Littérature Dramatique. - La Bourse, de M. Ponsard

LITTÉRATURE DRAMATIQUE

La Bourse
comédie de M. Ponsard.


Le sujet choisi par M. Ponsard est un sujet difficile. Ce n’est pas là sans doute une hardiesse qui mérite le nom de témérité ; mais pour l’accomplissement d’une pareille tâche, il faut quelque chose de plus qu’une versification élégante et des tirades bien faites : la satire la plus vive ne suffit pas. Il est absolument nécessaire de placer le rire à côté de l’émotion, et la comédie de l’Honneur et l’Argent, malgré le succès qu’elle a obtenu, n’a pas prouvé que l’auteur fût doué de facultés comiques. L’intention est excellente, je me hâte de le reconnaître. Il est certain pour tous les esprits clairvoyans que la fureur de la spéculation a singulièrement contribué à la corruption des mœurs. C’est une vérité que personne ne songe plus à remettre en question, et tôt ou tard la poésie devait s’en emparer pour la rendre populaire et tenter de démontrer à sa manière que le jeu envahit de jour en jour les couches les plus profondes de la société moderne, qu’il ébranle la moralité des familles, et met la richesse au-dessus de tous les devoirs. Cependant, quand je parle de démonstration, je n’entends pas attribuer à la comédie une mission didactique. Si elle manie des argumens au lieu de mettre en scène des personnages, si elle disserte au lieu de dérouler sous nos yeux une action vivante et rapide, il est évident qu’elle se trompe. C’est la précisément ce qu’on pouvait, ce qu’on devait reprocher à la comédie de l’Honneur et l’Argent. Cette première tentative, qui a réuni tant de suffrages parmi ceux qui aiment les vers bien faits, les sentimens généreux traduits dans une langue harmonieuse, n’était, à proprement parler, qu’un éloquent plaidoyer. Les esprits les plus complaisans y chercheraient en vain les élémens d’une véritable comédie.

M. Ponsard, en écrivant la Bourse, a-t-il changé de méthode et révélé des facultés nouvelles ? a-t-il remplacé les argumens par des personnages, substitué l’action à la dissertation ? Ses amis les plus ardens n’oseraient l’affirmer. Ils s’empressent de louer l’élégance du style, la clarté du langage, la fidélité des portraits ; ils négligent de vanter le dessin des caractères et l’intérêt de la fable, et cette omission mérite d’être signalée. M. Ponsard compte de nombreux amis dans tous les rangs de la société : son début dans la carrière dramatique a été marqué par un éclatant succès, et chacun sait que l’heureuse fortune encourage les amitiés. Il n’a pas besoin d’être défendu, puisqu’il a réussi. On se souvient à peine de ses excursions malheureuses dans le domaine de l’antiquité, on oublie l’accueil fait à Horace et Lydie, on oublie l’étonnement et la froideur de l’auditoire aux représentations d’Ulysse. On se rappelle Lucrèce, l’Honneur et l’Argent, et personne ne songe à évoquer l’ombre malheureuse d’Agnès de Méranie. M. Ponsard est donc placé dans une excellente condition pour obtenir l’attention et la sympathie. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il dise, il est sûr d’être écouté. Il n’a pas à redouter l’indifférence, encore moins la défiance. Chacun rend justice à la noblesse des sentimens qui l’animent, à la grandeur de la cause qu’il défend, et ce n’est pas un médiocre avantage. A-t-il profité de la position qui lui était faite par les succès de Lucrèce, de Charlotte Corday, de l’Honneur et l’Argent ? a-t-il montré les dangers de la spéculation sous une forme comique ou dramatique ? Son œuvre, nouvelle marque-t-elle un progrès ? Y a-t-il dans la comédie qui s’appelle la Bourse une action, des personnages ? Ces questions, négligées par les amis de M. Ponsard, ne peuvent être éludées.

L’auteur a-t-il examiné sous toutes ses faces le sujet qu’il se proposait de traiter ? Je me permettrai d’en douter. Il y a dans cette donnée un côté dramatique, un côté comique. Or, si l’on prend la peine d’étudier la marche de l’action, de suivre les développemens de la fable, d’épier la conduite des personnages, on arrive à reconnaître que le côté dramatique est indiqué, tandis que le côté comique n’est pas même effleuré. Cette affirmation, qui semble sévère, quand on se borne à l’énoncer, n’étonnera personne quand j’aurai apprécié tous les élémens dont se compose la comédie nouvelle. Le jeu est à bon droit considéré comme la plus dangereuse de toutes les passions, puisqu’il réduit à néant les plus hautes facultés, les sentimens les plus généreux. Prenez l’homme le mieux doué, l’intelligence la plus vive, le cœur le plus bienveillant, et voyez ce que devient cet homme dès qu’il est dévoré de la soif de l’or. Il n’y a plus pour lui ni ami ni famille. Il rêve des châteaux, des palais, des parcs, des forêts, et oublie que sa femme et ses enfans attendent de lui le bien-être, la sécurité. Les nécessités de la vie s’effacent devant l’espérance d’une richesse indéfinie, car il n’y a pas de joueur qui se contente d’un million. Il entend répéter partout que le premier million est le seul difficile à gagner. Si la chance le favorise, il serait bien niais de s’en tenir au premier million. Pourquoi donc s’arrêterait-il en si beau chemin ? Les mains pleines d’or, il tentera de nouvelles aventures, et ne s’inquiétera pas du sort de sa famille, de l’avenir de sa femme et de ses enfans. Riche aujourd’hui, il veut être opulent demain. Les dangers que l’amitié lui signale sont pour lui des dangers imaginaires. Il marche les yeux fermés sur le chemin de l’abîme, et quand la fortune le trahit, quand le hasard, dont il avait fait son seul dieu, prend plaisir à déjouer tous ses calculs, à railler toutes ses espérances, le suicide lui apparaît comme un dernier refuge. Que peut-on reprocher à l’homme qui se tue pour se dérober à ses engagemens ? L’expiation n’est-elle pas égale à la faute ? Qui donc oserait accuser le joueur malheureux qui s’est brûlé la cervelle ? Vendre ce qu’on n’a pas, acheter ce qu’on ne peut payer, c’est une sottise si l’on échoue, un trait de génie si l’on réussit. Toute la morale du joueur de bourse est renfermée dans ces deux maximes. Rien en-deçà, rien au-delà. Pour lui, l’improbité s’appelle maladresse, la probité succès. Pourvu que sa signature ne soit pas protestée, pourvu qu’il ne soit pas exécuté, il marche tête haute et regarde en pitié tous les hommes laborieux qui ne savent pas s’enrichir. C’est là sans doute une donnée qui ne se prête guère à la comédie ; mais le drame peut en faire son profit. Les devoirs de la famille, obscurcis d’abord, puis effacés par une passion implacable et souveraine, le père lavant son déshonneur dans son propre sang, léguant la misère à des orphelins pour échapper à la honte, fournissent au poète tous les élémens d’une action poignante. C’est un sujet lugubre, j’en conviens ; mais entre les mains d’un homme habile ce sujet prendrait la grandeur et la beauté d’une tragédie des meilleurs temps de la Grèce.

