Littérature étrangères - Herr Ballin

Louis Gillet
Littérature étrangères - Herr Ballin
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 441-452).
LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES

HERR BALLIN [1]

Pendant l’été de 1911, le hasard m’avait conduit à Cherbourg pour une période de manœuvres. C’était la semaine d’Agadir. A cette époque, le paquebot allemand qui faisait le service de New-York relâchait une heure à Cherbourg pour y embarquer des passagers. Celte semaine-là qu’allait-il faire ? Il parut à l’heure ordinaire, avec une imperturbable ponctualité d’horloge. Il stoppa hors de la jetée, trop étroite pour le recevoir. Il faisait un temps admirable, qui rendait plus sensible encore la vague angoisse de nos âmes. Je vois toujours le monstre, calme, sur de lui, dans une gloire de couchant de septembre, redoutable et énigmatique, pareil à un petit nuage qui, dans un ciel serein, peut présager l’orage. Il passa. Mais je ne pus oublier la silhouette de mauvais augure. C’était un paquebot de la Hamburg-Amerika, et, comme il s’éloignait en maître de la mer, j’évoquais en pensée des souvenirs de jeunesse, Hambourg, le port grandiose et l’éclatant Alster, ce lac patricien, parcouru de barques de fête et environné de villas, et l’ambitieuse maison du Damm, où j’avais lu jadis la devise orgueilleuse : « MeinFeld ist die Welt, mon champ est l’univers. »

Or, la Hamburg-Amerika, et cette flotte et l’essor splendide de Hambourg même, tout cela, c’était un homme, l’homme qui s’était fait cette audacieuse devise et avait le droit de la porter, l’ami de l’Empereur, Albert Ballin. Que ne disait-on pas sur cet être singulier qui, sans pouvoir officiel, avait fait de si grandes choses, dont le monde entier s’occupait sans le connaître, et qui, soit en paix, soit en guerre, passait pour un des confidents intimes de Guillaume II ? Ballin, de son vivant, avait déjà sa légende. Il est mort dans des circonstances demeurées mystérieuses. C’est donc avec une vive curiosité que j’ai lu l’ouvrage qu’un témoin bien informé, M. Huldermann, successeur de Ballin à la direction de la Hamburg-Amerika-Linie, vient de consacrer à son ami [2]. Si ce n’est pas un chef-d’œuvre, c’est un document qui renseigne à la fois sur l’histoire et sur ce qui préoccupe le public allemand : double raison pour nous intéresser.

Du reste, si l’auteur s’en était soucie, il n’y a pas de plus beau roman que celui de l’obscur petit juif de Hambourg, devenu le familier et le conseiller du Prince ! Sans doute, on avait vu Louis XIV se promener à Marly au bras d’un Samuel Bernard ; mais c’était un peu la scène de don Juan et de Monsieur Dimanche : vingt millions valaient bien une politesse du Grand Roi. Tout autre était l’intérêt qui attachait Guillaume II au fameux directeur de la Hamburg-Amerika, et qui explique l’espèce de camaraderie dont le souverain affectait de régaler le marchand. Rien n’exprime mieux que ces relations le caractère de ce qu’on appelle chez nos voisins le Neuer Kurs, et la nuance de l’Allemagne nouvelle à partir de sa dernière évolution commerciale. Do tels rapports, du temps de Bismarck, eussent été impossibles. Il ne tenait qu’à Ballin d’abjurer, s’il l’avait voulu, et d’obtenir en échange quelque litre de noblesse ; comme M. Krupp von Bohlen, il pouvait devenir Ballin de quelque chose. Il déclina toujours cet injurieux honneur. L’orgueil le sauva d’une platitude et le mit au-dessus de la vanité. A rester ce qu’il était et à triompher comme juif au milieu de cette caste de hobereaux si superbes, il devait éprouver une dilatation d’amour-propre. Quelle âpre jouissance de supériorité !

J’ignore dans quelle mesure le patriotisme local et le génie de Hambourg déterminèrent son caractère et commandèrent ses idées. Hambourg est une république très jalouse de ses libertés. Son maire tient comme un doge de Gênes à son titre de Magnificence. Mais Ballin ne fut jamais des « Messieurs de Hambourg. » Ce qu’il tient de plus clair de l’éducation républicaine, c’est le goût de l’indépendance et la méfiance de l’État. « Si j’avais mené mes affaires comme le Gouvernement fait les siennes, il y a belle lurette que j’aurais fait faillite, » était un de ses axiomes favoris. La guerre n’était pas faite pour modifier son opinion.

