans le jardin avec le colonel. Je voudrais l’entretenir seule ; probablement je n’en aurai pas l’occasion avant notre départ.


X.
EDWARD DELANEY A JOHN FLEMMING/


28 août.

Tu tombais en enfance, dis ? Ton intelligence était éteinte au point que mes envois épistolaires te paraissaient merveilleux, n’est-ce pas ? Je n’ai point de peine à m’élever au-dessus du sarcasme que contenait l’on épître du 11 courant, lorsque je vois que cinq jours de silence de ma part suffisent pour te plonger dans des abîmes de découragement. Nous sommes revenus ce matin seulement d’Appledore, une île enchantée à quatre dollars par jour, et je trouve sur mon bureau trois lettres de toi ! Évidemment tu ne doutes pas du plaisir que me procure ta correspondance. Ces lettres ne portent pas de date, mais dans celles que je crois être les dernières, je relève deux passages qui méritent réponse. Pardonne-moi ma sincérité, cher ami, je suis forcé de m’apercevoir qu’à mesure que ta jambe reprend des forces ta tête s’affaiblit. Tu me demandes mon avis, je te le donnerai. Selon moi, rien ne serait moins sage que d’écrire à miss Daw pour la remercier de sa fleur. La délicatesse de cette enfant s’en trouverait offensée d’une façon impardonnable. Elle ne te connaît que par moi ; pour elle, tu es une abstraction, une figure vaguement entrevue dans un rêve dont le moindre choc peut la réveiller. Bien entendu, si tu m’adresses le billet en insistait pour que je le remette, je céderai, — mais tu auras tort.

Tu dis que tu es capable, avec l’aide d’une canne, de te promener par la chambre, et que tu te proposes de venir aux plus dès que Dillon te trouvera de force à supporter le voyage. Ceci encore, je ne te le conseille pas. Ne vois-tu point que chaque heure d’absence ajoute à l’on prestige, à la séduction que tu exerces sur Marjorie ? Tu te perdrais en précipitant les choses. Attends jusqu’à l’on entière guérison. Dans tous les cas, ne viens point sans m’avertir ; je redouterais l’effet de ta brusque arrivée.

Miss Daw a été visiblement satisfaite de nous revoir, et m’a tendu les deux mains avec la plus franche cordialité. Sa voiture s’est arrêtée un instant à la porte cette après-midi. Elle était allée à Rivermouth pour les portraits ; malheureusement le photographe n’a pas réussi cette fois, et elle a dû lui accorder une nouvelle séance. Je crois m’apercevoir qu’une inquiétude secrète la trouble. Elle avait un air absorbé qui ne lui est pas naturel. Peut-être est-ce pure imagination de ma part, mais… Je termine sans avoir dit tout ce que j’aurais voulu dire. Mon père me demande de l’accompagner dans une de ces promenades qui sont maintenant tout son régime.


XI.
EDWARD DELANEY A JOHN FLEMMING.


29 août.

J’écris en grand hâte pour te dire ce qui a eu lieu ici depuis ma lettre d’hier soir. Je suis dans une perplexité indicible ; une seule chose est claire, tu ne dois pas songer à venir aux Pins. Marjorie a tout dit à son père ! Je l’ai vue quelques instans, il y a une heure, dans le jardin, et voici à peu près ce que m’ont appris ses rapides confidences. Le lieutenant Bradley, l’officier de marine en station à Rivermouth, fait une cour assidue à miss Daw depuis longtemps déjà moins encouragé par elle que par le colonel, qui est un vieil ami du père de ce jeune homme. Hier, — j’avais bien vu qu’elle était agitée lorsqu’elle s’arrêta devant notre porte, — le colonel a parlé de M. Bradley à Marjorie, la pressant d’agréer sa recherche. Marjorie exprima résolument son aversion pour le lieutenant et finit par avouer à son père… en vérité je ne sais trop ce qu’elle lui avoua. La confession dut être assez vague ; quoi qu’il en fût, elle exaspéra le colonel. Je suppose que je suis compromis dans cette affaire, puisque le courroux du père retombe sur moi, — courroux bien peu mérité, car enfin je n’ai pas favorisé de correspondance clandestine, j’ai toujours agi avec la plus grande réserve, je ne puis trouver le moindre défaut à ma conduite. Tout le mal, s’il y en a, est fait par le colonel lui-même. Néanmoins les relations amicales qui existaient entre nos deux maisons vont probablement se rompre. Je t’entends crier : — Le diable emporte vos deux maisons ! — Ce que tu veux, c’est savoir ce qui se passe de l’autre côté de la route. Je te renseignerai de mon mieux. Nous resterons ici jusqu’à la seconde semaine de septembre. N’imagine pas de venir me retrouver… Le colonel Daw est assis sur la piazza d’un air assez féroce. Je n’ai pas vu Marjorie depuis que nous nous sommes quittés dans le jardin.


XII.
EDWARD DELANEY A THOMAS DILLON, MADISSON SQUARE, NEW-YORK.


30 août.