Près du joueur réduit au désespoir, poussé au suicide, nous apercevons le joueur que la fortune n’a pas encore trahi, qui voit s’accomplir toutes ses espérances, que la richesse enivre, qui égaie de ses ridicules tous les hommes de bon sens. Il est riche, le monde lui appartient, rien n’est au-dessus de son intelligence, rien au-dessus de ses désirs. Il n’y a pas de question qui l’embarrasse, pas de femme qui puisse lui résister. L’homme qui remue des millions ne sait-il pas tout sans avoir rien appris ? ne plaît-il pas à tous les yeux ? Qui oserait le contredire, s’il lui plaît de se tromper ? qui oserait le railler, s’il lui plaît de soupirer ? Lesage, en dessinant le portrait de Turcaret, n’a pas épuisé les ridicules du financier. Le joueur qui s’est enrichi à la Bourse laisse bien loin derrière lui le traitant du siècle dernier, et, sans avoir le génie de Lesage, on peut glaner encore plus d’un épi dans le champ qu’il a moissonné. La fatuité des nouveaux Turcarets, leur intrépidité de bonne opinion, la confiance dont ils s’honorent, offrent plus d’un trait à la comédie, et je crois que le ridicule n’était pas à négliger dans la peinture de la Bourse.

L’élément comique et l’élément dramatique pouvaient-ils se combiner ? C’est là sans doute un projet difficile à réaliser. Je ne suis pourtant pas de ceux qui le considèrent comme chimérique. À la Bourse comme ailleurs, le rire se montre à côté des larmes, et la réunion de ces deux élémens n’aurait étonné personne. En réservant le côté dramatique pour les personnages principaux, le côté comique pour les personnages épisodiques, le poète pouvait compter sur la curiosité, sur l’attention de l’auditoire.

Quant à la moralité d’un tel sujet, elle ne pouvait se trouver que dans le spectacle du travail courageux et résigné. À la fièvre du jeu, les plus habiles n’opposeront jamais qu’un remède, le bonheur de l’étude, la richesse lentement acquise par un labeur acharné. Les conseils les plus éloquens, les argumens les plus ingénieux, les plus mordantes ironies n’égaleront jamais en puissance un exemple pris dans la vie réelle. Dès que le poète comique s’attribue une mission morale, et je ne blâme pas cette prétention, il doit appeler à son aide le troisième élément que je viens d’indiquer. Ainsi, pour faire de la Bourse une comédie, il faut réunir dans une action rapide et vivante la passion, le ridicule et le devoir. Le sujet choisi par M. Ponsard impose au poète ces trois conditions.

Reste à savoir comment on peut les réaliser. Or je pense que la comédie de mœurs, en pareille occasion, est un cadre insuffisant. La comédie de caractère est la seule qui se plie à toutes les exigences d’une telle donnée. Passion, ridicule et devoir, tout doit être idéalisé pour se fondre dans une harmonieuse unité. Si le poète s’en tient à la réalité, il aura beau prodiguer l’élégance dans les détails, il ne produira jamais qu’une œuvre prosaïque et inanimée.

Les personnages mis en scène par M. Ponsard ne manquent pas de vérité. En regardant autour de soi, on trouve des types pareils à ceux qu’il a dessinés. Le défaut de ces personnages, c’est de n’être pas tracés avec assez de vigueur. Les figures sont indiquées plutôt qu’achevées. On dirait que l’auteur n’a pas pris le temps de les étudier, qu’il s’est contenté d’une esquisse. Léon Desroches, le héros de la pièce, chargé de montrer à tous les yeux les dangers du jeu, ne paraît pas dévoré d’une passion bien ardente pour la richesse. Il expose, il perd son patrimoine après l’avoir quintuplé, sans exciter dans l’âme du spectateur une bien vive anxiété. Son ivresse quand il a gagné, son abattement quand il est réduit au dénûment, n’ont rien de contagieux. L’amour qui l’a poussé au jeu mérite le même reproche ; peut-être même est-il dessiné plus mollement que sa passion pour la richesse. Je ne crois pas me tromper en disant que M. Ponsard a crayonné trop vite Léon Desroches. Reynold, placé près de Léon pour représenter le travail dans sa grandeur et son austérité, rappelle un peu trop le personnage de Rodolphe de l’Honneur et l’Argent. Malgré cette parenté, un peu trop évidente, il a trouvé dans l’auditoire plus de sympathie que Léon. La générosité de son caractère, la franchise de son langage lui ont bientôt concilié tous les cœurs. C’est ce qu’on appelle dans les ateliers une figure réussie. Reynold n’est pourtant pas une conception originale pour ceux mêmes qui ne connaissent pas Rodolphe ; mais les sentimens qu’il exprime ne manquent jamais d’éveiller dans l’auditoire des échos nombreux. Le public, séduit par l’élévation des pensées, la pureté des intentions, écoute avec indulgence ce qu’il a déjà entendu plus d’une fois. Or c’est là précisément ce qui est arrivé. Reynold, sans être nouveau, enchaîne l’attention ; son dévouement, qui ne se dément pas un seul instant, le place au-dessus de tous les autres personnages. Il n’est pas de la même race ; le sang qui coule dans ses veines est plus riche et plus pur. Les vulgaires ambitions ne troublent jamais la rectitude de son jugement. Aussi, dès qu’il ouvre la bouche, toutes ses paroles sont recueillies avidement. J’ai entendu mettre en question la vraisemblance de Reynold. À coup sûr, une telle abnégation ne se rencontre pas chaque jour ; mais on peut dire à l’honneur de l’humanité que ce personnage n’appartient pas tout entier à la fantaisie, et que le poète, pour le composer, n’a eu qu’à réunir des traits pris dans la vie réelle.

