Limoëlan (Ourliac)

LIMOËLAN.
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M. de Limoëlan fut un de œs hommes extraordinaires dont la gloire s’est perdue dans les guerres civiles de la révolution. Capitaine aux dragons de Noailles, il donna sa démission en 1790, et se jeta dans une ligue de gentilshommes qui prit le nom de confédération poitevine et qui échoua. Bientôt après il devint l’un des chefs militaires de cette fameuse conjuration de La Rouarie qui devait arrêter les progrès de la révolution.

La Rouarie mort, la conjuration découverte, Limoëlan s’enfuit à Jersey et repassa secrètement en France aux premiers soulèvemens de la Vendée ; mais il était signalé dès long-temps à la police révolutionnaire, et son château de Lagrange, sur les bords de la Loire, fut l’un des premiers pillés et brûlés. Son fils, très jeune enfant, fut sauvé par un métayer qui le cacha sous du fumier et lui dit de faire le mort. Mme de Limoëlan avait péri. L’enfant se rappelait que sa mère l’avait hissé par-dessus une fenêtre du rez-de-chaussée donnant sur le jardin, et sans doute elle s’était sacrifiée pour le sauver.

M. de Limoëlan emmena son fils à l’armée avec lui. Il faudrait ici quelques traits du caractère de cet officier. Sa physionomie était frappante ; il était d’une grande taille, sec et robuste, d’un visage maigre et vermeil, avec un grand nez d’aigle, des yeux étincelans et des cheveux blancs ébouriffés. Sa parole était brève, ses gestes brusques, son maintien fier et taciturne ; mais on l’aimait malgré sa sévérité, il passait pour un homme juste et charitable. Ces caractères rudes plaisent au peuple, qui n’y voit que de la franchise. On disait dans le pays en commun proverbe : « Quand les Limoëlan ont quelque chose en tête, la tête a beau tomber. »

Dans l’armée vendéenne, le rôle de M. de Limoëlan fut assez obscur ; peu de chefs le connaissaient, il se tut dans les conseils, et ceux qui le voyaient de près sur le champ de bataille ne s’expliquaient point la rage meurtrière dont il semblait saisi ; le sabre à la main, il était un autre homme ; son visage devenait couleur de sang, ses yeux jetaient la flamme : ce fut là qu’on put le juger.

Le métayer qui avait sauvé le petit Hercule de Limoëlan conjura son maître de le lui laisser en garde, alléguant les misères de la guerre qu’un enfant si jeune ne pouvait supporter ; mais M. de Limoëlan ne voulut rien entendre, et renvoya le paysan tout seul aux ruines du château de Lagrange. Ce jeune homme, blessé au bras, ne pouvait suivre l’armée : il s’appelait Langevin. Durant les marches, Hercule voyageait en travers de la selle de son père. Si l’on venait à se battre, Limoëlan le confiait à quelque femme cachée près de là, ou le faisait coucher derrière une haie, en lui disant de ne pas bouger et d’attendre qu’il vînt le reprendre, et l’enfant s’y accoutuma si bien, qu’il s’endormait souvent au bruit de la fusillade. L’affaire finie, le comte venait le chercher, le front ruisselant de sueur, et, serrant sa petite main dans sa main tremblante, il le promenait sur le champ du combat. Comme cet enfant était fort aimé dans la division, il y avait toujours parmi les morts quelque gentilhomme, quelque soldat de ses amis. Limoëlan l’arrêtait auprès de chaque cadavre, et souvent on le vit essuyer avec son mouchoir des visages ensanglantés pour les lui faire reconnaître. — « Celui-ci, lui disait-il d’une voix basse et précipitée, c’est notre ami Deslandes qui vous a tant porté dans ses bras et qui vous tenait encore ce matin sur ses genoux ; vous reconnaissez ses grandes bottes. » Et retenant l’enfant saisi d’horreur, il posait la main sur un autre corps mutilé qui palpitait encore : — « Voilà votre pauvre Coustard qui vous donnait de son pain. Vous n’avez plus qu’à prier pour lui, les bleus l’ont tué. »

L’enfant pâlissant trépignait de rage, et se jetait sur le sabre de son père pour venger ses bons amis Coustard, Deslandes et tant d’autres. Si le rassemblement pénétrait dans un bourg après le passage des bleus, Limoëlan menait son fils de porte en porte ; il lui montrait les toits fumans, les enfans égorgés, en lui rappelant que ce que les bleus avaient fait là, ils l’avaient fait à Lagrange, et que sa mère avait péri ainsi. Dans la suite, le nom seul des soldats de la république causa des transports à cet enfant, et l’on avait peine à le retenir quand il savait que son père allait se battre contre eux.

À la fin de l’année, le père et le fils passèrent la Loire et revinrent, échappés par miracle à la dernière déroute de Savenay. Dès que la guerre se ralluma, le comte de Limoëlan se réunit aux troupes de Charette. Hercule, déjà fort, chargeait à cheval à ses côtés ; ils figuraient tous deux en 1796 dans l’état-major du général vendéen, quand il fit son entrée à Nantes après la pacification de la Jaunaye. Charette mort, Limoëlan, qui n’était pas homme à poser les armes, alla lever une troupe en Bretagne, et devint, après ses campagnes de la Vendée, un des chefs les plus inconnus, mais les plus redoutables de la chouannerie. On cite encore quelques-uns de ses faits d’armes dont le souvenir s’est conservé. Un jour, deux convois considérables devaient passer sur la route de Rennes ; Limoëlan court leur barrer le passage à la tête d’une vingtaine d’hommes ; mais, en présence d’un ennemi bien supérieur, ces hommes se troublent. Cette incertitude pouvait les perdre. Le comte, tout seul, marche droit au commandant républicain, qui saisit un fusil et le couche en joue ; Limoëlan esquive le coup, saute d’un bond sur les épaules de l’officier et lui plonge un couteau dans la gorge. Ses chouans le suivirent, et le convoi fut enlevé.

À quelque temps de là, séparé des siens, Limoëlan rencontre un paysan dans la campagne et lui demande ce qu’il y a de neuf. Cet homme lui apprit que M. de Bourmont venait de prendre le Mans.

— « Eh bien ! dit Limoëlan, je prendrai Loué, moi ! »

Il trouve un peu plus loin trois insurgés et les engage à marcher avec lui vers Loué ; mais il les laisse à pied derrière lui, pénètre seul dans la ville au galop et descend chez les fonctionnaires républicains. Il vit en entrant des fusils dans la salle. — « Au nom du roi ! livrez vos armes ; vous savez que le général Bourmont a pris le Mans, son avant-garde me suit ; préparez ses logemens. »

Les fonctionnaires obéissent ; Limoëlan fait charger deux cents fusils sur une charrette qu’il emmène. À trois lieues de là, il distribue les armes à ses hommes et renvoie le voiturier en lui disant : — « Va dire à ton citoyen maire que le général Bourmont a pris le Mans avec sa troupe, et que j’ai pris Loué tout seul. »

Tel fut ce Limoëlan dans les guerres civiles. En six ans, il ne coucha point quatre nuits dans sa maison de Lagrange, dont on avait relevé les ruines. Cependant l’insurrection s’apaisait en Bretagne ; bien des chefs étaient morts ou pris, les bandes se dispersaient ; des armistices, des négociations de toute sorte contribuaient à pacifier ce malheureux pays, et Limoëlan reparut enfm à Lagrange, qu’il acheva de rendre habitable. Le gouvernement l’y laissa tranquille ; on voulait à tout prix calmer les haines, et d’ailleurs on ne connaissait guère le comte pour ce qu’il était, car ce fut un trait essentiel de ces guerres d’ensevelir dans l’obscurité les hommes et les choses qui auraient dû jeter le plus d’éclat.

La manière de vivre de Limoëlan dut encore rassurer l’autorité ; il s’occupait dans sa retraite de l’éducation de son fils, et son apparente réconciliation fut signalée surtout par une circonstance qu’on va rapporter.

Hercule, en effet, poursuivait des études mathématiques sous les yeux de son père, sans autre récréation que la chasse, quelques vieux romans et l’unique société de Langevin, devenu le concierge de l’habitation nouvelle. La guerre avait dépeuplé le pays. La plupart des gentilshommes voisins avaient disparu ; d’ailleurs, sous la surveillance d’une police ombrageuse, toute communication devint redoutable. Lagrange même, bâti près de l’ancien château de Beaulieu, était dans un site sauvage qui donnait cours dans le pays à d’anciennes superstitions. Le comte était toujours sombre et laconique, son fils ne le voyait qu’à l’heure des leçons et du repas. Cette solitude, cette maison, et tous les affreux souvenirs de son enfance, influèrent sur le caractère de ce jeune homme, où dominaient la mélancolie et l’exaltation.

Un jour son père le fit appeler dans sa chambre, chose extraordinaire dont Hercule fut fort troublé. M. de Limoëlan était assis devant une table de bois blanc et cherchait des papiers dans une cassette. Il se retourna vers son fils, debout à ses côtés.

— On vient d’établir à Paris une école militaire, où l’on doit former d’excellens officiers ; j’ai résolu de vous y envoyer. Vous partirez demain.

Hercule regarda son père d’un air où se lisait assez son étonnement.

— Vous porterez l’uniforme de la république et la cocarde tricolore. Vous obéirez à vos chefs comme à moi-même. Soumettez-vous à tout, je vous l’ordonne.

À ce mot de république, une vive rougeur trahit l’indignation du jeune homme.

— Vous vous livrerez selon vos goûts, reprit Limoëlan, aux études qui conviennent soit à un ingénieur militaire, soit à un bon officier d’artillerie. Donnez vos soins à tout, s’il est possible, afin qu’on puisse plus tard vous employer selon le besoin. Je vous recommande le maniement des armes. Sachez bien tenir une épée. Vous êtes bon écuyer et bon tireur ; exercez-vous encore, et quand vous serez bon officier….

Hercule, le feu dans les yeux, allait répondre, mais le père, impatienté de ses soupçons, l’arrêta rudement.

— Que craignez-vous donc ? Quand vous serez bon officier, je vous mettrai à la disposition du roi.

À ce mot, le jeune homme confus baissa les yeux.

— Soit que nous reprenions les armes, continua M. de Limoëlan, soit que le roi nous revienne par des voies pacifiques, il aura toujours besoin de bons serviteurs. Je vous dirai plus tard ce qui se prépare, tenez-vous prêt seulement à entrer dans mes vues. C’est assez que vous sachiez dès à présent combien vous pouvez être utile, et combien mes motifs sont pressans. Vous en jugerez par ce que me coûte une pareille démarche.

L’effort était visible en effet. Le comte se détourna vite sur d’autres considérations.

— Une guerre de dix ans a décimé les royalistes tant à l’étranger qu’à l’intérieur. La seule affaire de Quiberon écrasa d’un coup l’élite de la vieille armée. Nous autres qui avons survécu, nous vieillissons. Que reste-t-il ensuite ? Des paysans, de pauvres gens qui savent mourir à leur manière, mais plus de chefs, plus d’officiers. Vous ne feriez ici que perdre le temps. Les affaires peuvent changer de face, et dans tous les cas votre carrière serait ouverte.

Hercule n’avait rien à répliquer aux ordres de son père ; mais, d’ailleurs, ce projet le remplit de joie. Sortir de l’oisiveté, voyager, voir Paris, s’acheminer vers l’épaulette, c’était justement tout ce qu’il pouvait souhaiter. Le comte exécutait promptement ce qu’il avait résolu : le départ eut lieu le lendemain ; Langevin n’en eut avis qu’au moment même, quand il fallut seller les chevaux, et le pauvre garçon, les larmes aux yeux, demanda la permission d’accompagner M. Hercule à Saint-Florent, ne fût-ce que pour l’embrasser à son aise. M. de Limoëlan assista froidement aux derniers préparatifs ; mais, quand son fils tout ému lui tendit les bras, le vieux gentilhomme le serra dans les siens avec une violence mal contenue, et rentra brusquement chez lui.

Langevin revint le soir bien triste ; ce départ le laissait absolument seul dans ce désert de Lagrange. M. de Limoëlan, par bizarrerie, ne voulait personne pour le servir qu’une vieille femme sourde. D’ailleurs, il n’accordait pas grande confiance à Langevin, qu’on accusait, à tort ou à raison, d’avoir montré certaine timidité pendant la guerre ; et le comte, en lui donnant l’étrange titre de concierge, l’avait logé, comme par dérision, dans une masure isolée, séparée de Lagrange par des terrains incultes et les ruines de l’ancienne ferme. S’il faut le dire enfin, Langevin n’était point insensible aux bruits qui couraient sur le château de Beaulieu, dont il était fort voisin ; et quand on visite encore aujourd’hui ce qui reste de ces ruines formidables, on ne s’étonne point qu’elles aient donné lieu à bien des superstitions.

Ce vieux manoir, transmis jadis aux Limoëlan par alliance, n’était plus habité depuis deux siècles, et Lagrange, qui fut alors construit à peu de distance, sur un plateau assez étendu, conserva long-temps son vieux nom de Château-Neuf, quoique déjà reconstruit et restauré plusieurs fois. Cette dernière maison fut brûlée, comme on sait, en 1793 ; M. de Limoëlan n’en retrouva que les quatre murs, où l’on voyait encore les cheminées sculptées des salles du rez-de-chaussée. Pressé de s’y rétablir, il fit seulement recouvrir d’une toiture ces pans de mur qui restaient. Une prairie qui s’étendait autrefois devant la façade principale s’était transformée en aire à battre le grain ; de l’autre côté, des jardins en friche descendaient sur une longue pente jusque dans les fossés de l’ancien manoir.

Le château de Beaulieu, dont on ne voit de loin qu’une tour, est en réalité si vaste, que les préaux et les remparts mis en culture faisaient le fond d’une des métairies de Lagrange. La grande tour, qui s’élève sur l’extrême croupe de la colline, plonge jusqu’au fond d’une gorge sauvage, où roule parmi les roches une petite rivière ; et, du haut des créneaux, cette vallée profonde et bien boisée semble un gouffre où reluit çà et là le cours de l’eau à travers les sombres feuillages. Cette solitude farouche prêtait à mille contes ; mais l’histoire elle-même attachait au vieux château des souvenirs funestes. On prétend qu’il fut habité par Foulques de Sancerre, châtelain féroce, adonné aux maléfices, qui, sur la foi d’un confident abominable, égorgeait secrètement de jeunes enfans, afin de découvrir le grand œuvre. Depuis lors, disait-on, les apparitions surnaturelles ne cessaient point dans les profondeurs souterraines de l’édifice. Selon la même tradition, ces souterrains, prodigieusement étendus, perçaient le roc, passaient sous la rivière, et débouchaient au loin dans la campagne jusque sur les bords de la Loire. Cependant il ne se trouva point dans le pays de curieux assez intrépides pour s’en assurer. Ces passages, s’ils existaient, servirent sans doute pendant la guerre au comte de Limoëlan, dont les prompts mouvemens sur l’une et l’autre rive de la Loire semblaient tenir du prodige. En 1793, on essaya souvent de brûler Beaulieu, mais la vieille muraille résista, et les soldats de la république ne purent que souiller ces voûtes féodales d’affreuses orgies, dont le souvenir se mêlait aux anciennes superstitions.