C’était un petit bomme de labeur acharné et de santé délicate, le dernier-né de sept enfants, et qui avait reçu par les soins d’une mère tendre des goûts d’une réelle distinction. Son âme était sensible au beau ; jeune, il jouait du violoncelle. Mais de bonne heure l’ambition remplaça toute autre passion : l’exercice de la puissance devint l’objet exclusif de sa faculté esthétique. Il aima l’action pour elle-même, en artiste. Il n’était pas fait, comme il dit, pour jouer les seconds violons. Ses débuts avaient été durs. A dix-sept ans, par la mort de son père, il se trouvait chef de famille. Ce père végétait, dans un vieux quartier de Hambourg, d’un petit service d’émigration pour l’Amérique, qu’il exerçait pour le compte d’une ligne anglaise, la ligne Carr. Les bureaux, étroits et noirs, occupaient le rez-de-chaussée de la maison de famille. En ce temps-là aux environs de 1875, il n’y avait presque point de navigation allemande ; l’Angleterre détenait le monopole des mers, et était bien loin de prévoir que personne fût en état de le lui disputer. L’immense mouvement d’émigrants qui chaque année quittaient une Allemagne trop pauvre, ne profilait qu’à elle seule ; elle les cueillait à Hambourg pour les conduire à Liverpool et les embarquer de là pour les Etats-Unis.

Pendant une douzaine d’années, d’abord pour le compte de la ligne Carr, puis de la Compagnie Morris, le jeune Ballin demeura au service d’entreprises anglaises, comme un officier de fortune dans les rangs d’une armée étrangère. Il y déploya des talents extraordinaires de souplesse et d’assimilation, des facultés de travail quasi illimitées ; il y noua d’utiles relations, et y contracta cette connaissance du caractère anglais, qui devait être bientôt la plus redoutable de ses armes.

Sans dessein arrêté, il tâtait l’adversaire, en prenait la mesure, en surprenait le fort et le faible. Il n’était encore qu’un employé à 10 000 marks par an. Cependant, à vingt-neuf ans, en 1886, lorsqu’une Compagnie allemande de Hambourg, la Hamburg-America Packetfahrt, absorba la Compagnie Morris, et en même temps le jeune Ballin, celui-ci avait déjà une somme d’expérience, une pratique des hommes et des choses, un ensemble d’idées enfin, qui devaient faire de lui le plus précieux des auxiliaires, et bientôt le chef désigné de toute l’entreprise.

La Packctfahrt était une société déjà vieille d’une quarantaine d’années, mais demeurée jusqu’alors une ligne de quatrième ordre. Elle était conduite avec moins de prudence que de timidité. L’une des dernières parmi les Compagnies transatlantiques, elle avait renoncé à la navigation à voiles. Elle ne renouvelait plus un matériel déjà vieilli et démodé. En moins de quinze ans, tout changea. Ballin, dans cet intervalle, avait fait de la Packetfahrt une Compagnie de premier rang. A la fin de 1913, la situation était la suivante : au lieu de 22 navires, la flotte en comptait 172, le tonnage avait passé de 60 000 tonnes à un total de plus de quinze cent mille. Le capital, accru de 15 à 157 millions de marks, avait plus que décuplé. La Compagnie desservait un réseau de cinquante-neuf lignes sur les diverses mers du globe. Elle avait construit ou acheté 269 vaisseaux, soit une moyenne de dix par an, elle en avait revendu cent. Dès l’année 1902, elle se trouvait en mesure de négocier le rachat de la Compagnie Cunard. L’affaire n’échoua que par le veto d’Edouard VII.