La figure de M. Bernard est tracée avec indécision. Ce campagnard qui boit sec, qui aime les propos égrillards, les anecdotes un peu lestes, se laisse trop facilement tenter par les promesses de la spéculation. Quoiqu’il désire s’arrondir, quoique le champ du voisin excite sa convoitise, on a peine à comprendre son entraînement. Il n’est plus d’âge à former des projets pour un avenir lointain. Sa crédulité ne s’accorde pas avec ses habitudes de bien-être et de repos. Un homme qui vit dans son domine, sans souci, sans inquiétude, ne se décide pas si aisément à se lancer dans les aventures. C’est pour lui surtout qu’un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. Les premiers succès de Léon, les sommes qu’il a gagnées à la Bourse peuvent l’éblouir un instant, mais ne doivent pas l’engager à risquer cent mille francs. Et puis, quand il a cédé à la tentation, est-il bien venu à sermonner Léon, à lui refuser la main de sa fille ? Sa conduite ôte à ses paroles toute l’autorité que son âge pouvait leur donner : coupables au même degré, poussés à la même faute par des motifs différens, la raison leur conseille une mutuelle indulgence. L’inconséquence que je signale frappe les yeux-les moins clairvoyans.

Le personnage de Camille est traité avec un soin particulier. M. Ponsard a voulu faire de cette figure quelque chose de cornélien. A-t-il réalisé sa volonté ? Cœur loyal, intelligence droite, Camille n’admet pas de compromis quand il s’agit d’une question d’honneur. Elle a pour le jeu une aversion qui résiste aux faveurs les plus éclatantes de la fortune. Elle promet à Léon Desroches de n’épouser jamais un autre homme que lui, mais elle met à sa promesse une condition : Léon ne jouera plus S’il trahit son serment, elle est dégagée, et disposera librement de sa main. Jusque-là tout est vrai ; mais quand Léon a tout perdu, quand il est placé entre le déshonneur et le désespoir, le moment est mal choisi pour lui rappeler son serment et s’affranchir de sa promesse. Camille serait bien autrement grande si elle disait au joueur triomphant ce qu’elle dit au joueur désespéré. Refuser sa main au parjure, placer la foi jurée au-dessus de l’opulence, à la bonne heure ; repousser avec une impitoyable rigueur celui que l’amour peut seul rattacher à la vie, c’est là une pensée qui n’a rien de grand, qui excite dans l’auditoire autant de dépit que d’étonnement. Aussi ne faut-il pas hésiter à mettre Camille au-dessous de Reynold. Cette jeune fille, qui intéresse d’abord par la hauteur de sa raison, par la constance de son amour pour Léon, qui refuse les plus brillans partis pour demeurer fidèle à ses souvenirs, s’amoindrit singulièrement quand elle condamne, comme un juge, l’homme à qui elle devrait tendre la main. Il n’y a pas une femme qui, en pareille occasion, ne penchât du côté de la clémence. Je parle, bien entendu, de celles qui, par la noblesse de leurs sentimens, appartiennent à la poésie. Quant à celles dont toute l’éducation se réduit à savoir compter, le théâtre n’a pas à s’en inquiéter. Eussent-elles cent fois raison, elles ne pourront jamais émouvoir personne. Je ne m’explique pas comment M. Ponsard s’est mépris à ce point dans la composition du personnage de Camille. La rigueur de la jeune fille en face de la richesse eût été logique ; son inflexible sévérité en face de la misère ne se concilie ni avec la rectitude de l’intelligence, ni avec la loyauté du cœur.

Je n’ai pas grand’chose à dire des personnages épisodiques. Ils se meuvent à peu près au hasard, et l’auteur ne s’est pas donné la peine de leur assigner une ligne de conduite. Julie, amie d’enfance de Camille, est un type facile à rencontrer, mais qui ne méritait pas de figurer dans une comédie, à moins d’être dessiné avec précision, de façon à ne tromper personne. Sous des dehors étourdis, elle cache un cœur sans noblesse. C’est un mélange de sécheresse et de frivolité, une figure dont l’action se passerait très bien. M. Simon et M. Delatour représentent d’une manière assez pâle la haute banque et le parquet de la Bourse. Le premier parle des petits capitaux indisciplinés avec une impertinence qui n’a rien d’amusant ; le second donne à Léon, son camarade de collège, d’excellens conseils, qui demeurent stériles, parce qu’ils arrivent trop tard. S’il voulait sauver le patrimoine de son ami, il devait refuser obstinément de l’assister dans ses premières aventures. Quand il a joué, quand il a gagné pour lui, de quel droit vient-il essayer de l’arrêter sur la pente terrible où il est engagé ? Estelle et Alfred, Pierre et Dubois, disparaîtraient sans que personne s’en aperçût. Une aventurière, qui, pour assurer son bien-être et ne jamais se trouver au dépourvu, prend un amant à la hausse, un amant à la baisse, serait à peine acceptable dans une pièce de boulevard. Un joueur de coulisse qui dissipe en orgies l’or qu’il a gagné sans rien risquer est un peu dépaysé dans une composition qui se propose un but moral et veut demeurer poétique. Dubois, faisant des affaires pour son compte, donnant audience à des cliens de bas étage, tandis que son maître s’entretient dans son cabinet avec des cliens du faubourg Saint-Germain, est une heureuse invention ; mais quand il vient avec Estelle visiter l’appartement de Léon, il n’égaie personne. Pierre, attaché au service de Léon, n’a d’autre souci, ou plutôt d’autre mission, que de copier jour par jour toutes les fautes de son maître. Il est impossible d’imaginer un personnage plus inutile. Madeleine, servante de Camille, imite en tout sa maîtresse, comme Pierre imite Léon.

Avec de tels caractères, il était bien difficile de composer une comédie vivante. Aussi, malgré son talent, M. Ponsard n’a-t-il pas réussi dans cette entreprise. Les personnages ne sont pas assez nettement conçus, assez solidement posés pour agir puissamment sur l’âme du spectateur. Il y a dans leur conduite une indécision dont le théâtre ne saurait s’accommoder. C’est un défaut que les tirades les plus élégantes ne rachètent pas. On reconnaît dès les premières scènes que l’auteur a vécu parmi les personnages qui parlent devant nous, mais il les a plutôt vus que regardés, et pour le poète comique, voir ne suffit pas. Le souvenir des choses aperçues, des propos recueillis au hasard, ne peut défrayer une pièce de longue haleine. Les termes techniques, inintelligibles pour les profanes qui n’ont pas pénétré dans le temple, ne valent pas une pensée morale vivement exprimée.