Quand on interrogeait M. de Limoëlan sur ces mystères, il affectait un grand mépris pour rassurer ses gens. Hercule, la tête échauffée depuis son enfance par les récits qu’on en faisait, tenta souvent de pénétrer dans l’intérieur du château ; mais il fut arrêté par des grilles de fer inébranlables.

Au surplus, si les frayeurs de Langevin s’étaient ranimées, ce ne fut point sans sujet. Sa maison étant située à égale distance de Lagrange et du vieux château, il fut troublé plusieurs fois par des spectacles assez extraordinaires. Une nuit, entre autres, réveillé par les sifflemens d’un orage qui ébranlait ses fenêtres, il vit distinctement une tramée lumineuse sortir de la vallée, derrière la grande tour de Beaulieu. Ce feu, qui ne fut suivi d’aucun bruit, ne ressemblait point à la foudre, et Langevin ne put voir là que l’effet d’un maléfice. Il crut aussi plusieurs fois, et toujours dans la nuit, apercevoir des ombres qui rôdaient au pied des murs de Beaulieu ; mais son maître ayant rebute les premières communications de ce genre, il pensa qu’il fallait se taire. M. de Limoëlan d’ailleurs devenait de jour en jour plus farouche et plus affairé. Langevin l’approchait à peine en lui apportant de temps à autre quelque lettre venue de Paris. Il se doutait bien que ces lettres étaient de M. Hercule ; mais le comte les recevait d’un tel air, qu’il n’avait jamais osé, malgré tout son désir, s’informer de son jeune maître. Deux ou trois de ces lettres, qu’on fera connaître, expliqueront ce qui se passait alors entre le père et le fils.

Limoëlan, en envoyant son fils à Paris, n’avait pas fait certaines réflexions qui le frappèrent dans la suite. La France était alors ivre de triomphes. L’Europe coalisée et refoulée de toutes parts, les merveilleuses campagnes d’Italie et d’Égypte, la dernière levée de l’ouest comprimée, pouvaient faire croire que cette république, qui n’était déjà plus qu’un nom, avait enfin vaincu tous ses ennemis tant au dedans qu’au dehors ; l’enthousiasme public enivrait surtout cette jeunesse des écoles militaires, appelée à figurer bientôt à son tour sur le théâtre de ces guerres glorieuses. L’élévation rapide de tant de généraux, la grande fortune de Bonaparte, l’étude exclusive des sciences physiques, l’ardente lecture de tous les ouvrages enfantés par le génie révolutionnaire, tout contribuait à nourrir parmi ces élèves une exaltation qui s’attachait encore au fantôme de la république, et le pouvoir nouveau ne jugeait point à propos de contrarier ces illusions, qu’il employait à son profit. Hercule de Limoëlan fut jeté dans cette brûlante atmosphère.

Quand il entra dans l’école, il venait de s’y former justement une conspiration qui n’était d’abord qu’un jeu d’enfant, sous la conduite d’un certain Marius Malseigne, jeune homme fougueux, hardi, emporté dans ses opinions, qui s’était attribué une grande autorité, et qui régnait, pour ainsi dire, entre ses camarades. Sa taille haute, la violence de ses propos, de grands airs de générosité et de résolution, expliquent cette influence. Par l’apparente conformité des sentimens, aussi bien que par la division profonde de leurs opinions, s’il est possible toutefois d’expliquer cette bizarrerie. Hercule se trouva bientôt fraternellement lié avec ce jeune homme.

À cette époque, le parti républicain, c’est-à-dire les restes du jacobinisme de 93, intriguait encore dans l’ombre contre un pouvoir mal affermi. Déjà ses efforts s’étaient marqués par des entreprises célèbres et des projets d’assassinat contre la personne du premier consul. Ses vues se tournèrent enfin sur ce foyer de républicanisme entretenu dans l’école. D’anciens montagnards y nouèrent des relations, dirigèrent ces jeunes courages, et la conspiration prit de l’importance ; mais la police avertie veillait. Marius Malseigne, dans l’école, demeura le chef du complot.

À la date du 11 brumaire an x (2 novembre 1802), M. de Limoëlan écrivait à son fils :

« Vos études sont à peu près achevées. Si vous m’avez obéi, vous devez être tel que je voulais que vous fussiez. Dans tous les cas, pour des raisons pressantes, je vous prie et vous ordonne de quitter Paris sur-le-champ, et de venir, dès que vous aurez reçu cette lettre, me rejoindre à La G…, où je vous communiquerai mes intentions.

« G. de L. »

Hercule répondit à cette lettre :

« Mon très honoré père,

« Vous m’avez élevé dans la loyauté, et je compte que vous me pardonnerez de me montrer digne de vos leçons et de vos exemples. Vous me faites l’honneur de m’appeler auprès de vous en des intentions que je connais ou que je devine ; j’oserai vous avouer que ma conscience me défend de m’y conformer. Il ne m’appartient pas d’entrer en discussion avec un père respecté, que je crains déjà de trop affliger ; mais la cause qu’il défend ne me paraît plus la meilleure. S’il faut le dire enfln, puisque c’est ma seule excuse, je suis républicain, prêt à verser mon sang pour des principes sacrés où je vois l’unique salut du monde. Je dois à la patrie l’emploi des connaissances qu’elle m’a données. L’Europe entière nous attaque ; c’est contre l’Europe que je tirerai l’épée. On m’offre une lieutenance d’artillerie au sortir de l’école, et j’espère, les choses étant ainsi, que vous me conseillerez de l’accepter. Si, malgré cet aveu que je n’ai pu retarder, vous me permettez d’aller vous serrer dans mes bras, tous mes vœux seront comblés. Quoi qu’il advienne, veuillez, cher et noble père, me tenir pour votre tendre et respectueux fils,

« Hercule de L. »

Par le retour du courrier. Hercule reçut ces quelques mots :

« Vous n’avez plus aucun droit de vous présenter à La G…, si ce n’est à titre d’ennemi. J’espère, pour vous, ne vous y revoir jamais. »

Hercule s’était abusé sur les suites d’une pareille déclaration. Déçu par l’absence, par le monde qui l’entourait, il s’était figuré, dans une illusion assez ordinaire, que les convictions contraires s’affaiblissaient de toutes parts ; il comptait d’ailleurs auprès de son père sur l’effet de sa franchise et de sa droite intention. La lettre du comte le rappela durement à la vérité ; il y reconnut trop le caractère paternel et son inflexibilité véritable pour essayer de répondre. Très touché, très combattu pourtant, il s’ouvrit de ses chagrins à Malseigne, et celui-ci ne manqua point d’en tirer avantage pour jeter tout-à-fait Hercule dans ses projets ; il ne lui montra dans cet événement qu’un nouveau sacrifice à faire à la cause de la liberté, et ce stoïcisme républicain était tout propre à séduire le noble cœur du jeune Limoëlan.

Quant au changement de ses opinions, il s’explique aisément après ce qu’on a dit. Sa jeunesse, des séductions de tout genre, sa vive amitié pour Malseigne, tout y avait contribué, et peu de temps avait suffi pour dévouer aux théories républicaines l’énergique fidélité de ce vieux sang royaliste et breton. Cependant il refusa long-temps d’entrer dans la conjuration de Malseigne, uniquement retenu par des considérations de famille ; il se croyait libre à l’égard de son père pour le fond de ses opinions ; mais il n’était point sans scrupules sur ce vieux nom qu’il portait, exposé, en pareille occasion, aux chances d’un procès criminel. La dernière lettre de son père le décida ; il entra dans le complot, et devint le second de Malseigne pour la prochaine exécution.

Quant à la lettre du comte qui hâtait sa décision, on devine assez que M. de Limoëlan avait pu juger dès long-temps les progrès du changement de son fils.

L’exécution du complot fut remise à l’époque où les élèves de la première promotion, dont faisaient partie Malseigne, Hercule et leurs complices, sortiraient de l’école pour attendre les ordres du ministre et leur nomination dans les divers corps de l’armée. Le plan se réduisait à refaire un 1er  prairial, à soulever les faubourgs, appuyés cette fois de forces militaires. Les officiers gagnés étaient en petit nombre ; mais on comptait à la fois sur leur uniforme et sur les démonstrations populaires pour décider le mouvement des troupes. On devait se saisir des consuls, dissoudre le corps législatif et convoquer une nouvelle convention nationale, avec le plein exercice de la constitution de 93 ; mais ce projet audacieux se ressentait de la jeunesse des conjurés, et les vétérans de la révolution qui s’y étaient mêlés prirent leurs mesures pour se tenir à l’écart en cas de revers. En effet, la police suivait les progrès de l’entreprise et la laissait mûrir à loisir, n’y voyant qu’une occasion profitable pour le gouvernement, et comptant que la punition des plus coupables parmi ces jeunes officiers fournirait un exemple salutaire à l’armée.

Le moment de sortir de l’école arriva, et les élèves se répandirent dans Paris ; mais diverses divisions, dont Hercule connut la cause trop tard, amenèrent des délais : il s’était logé dans la rue Saint-Hyacinthe, fort découragé, fort aigri par des lâchetés et des défections qui se multipliaient au moment du péril. Enfin la conspiration n’était plus qu’à trois jours de son dénouement, quand, un soir, comme Hercule rentrait chez lui après une journée accablante, deux hommes, embusqués dans son escalier, se jetèrent sur lui. D’autres attendaient dehors avec une voiture de place ; on le conduisit à la Conciergerie, tandis que sa chambre était forcée et ses papiers saisis. Après un interrogatoire assez bref à la police, on le mena dans une prison militaire, sans qu’il sût rien de ce qui s’était passé à l’égard de Malseigne, de Simon et de ses autres complices : il ignorait surtout que son ami, son frère d’armes, Malseigne lui-même, circonvenu, séduit par des promesses, eût vendu tous ses secrets au ministre de la police, mais dans sa profonde mélancolie cette arrestation acheva de l’abattre. On ne trouva chez lui que des papiers insignifians ; malheureusement on saisit ailleurs une de ses lettres, qui fut mise sous les yeux du premier consul. On la rapporte ici parce qu’elle fait connaître son caractère, ses dispositions du moment, et son invincible répugnance pour certains hommes dont cette intrigue l’avait rapproché. Cette lettre s’adressait à Malseigne.

« Mon ami, Simon te remettra cette lettre au nom de Durand ; ne réponds point, ou sers-toi d’une autre voie. J’ai besoin d’épancher les dégoûts qui m’étouffent. Je pense à toi pour me souvenir qu’il est encore dans le monde des âmes honnêtes. Ne me crois pas découragé néanmoins. Le pire qu’il nous puisse arriver, c’est de mourir : tant mieux, ce monde ne me donne point envie d’y demeurer long-temps. Voilà encore cet A., ce tueur, cet enragé d’égalité, qui passe à l’ennemi et qui entre dans l’état-major du césar, sur la foi de je ne sais quelles récompenses qui ont tenté sa lâcheté. Heureusement il n’est dans le secret de rien ; mais on eût pu l’y mettre, et cela fait trembler. Ainsi tous ces hideux sans-culottes se couvrent à présent de dorures, et s’en vont les uns après les autres ramper aux Tuileries ! Et un si terrible effort vers la liberté n’a pu enfanter qu’un troupeau de valets au service du premier tyran qui les voudra payer ! Mêmes courages, môme infamie parmi les soi-disant nôtres. J’ai long-temps conversé l’autre jour avec nos débris de la montagne. Ces gens-là font lever le cœur. Ils n’ont pas fait un pas hors de la mare de sang de 93 ; ils ne regrettent que les orgies d’Hébert à Auteuil, et n’ont encore à la bouche que les trois ou quatre sottises atroces de ce temps-là, le couteau de la loi, la justice du peuple, etc. On les comprend assez, les misérables ! C’est la tyrannie qu’il leur faut à la place de ceux qui l’exercent, c’est de l’or et du sang ; ils y mettent même un cynisme qui épouvante. D’ailleurs profondément ineptes, tout enivrés de leur règne d’un jour, tout bouillans de poursuivre leurs crimes, leur ignorance étonne, leur langage effraie. Qu’avons-nous de commun avec eux ? que veulent-ils et que voulons-nous ? Tout est à reprendre dans la révolution ; parmi ceux qui l’ont conduite, ou plutôt qui l’ont souillée et perdue, je ne vois pas un homme digne de respect ni même de pitié. Je ne dis rien de Mirabeau, qui ne voulait que de l’argent et du bruit, et qui ne fut qu’un instrument justement brisé quand il devint inutile. Les girondins, demi-lâches, demi-scélérats, ne savent où ils vont ni ce qu’ils veulent, et s’effraient d’un mouvement qu’ils ont causé ; ils ne s’arrêtent dans le crime que quand le crime les menace eux-mêmes, et se laissent enfin sottement égorger. Pour Danton, je n’ose seulement me figurer ce hurleur sanguinaire, payé par la cour, par les factions, par tout le monde, qui se repose de ses boucheries, le verre à la main, parmi des prostituées, et qui recommence, dans les hôtels qu’il a pillés, les orgies de cette noblesse qui du moins n’égorgeait personne. Parlerons-nous de ce venimeux Robespierre, qui sacrifie à sa vanité bestiale jusqu’à ses complices, jusqu’à Desmoulins et Danton dont le sang l’étouffe ? La liberté, la patrie ne sont plus rien si l’on a sifflé les platitudes de ce pédant sinistre qui expire enfin avec les convulsions d’un reptile impur, dans ce sang dont il s’est trop gorgé. Eh bien ! que t’en semble ? une plus abjecte tyrannie souilla-t-elle jamais le souvenir des hommes ! Les constitutions, le croirait-on ? se succèdent d’année en année et ne sont que des impostures ; la guerre et l’échafaud détruisent les peuples, et le tout aboutit à couronner cinq malheureux de chapeaux empanachés à la Henri IV. Qu’est-ce qui l’emporte, le crime ou la démence ? Ô honte ! ô patrie ! ô nom sacré de la liberté déshonoré par des monstres ! ô cause de l’humanité à jamais compromise ! Est-ce donc pour cela que la France s’est noyée dans le sang, qu’on a osé tout ce que nous avons vu ? La France a été dupe, et je l’explique à ma manière : le gros de nos assemblées fut composé d’hommes imprévoyans et sans courage que quelques scélérats dominèrent par la terreur. Rappelle-toi la convention, rappelle-toi ces centres, c’est-à-dire la majorité, votant sous les poignards ou à l’ombre de la guillotine. Détrompés, dégoûtés de la révolution, ils s’en retirent au plus vite et se vendent, comme tu vois, au plus bas prix. La même chose eut lieu dans la nation, elle est aujourd’hui refroidie, exténuée, elle rouvre les yeux. Que devient donc ce prétendu mouvement révolutionnaire qu’on a cru général ? Il n’a jamais été dans la multitude, et je refuse de le reconnaître dans cette minorité de scélérats dont je parle, et qui me feraient rougir d’aimer la liberté, s’ils la soutenaient. Si tu doutes de cet état de la France, vois dans les bras de qui elle se jette. Je craindrais de te décourager si je te connaissais moins ; la vertu ! la vertu ! voilà le signe des miens ; c’est à nous de la faire triompher ; du moins il nous sera doux et glorieux de mourir pour elle.