Bien entendu, il serait absurde de rapporter ce prodigieux bilan au mérite d’un seul homme. Ballin utilisa merveilleusement les circonstances. Le moment où il arriva aux affaires coïncida avec celui d’un extraordinaire développement industriel, dont on sait que l’Allemagne obtint une large part, grâce à la découverte de la minette lorraine. Partout s’étendait le règne du fer : le monde s’équipait à la moderne. D’immenses entreprises de voies ferrées, la construction du Great Trunk et du Canadian Pacific, celle du Transsibérien, des chemins de fer de Chine, de la ligne des Andes, exigeaient la production de prodigieuses masses de fer, des flottes gigantesques pour transporter ces masses. L’Allemagne, qui n’émigrait plus, ayant assez d’ouvrage pour occuper chez elle ses soixante millions d’hommes, voulait en revanche pour les nourrir les produits des deux hémisphères. Ballin saisit avec génie l’esprit des temps nouveaux, et la transformation qui faisait de la vieille Allemagne une puissance industrielle.

Il mit à son service la flotte de ses désirs. Il observa l’un des premiers que la source de l’émigration se déplairait vers l’Est, et draina au profit de Hambourg l’immense courant slave. Tout le servait, tout lui était occasion favorable. Nul n’était plus habile à exploiter les guerres. C’est dans ces moments-là qu’on lui vit faire ses beaux coups. La Compagnie traînait encore, vers 1895, quelques bâtiments archaïques, dont elle ne savait comment se débarrasser ; la guerre hispano-américaine survint à propos pour Ballin : il vendit très cher à l’Espagne son vieux matériel et employa le bénéfice à la construction de modèles nouveaux. Il réalisa encore de beaux gains pendant la guerre du Transvaal et la campagne de Chine. Mais la plus profitable de ses opérations fut la vente au Gouvernement russe de plusieurs unités de l’escadre Rotjenswensky, qui allèrent s’abimer devant la passe de Tsoushima. Cette année-là la Hamburg-Amerika encaissa un boni de 37 millions.

Il apportait dans ces affaires un incroyable esprit d’audace et de décision, qualités qui presque toujours lui assurèrent le succès. Partout il prenait l’offensive. Ainsi, lors d’un voyage en Chine, pendant le cours de 1901, il notait l’immense avantage que possèdent les Etats-Unis pour le commerce du Pacifique, et il conclut : « Il n’y a pas un moment à perdre pour prendre les devants. » L’expérience l’avait convaincu que le plus fort risque, dans la lutte, beaucoup plus que le plus petit. Cet instinct lui avait dicté une de ses premières et de ses plus belles campagnes. Les Anglais, je l’ai dit, détenaient à Hambourg le monopole de l’émigration. Leur position était très forte, Ballin entreprit de leur montrer qu’elle n’était pas inexpugnable : il fit un mouvement tournant, et attaqua par la Norvège. En deux ans, il avait conquis les ports scandinaves. L’Angleterre alarmée se montra prête à causer ; Ballin avait en mains des éléments de conversation.

Mais à cet esprit d’initiative, qui ne reculait devant rien, se joignait chez le jeune directeur une extrême souplesse à trouver des biais et des accommodements. « On me reproche, disait-il, d’être l’homme des compromis ; on voit bien que ce sont des gens qui ne sont pas présidents d’une société d’actionnaires ! » Je ne sais si la concurrence est, comme on l’a écrit, une loi de la vie des espèces : le fait est qu’elle est ruineuse dans le monde des affaires. En particulier, une affaire de navigation ne saurait soutenir la concurrence désordonnée de cent petites entreprises, où les gros, on vient de le voir, risquent plus que les petits. La guerre de tarifs, dans les affaires de transport, aboutit à la catastrophe. Vers 1885, le prix d’entrepont, pour le passage aux Etats-Unis, était tombé à 30 shillings ; à ce taux-là plus moyen de vivre pour personne : force était d’en venir à un système d’ententes. C’est là peut-être l’idée la plus féconde de Ballin, et celle qui lui valut entre toutes sa haute situation dans le commerce international. Il inaugura d’abord avec quelques compagnies rivales ce partage connu des Anglais sous le nom de pool, c’est-à-dire un partage des affaires et des bénéfices selon des conventions définies. Au bout de vingt ans d’efforts, un pool général embrassait à peu près toutes les lignes de navigation qui circulaient, dans l’Atlantique, la Méditerranée et jusque dans les mers de Chine et du Japon. Un contact permanent entre les compagnies avait fini par remplacer des rivalités désastreuses. Des règles diverses étaient établies par catégories de transport, pour les voyageurs, les émigrants et pour les marchandises. Le siège central était Iéna. Ce fut le chef-d’œuvre de Ballin. « Il n’est de bon accord, disait-il, que celui où tout le monde croit faire une bonne affaire. » Ce marchand avait dans la tête de la diplomatie pour plusieurs chancelleries.