La fable imaginée par M. Ponsard est d’une telle simplicité, qu’elle ne peut exciter une curiosité bien vive. On dirait que la pièce tout entière a été écrite sur un scénario tracé par quelque faiseur, qui pouvait devenir opéra, mélodrame ou comédie. Il n’y a dans la succession des scènes rien de nécessaire, c’est-à-dire, en d’autres termes, que la volonté du poète n’a pas l’air d’intervenir. Les acteurs s’agitent, vont et viennent, mais n’ont pas de rôle obligé. Ils pourraient se mouvoir autrement sans étonner personne. Or, toutes les fois que les spectateurs imaginent pour les acteurs une conduite différente de celle qui leur est assignée par l’auteur, c’est un grave symptôme. Quand la composition d’un ouvrage dramatique relève d’une volonté énergique et prudente, quand la prévoyance et la réflexion ont préparé les incidens que le poète met en œuvre, l’auditoire ne songe pas à refaire la fable qui se déroule devant lui. Jusqu’à présent, il est vrai, M. Ponsard ne s’était pas signalé par une grande fertilité d’invention. Soutenu par l’histoire dans Lucrèce, dans Agnès de Méranie, dans Charlotte Corday, par Homère dans Ulysse, il avait mis en œuvre ce qui s’offrait à lui sans jamais tenter les hardies aventures. Dans sa comédie nouvelle, il s’est attaché à ne pas imaginer un seul incident qui ne fût déjà connu du public. Pour ceux qui ont fait de la littérature dramatique une industrie régulière comme la métallurgie, qui ont réduit la pratique de cette industrie à des formules précises et n’abandonnent rien au hasard, c’est sans doute une preuve d’habileté. Je crains que le public ne soit d’un autre avis. S’il est bon de ne pas effaroucher l’auditoire par des incidens trop nouveaux, il ne faut pourtant pas répéter en vers ce qui a été dit en prose plus de cent fois. Je ne crois pas la comédie dépossédée par le journal, comme je l’entends souvent dire autour de moi. Les pensées qui se produisent chaque matin, qui se répandent dans la foule, offrent des élémens de comédie sans être la comédie même. Toutes les fois qu’une imagination puissante voudra s’emparer de ces élémens, les combiner, les animer, elle enfantera des œuvres qui auront tout l’attrait de la nouveauté. M. Ponsard n’a rien inventé, rien rajeuni, rien renouvelé. Tout ce que nous voyons dans sa comédie, nous l’avons déjà vu ; tout ce que nous entendons, nous l’avons entendu. Il s’est dit évidemment avant de prendre la plume : A quoi bon inventer ? C’est un métier périlleux. Je me contenterai des idées qui circulent parmi la foule ; j’assortirai des rimes, je couperai en hémistiches les sentimens qui se débitent chaque jour, et le public n’en demandera pas davantage. Il y a dans ce petit monologue une part de vérité. Ce n’est pas le théâtre en effet qui prend habituellement l’étrenne des idées nouvelles ; il ne s’en empare qu’après avoir attendu quelques années. Quand elles ont fait leur chemin, quand elles sont devenues populaires, il les met en action, et ce procédé, qui n’exige pas une grande dépense d’imagination, réussit presque toujours. S’il n’a pas été suivi par les maîtres de l’art, s’il n’a pas même été deviné par eux, je reconnais volontiers que de nos jours il obtient un succès à peu près constant ; le tort de M. Ponsard est d’avoir cru qu’il est infaillible.

Ainsi, dans la fable qu’il baptise du nom de comédie, il ne hasarde pas une pensée qui lui appartienne : pour entrer en matière, ce ne serait pas maladroit ; pour enchaîner l’attention pendant trois heures, ce n’est pas assez. On peut dire sans exagération qu’il a poussé l’économie jusqu’à l’avarice. Ne rien prodiguer est d’un homme sage ; il n’y a pourtant pas de moisson sans semailles, et l’auteur de la Bourse paraît se conduire d’après une autre opinion. Léon Desroches, amoureux de Camille Bernard, tente la fortune sans avoir jamais rêvé la richesse. Il ne songerait pas à jouer, si le pèze de Camille ne le trouvait trop pauvre pour lui donner sa fille. Il jouera donc pour réaliser le vœu de sa jeunesse, pour posséder la femme qu’il aime : jusque-là tout se conçoit, tout s’explique facilement ; mais quand il a touché le but de son ambition, quand il tient dans ses mains les cent mille écus qui le font aussi riche que sa fiancée, pourquoi joue-t-il encore ? pourquoi ne s’arrête-t-il pas ? S’il aime vraiment Camille, il doit partir sans délai, quitter Paris au plus vite, et emporter avec joie le trésor que le hasard vient de lui donner. S’il demeure, s’il joue encore après avoir trouvé ce qu’il n’osait pas conquérir par le travail, c’est que son cœur n’est pas atteint profondément, et que le jeu est son unique passion. La chance tourne contre lui. Ruiné, il pense au suicide comme tous les joueurs qui sont partagés entre le sentiment de la probité et le goût de la paresse : y a-t-il au monde rien de plus vulgaire ? Reynold vient l’arracher à son projet et lui désigne le travail comme le seul moyen de se réhabiliter. Devenu contre-maître dans une usine, Léon sauve par son courage la vie de plusieurs ouvriers, et Camille, qui avait refusé sa main au joueur, qui avait promis d’épouser son cousin Reynold, fausse parole à celui qui n’a jamais failli pour devenir la femme de Léon. Il est beau sans doute d’honorer le courage, de le récompenser ; mais la conduite de Camille me parait difficile à expliquer. Léon, qui a sauvé ses camarades au péril de ses jours, offre-t-il des garanties de sagesse à la femme qu’il aime et qui tout à l’heure le repoussait ? Est-il bien affermi dans le travail ? A-t-il renoncé à l’espérance de gagner en quelques semaines ce que dix ans de persévérance ne lui donneront peut-être pas ? Il est permis d’en douter, et Camille, d’abord si défiante, se contente d’une bien courte épreuve. Ce que je dis de Camille, je peux le dire de son père. M. Bernard, furieux contre Léon, venu avec la ferme résolution de donner sa fille à son neveu, s’apaise bien vite, et trouve excellentes les raisons qu’il dédaignait autrefois. Il ne voulait pas d’un gendre pauvre, il accepte un homme ruiné. Pour expliquer cette subite conversion, il faut supposer qu’il est gouverné par sa fille ; mais toute sa conduite précédente dément cette supposition.