« Salut et fraternité. »

Cette lettre fut livrée à l’autorité par Malseigne lui-même, dont la trahison ne coûta guère : l’ambition, la faiblesse qui se cache toujours sous les dehors violens, ses opinions même poussées à l’extrême, l’avaient tout porté dans le camp ennemi. Le gouvernement ne daigna pas ébruiter une entreprise qui avait si peu de gravité. Malseigne, nommé coup sur coup capitaine et adjudant, fut envoyé dans les corps d’armée de l’ouest. L’autorité nouvelle en agissait volontiers de la sorte pour apaiser ses ennemis nombreux et les partis qui grondaient encore. Tous les papiers de ce complot imprudent furent également livrés ou saisis jusqu’à la lettre suivante, adressée par Hercule, du fond de sa prison, à l’un des plus jeunes complices, nommé Simon, qui ne fut pas même arrêté.

« Nous n’avons plus, cher Simon, qu’à rendre l’âme sous le pan du manteau. Voici le dernier coup. Qui l’eût deviné ? C’est la plus surprenante horreur de ce temps qui en produit de belles. Je crois rêver en traçant ces quatre mots : Malseigne nous a vendus ! Une chose me console, c’est qu’il est à peu près sûr que je serai fusillé dans huit jours. Le dictateur triomphe. Ce n’était rien pour lui que de nous tuer, il a voulu nous déshonorer, et il n’y réussit que trop avec ce lâche. Quelle honte, quel spectacle pour un Français digne de ce nomi Je suis instruit, mais trop tard. Je t’envoie ce dernier adieu malgré les précautions de mes geôliers. J’attends la mort, mais je meurs fidèle aux opinions que tu me connais.

« Vive la république ! »

Cette lettre fut remise, avec la première, dans les mains du premier consul, qui se connaissait en hommes, et qui sut apprécier celui-ci. Bonaparte, qui prenait grand intérêt à cette brillante école récemment fondée, voulut connaître jusqu’aux derniers détails de cette prétendue conspiration. Il n’y vit qu’un coup de jeunesse et nul motif de se priver, dans un avenir prochain, de bons et savans officiers. Les conjurés, qu’on avait dédaigné d’arrêter, furent dispersés dans différens corps. Hercule de Limoëlan, qui parut l’homme le plus à craindre, était en prison, et deux anciens jacobins, agitateurs incurables, furent à cette occasion jetés au château d’If de Marseille.

La dernière lettre d’Hercule ne donne qu’une faible idée de son désespoir. Cette longue machination ourdie avec des hommes qu’il méprisait pour la plupart, l’état des choses publiques dont il était si cruellement blessé, les triomphes de ce gouvernement soutenu par la gloire et le génie d’un homme extraordinaire, aussi bien que par les lâchetés de ses adversaires, tout semblait depuis long-temps se succéder pour accabler son courage ; l’inconcevable trahison de Malseigne fut, comme il le disait, le dernier coup. Dès le premier moment, il résolut de se tuer dans sa prison ; mais, en y songeant mieux, il fut d’avis, dans sa haine farouche, qu’il ne fallait point épargner le sang d’une autre victime à la pourpre des nouveaux Césars ; et peut-être eut-il aussi la pensée de prouver à son père, par une telle mort, qu’il n’était point tout-à-fait indigne de sa famille.

Il s’attendait donc à subir le jugement expéditif d’une commission militaire. Deux jours se passèrent, mais le soir même du second jour il entendit tirer précipitamment les verrous de sa porte ; le guichetier s’arrêta sur le seuil, et le prisonnier vit entrer un homme de petite taille enveloppé d’une grosse lévite, et dont il ne put distinguer le visage. Il se crut dévoué à quelqu’une de ces exécutions secrètes dont on accusait le gouvernement consulaire, il soupçonna quelque tentative de la police pour lui arracher de nouvelles révélations ; mais l’homme, sans lui laisser le temps de conjecturer, lui demanda d’un ton brusque et moqueur s’il n’avait point conspiré avec les chouans pour la maison de Bourbon.

Cette question surprenante le déconcerta à tel point, qu’il put à peine répondre.

— En ce cas, reprit l’homme à la lévite, vous n’auriez pas grande répugnance à commander une compagnie dans les départemens de l’ouest, où la guerre s’est rallumée ?

— Général, dit Hercule en reconnaissant le personnage, est-ce une manière de me demander une trahison ?

— Si je vous en croyais capable, je vous ferais fusiller sur-le-champ ; mais je suppose que vingt-quatre heures de cachot vous ont ouvert les yeux sur une folie coupable abandonnée de tous vos complices. On ne trahit personne quand on s’appelle comme vous.

On sait que déjà Bonaparte commençait avec la noblesse ce système de séductions qu’il poursuivit plus tard. L’ancien éclat du nom de Limoëlan l’avait frappé autant que le caractère du jeune homme qui le portait.

— C’est pourquoi, général, répondit Hercule, je mourrai ou vivrai comme on voudra, attaché à mes opinions.

— Eh bien ! monsieur, on s’en servira, de vos opinions ; en attendant, la France vous demande votre épée. Vos opinions vont-elles la lui refuser ?

— Non, mon général.

L’homme, s’approchant du prisonnier, lui frappa sur l’épaule en souriant.

— C’est parce que je vous connais, monsieur de Limoëlan, que je suis venu vous faire moi-même cette proposition. Je savais d’avance votre réponse. On s’assure d’un homme comme vous en le menant devant l’ennemi ; il n’a plus là qu’une chose à faire.

Il reprit, sans laisser à Hercule le temps de répondre :

— Vous êtes libre dès à présent. Vous trouverez demain votre brevet aux bureaux de la guerre. Partez immédiatement. Je me souviendrai de vous.

L’homme se retira aussi brusquement qu’il était entré, laissant Hercule plein d’agitation et d’incertitude. En repassant le peu de paroles qu’il venait d’entendre, et ce mélange d’impatience, d’autorité, de bienveillance qui les avait accompagnées, il demeurait humilié de n’avoir pu répondre, et pourtant il ne voyait point par quel moyen il eût pu résister à une manœuvre si suspecte.

Il sortit le lendemain de sa prison sans grande joie, et trouva son brevet à l’état-major, avec un ordre de quitter Paris sur-le-champ pour rejoindre son corps cantonné à Châteaubriant, dans la Loire-Inférieure. Sa seule disgrâce, que la supériorité du grade semblait compenser, fut qu’il n’entrait point, du moins pour le moment, dans l’arme spéciale de l’artillerie ou du génie ; il fut nommé capitaine d’infanterie.

C’était un effet de la politique des consuls d’envoyer dans l’ouest, troublé de nouveau par la chouannerie, tous les jeunes officiers compromis dans la dernière conspiration. On voulait occuper et utiliser encore cette fougue républicaine contre les ennemis les plus acharnés de la révolution. Trois jours après. Hercule fut rendu à son poste, et croyant, sur la foi des feuilles publiques, cette guerre des chouans depuis long-temps étouffée, il fut fort surpris de trouver en arrivant le pays en feu. Ce qui l’étonna davantage et le frappa de je ne sais quel pressentiment sinistre, ce fut d’apprendre que les troupes étaient placées sous le commandement supérieur de ce même Malseigne, cet ami, ce traître, si rapidement monté en grade. Grâce à cette rencontre, l’officier supérieur commandant la garnison de Châteaubriant lui parut dûment prévenu sur son compte ; toutefois, ce chef le reçut poliment, et lui dit dès l’abord :

— Capitaine, je vous ménage une réception digne de votre mérite et qui vous donnera occasion de vous faire connaître à vos hommes. Il y a cinq cents chouans à Segré. Je vous ai désigné pour les dissiper à la tête de votre compagnie. Je n’y pourrai joindre qu’un piquet de hussards. J’ai peu de forces, et je suis obligé de les ménager, de ne pas m’éparpiller surtout. Je suis déjà trop faible dans ma position. D’ailleurs, je ne doute pas que ce détachement ne vous suffise. Ce sera une manière de payer votre bienvenue et de gagner vos éperons ; dans une heure je vous présente à vos hommes, et vous vous mettrez en route à la nuit tombante. À propos, nous avons ici un de vos amis, le lieutenant Simon ; vous serez sans doute bien aises de vous revoir. Il m’a souvent parlé de vous.

Hercule, préoccupé de ce qu’il avait appris sur Malseigne, se dit en sortant :

— Je vois qu’il s’agit de me faire tuer. Le procédé est honnête, ils y trouvent leur compte, et moi le mien.

Après que le commandant l’eut mis à la tête de sa compagnie, il s’en alla dormir quelques heures, car il était encore las du voyage, et n’eut pas même le temps de s’informer du lieutenant Simon, qu’il aurait revu avec grand plaisir. Le soir, il rassembla son monde, fit charger les armes, et l’on partit en silence avec deux ou trois paysans qui servaient de guides.

On longea des haies et des bouquets de bois jusqu’à ce qu’il fît nuit noire pour dérober la marche de la troupe. Les cavaliers seuls suivaient le grand chemin en cas que l’ennemi se laissât tenter par leur petit nombre. On traversa ensuite de grandes landes, et l’on parvint à l’endroit où les renseignemens signalaient la réunion des chouans. On n’y trouva personne. On battit le pays aux environs, on détacha des éclaireurs qui ne rapportèrent nulles nouvelles. Après quelques heures de recherches fatigantes ou de stations l’arme au bras, le capitaine posa ses sentinelles et permit à ses hommes de prendre un peu de repos.

Vers trois heures du matin. Hercule sortit en sursaut d’un sommeil agité. Son voyage rapide et les évènemens qui s’étaient succédé si vite pour lui depuis trois jours l’avaient rempli de trouble. Il se leva et se promena à pas lents autour de sa troupe endormie dans l’espace de terrain embarrassé de broussailles qui la séparait des sentinelles. Pour la première fois il fut frappé vivement de sa présence dans ce pays si proche du sien.

L’aube commençait à poindre et découvrait par degrés ces vallons boisés et ces champs de blé noir qui lui retraçaient tant de souvenirs et de cruelles scènes de son enfance. Il avait aussi jadis dormi sur ces landes, il y avait vu de même ses compagnons couchés autour de lui, mais pour quelle autre cause et sous quel drapeau ! Livré à ces déchiremens et comptant bientôt y mettre un terme, il tressaillait malgré lui d’un frisson fiévreux, glacé par l’air froid du matin, après cette nuit de fatigues.

Tout à coup il crut entendre un léger bruit dont l’éloignement et la durée le mirent en défiance. Il s’avança vivement en séparant de la main les ramées épineuses, et franchit assez tôt ce fourré de buissons pour voir, à portée de pistolet, la flamme d’un coup de feu ; le soldat en vedette tourna sur lui-même, et tomba sans pousser un cri. L’explosion retentissante fut suivie de cris d’alerte et d’une courte fusillade des sentinelles qui se repliaient. Aussitôt éclatèrent des hurlemens sauvages qui troublèrent le capitaine lui-même, et dont la nouveauté ne manquait jamais son effet. Les chouans attaquaient. Hercule, qui par un hasard des plus heureux avait reconnu la direction de cette attaque imprévue, fit à la hâte filer sa troupe, qui semblait fuir, jusque sur la lisière du taillis, où il eut le temps de la mettre en ordre en l’adossant dans une position avantageuse qui permettait de reprendre la défensive. Les cavaliers, cachés derrière un bouquet de bois qui faisait saillie, eurent ordre de demeurer immobiles jusqu’à nouvel ordre, assurant les derrières du détachement et offrant en dernière ressource une réserve que l’ennemi peut-être ne connaissait point.

Les assaillans, par un trait caractéristique de leur tactique, suivirent sans ordre la marche des bleus à travers le bois en tiraillant avec les mêmes cris. Ce genre d’attaque était fort dangereux en ce que, se précipitant sans ordre et de tous côtés, et servis par tous les accidens du terrain, arbres, pierres, buissons, d’où ils tiraient à couvert, ils forçaient bientôt la troupe la mieux disciplinée à rompre ses rangs, à se débander comme eux jusqu’à se battre corps à corps. Dans une telle mêlée les paysans, sans bagages, lestes, infatigables et accoutumés au terrain, avaient ordinairement l’avantage. Ils s’éparpillèrent de la sorte à travers les arbres et sur tous les points, divisant le feu de la troupe et ripostant de leur côté par une fusillade irrégulière, mais bien dirigée. Bientôt, ne voyant nulles traces du piquet de cavaliers qu’on leur avait signalé, et jugeant la troupe assez ébranlée, ils s’élancèrent sur le terrain découvert qui la séparait d’eux, en poussant leurs cris ordinaires. La mêlée devint très chaude. Ce fut alors que les cavaliers, sur l’ordre du capitaine, débouchèrent l’un après l’autre, ce qui doubla leur nombre en apparence, et cette diversion vint à propos, car la compagnie rompue était fort inférieure, et l’on se battait homme contre homme. Au moment où Hercule, qui s’était avancé de ce côté, criait un ordre au maréchal des logis, un homme en souquenille de matelot, qui abattait tout devant lui et qui portait un masque noir, se détourne, saute sur le capitaine, et lui lâche à bout portant un coup de pistolet qui fracasse son hausse-col. Hercule lève son épée sur cet homme, mais celui-ci, prompt comme la foudre, le prévient d’un furieux coup de sabre de marine, qui heureusement, lancé de trop près, glisse sur l’épaule et le baudrier de l’officier ; cet élan mutuel les jette dans les bras l’un de l’autre. Dans cette étreinte, le capitaine serre avec tant de rage la lame de son adversaire autour de son propre corps, qu’elle éclate dans sa main, et cet effort les fait chanceler tous deux. Hercule saisit ce moment, redouble, roule avec son ennemi dont le masque tombe, et lui appuie son genou sur la gorge en tirant un pistolet de sa ceinture. Il crut d’abord que la fureur lui troublait la vue en regardant ce visage décomposé ; mais, en y portant de nouveau son arme, il le reconnut. C’était bien son père lui-même.