Enfin, à ce génie des vastes combinaisons, se joignait, comme chez tout vrai chef, le goût et le soin du détail. Rien ne lui échappait. De ses notes de voyage, à côté de remarques de tout ordre sur les hommes, l’industrie, les affaires, j’extrais les observations suivantes :


Naples, à bord du Kiautschou, le 10 janvier 1901. — Les vingt-cinq pieds supplémentaires ajoutés aux cales de ce navire, sont un grand progrès sur le Hamburg. En revanche, la décoration du salon est moins bonne : les boiseries sont mal faites et, comme elles sont blanches, elles sont d’un entretien coûteux. Il n’y a même pas de verrou aux armoires, de sorte que, pour empêcher les portes de battre, par temps de roulis, les garçons ont recouru à l’invention géniale d’une cuiller à thé glissée dessous..

Colombo, le 24 janvier. — Je note la liste suivante de desiderata ; 1° La lingerie de 2e classe est beaucoup trop petite ; dans une cabine, il y avait un drap troué. 2° Salon des dames de 2e classe : les banquettes sont recouvertes en peluche ; sous les tropiques, cela devient intolérable. 3° La cabine du caissier trop petite. 4° Lavabo auprès du fumoir : il y faut une porte jouant dans les deux sens, comme sur le White Star, etc.


Ces détails paraîtront d’une minutie puérile. Mais aucune entreprise ne vit que par le détail. C’est par l’attention de tous les instants, par une réflexion assidue, qui portait aussi bien sur le type des navires que sur le rendement des machines ou l’entraînement des équipages, c’est par cette somme de travail et de perfectionnements que la direction de Ballin se montra inimitable. Comment ne pas admirer l’envergure d’un cerveau, capable d’embrasser le monde, et ne négligeant pas la cuiller sous la porte d’une armoire ?

C’est à l’année 1895 que remontent les relations de Ballin et de l’Empereur. Il s’agissait de la première « Semaine de Kiel. » L’Empereur devait inaugurer le canal sur le Hohenzollern, et deux navires de Brême et de Hambourg devaient porter ses invités à la suite du yacht impérial. Ballin réclama hardiment le premier rang pour Hambourg, puisque c’est sur son territoire que devaient se dérouler les fêtes. Guillaume II ne supportait pas une discussion en public ; toute contradiction le troublait : Ballin se tut, au milieu de l’assemblée consternée. Il se rattrapa aux fêtes, où il déploya son talent d’organisateur fastueux ; il y eut surtout un buffet froid qui fut un triomphe pour la Hamburg-Amerika. L’Empereur fut bon prince, et les rapports reprirent d’une manière que n’eût pas fait espérer ce regrettable début. La mer était la grande pensée du petit-neveu de Victoria. On était toujours sûr d’intéresser par là l’Empereur de l’ « avenir sur les eaux. » Ballin était son homme : Guillaume II le soignait, comme un propriétaire d’écuries soigne le cheval sur lequel il compte pour le prix de la course mondiale. A chacun de ses passages à Hambourg, le monarque ne manquait pas d’aller voir l’armateur et ne dédaignait pas même de s’asseoir à sa table. Il l’invitait à Potsdam, lui adressait des télégrammes pour ses anniversaires. De son côté, Ballin avait fait de grands progrès dans le rôle de courtisan. Il donnait au souverain des chasses impériales dans les bois de Lünebourg, dernier lambeau des antiques forêts germaniques, où l’on faisait des « tableaux » de trois cents sangliers. Il le consultait sur ses projets, lui soumettait ses vues sur ses prochains accords. L’Empereur répondait par des plans de navires, dessinés de son auguste main : c’était un de ses violons d’Ingres. De tous ses uniformes et de ses innombrables rôles, aucun ne lui plaisait autant que celui d’amiral. Pour lui être agréable, Ballin faisait construire ces paquebots géants, d’une vitesse-réclame et d’un luxe de palace, comprenant des théâtres, des salles de bal et des piscines, comme ce Deutschland, qui faisait la traversée de l’Atlantique en cinq jours, battait tous les « records, » et répandait dans toute l’Amérique le prestige du nom allemand. Pour répliquer aux Olympic et aux Lusitania, Guillaume il commandait les monstrueux Imperator. Il honorait de sa présence le baptême du Bismarck et, dans son impatience, arrachant des mains de la marraine la bouteille de Champagne, il la brisait d’un geste vainqueur contre l’étrave.