Comment donc expliquer les applaudissemens obtenus par la Bourse ? car le public applaudit la comédie nouvelle de M. Ponsard. La cause du succès n’est pas difficile à trouver. L’auteur a choisi avec discernement et traité avec adesse quelques lieux communs qui manquent bien rarement leur effet. Je ne parle pas des tirades contre le jeu, qui semblent commandées par le sujet. Il y a dans l’œuvre qui vient de réussir deux idées qui ont déjà réuni au boulevard de nombreux suffrages sous la modeste forme de couplets, et que nous voyons reparaître en alexandrins avec la même autorité, le même bonheur, — l’apothéose de l’ouvrier, l’apothéose du soldat. Sanctifier, glorifier le travail, le courage, le dévouement, rien de plus légitime la raillerie ne peut atteindre une telle pensée ; mais le goût demande si elle se produit à propos dans la comédie de M. Ponsard. Or je crois que la forme et l’occasion choisies par l’auteur soulèvent plus d’une objection. Quand Léon Desroches, renonçant à ses projets de suicide, veut expier sa faute, il préfère la condition d’ouvrier à la condition de soldat, et nous avons une tirade, que le parterre ne manque jamais d’applaudir, où la guerre est proclamée trop glorieuse pour ceux qui ont une faute à expier. Je ne me charge pas de prononcer entre le dévouement du soldat et le dévouement de l’ouvrier. J’incline à penser que ces deux conditions réclament une égale énergie. Ce que je veux noter, c’est que ce panégyrique de la profession militaire n’est pas à sa place, et qu’il est accueilli par des battemens de mains, comme s’il avait le mérite de l’opportunité. Plus tard, quand Reynold croit la cause de Léon perdue sans retour aux yeux de Camille et s’apprête à épouser sa cousine, les ouvriers de l’usine qu’il dirige lui offrent un bouquet, et le chef de la députation parle avec humilité des mains noircies par le charbon qui ont cueilli ces fleurs. Cette première partie de la scène nous étonne à bon droit. La réponse de Reynold nous étonne encore bien davantage. Il préfère les fleurs cueillies par des mains rudes et noires aux fleurs cueillies par des mains blanches : les premières ont été parfumées par le souffle du travail, et la foule d’applaudir. J’admire et j’honore le travail qui protège la pauvreté contre les plus dangereuses tentations ; mais je me permets de blâmer ce panégyrique de la sueur, comme je blâmais tout à l’heure le panégyrique de la profession militaire. Je partage la sympathie de la foule pour le soldat et l’ouvrier, et cependant les deux tirades que je rappelle ne sont pour moi que des lieux communs. Ces deux tirades ont réussi : c’est là sans doute un puissant argument ; je crois pourtant que les principes du goût demeurent entiers devant le succès le plus éclatant. Ce qui plaît, ce qui est accueilli avec empressement n’est pas toujours ce qui convient. Pour peindre le danger des jeux de bourse, il n’est pas nécessaire de louer, comme l’a fait M. Ponsard, le soldat et l’ouvrier. Si j’insiste sur ce point, c’est qu’il offre un enseignement. Dans un récit, dans un roman, les deux tirades qui ont si puissamment contribué au succès de la Bourse n’obtiendraient qu’un sourire. Qu’est-ce donc aujourd’hui que l’art dramatique, si les lieux communs jouissent d’un tel crédit ? Serait-ce un genre de littérature où la mise en œuvre dominerait la pensée ? Je ne veux pas le croire. Pourquoi donc l’art dramatique serait-il au-dessous du roman, au-dessous de la poésie lyrique ? L’histoire de l’imagination chez les nations les plus ingénieuses proteste éloquemment contre une telle assertion. Ce qui demeure évident, c’est que les spectateurs réunis sur les bancs d’une salle sont plus indulgens, plus indolens que les lecteurs en tête-à-tête avec un livre nouveau. Les idées dont l’écrivain le plus industrieux ne voudrait pas faire un chapitre sont jugées bonnes, opportunes, presque nouvelles, dès qu’il s’agit du théâtre. M. Ponsard ne l’ignore pas, et la complaisance du public a pleinement justifié ses calculs.

La foule lui donne raison en battant des mains. Il me semble pour tant que l’arrêt du parterre n’est pas un arrêt sans appel. Il y a pour un écrivain deux manières de réussir. La première consiste à s’emparer des idées qui ont cours depuis longtemps, à les revêtir d’une forme élégante, à renoncer aux soucis de l’invention. C’est ainsi que M. Ponsard a procédé en composant sa dernière comédie. La seconde manière est plus laborieuse, et demande impérieusement des idées nouvelles ; mais elle impose de trop rudes obligations pour compter de nombreux partisans. Et puis quel sera le sort d’une conception dont les élémens ne se trouvent pas dans l’intelligence de la foule ? C’est l’imprévu avec tous ses dangers. Ne vaut-il pas mieux se prémunir contre l’indolence du spectateur en remaniant des sentimens qui depuis vingt ans sont acceptés partout, devant lesquels tout le monde s’incline ? N’est-ce pas le parti le plus prudent ? M. Ponsard appartient à l’école du bon sens, et si mes souvenirs ne m’abusent pas, c’est à lui que nous devons la fondation de cette école. La méthode qu’il a suivie n’éveille donc en moi aucune surprise. Reste à savoir si au théâtre comme ailleurs la hardiesse n’est pas souvent le meilleur des calculs.

Aller vers le public et lui répéter ce qu’il a déjà entendu, lui épargner la peine de comprendre une pensée qu’il ignoré, n’est pourtant pas le moyen le plus sûr d’atteindre à la renommée. Amener le public à soi, transformer son indolence en attention, lui inspirer le goût des aventures dans le domaine intellectuel, l’attirer vers les choses qu’il ne connaît pas, ou qu’il a tout au plus entrevues, me paraît plus sage dès qu’il s’agit, non pas de réussir aujourd’hui ou demain, mais de laisser une trace glorieuse de son pas sage. La Bourse a réussi. Est-il bien sûr que dans dix ans le public s’en souvienne ? Il n’a rien appris en l’écoutant, il n’aura pas de peine à l’oublier. Voilà ce qu’on gagne à se placer dans le courant des idées populaires.

