Lima et la Société péruvienne
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 14 (p. 1063-1097).
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LIMA


ET LA SOCIETE PERUVIENNE.




I.
LA VIE, LES MOEURS ET LES FEMMES DE LIMA.




Parmi les grandes villes de l’Amérique méridionale, il n’en est pas qui soit demeurée plus fidèle que Lima aux vieilles mœurs espagnoles d’avant l’indépendance. Il y a là tout un monde à part, toute une civilisation élégante et raffinée, dont rien ne rappelle dans le reste du Pérou les bizarreries ni les délicatesses. Lima, sans doute, a son importance comme centre de la république péruvienne, et son histoire politique a été ici même l’objet d’une attention légitime[1] ; mais ne voir de la ville des rois que cet aspect, c’est s’imposer la tâche pénible de juger la société liménienne par son côté peut-être le moins attrayant. Si l’on veut savoir ce qu’il y a encore dans cette société, en plein XIXe siècle, de grace inimitable et d’originalité pittoresque, c’est la vie journalière qu’il faut interroger ; c’est l’existence même du Liménien qu’il faut partager en quelque sorte, tantôt sous le toit de sa maison hospitalière, tantôt au milieu de ces fêtes de chaque jour qui donnent à la capitale du Pérou un caractère si charmant de splendeur et d’animation joyeuse. Les souvenirs que nous a laissés Lima, tel que nous l’avons vu dans ces dernières années, notamment sous la présidence du général Vivanco, feront pénétrer, nous l’espérons, dans la vie morale d’une des plus intelligentes et des plus aimables populations du Nouveau-Monde. Si, en nous suivant à travers les scènes et les incidens d’un long séjour à Lima, on arrivait à se former sans effort une idée juste des côtés faibles comme des côtés brillans de la civilisation péruvienne, ces souvenirs auraient atteint leur but, et un tel résultat suffirait à notre ambition.

Tout voyage, tout séjour en pays inconnu peut en quelque sorte se partager en trois périodes bien distinctes : la période de la surprise d’abord, celle de la curiosité ensuite, celle enfin de la réflexion et de la critique. Le moment de l’arrivée a ses joies et ses émotions fugitives qu’il faut noter au passage et qu’on ne retrouvera plus. Dans les jours plus calmes qui suivent l’installation, le voyageur subit peu à peu l’ascendant de la société qui l’entoure ; il ne se contente plus d’être spectateur de ses fêtes ou de ses travaux, il sent le besoin de s’y mêler, de s’y associer. Enfin, quand la vie journalière lui a révélé tous ses secrets, c’est la vie morale et intellectuelle qu’il veut connaître, et ainsi se complète peu à peu un ensemble de notions sans lequel on ne peut juger sainement ni les mœurs ni les intérêts d’une population étrangère. Ces trois momens qu’on retrouve dans tout voyage et que j’ai essayé de décrire marqueront les divisions mêmes de ce récit.


I. - CALLAO.

Nous étions entrés dans la rade de Callao par une nuit d’une sérénité magnifique. Le souffle presque insensible qui nous poussait vers le mouillage sembla expirer juste au moment où la frégate laissait tomber son ancre à deux encâblures de la côte. Devant nous, la ville piquée de points lumineux profilait sur un fond d’obscurité bleuâtre la ligne brisée de ses toits, et, sur un plan plus rapproché, un grand nombre de navires. dressaient vers le ciel la fine silhouette de leur mâture. Vers minuit, des bancs de brume apparurent comme par enchantement, puis ils se rapprochèrent et se joignirent en estompant le contour des terres voisines ; bientôt celles-ci s’effacèrent, et, notre horizon se rétrécissant peu à peu, la frégate demeura comme une noire chrysalide enveloppée d’une ouate épaisse. Une ligne phosphorescente se montrait seule à de brèves intermittences, accompagnée d’un fracas semblable à celui d’une fusillade : c’était le flot qui déferlait sur un talus dont les galets s’entrechoquaient, roulés par ses mouvemens d’ascension et de retraite.