Cher docteur,

Si vous avez quelque influence sur Flemming, veuillez en user, je vous prie, pour l’empêcher de me rejoindre. Certaines circonstances qui vous seront expliquées sous peu font qu’il est de la dernière importance que notre ami ne mette pas le pied dans ce pays-ci. Je sais ce que le dis quand je vous affirme que l’exécution de son projet aurait des suites déplorables. En insistant soit pour qu’il reste à New-York, soit pour qu’il aille n’importe où dans. l’intérieur, vous lui rendrez, — à lui et à moi, — un service signalé. Bien entendu, mon nom ne sera pas mêlé à vos conseils ; vous me connaissez assez, cher docteur, pour être persuadé que, si je sollicite votre coopération secrète, j’ai des raisons que vous approuverez lorsque vous en serez instruit. La guérison de mon père, je suis heureux de vous l’apprendre, a fait de tels progrès qu’on ne peut plus le considérer comme un malade.

Avec la plus sincère estime, je suis, etc.

XIII.
EDWARD DELANEY A JOHN FLEMMING.


31 août.

La lettre annonçant ta folle détermination de venir ici m’arrive à l’instant. Je te supplie de réfléchir. Pareille démarche serait funeste à tes intérêts et aux siens. Tu donnerais un juste sujet de colère à R. W. D., et, bien qu’il aime tendrement Marjorie, il est capable de se porter aux dernières extrémités quand on lui fait de l’opposition. Tu ne voudrais pas, j’en suis sûr, être cause qu’il la traitât durement. Tel serait cependant le résultat de ta présence aux plus en cette conjoncture. Attends les événemens. D’ailleurs Dillon me dit que tu n’es pas en état d’entreprendre un aussi long voyage. Il pense que l’air de la mer serait pour toi le plus mauvais possible, et que tu dois aller dans l’intérieur quand tu iras quelque part. Crois-le et crois-moi.


XIV.
TÉLÉGRAMMES.


1er septembre.


1. — A EDWARD DELANEY.

Lettre reçue. Diable emporte Dillon. Je devrais être debout. J. F.


2. — A JOHN FLEMMING.

Reste tranquille. Tu compliquerais les choses. Ne bouge pas avant d’avoir de mes nouvelles. E. D.


3. — A EDWARD DELANEY.

Mon séjour aux plus pourrait être secret. Il faut que je la voie. J. F.


4. — A JOHN FLEMMING.

Y penses-tu ? Ce serait peine perdue. R. W. D. a enfermé M. dans sa chambre. Tu ne la verrais pas. E. D.


5. — A EDWARD DELANEY.

Enfermée dans sa chambre ! Bon Dieu ! cela me décide. Je partirai par l’express de midi quinze. J. F.

XV.

Le 2 septembre 1872, comme l’express quittait à trois heures quarante la station de Hampton, un jeune homme, appuyé sur l’épaule d’un domestique qu’il appelait Watkins, sortit de la gare, prit une voiture de louage, et demanda qu’on le conduisît aux Pins. Arrivé devant la porte d’une ferme à quelques milles de la station, le voyageur descendit avec peine, et promena sur la route un regard rapide, comme si quelque chose d’insolite l’eût frappé dans l’aspect du paysage. S’appuyant de nouveau sur Watkins, il se traîna jusqu’à la ferme, et demanda M. Edward Delaney. Un vieillard qui le reçut répondit que M. Edward était parti pour Boston la veille, mais que M. Jonas Delaney était visible. Ceci ne parut pas satisfaire l’étranger, qui insista pour savoir si M. Edward Delaney n’avait laissé aucun message pour M. John Flemming. Il y avait bien une lettre pour la personne de ce nom. Après quelques minutes d’absence, le vieillard reparut avec le billet suivant.


XVI.
EDWARD DELANEY A JOHN FLEMMING.


1er septembre.

Je suis épouvanté de ce que j’ai fait. En commençant cette correspondance, je n’avais d’autre but que de désennuyer un malade. J’ai fait de mon mieux, persuadé que tu entrais dans l’esprit de ma plaisanterie ; je ne me suis douté qu’à la fin que tu la prisses au sérieux. Que te dirai-je ? — je me couvre de cendres… Je suis un paria, un chien maudit. J’avais essayé pour t’amuser d’ébaucher un bout de roman, une idylle adoucissante et anodine… Ma foi, j’ai trop bien réussi ! Mon père ne sait pas un traître mot de l’aventure ; je compte donc que tu ne le maltraiteras que le moins possible. Moi, je fuis la fureur qui va te saisir au débotté, car, mon pauvre Jack, il n’y a point de manoir colonial de l’autre côté de la route, il n’y a point de piazza, point de hamac, il n’y a point de Marjorie Daw !


T. -B. ALDRICH.

  1. Voyez dans la livraison du 15 juillet 1860 la Fantaisie aux États-Unis, par M. E. -D. Forgues.
  2. Diminutif d’Edward, comme Jack l’est de John.
  3. Restaurant et café célèbres de New-York.