Ne sourions pas trop de ces manifestations. Elles n’étaient pas inutiles pour orienter vers la mer les imaginations d’un peuple de plantigrades, ou pour y réveiller les souvenirs d’un passé maritime. En effet, la marine allemande n’est pas une fantaisie personnelle de Guillaume II : pendant la guerre de Cent ans, tandis que l’Angleterre s’efforçait de devenir une nation continentale, l’Allemagne a été une grande Puissance maritime. Sa fameuse Hanse, qui groupait plus de quatre-vingts villes, fut, jusqu’au temps de Charles Quint, la force de l’Empire. Ses comptoirs s’étendaient de Londres à Novgorod. Ce n’était nullement folie, de faire revivre ces temps de la grande Allemagne flottante et commerçante. Les croisières, que Ballin lança vers 1900 pour occuper ses navires pendant la morte-saison, étaient un admirable moyen de propagande : pour 600 marks, un mois en Méditerranée.. Comment résister à cet attrait ? La bourgeoisie allemande prenait le goût du large et s’étonnait de se retrouver le pied marin.

Mais il y avait un pays qui ne pouvait voir sans inquiétude l’avènement d’un si prodigieux rival. Hambourg en face de Londres, c’était Carthage en face de Rome. L’une des deux était de trop dans le monde. L’Angleterre s’en aperçut aux environs de 1900. Occupée par la guerre du Transvaal, elle découvrit soudain, après ce terrible effort, la menace qui venait de surgir à côté d’elle, et tout le terrain déjà perdu sur les marchés de l’univers. Cette situation en elle-même était déjà dangereuse. L’Allemagne l’aggrava par la brutalité de son programme naval. C’est pour y faire contre-poids que l’Angleterre se rapprocha de la France et de la Russie ; elle se tint sur ses gardes et ébaucha l’Entente cordiale.

C’est de cette époque que date le rôle politique de Ballin. Il regardait la guerre comme une lourde faute. « La plus bête des guerres, répétait-il souvent, quand elle fut déclarée : ce n’était pas la peine d’être un Bismarck pour l’empêcher, » Il se serait fait fort de dénouer la crise à l’amiable, lui qui savait si bien « fourrer dans le même bonnet » des crânes d’Allemands, d’Anglo-Saxons et de Français. Mais peut-être qu’il se flattait ; cette fois, le tour de force passait sa virtuosité. Tout au moins fallait-il que d’autres ne se chargeassent pas d’exaspérer le conflit qu’il offrait les moyens d’apaiser.

C’est une lecture pleine d’intérêt, que le récit des efforts accomplis par Ballin à partir de 1908 pour conjurer la guerre. On se rappelle la situation : le Congrès de La Haye venait de finir sans solution. Le programme de Tirpitz mettait le malaise à son comble. Le Cabinet Asquith, qui ne rêvait qu’économies et réformes sociales, se voyait contraint à engager de nouvelles dépenses de dreadnoughts. Là-dessus, dans l’interview du Daily Telegraph, l’Empereur se répandait en plaintes contre l’Angleterre. En revanche, un mot malheureux de M. Winston Churchill, blessait cruellement la vanité allemande. Bref, c’était une succession d’aigreurs et de malentendus qui rendaient tous les jours l’atmosphère plus orageuse.