— Sans quartier au moins ! lui dit le comte à voix basse et l’écume à la bouche.

Hercule jette autour de lui un œil égaré, ramasse le tronçon du sabre de son père, et le lui présente ; mais le vieillard, promptement relevé, fouillait convulsivement dans le vêtement qui couvrait sa poitrine ; il en tire un couteau qui tremble dans sa main, et tout frémissant comme s’il se retenait de s’élancer encore sur l’officier, il lui dit en grinçant des dents : — Ne voudrais-tu pas me forcer à t’assassiner ? Va-t-en, car tu me tentes. Que je te rencontre une autre fois !

Il s’arracha pourtant à cette place, et s’en retourna vers les siens sans hâter le pas. Les chouans se dispersaient déjà de tous côtés, et le sergent de la compagnie, qui accourait en ce moment au secours du capitaine, s’arrêta tout stupéfait en voyant la fin de la scène ; mais, croyant sans doute le capitaine blessé, il s’écria en se tournant vers ses camarades :

— Tirez sur le brigand !

— Arrêtez, dit Hercule tout pâle et se jetant en travers, que pas un ne bouge !

— Mais, capitaine, c’est un chef, c’est le masque noir. Hercule abattit de la main le fusil de cet homme.

— Tais-toi, malheureux ; si tu tires, tu es mort.

Il s’aperçut à peine dans son trouble combien cette parole était imprudente et inexplicable pour les soldats. Le sergent dit tout bas à ses hommes :

— Le capitaine s’y entend ! c’est justement ce masque noir qu’on cherche.

— Avez-vous entendu ce qu’ils ont dit, sergent ? poursuivit un soldat incorporé de la veille, et qui passait pour un espion.

— Des complimens peut-être, et chacun s’en est allé tranquillement de son côté.

Les cavaliers, qui avaient achevé de disperser les chouans dans les landes, revinrent après avoir perdu deux hommes. Leur charge, faite à propos, avait décidé le succès d’une affaire qui semblait si mal engagée, et que la troupe devait perdre par son petit nombre.

Quand Hercule se vit seul sur ce champ couvert de cadavres, son sabre sanglant à la main, sous le coup de cette lutte abominable, il fut saisi d’un transport d’horreur qu’il ne put contenir. Il rassembla sa compagnie à la hâte, et reprit, à la tête du détachement, le chemin du cantonnement dans un silence farouche, qui fut, durant la route, un nouveau sujet d’étonnement pour ses soldats.

L’aventure circulait dans les rangs à voix basse, et l’on invoquait à ce sujet le témoignage des plus anciens compagnons qui connaissaient le masque noir pour l’avoir rencontré à d’autres affaires. C’était l’usage des chouans de désigner leurs chefs par un nom de guerre, qui souvent s’attirait une renommée terrible. Celui dont il s’agit était un des plus redoutés, et pour sa bravoure extraordinaire, et pour la rapidité prodigieuse de ses attaques, qui semblaient se multiplier dans tout le pays. Vingt fois on avait dressé des plans pour le prendre sans y pouvoir réussir. Jamais on n’avait vu son visage, et, l’imagination des soldats s’en mêlant, on allait jusqu’à dire qu’il était l’un des personnages les plus considérables de l’émigration et l’un des princes de la famille des Bourbons.

Hercule marchait la tête basse. Sans nouvelles de son père depuis long-temps, mais le croyant paisiblement retiré à Lagrange, il cherchait à s’expliquer comment et pourquoi il avait repris les armes, et, tout le ramenant à sa fatale rencontre, son trouble se trahissait par des frémissemens et des gestes involontaires.

En revenant après un tel avantage, le capitaine Hercule fut très obligeamment accueilli par le commandant, soit que la méfiance de cet officier fût diminuée par cette brillante conduite, soit que cet accueil servit à dissimuler ses sentimens véritables. Hercule, encore tout ému, saisit ce moment : — Mon commandant, lui dit-il, je vous en conjure, tirez-moi d’ici, donnez-moi quelque commission plus tranquille ; je ne suis pas fait pour cette guerre. Je suis né dans ce pays, et je ne puis voir tuer ces paysans sans que le cœur me manque. Je m’en explique nettement, et vous apprécierez mes motifs. Qu’on m’envoie sur la frontière.

Le vieil officier parut touché de ces raisons.

— Où vous envoyer ? J’ai peu de monde, vous le savez. Je consulterai l’adjudant-général, qui vient d’arriver.

— Malseigne ! dit Hercule.

— Ah ! oui, vous le connaissez ; il était à l’école en même temps que vous. Ce n’est qu’un jeune homme, mais il va vite.

— Tenez, dit Hercule, nouvelle raison pour m’éloigner. Malseigne et moi nous n’aimons plus à nous trouver ensemble. Présentez-lui ma demande, je suis sûr qu’il sera de mon avis.

— Oui, reprit le commandant avec un sourire d’intelligence, j’ai entendu parler de ce qui s’est passé à l’école.

— Que fait-il donc ici ?

— On n’en sait rien précisément, une mission importante… il a des pleins pouvoirs sur les corps du département. Il s’agit peut-être d’une négociation avec les chouans. Tout cela se rattache, dit-on, à des plans de haute police. Fouché est là-dessous.

— Je comprends, dit Hercule avec un sourire de mépris. Parlez-lui de moi, puisqu’il le faut, et ôtez-moi de sa vue ; je ne tiens pas à l’avancement.

La présence de Limoëlan à l’armée de l’ouest envenimait en effet la haine furieuse que lui portait Malseigne. Il fut facile à l’adjudant général d’abuser contre Hercule des secrets de sa famille qu’il connaissait bien, et du rôle qu’avait joué son père dans les guerres de la Vendée. Il eut soin même d’insinuer parmi les officiers de l’état-major que, s’il avait rompu l’équipée de l’école, c’est qu’il avait acquis la preuve que Limoëlan travaillait secrètement pour les Bourbons. Il fut bientôt instruit de la scène suspecte qui s’était passée sur la lande, et il en fut question quand le commandant lui exposa la demande d’Hercule. Malseigne donna là-dessus ses instructions à l’officier supérieur, et choisit ce moment pour développer de grandes mesures dont il était chargé, disait-il, et qui pouvaient étouffer d’un coup la guerre prête à se rallumer sur la rive gauche par l’effet d’une machination formidable.

Le lendemain, le commandant fît appeler Hercule et lui dit que sa demande était accordée. Il lui expliqua qu’il s’agissait d’aller surveiller le cours de la Loire aux environs de Varades et d’Ancenis ; que, le pays étant parfaitement calme de ce côté, c’était un poste fait pour lui, et qu’il y pourrait tout à l’aise dessiner les paysages, qui sont fort beaux. Le commandant, sans être un méchant homme, dissimulait sous de gauches plaisanteries les motifs insidieux de cette décision. Hercule remarqua son air composé : il n’était plus le même que la veille, et surtout il reprit toute sa gravité quand il quitta le capitaine en lui souhaitant bon voyage.

Hercule partit le jour même avec la moitié de sa compagnie, et cette commission, qui le rapprochait du lieu de sa naissance, n’était point de nature à calmer le trouble où le jetait la vue de ce pays. La route qu’il suivait, il l’avait parcourue avec son père à la suite de l’armée vendéenne, dans l’expédition d’outre-Loire. Ces contrastes l’atteignaient partout. Il n’était point d’ailleurs sans inquiétude sur son expéditition et la démarche qu’il avait tentée auprès de ses chefs. Il craignait que le commandant n’eût mal compris sa répugnance et ne le tînt pour un lâche qui fuyait les occasions périlleuses ; puis tous les bruits qu’il recueillait sur le fameux masque noir lui prouvaient que son père se mêlait plus que jamais à cette guerre furieuse. Qui pouvait dire s’il ne lui était point réservé de le rencontrer encore sur le champ de bataille, s’il n’aurait point l’occasion de le sauver en quelque affreux péril ? Et quoi de mieux à faire, dans la défaite de ses illusions patriotiques, que de se dévouer pour son père, et d’expier ainsi leur fatale division ?

Souvent il consultait, en marchant, l’ordre qui lui commandait de se diriger sur certains points du cours de la Loire, et d’y stationner. Cet ordre tout à coup réveilla ses craintes, car on y désignait cette portion du pays comme le principal foyer des menées séditieuses dont il avait ouï parler ; mais il ne s’attendait pas à la profonde émotion dont il fut saisi le soir du second jour de marche, quand, parcourant, avec mille sentimens confus, ces bords de la Loire et ces paysages charmans si bien gravés dans sa mémoire, il découvrit tout à coup le grand chêne, un arbre immense, qui marquait, pour un homme connaissant le pays, l’endroit où était le château de Lagrange, éloigné tout au plus d’un quart de lieue au-delà du fleuve. À cette vue, son cœur battit à lui faire perdre haleine ; il sentit qu’il lui serait difficile, étant si près de ces lieux bien-aimés, de se retenir d’aller les voir une dernière fois, ne fût-ce que de loin. Rien ne semblait plus aisé, puisque, longeant la Loire avec son détachement, il dépendait de lui de s’arrêter où il voudrait entre Varades et Ancenis. Son père, d’ailleurs, guerroyant de l’autre côté de la Loire, il ne courait aucun risque de le rencontrer. Il commanda la halte à une demi-lieue de Varades, auprès de quelques maisons éparses, et justement en face du château de Lagrange, dont le chemin lui était si connu. Les environs étaient tranquilles et l’étaient depuis long-temps, d’après ce qu’on put tirer des habitans qu’on interrogea. C’était, comme on le lui avait dit, un poste d’observation dans un coin reculé du théâtre de la guerre, où il n’était pas probable qu’on pût s’inquiéter de lui.

Après avoir pris les premiers soins pour le séjour, l’esprit troublé de la même pensée, il délibéra en lui-même comment il la pourrait mettre à exécution. Il ne s’agissait de rien moins que de quitter son poste, et c’était de quoi le faire balancer ; mais il pouvait croire et alléguer qu’il était trop éloigné de ses chefs pour demander une permission qu’on lui eût sûrement accordée. Un jour d’absence d’ailleurs lui suffisait, et son lieutenant pouvait fort bien le remplacer pendant ce peu de temps.

Quelques heures après l’arrivée de la troupe, un soldat, celui-là même qui avait questionné le sergent sur la lande et qui passait pour un espion, rejoignit en traînard la compagnie. Il apportait des nouvelles du cantonnement : il y avait eu le matin, disait-il, divers engagemens, et l’on avait pris un chef de chouans qui pouvait bien être le masque noir. Les soldats qui entouraient cet homme battirent des mains. Hercule s’imagina que son père était prisonnier, et, comptant s’en assurer, il n’hésita plus dans son dessein d’aller à Lagrange.

Le soir même, il fit venir son lieutenant, l’investit du commandement, lui dit à demi son projet, en ajoutant qu’un jour lui suffirait. Une heure après, à la tombée de la nuit, il passa la Loire sur une petite barque dont le batelier lui faisait remarquer certains endroits fameux dans la grande guerre par les divers passages des troupes vendéennes. Comme il répondait par des monosyllabes et des signes affirmatifs :

— Sans doute vous vous battiez déjà contre les brigands ? lui dit cet homme.

— Non, j’étais encore bien jeune et je servais avec eux.

Il laissa sur le bord le marinier tout étonné de voir un Vendéen qui passait la Loire sous l’habit d’un officier bleu, et se mit en marche à la hâte, car la nuit tombait, et il avait un grand quart de lieue à faire par des chemins difficiles ; mais ces chemins, il ne les avait point oubliés. En marchant très vite et dans une agitation entretenue par la rapidité de sa course, il lui échappait des soupirs, des cris de joie et de pitié à la vue de certains objets qu’il retrouvait sur son passage. Là, c’était la ruine tronquée d’un moulin qui se dressait comme une tour isolée sur le sommet d’un coteau ; plus loin, les pans de murs noircis d’une ferme incendiée ; tout portait dans les environs les traces du fer et du feu des colonnes infernales. Son émotion redoublait à chaque pas, ses yeux étaient pleins de larmes, et sur la limite des champs il soutait légèrement par-dessus ces échaliers qu’il s’était si bien exercé à franchir dans son enfance.

Dans son premier projet, il ne voulait que voir de loin le toit où dormait son père, errer autour de sa maison comme un étranger, et s’en retourner aussitôt. Il comptait maintenant interroger quelque paysan, se découvrir à quelqu’un du château, avec toutes les précautions nécessaires. Enfin il aperçoit tout à coup la vieille grande tour de Beaulieu, qui se détachait en noir sur le pâle azur du ciel ; la lune éclairait le paysage et bordait d’une ligne de lumière le vaste profil des remparts. Hercule s’arrêta quelques minutes pour reprendre haleine ; il reconnut les masses de verdure qui dominaient la tour. C’est là que, tout enfant, il allait hardiment chercher des nids d’oiseaux. Il suit avec ravissement le contour de ces vieilles murailles dont il retrouve en son souvenir les portions qui lui sont cachées. Derrière ces créneaux se trouve le petit bâtiment ruiné de la ferme ; un pan de mur écroulé lui marque la plate-forme ancienne où jadis il a vu des potagers, et cette guérite en pierre couvre l’entrée défendue qui mène aux souterrains du château. Enfin il distingue, à force d’attention, le petit chemin creux qui monte en tournant au château, la gothique porte tout ouverte et toute démantelée qui encadre un coin du ciel, et qui n’a plus dans sa ruine que la forme d’un arc-de-triomphe.

