Litanies (Gilkin in chrestomathie de Sensine)

Litanies[1].

Surnaturelle, calme et puissante Beauté,
Fontaine de santé, miroir d’étrangeté,
Écoutez-moi !

Phare spirituel, allumé sur les roches,
Beffroi des jours défunts, où sanglotent les cloches,
Appelez-moi !

Havre où les blancs voiliers et les fumeux steamers
Chargés de cœurs vaillants, viennent du bout des mers,
Accueillez-moi !

Soleil vertigineux, vous qui dans les yeux faites
Fleurir des visions de splendeurs et de fêtes,
Aveuglez-moi !

Jardinier qui semez dans la nuit des cerveaux
Les songes imprévus et les verbes nouveaux,
Fécondez-moi !

Fleuve majestueux, où sur l’eau lente éclate
La gloire des lotus d’azur et d’écarlate,
Submergez-moi !

Tour d’ivoire, château que les tentations
Entourent vainement de leurs obsessions,
Abritez-moi !

Forêt crépusculaire, où les oiseaux nocturnes
Ouvrent leurs clairs yeux d’or et leurs vols taciturnes,
Apaisez-moi !


Porte du paradis, par l’absurde habité !
Haschisch[2] libérateur de la réalité,
Délivrez-moi !

Tapis de velours blanc, où marchent cadencées
D’amples processions d’orgueilleuses pensées,
Exaltez-moi !

Flacon, où tournent dans un cerveau de cristal
Les vertiges du musc, de l’ambre et du santal,
Parfumez-moi !

Orgue religieux dont les vastes musiques
Bâtissent dans les cœurs des églises mystiques,
Élevez-moi !

Maison d’or et d’albâtre où les vins généreux
Versent aux vagabonds les espoirs vigoureux,
Hébergez-moi !

Liqueur soyeuse, crème où les fruits et les baumes
Fondent leur bienfaisance et leurs subtils arômes,
Enivrez-moi !

Manne d’amour, agneau pascal, pain sans levain,
Festin miraculeux où l’eau se change en vin,
Nourrissez-moi !

Hamac qu’une exotique et moelleuse indolence
À l’ombre des palmiers rafraîchissants balance,
Endormez-moi !

Jardin officinal[3] aux douces floraisons,
Où croît parmi les lys l’herbe des guérisons,
Guérissez-moi !

Aérostat vainqueur des sublimes nuages,
Nostalgique wagon, berceur des longs voyages,
Emportez-moi !

Livre mystérieux des sibylles[4] coffret
Où dort, loin des savants, maint austère secret,
Instruisez-moi !


Lourde mante opulente où les fauves soieries
Étoilent leurs prés d’or de fleurs de pierreries,
Revêtez-moi !

Turquoise de douceur, rubis de cruauté,
Topaze où la lumière endort la volupté,
Adornez-moi !

Hypocrite vivier, où des poulpes[5] gluants
Traînent leurs suçoirs mous sur les cailloux puants.
Dévorez-moi !

Lazaret des lépreux, hôpital des poètes.
Ténébreux cabanon, pourrissoir des prophètes,
Étouffez-moi !

Torche néronienne, ô monstrueuse croix,
Où flambent des martyrs oints de graisse et de poix,
Consumez-moi !

  1. Extrait de La Nuit (1897).
  2. Narcotique tiré du Chanvre indien (Cannabis indica). Il produit une ivresse spéciale, accompagnée de rêves et d’hallucinations quelquefois délicieux, quelquefois horribles. Son usage habituel mène à la folie.
  3. Jardin où croissent les plantes employées dans les officines des pharmaciens.
  4. Dans l’antiquité, femmes qui passaient pour avoir reçu d’un dieu le don de prophétie (mot venu du grec (σιβυλλα par le latin sibylla).
  5. Ou polype, mollusque en forme de sac visqueux, à grosse tête, d’où partent huit tentacules garnis de suçoirs.