Le style de la Bourse est moins élégant et moins pur que celui de l’Honneur et l’Argent. M. Ponsard manie facilement la langue poétique, et c’est à cette heureuse faculté qu’il doit sans aucun doute la meilleure partie de ses succès. En écoutant sa dernière comédie, on dirait qu’il a voulu se dispenser de tout effort sérieux. Il y a dans Lucrèce, dans Charlotte Corday, des pages écrites avec fermeté, avec franchise, que les hommes de goût se plaisent à relire. J’ai tout lieu de penser que la Bourse ne deviendra jamais un sujet d’étude pour ceux qui aiment à voir la pensée se produire sous une forme animée. Je n’approuve pas au théâtre l’usage fréquent du langage lyrique : je sais trop ce qu’il nous a valu ; nous avons entendu des odes, des élégies, qui se donnaient pour des personnages ; la splendeur des images avait remplacé l’action. M. Ponsard a compris le danger de cette méthode, et s’est proposé de réagir contre l’envahissement du monologue : c’était une sage résolution, à laquelle tous les bons esprits devaient applaudir ; mais il fallait s’arrêter à temps dans cette réaction, et je crois qu’en écrivant la Bourse, M. Ponsard a dépassé le but. Oui sans doute, il ne faut user qu’avec une extrême réserve du langage lyrique toutes les fois qu’on s’adresse à la foule assemblée pour assister au développement d’une action. Les personnages mis aux prises doivent s’exprimer familièrement, et ne jamais oublier qu’ils ont devant eux un interlocuteur. Cependant le style familier n’est pas nécessairement le style prosaïque, et je regrette d’avoir à dire que la comédie nouvelle pourrait accréditer cette confusion. Je ne veux pas m’arrêter aux incorrections purement grammaticales, qui ne relèvent pas du goût. Je me borne à signaler le caractère prosaïque du dialogue. Pour se dérober au danger des images, pour échapper aux tentations de la forme lyrique, l’auteur ne quitte guère le terrain que les muses n’ont jamais foulé. Il se défie de la poésie à tel point qu’il s’applique à parler comme tout le monde. L’imagination intervient si rarement dans l’expression de sa pensée, qu’un auditeur dont l’oreille ne serait pas habituée à la mesure des vers pourrait se croire en pleine prose.

Dans l’école du bon sens, prosaïsme et simplicité sont peut-être synonymes. Pour ceux qui ont étudié les conditions de l’art dramatique, la simplicité n’exclut pas l’emploi des images. Or Léon, Camille et Reynold n’ont rien qui les élève au-dessus des figures que nous voyons chaque jour. Ce n’est vraiment pas la peine d’écrire en alexandrins pour dire avec le secours du rhythme et de la rime ce qui se dit sur le boulevard ou dans un salon, sans y rien changer. Lors même que M. Ponsard établirait la vérité parfaite de son œuvre, nous aurions encore le droit de lui demander pourquoi il n’a pas donné à sa pensée une forme poétique. Simple dans Lucrèce, dans Charlotte Corday, dans l’Honneur et l’Argent, il est demeuré dans la Bourse au-dessous de lui-même.

Je ne sais pas comment il travaille, et je ne voudrais pas me livrer à des conjectures. Cependant il y a plus d’une scène qui semble d’abord écrite en prose, puis rimée après coup. Or la définition donnée à M. Jourdain par son maître de philosophie, excellente dans le Bourgeois Gentilhomme, n’a pas la même valeur quand on veut l’appliquer. Tout ce qui n’est pas écrit en prose n’est pas nécessairement écrit en vers : il ne suffit pas de compter des syllabes et d’assortir des rimes pour transformer la prose en poésie. Il faut absolument quelque chose de plus. Ce quelque chose est assez difficile à déterminer, j’en conviens. Les imaginations poétiques le trouvent sans effort ; les esprits prosaïques ne le devineront jamais. M. Ponsard a prouvé plus d’une fois qu’il n’ignore pas tout ce qu’il y a d’incomplet dans la définition du maître de philosophie : comment donc l’a-t-il oublié en écrivant la Bourse ? Il n’y a qu’une manière d’exprimer la nuance délicate que je veux indiquer : le prosateur pense en prose, le poète pense en vers. Une idée remaniée, à laquelle on impose plusieurs formes successives, ne garde jamais sa première fraîcheur, son premier éclat. On a beau consulter Richelet, on ne peut transformer la prose en poésie.

Qu’on me permette une comparaison que je n’entends pas donner comme une preuve rigoureuse, mais qui rendra cette observation plus facile comprendre. Qu’un peintre, avant de représenter sur la toile une scène de l’histoire, commence par composer sur le même sujet un bas-relief, et qu’il essaie ensuite de traduire son bas-relief en tableau, il est certain qu’il échouera dans cette tentative de métamorphose. Renversez l’ordre du travail, et vous obtiendrez un échec pareil. Eh bien ! ce qui est vrai pour les arts du dessin n’est pas moins vrai pour les arts littéraires. Mettre en vers une page de Bossuet, mettre en prose une page de Corneille, sont deux projets que le bon sens désavoue. On a voulu justifier la méthode que je réprouve en citant quelques notes trouvées dans les papiers de Racine, un projet d’Iphigénie en Tauride ; c’est un argument sans valeur. Ces notes n’ont pas plus d’importance qu’un mémento ; c’est tout au plus un canevas, et si l’auteur de Britannicus et d’Athalie s’en fût servi, il n’aurait pas versifié les lignes que nous connaissons. On a trouvé des notes du même genre dans les papiers d’André Chénier, et pourtant je ne croirai jamais que la Jeune Captive soit une page de prose mise en vers.

La foule, qui n’a pas étudié les secrets du métier, qui ne s’en est jamais préoccupée, est à cet égard, mais à son insu, du même avis que les lettrés. Lorsqu’elle entend de la prose versifiée, elle approuve ou désapprouve la pensée, elle discute. Quand elle entend des vers où Richelet n’a rien à voir, des vers enfantés sans efforts, où se trouve exprimée une idée qui n’a jamais eu d’autre forme, elle est séduite, elle est charmée, et ne songe pas à discuter. Elle ne sait pas pourquoi ; mais qu’on aille au fond de la question : la foule n’aime pas la prose versifiée.

Les applaudissemens obtenus chaque soir par M. Ponsard ne s’adressent pas à la beauté du langage, mais aux lieux communs qu’il a su habilement exploiter. Quand le poète traduit sa pensée en vers spontanés, un murmure confus d’étonnement et d’admiration atteste son triomphe. Rien de pareil aujourd’hui. La foule approuve, applaudit, heureuse de trouver dans l’œuvre nouvelle l’écho de son opinion. Elle se conduirait autrement, si des paroles mélodieuses arrivaient à ses oreilles, si de vives images venaient frapper son intelligence.