Mais à ce moment même, l’œil attiré par un point lumineux, il reporta les yeux sur lui-même et reconnut avec frayeur la garde et la dragonne de son sabre qui reluisaient au clair de lune et son uniforme brillant qui pouvait le trahir en cet endroit découvert. Il reprit vivement sa marche. Il voulait voir surtout le toit d’ardoises de Lagrange, et l’ancienne chapelle située à l’angle du bâtiment, qui était seule demeurée intacte après les incendies de 93 ; cet espace de terrain qui était autrefois le jardin, où étaient restés de son temps quelques pieds de vignes et des fleurs rustiques, et enfin la maisonnette de Langevin. Tout en se promettant de résister aux mouvemens qui le poussent, il avance et s’arrête de temps en temps, épiant autour de lui au moindre bruit qu’il croit entendre ; il tourne ainsi les flancs du vieux château, passe sur des cailloux la rivière basse qui en baigne le pied, gravit le chemin qui tourne autour de la grande tour, et bientôt voit une faible lumière qui le retient immobile, palpitant de joie, de crainte, de curiosité : c’était la maison de Langevin, dont il n’était plus qu’à vingt pas, ayant plus abrégé son chemin qu’il ne croyait. La lune, glissant en cet endroit sur le toit de la loge, laissait dans l’ombre l’étroite façade où brillait la faible lumière qu’il avait vue. Il s’arrêta, respirant à peine, combattu par la crainte et l’envie de courir embrasser Langevin. Bientôt il entend les grognemens d’un chien qui le font tressaillir, et puis des aboiemens. C’était le vieux Sultan, le chien de son père. La porte de Langevin s’ouvrit dans l’obscurité ; Hercule, n’osant bouger, se dissimulait de son mieux devant un amas de buissons, cherchant à se confondre avec le feuillage. Langevin, qui était sorti, demeura un moment immobile dans l’ombre ; puis, guidé par le chien qui frétillait en jappant, il fit quelques pas son fusil à la main, en disant : Qui êtes-vous là ? Hercule, voyant le brave homme le coucher enjoué, courut au-devant de lui :

— Arrête ! arrête ! Langevin, c’est moi !

Langevin, à ce cri, s’arrêta sans baisser son arme, perclus de frayeur et d’étonnement. Hercule, en deux sauts, fut auprès de lui, et le prit dans ses bras.

— C’est vous, monsieur Hercule, ou si, c’est quelque mauvaise apparence qui abuse de moi ?

Il faisait en même temps force signes de croix.

— Eh bien ! j’ai failli vous tuer. Comme Langevin est mon nom, je vous aurais tué.

— Mon père est-il à Lagrange ? lui dit Hercule.

— En tout cas, il n’en est pas loin.

— Mais on dit qu’il est arrêté.

— N’en croyez rien.

Puis, rabattant son arme et lâchant ses paroles une à une avec cet air hébété qui marque la plus vive émotion des paysans :

— Mais c’est égal, voyez-vous, vous êtes tout de même perdu. Entrez vite chez nous et fermons ; il n’y a point de sûreté ici pour vous.

— Je le sais, dit Hercule.

— Entrez, et fermons.

Langevin l’entraîna dans sa maison avec des précautions qui montraient son effroi, et comme prêt à le défendre. Quand ils furent entrés, le paysan, jetant les yeux sur l’uniforme du capitaine à la lueur de la chandelle :

— C’est donc bien vrai que vous voilà avec les habits de la république. On sait cela ici. Ah ! monsieur Hercule, vous êtes le fils de notre maître, mais il n’y a pas à cette heure un de nos hommes qui ne tirât sur vous comme sur un lièvre, votre père tout le premier, et surtout dans ce moment-ci.

— Dans ce moment-ci ! Que se passe-t-il ?

— Ce qui se passe ! Avant qu’il soit long-temps, voyez-vous, tout le pays sera mis à feu et à sang, comme à la grande guerre. On ne me dit rien, mais j’ai des yeux. Ne faites pas parler un pauvre homme. Je ne vous dis ça que pour votre bien. Malheur à vous si vous étiez rencontré ! Nuit et jour, des gens armés vont et viennent dans le pays. Chacun a repris son fusil. Il est venu aussi des étrangers que personne ne connaît ; et puis le diable s’en mêle ! J’ai vu bien des choses, moi, qui ne sont point dans l’ordre, et je ne rêvais point.

— Et tu es sûr qu’il n’est rien, arrivé à mon père ? disait Hercule.

— Mais reposez-vous donc, monsieur Hercule, reprit Langevin en avançant dans son trouble une escabelle. Vous avez besoin de boire, de manger ; et moi qui n’y pensais pas ! Je perds la tête.

— Je n’ai ni faim ni soif, mon ami. Mais qu’as-tu vu de si terrible ?

Langevin alla doucement s’assurer que sa porte était solidement verrouillée.

— Des choses effrayantes, reprit-il à voix basse, et j’ai pourtant fait la guerre, comme vous savez ; mais j’ai vu de mes yeux. Vous savez ce petit chemin qui descend aux fossés, du côté des champs, vous verriez ça d’ici s’il faisait clair ; le soir, moi qui vous parle, je vois souvent passer là des files d’hommes qui marchent sans bruit, comme des âmes du purgatoire ; d’autres fois, ces créatures sortent par le grand soupirail ; enfin, à certains jours, vous entendriez comme un coup de tonnerre, et puis une traînée de feu part de la grande tour…

— Un coup de fusil, dit Hercule.

— Non pas, ça file tout droit en l’air. Je suis sûr de ce que je dis, monsieur Hercule.

Ces propos n’étonnèrent point Hercule, qui se rappelait le naturel peureux de Langevin ; mais, sans s’arrêter à des suppositions chimériques, il cherchait à pénétrer des causes trop véritables et qui étaient plus à craindre.

Langevin, qui le regardait fixement avec des yeux humides, lui dit en sanglotant :

— Tenez, monsieur Hercule, Dieu sait si j’ai du plaisir à vous voir là, mais j’aimerais encore mieux vous savoir bien loin.

Puis, se hâtant dans les soins qu’il voulait prendre, il rajusta les tisons, souffla sur des bruyères sèches qu’il avait jetées dans l’âtre, et posa sur une table quelques restes de nourriture.

— C’est vrai, dit Hercule en levant la tête, je pourrais te compromettre ; tu m’as tiré d’inquiétude, je vais m’en retourner.

— Vous me faites injure, monsieur Hercule ; je vous ai sauvé une fois, je vous sauverai bien deux. Vous connaissez bien Langevin, il se jetterait dans le feu pour vous. D’ailleurs, il faut que je vous reconduise ; vous courriez justement grand risque à cette heure. C’est un miracle que vous ayez échappé aux embûches en arrivant. Vous resterez ici tant que vous voudrez, et vous coucherez dans mon lit. Je passerai la nuit au coin du feu.

Quelques instances que pût faire le capitaine, il fallut se résigner à cet arrangement. Il se jeta sur le lit du concierge.

— C’est que, voyez-vous, disait Langevin en allant et venant pour achever ses préparatifs, on dirait que Lagrange est désert ; mais il y a partout des yeux et des oreilles. Vous allez frapper à la porte, M. le comte est absent. Vous verrez pourtant des gens qui vont et viennent. Je vous en dis peut-être trop, et sans doute je ne sais pas tout ; mais le diable s’en mêle assurément. Il y a long-temps que je l’ai dit, te vieux château noir de Beaulieu est un mauvais voisin qui porte malheur à Lagrange.

Mais il parlait encore que le capitaine, accablé des fatigues de la journée, dormait profondément. Langevin alluma sa pipe, éteignit sa lampe, et s’assit au coin du feu, où il ne tarda pas à s’endormir lui-même.

Il faisait encore nuit quand Hercule, rudement secoué, s’étonna d’entendre Langevin qui lui disait :

— Monsieur Hercule ! vite, levez-vous !

— Mais il ne fait pas jour.

— Je suis fâché de vous réveiller si matin, mais le temps presse, il ne faut point nous exposer.

Hercule vit, en sautant à bas du lit, que Langevin était fort épouvanté.

— Eh bien ! mon ami, je vais me remettre en route.

Mais Langevin se jeta sur lui.

— Au nom du ciel, ne bougez pas ! Dieu sait ce qui pourrait vous arriver. Ne me quittez pas. Je vais vous mettre en lieu sûr, car vous ne pouvez plus rester ici. Heureusement je me suis réveillé. Tenez, voyez-vous ? il y a une lumière à la petite fenêtre de Lagrange.

— Eh bien ?

— Toutes les fois qu’il y a une lumière à la petite fenêtre de Lagrange, c’est signe de quelque diablerie. Les ombres vont et viennent aux alentours. Dieu me préserve d’en dire du mal. Nous n’avons pas de temps à perdre, M. le comte en personne va faire la ronde par ici.

— Que veux-tu que je fasse ?

— Vous êtes brave, vous, monsieur Hercule, c’est dans la famille ; je vais vous cacher dans un endroit où le diable lui-même n’irait pas vous chercher, s’il n’y est pas déjà.

— À Beaulieu, dit Hercule en souriant.

— Justement, et par un chemin qui n’est peut-être connu que de moi. C’est notre ancien curé qui m’a forcé d’y aller avec lui pour chercher des restes de paperasses qui appartenaient aux anciens seigneurs. Sauf votre respect, il y en a quelques-uns d’enterrés là.


— Je me souviens, dit Hercule, que le premier escalier de la tour est barré par des grilles, et que j’ai bien enragé, étant enfant, de n’y pouvoir pénétrer.

— Elles sont ouvertes depuis long-temps, je m’en suis aperçu en poursuivant une fois Sultan qui allait aboyer par là, ce qui n’est pas bon signe. Êtes-vous prêt ?

En disant ces mots, Langevin, une lanterne à la main, serrait à la hâte un briquet dans sa poche.

— Pour plus de prudence, passons par ici, le chemin est couvert.

Il ouvrit une fenêtre à deux pieds de terre qui donnait sur le derrière de la maison. Ils enjambèrent le rebord de cette fenêtre et traversèrent un petit terrain enclos de haies où poussaient quelques légumes.

Le ciel blanchissait à peine. Le château, les champs, les coteaux voisins, commençaient à paraître, baignés de la brume matinale. Hercule promenait partout des yeux ravis, tandis que Langevin, marchant devant, le pressait à voix basse. Il y avait à traverser un champ découvert avant d’arriver à Beaulieu ; mais Langevin, par excès de précaution, passa derrière les haies. Le capitaine, chemin faisant, s’amusait avec un plaisir d’enfant à considérer autour de lui des objets où s’attachaient ses plus anciens souvenirs ; c’étaient des pans de mur en ruine dont il avait souvent escaladé la brèche ; les grosses pierres qui lui servaient de degrés étaient encore à la même place, seulement un peu plus couvertes de mousses et d’herbes sauvages. Langevin était à chaque instant obligé de le pousser et de le rappeler à la prudence. Ils arrivèrent ainsi devant une poterne à moitié enfouie sous la terre et embarrassée de broussailles. Le sol du fossé s’était exhaussé en cet endroit. Langevin écarta de la main les lierres poudreux qui obstruaient l’ouverture et s’y glissa péniblement. Ils virent en entrant un jour au-dessus de leur tête.

— Voyez-vous, dit Langevin, on pourrait croire que ce conduit ne sert qu’à monter sur la plate-forme ; c’est pourquoi les bleus, du temps de la guerre, n’ont jamais pénétré dans le château bas, mais vous allez voir.

Il battit le briquet, alluma sa lanterne, et descendit quelques degrés rompus ; ils arrivèrent devant une grille épaisse. Langevin déplaça une pierre qui masquait la vieille serrure scellée dans le mur, poussa vigoureusement, et la grille céda sans bruit. Elle donnait passage dans un escalier qui tournait sans fin et où il n’y avait place que pour un homme à la fois, encore fallait-il marcher avec précaution pour ne se point heurter la tête aux parois. Cet escalier finissait dans une sort€ de galerie étroite où Langevin s’avança le premier en rampant.

— Nous sommes ici, dit-il, dans l’épaisseur des murs, et ces endroits servaient aux soldats de l’ancien temps qui se glissaient partout pour défendre la muraille.

Comme il disait ces mots, la flamme de la lanterne faillit s’éteindre sous le vent d’une troupe hideuse de chauve-souris effarouchées qui s’envolèrent en leur rasant le visage. Hercule frissonna, car il avait horreur de ces animaux, et Langevin, qui baissait la tête, lui dit en riant :

— Ah ! les chauve-souris vous font toujours peur ? Vous souvient-il que j’en avais cloué une sur la grand’porte et que vous ne vouliez plus passer dessous ?

Ils arrivèrent en se détournant dans une haute salle carrée, à grandes voûtes, dont les murs étaient charbonnés de dessins grossiers et bizarres.

— C’est ici, dit Langevin en levant sa lanterne, qu’on mettait les prisonniers, à ce que l’on raconte. On voit encore à la voûte deux crocs, — tenez, les voyez-vous ? — qui servaient à les pendre, et ils demeuraient là pendus au milieu de leurs compagnons pour servir d’exemple. Ces pauvres gens n’avaient d’autre jour qu’un grillage taillé là-haut dans une porte masquée par la terre. Je puis vous laisser ici, ou, si vous aimez mieux, dans un réduit moins obscur qui est là tout près.

Ils s’avancèrent dans une seconde galerie qui allait en pente et qui menait dans un de ces corps-de-garde où se réunissaient jadis plusieurs hommes d’armes pour la défense d’un point important des remparts.

— Ici du moins vous verrez plus clair ; dans tous les cas, je vous laisserai ma lanterne, et, en quelque endroit que vous demeuriez, je défie bien qu’on vous y cherche.

— Mais, dit Hercule en souriant, de quoi comptes-tu que je puisse vivre ici ?

— Y songez-vous, monsieur Hercule ; je reviendrai avant deux heures, soit pour vous retirer, soit pour vous apporter des vivres. Soyez tranquille, je n’aurai guère autre chose en tête, et si nous sommes assez heureux pour nous échapper tranquillement, je tâcherai de vous accompagner jusqu’à Saint-Florent.

Le métayer, avec un mouvement de cordialité combattu par le respect, tendit la main au capitaine.

— C’est égal, dit-il pour détourner son attendrissement, vous allez toujours bien vous ennuyer.

— Il est étrange, dit Hercule en levant les yeux vers les voûtes, que je sois emprisonné chez moi. Je tâcherai de passer le temps de mon mieux.