L’amiral Tirpitz prétend, dans ses Mémoires, que sa flotte n’y est pour rien, et que sans elle l’Angleterre eût attaqué plus tôt. Pour lui, le bon moyen d’avoir la paix avec l’Angleterre, c’était d’être assez fort pour se faire respecter. Plus l’Allemagne a de cuirassés, plus l’Angleterre lui montre de considération. La flotte allemande étant pour lui une garantie de paix, il pressait intrépidement le mouvement de ses constructions. Ce n’était pas l’avis de Ballin, qui connaissait son Angleterre et savait ce qu’est pour elle l’intangibilité de sa suprématie navale. Il savait aussi que l’Angleterre ne voulait pas la guerre, et il s’employa de tout son pouvoir pour arriver à un accord. Rien de plus instructif que ses négociations avec le juif allemand de Londres, sir Ernest Cassel, le banquier d’Edouard VII, qui allait tous les jours chez lui faire son bridge ; Ballin adressait à l’Empereur un rapport quotidien de ces conversations, qui forment la partie la plus curieuse de l’ouvrage de M. Huldermann ; ce fut le prologue du voyage de lord Haldane à Berlin en 1912. Cependant, l’accord ne put se faire. L’obstination de Tirpitz rendit impossible la trêve, le naval holiday que souhaitait Ballin. Etait-ce la faute de l’Angleterre ? En juin 1914, M. Churchill était prêt à rencontrer Tirpitz à Kiel. A la fin de juillet, après l’ultimatum de l’Autriche, il disait, les larmes aux yeux, à Ballin, accouru à Londres : « Ah ! mon ami, ne nous laissons pas acculer à la guerre ! »

La guerre, l’ambassadeur Metternich l’avait prédite au plus tard pour 1915, si l’Allemagne n’arrêtait pas ses armements. Les armements continuèrent, et la guerre éclata. Ballin et ses amis se flattaient de l’empêcher sans renoncer à leur politique. C’est là-dessus, je crois, qu’ils se faisaient illusion. C’est la politique allemande elle-même, qui était une menace pour l’Angleterre. C’est la flotte commerciale qui rendait nécessaire la marine de Tirpitz. Quelques mois avant la guerre, parut une brochure du docteur Plehn, inspirée, dit-on, par M. Kuhlmann, et développant ce programme : « L’Allemagne puissance mondiale, et la paix. » (Deutsche Weltmacht und kein Krieg.) Mais, en réalité, c’est la Weltmacht qui rendait le conflit inévitable. Il était fatal que les deux impérialismes rivaux se rencontrassent un jour, comme deux navires de haut bord, pour décider à qui appartiendrait l’empire de l’univers.

Je ne puis résumer ici le rôle de Ballin pendant la guerre, l’activité qu’il dépensa pour l’organisation du ravitaillement et les efforts qu’il fit, n’ayant pu conjurer la crise, pour conjurer le désastre et liquider la guerre. Il fut l’âme du parti de la conciliation. Il assista avec douleur à la névrose collective qui poussa peu à peu son pays à l’abime. Il avait connu tout de suite la folie sous-marine, et mesuré en revanche dans toute sa réalité le péril américain. Ses avis ne servirent à rien. Il avait vu détruire son œuvre, non par l’ennemi, mais par la sottise du Gouvernement allemand, qui avait interdit la vente des navires internés, et qui plus tard, stupidement, en ordonna le sabotage. Jusqu’au bout, il conserva la vue claire des réalités. Au moment de la paix de Brest-Litovsk, il écrit : « On s’agite pour séparer de la Russie l’Ukraine, la Finlande et tous les peuples allogènes. Quelle folie ! Depuis le début de la guerre, je n’ai cessé de soutenir que notre but essentiel était de détacher la Russie de l’Entente, afin de former avec elle un bloc assez puissant pour tenir en respect l’Alliance franco-anglo-américaine. Cette poliique est plus actuelle que jamais. Au lieu de cela, qu’allons-nous diminuer la Russie et l’émietter en une poussière de petits Etats indépendants ? Cela nous fera une belle jambe !... » L’Allemagne s’est ravisée depuis, et elle parait suivre le conseil de Ballin. « On croit rêver quand on entend les gens parler de la guerre avec les Etats-Unis comme s’il s’agissait de la République de Saint-Marin ou du Monténégro. » C’était le triomphe de ce qu’il haïssait le plus au monde, l’esprit « vieille Prusse, » l’orgueil, l’ignorance, l’absurde dédain de l’adversaire. « On se croit dans une maison de fous, quand de tous côtés on vous parle de faire la guerre à la Hollande, au Danemark, à la Roumanie, à l’Amérique, comme d’une simple partie de plaisir. »