M. Ponsard avait à choisir entre la comédie de mœurs et la comédie de caractère. À parler franchement, je ne sais quel nom mérite son œuvre nouvelle. On dira peut-être que c’est une comédie de mœurs : je consentirais à le croire, si je voyais ses personnages engagés dans une action réelle ; mais qu’on y prenne garde, ses personnages parlent et n’agissent pas. Ce n’est pas là, quoi qu’on puisse dire, le tableau fidèle de ce qui se passe sous nos yeux. Serait-ce d’aventure une comédie de caractère ? Pour justifier un tel nom, il montrer que les acteurs sont présentés sous un aspect philosophique. Or je crois qu’il serait difficile d’apporter des preuves satisfaisantes à l’appui de cette assertion. Il y a sans doute dans la Bourse quelques scènes empruntées à la réalité ; il n’y en a pas une qui relève de la philosophie, qui atteste chez l’auteur la faculté d’analyser les sentimens. Ce n’est pas que je lui dénie cette faculté d’une manière absolue, car il en a fait usage dans Lucrèce et dans Charlotte Corday ; mais je crois pouvoir affirmer qu’elle ne se révèle pas dans la Bourse. De quel nom baptiser cette comédie qui n’égaie pas, cette fable qui n’est pas dramatique ? C’est peut-être un genre nouveau ; c’est un mélange d’épître et de satire qui n’est pas encore classé dans notre littérature.

Si l’on essaie de définir le vrai caractère de cette composition, on ne tarde pas à s’apercevoir qu’elle se rattache d’une manière directe aux doctrines qui ont prévalu dans les autres branches de l’art. M. Ponsard, en écrivant sa comédie, a suivi les traces des peintres et des sculpteurs : il a négligé l’idéal pour ne s’attacher qu’à la réalité. Il a dessiné quelques portraits d’après ses souvenirs, sans se donner la peine d’agrandir, de transformer ce qu’il avait vu par une réflexion persévérante. Dans la peinture, dans la sculpture, cette méthode est applaudie, ceux qui refusent de l’adopter sont traités de rêveurs. Si l’on n’y prend garde, l’imitation matérielle envahira bientôt la littérature comme les arts du dessin. La comédie nouvelle de M. Ponsard, sans être calquée sur la vie réelle, fait une part si mince à l’imagination, à la pensée, qu’elle peut compter parmi les œuvres de pure imitation. Or, s’il est vrai que la sculpture et la peinture, en négligeant l’idéal, se condamnent à la stérilité, il n’est pas moins vrai que la poésie dramatique, en suivant la même route, arrive à la même impuissance. Si l’on compare les mémoires écrits sous le règne de Louis XIV aux comédies de Molière, on n’a pas de peine à retrouver les élémens qu’il a mis en œuvre ; mais on voit qu’il les a transformés, qu’il les a faits siens par la puissance de sa volonté, par le travail de sa pensée. Les railleries qu’il a prodiguées contre les médecins sont indiquées dans la correspondance de Guy Patin. Les ridicules de cour dessinés par Saint-Simon ne sont pas sans parenté avec les ridicules dessinés par l’auteur du Misanthrope. Cependant on se tromperait étrangement en affirmant que Molière s’en est tenu à l’imitation. Pour quiconque sait comprendre ses œuvres, il est évident qu’il fait une large part à l’idéal. L’élève de Gassendi avait gardé pour la philosophie une affection sincère, et ne se contentait jamais de la surface des choses.

Aujourd’hui l’on veut réduire la comédie à l’imitation. Voir ce qui se passe et le mettre sur la scène est aux yeux de bien des gens une preuve éclatante d’habileté. Je regrette que M. Ponsard, qui avait débuté d’une manière poétique, se soit rallié dans son dernier ouvrage à ces doctrines stériles. Malgré la bienveillance que le public lui témoigne, il ne tardera pas à sentir qu’il s’est trompé. Tant qu’il a tenu compte de l’idéal, tant qu’il s’est maintenu dans les régions élevées de la pensée, la foule ne s’est pas contentée d’applaudir ses œuvres, elle a voulu les revoir. Qui donc, après avoir entendu la Bourse, voudrait l’entendre une seconde fois ? Pour que le théâtre intéresse, il faut absolument qu’il nous offre quelque chose de plus que l’image de la vie réelle. Ceux qui en doutent et ne veulent pas se rendre aux argumens sérieux, qu’ils traitent d’arguties, peuvent s’édifier en voyant la conduite de la foule. Toutes les fois que dans une œuvre dramatique l’imagination n’intervient pas d’une manière puissante, une soirée suffit à contenter la curiosité. Toutes les fois au contraire que la réalité se trouve agrandie par la pensée, on éprouve le besoin d’écouter encore ce qu’on a déjà écouté. Le théâtre alors n’est plus un divertissement frivole, mais une étude attrayante. Il y a treize ans, quand M. Ponsard interrogeait les premières pages de Tite-Live, et nous retraçait la mort volontaire de Lucrèce, j’ai lieu de croire qu’il ne mettait pas en doute ces vérités. Les a-t-il oubliées dans l’enivrement du succès ? Ce serait grand dommage, car, s’il ne possède pas des facultés de premier ordre, il est certain qu’il ne peut être confondu avec les faiseurs qui se donnent le nom d’auteurs dramatiques. S’il veut garder le rang qu’il a conquis, il n’a rien de mieux à faire que d’abandonner l’imitation pour revenir à l’idéal.

Malheureusement ses amis lui prodiguent la louange, et lui persuadent qu’il ne peut faillir. C’est la destinée commune de tous les poètes que la foule a salués de ses applaudissemens. Une fois en possession de la renommée, ils n’écoutent plus ni conseils ni avertissemens ; ils prennent volontiers le doute pour une offense. Ils ne veulent pas être discutés, et, pour leur paraître intelligent, il faut les admirer sans réserve. M. Ponsard, chef de l’école du bon sens, saura-t-il résister aux dangers de la louange ? Ce serait la manière la plus certaine de prouver son originalité. S’il consentait à écouter les conseils, je ne dis pas des amis qui l’entourent, mais de ceux qui aiment son talent, qui ont étudié ses œuvres avec une attention bienveillante, il renoncerait à la comédie. Il n’y a pas dans son esprit assez de vivacité pour qu’il puisse réussir dans la peinture de la vie familière. On m’opposera le succès de l’Honneur et l’Argent, le succès de la Bourse ; on me dira qu’il faut se rendre à l’évidence : l’accueil fait à ces deux ouvrages ne change pas ma conviction. M. Ponsard ne comprend pas d’une manière complète la mission de la comédie, ce qu’il a fait nous autorise à le penser. L’antiquité disait que la comédie châtie les mœurs en riant. L’auteur de la Bourse paraît n’avoir accepté que la première moitié de cette définition : il essaie de châtier les mœurs, mais il ne rit pas, ou s’il veut crayonner le ridicule, il réussit bien rarement à égayer l’auditoire. Il obtient son approbation par la fermeté de ses principes, il n’excite pas l’hilarité.