En même temps il tira de sa poche un petit volume. Langevin se retira sans vouloir souffrir que le capitaine l’éclairât, en disant qu’il reconnaîtrait bien son chemin, et Hercule entendit long-temps le bruit de ses pas incertains que lui renvoyait l’écho de ces murailles ténébreuses. Le premier moment de silence dans ce lieu sinistre lui causa quelque émotion, dont il ne put s’empêcher de sourire dès qu’il s’en aperçut. Hercule avait lu les romans du jour, et sa situation n’était point sans rapports avec les scènes mystérieuses que la littérature anglaise avait mises à la mode en France. Il ne connaissait point dans toutes les œuvres d’Anne Radcliff un château plus désert, plus profond, plus terrible, que ce vieux manoir de Beaulieu, qui lui avait inspiré tant de curiosité dans son enfance ; mais il touchait au doigt maintenant le néant de ces rêveries romanesques. Que trouvait-il en effet dans ces murailles formidables ? De la poussière et des oiseaux de nuit ; le prestige même des souvenirs historiques s’était évanoui, et cet édifice où avaient vécu tant de preux n’était plus qu’une ruine inutile, bonne à faire peur aux enfans. Ramené à sa situation présente, il commença de la trouver assez ridicule ; il se voyait sans raison peut-être caché dans un souterrain, livré pour tout un jour à l’ennui, et se repentait d’avoir cédé si vite aux frayeurs de Langevin, qu’il connaissait pour un poltron. D’ailleurs, il craignait de demeurer trop longtemps éloigné de son poste, et cette inquiétude plus grave ne faisait que croître à mesure que le temps passait, si bien qu’il se promit de sortir du château s’il le pouvait, et de se remettre en route au plus vite, en se réservant de faire avertir Langevin par le premier paysan qu’il rencontrerait. Ces idées roulaient confusément dans sa tête, et machinalement il s’était approché d’une meurtrière d’où son regard errait sur une portion du pays environnant, que sa vue pouvait embrasser par ce petit jour. Les premiers rayons du soleil glissaient sur ces belles campagnes. Un paysan, son outil sur l’épaule, côtoyait au loin un champ de genêts. Il reconnut ces beaux paysages si chers à son souvenir. Le ciel était pur, et ce tableau lumineux, encadré dans les pierres de la meurtrière, tranchait avec la profonde obscurité du lieu où se cachait Hercule. Il demeura quelques instans devant ce spectacle, plongé dans mille rêveries confuses.

Cependant Langevin, étant heureusement sorti de la tour par les mêmes passages, courut chez lui, fit deux ou trois fois le tour de son clos, et, par suite des mouvemens qu’il crut découvrir à Lagrange, jugea prudent de demeurer quelque temps dans sa maison. Bientôt, pensant que le château était désert, il se dirigea de ce côté comme en faisant sa ronde ordinaire. En effet, le plus grand silence y régnait ; tout était fermé, et, cette inspection terminée, il conçut l’espoir de faire immédiatement évader le capitaine par les chemins de traverse. À tout hasard il prit chez lui sa gourde, un peu de pain, et se glissa comme la première fois jusqu’à la poterne. Il descend à la hâte, pressé d’ouvrir son plan à Hercule ; il l’appelle de loin à voix basse ; l’écho des voûtes ne lui renvoie que le même bruit. Il avance en appelant, il prête l’oreille, et, n’entendant rien, comme il était assez proche de l’endroit où il avait laissé le capitaine, il s’inquiète, tire un briquet, et se guide avec la lumière. Il court au corps-de-garde, à la prison voûtée. Hercule n’y était plus. Langevin trouva seulement par terre le petit volume qu’il lui avait vu dans les mains. Il n’en fallait pas tant pour épouvanter le concierge ; la peur le gagna, et il s’enfuit en criant : Monsieur Hercule ! monsieur Hercule ! Il revint au jour, convaincu que le malheureux jeune homme avait été la victime de quelque maléfice, de quelque attentat mystérieux, et qu’il fallait le chercher dans les entrailles du vieil édifice. À peine dehors, la terreur qui l’oppressait laissa déborder les larmes, et, oubliant ses précautions, il retourna chez lui toujours courant, comptant appeler à son aide les premières personnes qu’il verrait. En arrivant près de sa maison, il se trouva face à face avec un soldat d’infanterie, son fusil sur l’épaule, qui frappait à la porte. Langevin, hors de lui, se crut mort ; mais le soldat, venant à lui avec un air de gaieté et de franchise : N’est-ce point ici que s’est arrêté notre capitaine, le citoyen Hercule Limoëlan ?

Langevin était prêt à nier par habitude ; mais, frappé de ce secours inespéré qui venait à son jeune maître, il s’écria en pleurant :

— Hélas ! il est peut-être mort à l’heure qu’il est, votre capitaine, et si vous voulez le secourir, il n’y a pas de temps à perdre.

Le soldat l’interroge, et Langevin, qui parle à peine, montre la tour et le chemin qui mène aux fossés.

— Attendez ! dit cet homme avec feu.

Il franchit la haie d’un saut, reparaît aussitôt avec un gros de ses compagnons, qui semblaient embusqués près de là. On se hâta vers la tour en silence, et l’on suivait attentivement les traces de Langevin, qui poussait de gros soupirs.

Voici ce qui était arrivé au capitaine Hercule, dont l’inquiétude allait croissant par la longue absence de Langevin. Ayant rallumé sa lanterne, il s’était décidé à chercher quelque issue, ne fût-ce que pour tromper son ennui. Il remonta d’abord la galerie, éclairée de place en place par le jour des barbacanes, et se retrouva bientôt à l’entrée de la prison, qu’il reconnut fort bien aux coloriages grossiers qui couvraient les murs, et qui remontaient sans doute à une époque très reculée. Il eut la curiosité de les voir de près. On descendait sur le sol de la salle par un escalier sans rampe qui faisait le coude au coin du mur : c’était apparemment une précaution prise jadis contre les prisonniers en révolte. Quand il fut descendu sur ce sol poudreux, qui recouvrait peut-être bien des cadavres, sous ces voûtes profondes où sa lanterne ne jetait qu’une clarté lugubre, il tressaillit malgré lui, et son imagination mobile évoqua coup sur coup des visions effroyables ; mais, à peine saisi du frisson qu’elles faisaient naître, il se mettait à rire de ces étranges dérèglemens de la pensée. Puis, levant la lanterne, il essaya de distinguer les peintures qui l’avaient attiré. C’étaient de grotesques effigies, que l’inhabileté du crayon rendait horribles, entremêlées d’inscriptions, parmi lesquelles Hercule parvint à déchiffrer celle-ci, dont l’orthographe et les caractères annonçaient l’ancienneté :

Dans un temps qui est loin du nostre,
Mon vengeur naistra de céans.
Traistre, tes petite enfants
Se deschireront l’ung l’austre.

Jean de La Chastre,
De ceulx de Monsieur de Roquebrune.

Hercule demeura frappé du rapport éloigné qu’un esprit vif et inquiet comme le sien pouvait trouver entre cette prédiction et l’état présent de sa famille ; mais une inscription voisine attira bientôt son regard, et celle-ci lui fit pousser une exclamation d’étonnement qui roula sous la voûte avec un bruit sinistre. On y lisait ces mots, d’une date plus fraîche :

Liberté, égalité ou la mort !
Vive la république une et indivisible !

Frijac,
Du bataillon de Tarn-et-Garonne.

C’était une preuve irrécusable que des soldats de la république, quoi qu’en dît Langevin, avaient pénétré dans les profondeurs du château ; mais était-ce au commencement de la guerre ? était-ce depuis peu ? était-ce en vainqueurs, en pillards ? ou l’auteur de cette inscription, prisonnier comme l’autre, avait-il péri dans cette affreuse captivité ? Hercule, occupé de ces conjectures, sentit en marchant un corps dur qui se redressa sous son pied posé à faux, et, en approchant sa lanterne, il reconnut avec dégoût des ossemens humains dont le sol était parsemé. Cet endroit lui fit horreur. Il remonta promptement l’escalier, et découvrit alors en face de lui, à côté de la porte par laquelle il était entré, une autre porte doublée en fer et barrée d’une poutre, qui paraissait des deux côtés scellée dans la muraille ; cette pièce de bois lui rappela l’antique manière de barricader les portes en usage dans le pays. Il fit couler la barre, qui disparut tout entière dans un côté du mur. La porte cédant, il regarda : c’était un autre escalier à vis. Dans l’espoir d’y trouver l’issue qu’il cherchait, et n’ayant rien de mieux à faire que de fouiller ces ruines, il s’assura que cette porte ne se pouvait point refermer, et s’aventura dans la noire spirale. Il compta cinquante-sept marches, et sentit à l’humidité du lieu qu’il était au-dessous du sol extérieur.

En cet endroit, un corridor se prolongeait devant lui à une assez grande distance ; il hésita d’abord à le suivre, d’autant mieux que ce corridor à son extrémité se divisait en plusieurs routes, et qu’il avait à craindre dans ces ténèbres de s’égarer, situation tout au moins fort désagréable. Enfin, la curiosité l’emporta ; il remarqua la place de l’escalier, les divisions du carrefour, et s’enfonça au hasard dans l’un des passages, se promettant de s’en tenir là, marchant vite pour en finir, et tâtant les murs de la main ; mais il crut bientôt que ses yeux, fatigués des ténèbres, étaient le jouet de quelque illusion en voyant papilloter un point lumineux dans l’éloignement. Il cacha derrière lui sa lanterne, dont le reflet pouvait s’accrocher à quelque mica des murailles, et n’en vit pas moins nettement une lueur rougeâtre comme la clarté d’un quinquet ; il fut d’abord tenté de rebrousser chemin dans la crainte d’être rencontré fort mal à propos par quelques paysans de Lagrange occupés en cet endroit ; mais il cédait à une impulsion irrésistible, et s’approchait sans faire aucun bruit sur le sol humide de ces cavernes. Ses suppositions changèrent en avançant, car assurément il n’était pas ordinaire de trouver des êtres humains à cette heure en des ruines séculaires protégées par des traditions effrayantes. Pour la première fois, il songea qu’il n’était pas tout-à-fait sans armes, et se trouva bien aise d’avoir gardé son sabre, qu’il avait maudit cent fois dans cette promenade ténébreuse. En approchant, il se trouva devant une ouverture assez étroite pratiquée dans le mur à coups de pioche dont la trace était encore fraîche. La lueur qu’il avait vue partait d’une lampe placée au-delà de cette brèche comme pour signaler ce passage, et cette lampe, de la forme de celles que les paysans accrochent sous le manteau de la cheminée, persuada au capitaine que ces caveaux n’étaient point aussi abandonnés qu’on le croyait. Il passa la tête dans cette ouverture et ne vit au-delà que ténèbres. Délibérant alors sur ce qu’il allait faire, il entendit comme un murmure de voix humaines ; il se rapprocha vite de l’ouverture : il ne se trompait point. Il pose sa lanterne derrière lui, et se hisse résolument par l’ouverture de l’autre côté du mur avant que les personnages qu’il entendait eussent donné à supposer qu’ils étaient plus proches. Son premier mouvement fut ensuite de se laisser tomber sur les mains, autant pour se dissimuler, en cas de rencontre, que pour mieux voir et mieux écouter ; il entendit alors plus distinctement comme les propos interrompus d’une conversation qui commence entre personnes nombreuses.

Sous le coup de cette surprise, il s’avança le long du mur, dans la même attitude, c’est-à-dire sur les pieds et sur les mains, et ne s’arrêta qu’à la vue d’une clarté nouvelle qu’un homme portait et qui parut en allumer plusieurs autres ; il commença de distinguer alors, à travers de lourds piliers, des hommes debout et par groupes, qui s’entretenaient à voix basse. En même temps il sentait autour de lui un air plus frais qui le frappait au visage, et qui lui fit juger que l’enceinte où il se trouvait était fort spacieuse, mais il n’en pouvait distinguer les parois ni les dimensions précises. Enfin, il s’émut vivement et porta la main sur la poignée de son sabre, en s’apercevant que ces hommes étaient armés jusqu’aux dents.

Bientôt un mouvement se déclara parmi ces étranges personnages, dont le nombre semblait s’augmenter, une voix se fit entendre par-dessus les autres ; malheureusement la voûte était si haute et la voix si combattue par l’écho, que le capitaine ne put rien saisir. Jusqu’alors ses impressions avaient été trop vives et trop rapides pour qu’il pût s’y arrêter, mais à la vue de ce spectacle qu’il ne pouvait prendre pour un jeu d’esprit, et se voyant d’ailleurs sur le point de se commettre avec ces figures suspectes, il s’interrogea sur ce qu’il convenait de faire. Aguerri contre les faiblesses de son imagination, convenablement nourri de philosophie et de sciences exactes, il ne s’arrêta pas un moment à des frayeurs ridicules, et pourtant il faut dire que ses souvenirs d’enfance, vivement réveillés par cette scène, l’avaient jeté d’abord dans un grand trouble. Sa raison reprit bientôt le dessus, et il se détourna bien vite sur les causes toutes naturelles qui donnent lieu aux croyances du peuple : il se rappela ces brigands qui, à la faveur des guerres civiles, désolaient certaines parties de l’ouest, et ces conciliabules de faux monnayeurs dont il avait lu tant de contes et qui choisissaient volontiers de tels laboratoires. Il chercha dans sa ceinture les pistolets qu’il y portait durant cette guerre, mais il les avait laissés au chevet du lit de Langevin. Il lui restait donc son sabre, et il sentit sous son uniforme un poignard qui ne le quittait plus : c’était celui que son père avait jeté à ses pieds sur la lande de Saint-Geniès ; il ne lui en fallait pas davantage pour l’affermir contre tout péril.

Les hommes, d’abord dispersés, semblaient avoir pris place. Un silence profond régnait, et ce recueillement pouvait rappeler aussi les secrètes assemblées de ces religionnaires farouches qui ont tant figuré dans les révolutions d’Angleterre. Bientôt la même voix s’éleva, mais le capitaine n’entendait qu’un bruit roulant dans l’écho. Bien décidé pourtant à pénétrer ce mystère, il se glissa hardiment derrière un pilier dont l’ombre épaississait les ténèbres de son côté, et, ce

d mouvement s’étant exécuté sans bruit, le capitaine encouragé se traîna d’un pilier à l’autre jusqu’au plus près de la compagnie. Là, retenant son souffle, il prêta l’oreille et fut troublé d’abord par une des voix qu’il entendait ; mais la singularité de ce qu’il voyait l’empêcha de s’attacher au sens des paroles qui frappaient inutilement son oreille, comme il arrive au théâtre, où la pompe des décors et les costumes détournent d’abord l’attention du spectateur. Enfin il tomba tout à coup dans l’excès de la surprise et de l’épouvante en reconnaissant le principal personnage de cette scène, dont il put voir alors la disposition.

Sur une estrade qui jadis avait servi sans doute à exhausser quelque rang de stalles était une longue table où siégeaient trois hommes. Autour de ceux-ci se tenaient assis ou debout d’autres hommes, au nombre d’une vingtaine, avec différons costumes de paysans et de matelots, inégalement amassés en cercle sous des lampes dont les reflets rougeâtres faisaient briller leurs armes. L’un de ces hommes, au milieu d’un groupe, tenait près d’une lumière un paquet de papiers cachetés qu’il ouvrait et lisait les uns après les autres. C’était le débit monotone de cet homme que le capitaine avait entendu de loin. Celui-ci n’était pas encore revenu de son saisissement quand le lecteur s’arrêta : il s’ensuivit un mouvement confus, où l’on pouvait saisir des marques d’approbation ; mais tout à coup le silence se rétablit, un des premiers personnages reprit la parole, et si le capitaine eût refusé d’en croire ses yeux, cette voix, qui le remua jusqu’au fond des entrailles, lui eût prouvé qu’il ne rêvait point. Cet homme était M. le comte de Limoëlan en personne. Rendu à lui-même. Hercule entendit des discours qui lui firent juger la nature des projets qui s’agitaient dans cette assemblée.