En septembre 1918, lorsque tout fut perdu, on l’appela enfin au Quartier-Général pour ouvrir les yeux à l’Empereur et le préparer à l’inévitable. Il en était à mille lieues. On lui avait fait prendre la retraite pour un succès ! On allait se retrancher dans les lignes Hindenburg, et là on aurait le temps de voir venir. Ballin ne put le détromper. Il réussit cependant à lui parler de paix, et ici encore je ne puis résister au plaisir amer de copier quelques lignes de son journal, qui font apprécier une fois de plus sa surprenante pénétration. « Je lui représentai qu’il fallait se mettre en rapports le plus tôt possible avec Wilson, qui ne poursuit pas de buts de conquête en Europe, et qui est un idéologue. Si les choses traînaient en longueur, il se formerait autour de lui un parti de la guerre, et alors, adieu la paix des idéologues. » C’était le 5 septembre. Deux mois plus tard, tout était fini, l’Empereur en fuite, l’Allemagne en déroule : tout croulait à la fois.

Les dernières lignes du journal, en date du 2 novembre, nous apprennent que Stinnes, avec le Centre et Scheidemann, suppliaient Ballin de se charger des négociations de paix. « J’ai répondu : je marcherai, mais je donnerais volontiers la place à n’importe qui. » Huit jours plus tard, le 9 novembre, éclatait la Révolution, et Ballin tombait mort. Il n’avait pu survivre à l’Empire et à son ouvrage. Le bruit de son suicide a couru.

M. Huldermann ne le confirme ni ne le dément. Meurt-on de douleur à soixante ans ? Ballin manqua-t-il de courage ? Selon l’idée qu’on se sera faite de lui, chacun est maitre de terminer le roman à son gré.

Sa mort et la ruine de son œuvre délivraient l’Angleterre d’un cauchemar. Ballin eut la gloire de se dire que la Hamburg America était un des « buts de guerre » britanniques. « Tout le monde me traite d’anglophile, écrit-il, et l’Empereur lui-même : et pourtant, je suis le seul Allemand qui ait le droit de dire qu’il fait la guerre depuis trente ans à l’Angleterre pour la maîtrise de la mer. Dans ce domaine, si j’ose risquer cette métaphore, je lui ai pris tranchée sur tranchée, et chacun de mes gains n’a été qu’une base de départ pour un nouvel assaut, dès que j’avais les moyens de renouveler l’attaque. »

Aujourd’hui, l’Angleterre a gagné la partie ; elle a éliminé des mers la flotte de Tirpitz, et le Bismarck, le chef-d’œuvre des chantiers de Ballin, fait désormais la course de Liverpool à New-York à la gloire du pavillon anglais. La guerre navale a été gagnée militairement. Mais le vieux pays de la Hanse a plus d’un tour dans son sac. Qu’avons-nous besoin de colonies ? écrit à peu près Ballin. Nous avons celles des Anglais. « Dans tous les Dominions, c’est nous qui détenons les grosses situations, et le régime de la porte ouverte fait le plus clair des ressources de l’Empire allemand... Déjà l’Angleterre est incapable de marcher du même pas que nous. S’il ne lui restait pas la puissance du capital, si un flot d’or ne lui arrivait sans cesse de ses colonies, il y a longtemps que les Anglais, repus et conservateurs, ne seraient plus pour nous, comme rivaux sur le marché mondial, qu’une quantité négligeable. » Peut-être nos amis anglais auront-ils profit à relire ces déclarations d’un « anglophile » et d’un champion du Deutschtum pacifique. Je les engage à méditer ces textes, au moment où ils ne songent qu’à faire du commerce avec l’adversaire d’hier et à cimenter de leur mieux le bloc germano-russe. Leur plus redoutable ennemi, ce n’est pas Tirpitz, c’est Ballin.


LOUIS GILLET.

  1. Bernhard Huldermann, directeur de la Hamburg-Amerika Linie : Albert Ballin, 1 vol. in-8, Berlin, G. Salling édit. 1922. — Cf. Alfred von Tirpitz, Erinnerungen, 1 vol. in-8, Leipzig, K. F. Kœhler édit., 1919.
  2. Cf. l’article de M. Maurice Pernot dans la Revue du 15 janvier 1920. C’est M. Huldermann qui disait à notre collaborateur : « Jamais vaut ne verrez la couleur de notre argent. »