La comédie sans gaieté, telle que la conçoit M. Ponsard, la comédie purement didactique, ne pourra jamais s’acclimater parmi nous. Les idées les plus vraies, les sentimens les plus généreux ne suffisent pas pour enchaîner l’attention de l’auditoire. Il n’y a que le ridicule qui puisse animer une fable comique, et le sentiment du ridicule est un don que l’auteur de la Boursene possède pas. Je crois donc qu’il agirait sagement en demandant à l’histoire le thème de ses compositions futures. C’est dans l’histoire qu’il trouvera l’application naturelle de ses facultés. Il sait, quand il le veut, quand il s’en donne la peine, traduire dans une langue élégante les passions politiques et même les passions d’une nature plus douce. Il rencontrera dans le passé des épisodes qui exalteront son imagination et lui permettront de toucher aux plus hautes questions morales. C’est pour lui le moyen le plus sûr d’affermir sa renommée.

Ce conseil ne sera pas écouté. Ceux qui voient dans le succès un argument sans réplique encouragent M. Ponsard à persévérer dans la route qu’il a choisie. Les objections que je lui soumets seront traitées comme des paroles sans valeur, sans portée ; l’avenir dira si je me suis trompé. J’ai parlé de la Bourse de manière à prouver toute l’importance que j’attribue à l’auteur ; j’ai tâché de justifier mes affirmations. Ceux qui le vantent sans mesure ont dédaigné cette méthode, la trouvant trop laborieuse, et je crains bien que M. Ponsard ne les prenne au mot. On lui dit qu’il a raison d’explorer le domaine de la comédie, qu’il est dès à présent un maître consommé, qu’il a pénétré tous les secrets de l’art, et n’a plus rien à deviner. S’il se laisse prendre à ces flatteries, le repentir ne se fera pas attendre. J’aurais voulu pouvoir louer son œuvre nouvelle comme j’ai loué l’entretien de Robespierre, de Marat et de Danton. Si l’auteur m’eût offert des personnages vivans, je les aurais accueillis avec joie. La Bourse n’est à mon avis qu’une épître découpée en dialogue, et j’ai dû le dire.

Les œuvres sérieuses ne se comptent pas par centaines. On peut dire qu’au théâtre elles sont encore plus rares que dans les autres parties de la littérature contemporaine : il faut donc saisir avec empressement toutes les occasions qui se présentent de discuter les conditions de chaque genre et l’application des principes reconnus vrais par une suite de générations. L’industrie dramatique produit chez nous bon an mal an une pièce par jour. Je conçois qu’on traite légèrement, qu’on vante ou qu’on blâme au hasard les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de ces ouvrages ; mais quand un poète dont le nom jouit d’une légitime autorité écrit une composition de longue haleine et choisit la forme la plus sévère, le, louer sans dire pourquoi, ce n’est pas lui donner une preuve, d’estime. La plus sûres manière de témoigner l’état qu’on fait de lui, c’est de soumettre sa pensée à l’examen le plus rigoureux, le plus attentif. Avertir les poètes qui se trompent sur leur vocation n’est pas un des moindres devoirs de la critique.

Depuis treize ans, M. Ponsard est écouté avec une faveur marquée. Si toutes ses œuvres n’ont pas obtenu un égal succès, la bienveillance et l’empressement ne leur ont jamais fait défaut. Il est donc de ceux qui appellent la discussion. Quoi qu’il fasse maintenant, il n’a pas à craindre l’indifférence. L’engouement est le seul danger qu’il puisse redouter. S’il ne veut pas s’égarer, il faut qu’il apprenne à douter de lui-même, à ne pas dédaigner les conseils. Trois fois déjà il s’est adressé à l’histoire ; la première et la troisième de ses tentatives dans le domaine du passé sont à coup sûr ses titres les plus solides. Lucrèce et Charlotte Corday ont marqué sa place parmi les écrivains habiles et les penseurs élevés. Il y a dans ce double succès un enseignement qu’il ne doit pas négliger. S’il a montré plus d’une fois une imagination ingénieuse, il n’a jamais étonné personne par une invention féconde. C’est pourquoi l’histoire lui serait un puissant auxiliaire. L’étude des faits accomplis, la connaissance des personnages qui ont pris part aux événemens, ne le dispenseraient pas d’inventer, mais lui rendraient la tâche plus facile. Sans se rallier à la doctrine qui voit dans la réalité historique l’idéal de la poésie dramatique, il réagirait heureusement contre la doctrine contraire, qui ne demande au passé que des noms pour baptiser les caprices de l’imagination. Dramatiser l’histoire, tel est le but que M. Ponsard doit se proposer. Il a prouvé qu’il sait pénétrer le sens des événemens, et lire dans la conduite des acteurs les motifs qui les ont guidés. Qu’il mette à profit ce don précieux. L’Angleterre et l’Allemagne lui offrent de glorieux modèles dans l’interprétation poétique du passé. Sans doute il n’arrivera jamais à les égaler, mais en les étudiant il doublera ses forces, et les gages qu’il a déjà donnés nous permettent d’espérer encore pour lui un brillant avenir. Si, au lieu d’interroger les faits accomplis, de mettre en scène les personnages qui ont tenu dans leurs mains le sort des nations, il s’obstine à vouloir peindre la société contemporaine, malgré la bienveillance qu’il a toujours rencontrée, il est à peu près certain qu’il verra déchoir sa renommée. Le ton comique n’est pas dans sa nature. Quand il veut railler, il déclame, et confond presque toujours la colère de la satire avec les leçons de la comédie. Son talent d’écrivain est aujourd’hui en pleine maturité ; il fera désormais ce qu’il sait faire dès à présent, et tenterait vainement d’imposer à son esprit de nouvelles habitudes. Puisqu’il ignore la gaieté, puisqu’il plaisante laborieusement, qu’il se contente de son domaine naturel, de l’interprétation poétique du passé. La comédie demande un esprit délié, une souplesse dépensée qu’il ne possède pas.


GUSTAVE PLANCHE.