— Nous sommes informés, disait le comte, qu’il a transpiré jusqu’à la police de Paris quelques vagues soupçons des opérations qui s’apprêtent sur les deux rives de la Loire. Un détachement sous les ordres d’un lieutenant Simon a passé la rivière hier pour surveiller et prévenir les mouvemens qu’on redoute, et, d’autre part, une compagnie stationne sur l’autre rive, en observation, sous le commandement d’un jeune officier du nom de Limoëlan.

La voix du comte, non plus que son visage de bronze, ne distinguèrent point ce nom d’un autre par la plus légère altération ; mais Hercule, trompé peut-être par sa propre émotion, crut s’apercevoir qu’il produisait une sensation légère parmi les hommes de cet auditoire. Il fut surtout fort étonné qu’on sût d’avance où était sa compagnie ; mais il ne pouvait croire ce qu’il venait d’entendre du lieutenant Simon, et c’était là une nouvelle qu’il ignorait complètement.

L’orateur continua.

— Il importe de déjouer ces mesures et de presser l’exécution de ce qui a été résolu devant vous. L’association compte sur vous tous ; elle a pour gages vos actes passés, et, je puis le répéter pour la sûreté générale, il n’est pas un de nos chefs ou de nos agens qui n’ait exposé sa vie ou sa fortune pour la cause que nous défendons ; il n’en est pas un qui ne soit prêt à lui faire le sacrfice de ce qu’il a de plus cher au monde. Je passe aux décisions du conseil. — « 29 juin, jour de saint Pierre et saint Paul, marqué pour l’entreprise de Saint-Régent sur les Tuileries et les ministères, rendez-vous des pelotons de la première division sur la rive gauche de la rivière, débarquement et distribution rapide des armes devant Saint-Florent. Je recommande la plus grande promptitude dans ce mouvement, d’où dépend le succès de la première journée. La distribution devant être faite au point du jour, on se met en marche à quatre heures. Jonction aux Ponts-de-Cé avec les divisions du Poitou. Prise d’armes le même jour de George à Morlaix, de Francueil à Vannes, de Guillaume au Mans, de Joseph à Rennes, de Thomas à Angers. En cas de contretemps, point d’hésitation. Les divers centres communiqueront par des estafettes marquées d’un ruban vert. Deux fusées partant de Laroche donneront le signal des mouvemens. Une seule indiquera le contre-ordre. Après la réunion et les engagemens prévus avec des postes détachés, marche combinée sur Paris. Le général Couëtus donnera ses ordres à Saint-Florent, et l’on me trouvera à Laroche au moment d’agir. » — Je vais faire l’appel sur la liste des signatures.

Parmi les noms, quoiqu’ils fussent pour la plupart défigurés et chargés de sobriquets, Hercule reconnut les principaux gentilshommes du voisinage, et plusieurs notamment qu’il croyait hors de France. Après que chacun eut répondu, le comte prononça lui-même le nom de Limoëlan, et, s’inclinant à son tour, il ajouta d’un ton simple :

— Qui a l’honneur de vous commander.

Il lut ensuite la formule suivante :

— Au nom de Dieu et du roi, sur mon honneur et ma conscience, je jure obéissance à mes chefs reconnus, je garderai le secret au prix de ma vie et de celle de mes proches, et de quelque personne que ce soit qui pourrait mettre l’alliance en péril.

Hercule un moment s’imagina que le comte avait tourné les yeux de son côté.

Un homme ouvrit le livre des Évangiles sur la table, et tous firent le serment. Après les autres, le comte se leva, étendit lamain sur le livre qu’on lui présentait en disant :

— Je le jure.

Après quoi il remît son chapeau sur sa tête.

— Messieurs, la séance est levée. Je n’ai plus qu’un mot à dire.

Un silence profond se rétablit.

— Nous sommes trahis !

Et dans le premier effet de cette parole le comte reprit avec feu :

— Ici même, au milieu de nous, un espion nous écoute. Point de trouble ; il est en nos mains, et, quel qu’il soit, il ne peut échapper à notre justice.

Les conjurés, dans le même silence, se regardaient entre eux.

— Je demande qu’il soit jugé immédiatement, et avant que je le fasse connaître, afin que nul ne soit retenu dans sa sentence.

Hercule, se voyant découvert, ne bougea point de sa place, non plus qu’aucun des hommes qui étaient là.

— C’est à vous, monsieur le comte, dit une voix, de donner le premier votre avis.

— La mort ! dit M. de Limoëlan en se détournant.

— La mort ! répétèrent les autres.

— Qu’on le désigne ! dit la première voix.

Le comte, le bras étendu, allait parler ; mais Hercule ne lui en laissa pas le temps et s’avança vers la table sous la lumière des lampes.

— Je suis sans doute celui dont on parle, mais je ne suis ni un espion ni un traître.

— Votre nom ? dit une autre voix.

— Je m’appelle Hercule de Limoëlan, je suis né dans cette maison, et je me trouve ici par hasard.

Le capitaine prononça ces paroles d’une voix aussi calme que celle de son père ; elles produisirent parmi les conjurés une sensation visible où l’on distinguait l’horreur et l’admiration. Un d’entre eux, qui s’était approché, se retourna avec quelque embarras vers le comte comme pour l’interroger.

— Major, vous connaissez la sentence, dit le comte d’une voix sourde.

— Et le moment ? reprit cet homme.

— Sur-le-champ.

On se taisait, mais ce silence laissait voir ce qui se passait dans les cœurs. Hercule tira son épée et la présenta par la poignée.

— Je conçois, messieurs, que ma mort vous est nécessaire ; mais je ne suis pas un espion, je ne suis qu’un ennemi, et j’ai surpris vos secrets malgré moi. Que ce soit mon seul titre à mourir de vos mains. Voici mes armes. Vive la république !

Son regard, fermement fixé sur le comte, semblait n’adresser qu’à lui ces paroles. L’homme qui prenait le titre de major lui demanda tout bas s’il n’avait rien de plus à dire. Hercule mit la main sous son uniforme et en retira un couteau qu’il jeta sur la table en disant :

— J’oubliais encore cette arme.

Aussitôt deux hommes lui portèrent avec un certain respect la main sur l’épaule, tandis que d’autres se groupaient silencieusement en peloton militaire qui s’alla ranger à quelques pas sous les piliers. Les deux hommes qui tenaient l’officier le menèrent vers le mur opposé, et cette exécution sans sursis et sans appareil ne semblait plus qu’une froide horreur. À ce moment même, des coups sourds retentirent dans les profondeurs du caveau. Le comte se leva en criant : — Tirez sur le traître ! Mais en même temps l’ouverture livrait passage à des hommes en uniforme, la baïonnette au bout du fusil et qu’on ne distingua que lorsqu’ils furent tout proches. Le comte s’élança de son siège et courut sur Hercule en levant une arme qu’un autre homme retint ; cet homme était Langevin qui poussait des cris affreux. D’autres voix criaient : — Rendez-vous ! rendez-vous ! la défense est impossible ! Plusieurs coups de feu remplirent le caveau d’une fumée épaisse qui ajoutait à l’horreur de la scène. Hercule vit tomber près de lui deux ou trois hommes qui l’environnaient. Tout ceci dura moins qu’un éclair. Comme Hercule se jetait au-devant des soldats, une balle partie du fond lui perça le bras ; il s’écria : — Arrêtez ! obéissez à votre capitaine !

— Capitaine ! lui dit son lieutenant la rage dans les yeux, je vous trouve bien hardi. Vous n’êtes plus qu’un prisonnier, rendez-moi votre épée.

Deux soldats saisirent Hercule, et les autres, poussés par l’officier, se répandirent en tout sens dans l’enceinte, à la lueur de quelques torches ; mais le gros des conjurés avait disparu par une issue fermée de lourdes grilles. On releva trois ou quatre de ces hommes qui étaient tombés, et qu’on acheva dans la première fureur. Tandis qu’on ébranlait la grille. Hercule se retourna et vit à ses côtés Langevin éperdu, qui s’attachait à ses habits ; il le repoussa et, apostrophant l’officier :

— C’est sans doute ma présence en cet endroit que l’on accuse, lieutenant ?

— Je n’ai point à vous répondre, capitaine ; vous rendrez compte à qui de droit.

Les soldats se précipitèrent dans l’issue, dont les grilles venaient de céder. Ils remontèrent par de longs corridors jusque sur une plateforme peu élevée qui aboutissait aux fossés, en un endroit où le rempart était démoli. Ceux qui étaient devant crièrent que les chouans s’étaient échappés. On reprit alors le chemin de Lagrange, que l’on vit de loin occupé par un détachement nombreux. Hercule marchait le dernier, entre les hommes qui le gardaient. Le commandant vint au-devant de lui.

— Comment, diable ! capitaine, vous mélez-vous aussi de trahir ?

— C’est-à-dire, s’écria Hercule avec emportement, que tout me trahit moi-même. Quant à moi, je n’ai trahi personne, et sans doute je le ferai voir.

Le commandant haussa les épaules.

— J’ai ordre de vous faire juger immédiatement en conseil de guerre ; c’est un grand regret pour nous. L’adjudant-général m’écrit qu’il sera ici ce soir ou demain ; il entend mettre la plus grande promptitude à cette affaire, qui, malheureusement pour vous, occupe depuis long-temps l’autorité supérieure.

Il se retourna vers les officiers.

— Vous entendez, messieurs ; assemblez vos hommes, et que tout soit prêt.

Le lieutenant Simon s’approcha du commandant et lui dit à voix basse :

— Je ne croirai jamais que Limoëlan soit coupable. C’est un bon républicain, fier, entêté, mais incapable d’une trahison.

— Je ne demande pas mieux que de le sauver, dit le commandant, mais cela me paraît bien difficile ; en attendant, obéissons.

Hercule fut enfermé dans une pièce du rez-de-chaussée de sa propre maison. Cet événement causait une grande émotion parmi les soldats. Il entendit long-temps des rumeurs autour du château et des roulemens de tambours qui signalaient divers mouvemens. Puis il considéra ces meubles familiers dont il était entouré, et tomba dans un tel accablement qu’il n’entendit point la porte qui s’ouvrit avec un bruit léger. Le lieutenant Simon, qui venait d’entrer, le trouva dans cet état devant un petit cadre de médaillons où étaient peints sa mère, son aïeul, et son père en son ancien uniforme.

— Eh bien ! capitaine, s’écria Simon, il n’y a pas de temps à perdre, si tu veux te tirer d’ici.

Hercule avec transport courut à lui.

— Les autres sont-ils arrêtés ?

— Personne que toi.

— Ah ! tant mieux.

— Tant pis, mon ami. J’aimerais bien mieux que toute la bande fût prise et que tu fusses libre, car voilà une bien méchante affaire, mon pauvre Hercule.

— Qu’y veux-tu faire ?

— Voici, mon ami, ce que j’y veux faire, et, entre nous, je ne tente point cette démarche de ma seule autorité ; j’en ai dit quelques mots am commandant, qui ne veut pas qu’on le mette en scène, mais qui eie prête les mains. Tu sais bien qu’on s’attendait depuis long-temps à quelque levée royaliste. Malseigne était chargé de dépister le complot, et je ne comprends pas comment, sachant cela, tu as pu t’en mêler. La sottise est faite, mais la police ne sait rien de positif ; elle a tout lieu de craindre ; notre coup manqué de ce matin peut prouver aux chouans que nous sommes mal instruits, redoubler leur audace et hâter l’exécution. Dis ce que tu sais, et tu seras récompensé plutôt que puni.

Hercule baissa la tête, pesant en lui-même si les conjurés, à demi découverts, renonceraient à leur entreprise.

— Réponds vite, dit Simon, tu n’es plus lié avec ces gens-là. Quant à toi, on sait tout, on t’excuse : tu conspirais avec ton père ; encore un coup, personne n’est pris, il ne s’agit de sauver que toi.

— Mais, mon ami, lui dit Hercule avec un triste sourire, je ne conspirais pas. Une minute plus tard, on ne m’eût pas trouvé là. On allait me fusiller. C’est une histoire qu’il est inutile de dire, même à toi, mon ami.

Hercule lui prit la main affectueusement.

— Eh bien ! je te connais, s’écria vivement Simon, je te crois, mais donne tes raisons au conseil.

— Je ne le puis pas, dit Hercule pensif.

— Limoëlan, ne te conduis point en jeune homme. Tu as été la dupe de ces beaux sentimens dans l’affaire de Malseigne. D’ailleurs, c’est rendre service à l’armée, à tes camarades, c’est un devoir pour toi de toute façon.

— Mon ami, je te remercie, je réfléchirai.

— Cela veut dire que tu n’en feras rien ; mais songe que tu laisseras dans l’armée la réputation d’un traître.

— C’est là ce qui m’afflige, et je m’afflige aussi pour toi, Simon, parce que je sais que tu as un bon cœur, et que tes regrets sont sincères.

— Oui, mais j’en connais que ta mort réjouira ; car c’était un coup monté contre toi. Un homme de ta compagnie a servi d’espion ; on cherchait à te compromettre, le commandant m’a tout avoué. Le conseil va s’assembler ; songe à ce que je t’ai dit.

Il lui tendit la main en s’en allant, et le capitaine la lui serra de tout son cœur. Il entendit en effet que la troupe se rassemblait, et peu de minutes après quelques hommes de sa compagnie vinrent le prendre. Les officiers qui composaient la commission militaire s’étaient établis devant la porte du château ; la troupe était rangée sur les côtés. Des paysans qu’on ne pouvait chasser étaient accourus sur le bruit qui s’était répandu que c’était M. Hercule, le fils de M. le comte, qu’on allait juger. Malgré le profond silence qui régnait, je ne sais quelles marques trahirent l’intérêt et l’émotion de l’assemblée quand on vit Hercule paraître. Il regarda autour de lui, sourit à Simon, et s’arrêta devant le conseil. Les tambours battirent.

Après les questions d’usage sur l’âge et la qualité, le commandant Bescher, président, poursuivit brusquement :

— Vous êtes accusé d’avoir pris part à un complot ayant pour but de renverser le gouvernement, et par conséquent d’avoir doublement trahi la France et comme citoyen et comme officier.

Hercule rougit légèrement, et dit la tête haute :

— Commandant, je suis faussement accusé, je n’ai trahi personne.

— Vous avez quitté votre poste hier ?

— C’est de cela seul que je suis coupable.

— On vous a saisi ce matin dans une réunion de factieux ?

— J’étais là fort innocemment.

— C’est bien vrai ! s’écria Langevin, qu’on retenait comme témoin ; mais on le fit taire.

— Déclarez ce qui s’est passé là, dit le commandant.

— Commandant, c’est ce que je ne puis dire.

— Les faits parlent d’eux-mêmes ; vous n’avez qu’à vous justifier s’il est possible.

— Commandant, répliqua le capitaine d’un ton ferme, il est inutile de me presser.

— Limoëlan, s’écria le commandant avec impatience, c’est vous reconnaître coupable. L’arrêt n’est pas douteux, car vous êtes un traître.

Quelques voix s’écrièrent dans la foule : Non ! non ! et ces mots furent mêlés d’applaudissemens qui semblaient involontaires.

— Qu’on écarte ce peuple ! s’écria le commandant, et, tandis que les factionnaires refoulaient les curieux, il se retourna d’un air agité vers les officiers. On parla chaudement et à voix basse.

— J’ai des ordres pressans, dit le commandant ; nous avons déjà mis trop de lenteur. On veut une exécution immédiate et sans cérémonie, sans jugement ; je suis fort embarrassé.

Les officiers s’entretinrent avec vivacité, après quoi le commandant se retourna :

— Limoëlan, vous êtes condamné à la peine de mort. Je prends sur moi d’attendre pour l’exécution l’arrivée de l’adjudant-général. Sergent, qu’on emmène cet homme et qu’on le garde à vue.

Les tambours couvrirent l’agitation dont furent suivies ces paroles. Hercule fut reconduit dans la salle qu’il occupait, et, comme il souffrait de sa blessure et qu’il était très faible, il prit quelque peu de nourriture qu’on lui avait apporté. À la fin du jour, dès qu’on le laissa seul, il courut à la fenêtre, d’où l’on voyait sur les coteaux voisins les dernières lueurs du soleil s’éteindre dans un ciel noir ; de là l’on apercevait Laroche, une métairie située sur la hauteur de l’autre côté de la vallée, et d’où devait partir le signal des conjurés.

Hercule connaissait son père, et la force de ses résolutions le faisait trembler. Il frémissait des malheurs qui pouvaient éclater ; mais, d’autre part, ses révélations envoyaient le comte à l’échafaud, et il ne se croyait pas le maître des secrets qu’il avait surpris. Quant à sa vie, il n’y songeait même point. Il demeura long-temps la tête appuyée aux barreaux, déchiré par ces combats. Le jour étant tout-à-fait tombé, il tira sa montre, la fit sonner dans l’obscurité, et s’assura que dans dix minutes tout serait décidé. Dans cette anxiété, il tenait les yeux fixés sur Laroche qu’il avait peine à distinguer dans la pâle clarté du ciel. Il crut bientôt apercevoir une faible lumière sur le fond noir du coteau. Peu après, une traînée de feu s’évanouit sans bruit dans les airs : c’était la première fusée, il en fallait deux pour le signal. Hercule respirait à peine. Après quelques secondes, qui lui parurent un siècle, une lueur sinistre annonça la fusée fatale, ses jambes fléchirent, et il allait quitter la fenêtre quand il vit une troisième fusée monter aussitôt après la seconde. Il ne se rappelait plus ce dernier signal ; mais, assuré que l’exécution serait marquée par deux fusées, il vit là positivement un changement qui ne pouvait être qu’un contre-ordre motivé par les évènemens de la matinée. Il joignit les mains dans son transport, comme pour remercier le ciel d’être du moins le seul à mourir. Sa dernière crainte était que les factionnaires ne donnassent l’alerte : il écouta avec de nouveaux battemens de cœur ; tout demeurait tranquille, il n’entendit qu’un faible cliquetis et le pas du grenadier qui se promenait d’un bout à l’autre du corridor ; mais, ainsi qu’il arrive souvent dans l’obscurité, ce silence et cette attention même le firent frissonner comme un enfant, et dans ce moment d’horreur involontaire il entendit une voix sourde qui disait près de lui :

— Ne faites point de bruit, quelqu’un va s’approcher de vous.

Cette voix, dans cette salle, et je ne sais quels souvenirs soudains de ses aïeux firent un moment chanceler sa raison.

— Êtes-vous préparé ? reprit la voix.

— Approchez, dit Hercule en tressaillant, car cette voix, il crut encore la reconnaître.

Un bruit imperceptible se fit le long du mur, il fut suivi d’un froissement et d’un pas sourd, et le personnage, que le capitaine sentit à ses côtés, lui dit :

— Me reconnaissez-vous ?

— Oui, mon père.

— N’ayez donc pas de crainte, je viens pour vous sauver.

— C’est vous, mon père, qu’il faut sauver, dit Hercule dans son agitation ; mettez-vous en sûreté, il en est temps encore.

— Je sais tout, interrompit le comte, vous serez fusillé pour avoir refusé de nous dénoncer ; ne perdons pas le temps, je ne songe plus qu’à vous. Vous êtes ici une centaine d’hommes, dans cinq minutes ils seront égorgés jusqu’au dernier. Je n’ai qu’à brûler l’amorce de ce pistolet sur le toit de cette maison ; mes amis, cachés jusqu’au jour près d’ici, sauteront en trois bonds sur les postes. Impossible de leur résister, et vous êtes délivré infailliblement. Vous reconnaîtrez ensuite comme il vous plaira les façons d’agir de la république à votre égard. Je ne vous demande pas de prendre part à l’action. Dans tous les cas, voici des armes.

En même temps, le comte lui présentait dans l’ombre des pistolets qui tremblaient dans sa main, et que le capitaine repoussa doucement.

— C’est inutile, monsieur, je suis tout résolu à mourir ; mais je veux mourir seul et sans mériter l’accusation dont on me charge. D’ailleurs, j’ai prêté serment à la république ; je ne deviendrais un traître qu’en m’échappant.

Le comte garda le silence un moment.

— Je vous entends, vous ne voulez point de violence. Tentons la fortune ensemble. Vous voyez combien j’ai pénétré facilement jusqu’à vous ; il y a derrière la plaque de cette cheminée un passage qui a plusieurs issues sur les toits et dans les caves de cette maison. Vous n’avez qu’à me suivre, nous nous sauverons ou nous mourrons ensemble.

Hercule répondit d’une voix altérée :

— C’est une grande joie pour moi que de mourir avec votre estime ; je ne puis renoncer à celle de mes camarades. Sauvez-vous seul, mon père ; pour moi, je ne vous suivrai point.

— Et vous avez raison, dit brusquement le comte ; je regrette qu’un homme comme vous ait servi une pareille cause. C’est donc là ce que vous voulez ?

— Je voudrais aussi vous embrasser, mon père.

Le comte ouvrit les bras, et dans cet embrassement Hercule sentit que le visage du vieillard était mouillé de larmes. Entre ces deux hommes, il n’était pas besoin d’un mot de plus. Le comte se dégagea des bras de son fils, et disparut sans bruit comme il était venu.

Hercule, demeuré seul, et rassuré sur l’unique sujet de ses inquiétudes, se laissa tomber sur la grande chaise qu’on lui avait laissée, et, nul bruit extérieur ne l’alarmant sur l’évasion du comte, il s’endormit profondément.

À cinq heures du matin, un sergent vint le secouer, et lui dit avec émotion que l’exécution, d’abord marquée pour six heures, avait été retardée d’une heure, parce qu’on voulait attendre l’adjudant-général, qui serait alors arrivé.

— Mais j’ai pensé, mon capitaine, ajouta le vieux soldat, que vous ne seriez peut-être pas fâché d’avoir une heure devant vous.

Hercule s’assura facilement qu’il n’y avait point eu d’alerte dans la nuit.

— Capitaine, reprit le sergent, il y a là un paysan qui a pleuré toute la nuit au dehors, mais on a défendu de le laisser entrer.

— Je l’aurais embrassé avec plaisir, c’est un vieil ami ; mais il faut obéir. Aussi bien ce pauvre Langevin m’aurait attendri. Dis-lui de ma part de s’en aller.

Hercule demeura seul, car aucun des officiers ne se sentit le courage de le revoir. À six heures, un piquet le vint prendre ; deux sous-officiers se placèrent à ses côtés, et l’on se mit en marche en silence. Les troupes étaient en bataille à quelque distance du château, au milieu de ce plateau même où il était bâti, et d’où il commandait les coteaux voisins.

L’adjudant-général Malseigne venait d’arriver, et c’était le signal qu’on attendait. Le piquet parut sur le lieu de l’exécution, tandis que l’officier-général s’installait dans la salle même que le prisonnier venait de quitter. En passant devant les rangs, Hercule cherchait des yeux quelques-uns de ses camarades, mais ils ne purent soutenir ce dernier regard, et affectèrent de se détourner. Tout à coup un certain désordre se manifesta dans le groupe des officiers. Un homme décoré d’épaulettes sur un habit bourgeois tout souillé s’était jeté au milieu d’eux, et demandait impérieusement à parler à l’officier supérieur.

— C’est moi, dit le commandant Bescher ; mais qui êtes-vous et qu’avez-vous à dire en un pareil moment ?

— Précisément, le temps presse. Vous allez fusiller le meilleur officier de la république. Je suis le comte de Limoëlan. Vos soldats me connaissent.

— Assurez-vous de cet homme, s’écria le commandant.

— Je viens tout exprès ; jugez-moi sur-le-champ, je suis prêt à vous donner les renseignemens qui vous manquent. Quant à cet officier, j’allais le faire fusiller pour nous avoir surpris. C’est moi qui l’ai blessé au bras. Le complot n’est plus à craindre, les gens qui me secondaient sont en sûreté ; je vous livre ici le chef, mais ce jeune homme est innocent.

Hercule, jusque-là si ferme, pâlit au milieu des soldats, sans entendre ce que disait son père, mais ne le devinant que trop. Les officiers, déjà émus en sa faveur, pressentaient la vérité et admiraient l’étonnant caractère de ces deux hommes ; ils entouraient le commandant, qui était fort touché lui-même et qui dit enfin :

— L’adjudant-général est là, cela le regarde ; allez lui dire ce qui se passe et lui demander ses ordres.

Un officier partit, laissant les soldats sous les armes ; les autres allèrent entourer Hercule. Le comte, debout entre deux grenadiers, attendait d’un air fort calme. En un clin d’œil, le lieutenant revint, et tous les spectateurs, en le voyant venir de loin, éprouvaient au même degré l’effet de cette scène. Cet officier remet un papier au commandant. qui lit, jure sous sa moustache, et le jette en donnant un ordre. Il y avait sur ce papier ces mots tracés au crayon :

« C’est une comédie. Ils conspiraient en famille. Exécutez-les sur-le-champ ; je prends tout sur moi. »

Les grenadiers qui escortaient le comte le conduisent à côté de son fils, et cette horreur s’exécute avec le silence et l’apparence impassible des mouvemens militaires. L’attendrissement du commandant perça dans ces mots dits à voix basse :

— Finissons-en vite.

En effet, les préparatifs furent si rapides, qu’on négligea de bander les yeux aux deux prisonniers. Au dernier commandement, le père et le fils se tournèrent l’un vers l’autre, et tombèrent ensemble sous les balles en se tenant embrassés.

L’adjudant-général Malseigne voulut bien donner à l’état-major de plus longues explications à déjeuner, et fit valoir notamment qu’il avait des instructions fort sévères, que le complot était redoutable, et que le père et le fils en étaient la tête. Il s’applaudit qu’on en fût venu à bout sans verser plus de sang. En effet, il fut approuvé et félicité par les autorités de Paris. C’était, disait-on, la dernière entreprise qui eût menacé de rallumer une guerre sérieuse dans les départemens de l’ouest.

À la fin du dernier automne, nous visitions les ruines du château de Beaulieu, quand on nous donna ces détails sur la famille Limoëlan. Un habitant de Saint-Florent, qui nous guidait, s’adressa, pour pénétrer dans le manoir, à un vieux paysan qui cultive quelque coin de terre dans le voisinage. Cet homme se munit des clés, et nous descendîmes par des escaliers ténébreux dans les souterrains où s’étaient passés la plupart de ces évènemens, qu’on nous expliquait sur les lieux à mesure que nous les parcourions. Nous marchions sous ces voûtes sombres à la clarté douteuse d’une lanterne, comme y avait marché Hercule de Limoëlan lui-même. Le vieux paysan nous donnait des détails minutieux, en employant volontiers la première personne du pluriel, que je pris long-temps pour une simple forme de son patois angevin ; mais, en remontant, il m’échappa de demander à notre ami de Saint-Florent quel était cet homme.

— Eh mais, c’est Langevin lui-même, ce Langevin qui servait les MM. de Limoëlan, et c’est peut-être la même lanterne dont l’effet sinistre vous frappait tant là-bas qui a servi à M. Hercule.

Je considérai le paysan avec une curiosité mêlée de respect ; mais je fus encore cette fois choqué de cet oubli, de cette froideur, de cette apathie de certains vieillards qui ont vu des choses mémorables. Pas un mot, pas un soupir, pas une marque de retour sur le passé n’était échappée à cet homme. Quand on fut remonté, je lui dis :

— Vous étiez donc présent à cette catastrophe ?

Le paysan me regarda d’un air stupéfait, et il fallut que mon compagnon s’en mêlât pour lui arracher un : oui, monsieur.

— Eh bien ! dites-moi, comment les bleus s’avisèrent-ils d’entrer dans la tour, dont les conduits étaient si difficiles et si peu connus ?

— Voyons, Langevin, répondez à monsieur, dit mon compagnon pour m’appuyer.

— C’est moi qui les y menai pour le malheur de mes maîtres. J’aurais mieux fait de ne rien dire. Je croyais qu’ils n’étaient que quelques-uns à chercher notre jeune monsieur ; mais ils étaient là une centaine cachés derrière les chênes pour guetter ce qui se passait : ils me suivirent tous. C’est ce qui fut le grand malheur de mes pauvres maîtres, puisqu’ils n’en sont pas revenus. On les fusilla bien tous les deux le long du champ.

Nous donnâmes quelque monnaie à Langevin, et quand nous fûmes à quelque distance, je dis à mon obligeant conducteur :

— C’est lui tout simplement qui a causé la mort de ses maîtres.

— C’est vrai, mais il ne s’en doute guère ; il leur était fort attaché, il croit avoir tout fait pour le mieux, et puis les plus vives impressions s’effacent à cet âge.

Édouard Ourliac.