Au lever du soleil, nous fûmes réveillés par un vacarme aussi étrange qu’étourdissant. Nous montâmes aussitôt sur le pont, où nous attendait un spectacle fort imprévu. La vaste baie, silencieuse et morne quelques heures auparavant, était pleine de mouvement et de bruit. Des milliers d’oiseaux remplissaient l’espace à toutes les hauteurs et à toutes les distances. On eût dit que toute la population ailée de l’Océan Pacifique s’était donné rendez-vous à Callao. Autour de nous se prélassait le lourd pélican, embarrassé de son bec difforme et démesuré, auquel une bande espiègle d’oiseaux plus petits venait arracher la pâture. L’obèse et stupide pingouin repliait tout honteux ses ailes trop courtes après avoir en vain tenté, de prendre son essor ; le damier étalait un éclatant plumage d’argent et d’ébène ; le pétrel à la voix stridente, la mouette blanche et légère comme une vapeur s’ébattaient joyeusement sur la houle et remplissaient l’air de piaillemens aigus qu’entrecoupaient çà et là des notes gutturales et nasillardes. C’était un vacarme à briser le tympan, un mouvement perpétuel à donner le vertige. Tout ce peuple turbulent et goulu était attiré sur la rade par le passage régulier d’une espèce de sardine dont les bancs nombreux hantent à certaines époques de l’année les côtes du Pérou, et fourmillent dans les eaux de Callao. Cependant le soleil, dont on apercevait depuis le matin le disque rouge et sans rayons à travers une épaisse couche de nuages, fondit cet obstacle et jeta inopinément sur l’eau sa lumière triomphale. Toute la gent emplumée s’émut, les vociférations redoublèrent, et des groupes nombreux s’envolèrent comme effarouchés ; quelques instans plus tard, la brise de terre venait écailler la surface des flots et dérober ainsi le poisson aux redoutables appétits de l’ennemi, dont les bandes déçues et confuses s’enfuirent et disparurent bientôt à l’horizon.

La baie de Callao réunit des qualités assez rares pour la côte occidentale de l’Amérique du Sud, où il n’existe guère que des rades foraines. Elle est vaste et sûre, les navires peuvent la parcourir sans appréhension, rester au mouillage en tout temps avec sécurité, exécuter en toutes saisons leurs travaux de radoub et de carénage. Elle est suffisamment abritée, dans le sud-est et le sud-ouest, par une langue de terre, quelques rochers et deux îles, notamment celle de San-Lorenzo. Son ouverture principale (car il existe une passe peu fréquentée au sud de la pointe de Callao) s’étend de l’ouest au nord-nord-ouest ; mais les vents qui soufflent de cette partie, ne se permettant jamais la moindre incartade, n’inspirent aucune défiance. L’île de San-Lorenzo forme le côté droit de cette entrée. San-Lorenzo est une terre aride, désolée, grise comme la cendre et rayée de ravins ; pas un arbre, pas un atome de verdure ne se hasarde sur ses flancs calcinés et grillés par un soleil torride ; à ce compte, jamais terre ne fut plus digne de porter le nom du martyr de Valérien. On y déposait jadis les nègres coupables de quelque méfait ; les seuls êtres qui la peuplent aujourd’hui sont les veaux marins dont on entend les troupes nombreuses bramer la nuit sur le versant occidental de l’îlot. Vue du mouillage, la ville de Callao n’offre rien de remarquable : c’est une ligne monotone de maisons grises bâties au niveau de la mer et à peine dominées par le clocher carré et trapu de l’église. À l’extrémité sud de la ville apparaît, sur le même plan, la blanche maçonnerie de deux forts à front circulaire, reliés entre eux par une série de batteries disposées, selon les accidens du terrain, pour battre la baie et la plupart des points de débarquement. La plaine s’étend de l’est au nord, mouchetée çà et là de bouquets d’arbres et traversée par le Rimac, qui vient se dégorger dans la rade sur la droite de Callao ; puis au loin, à l’extrémité d’un ruban de verdure tracé par le cours fertile de la rivière, on voit s’élever, au milieu de longs et noirs massifs de saules, les nombreux clochers de Lima, violets ou vermeils, suivant les jeux de la lumière. Plus loin encore, de hautes montagnes énergiquement accentuées déchirent les nuages et enfoncent dans les profondeurs de l’horizon leurs divers plans bleuâtres et incertains.

Dès qu’il nous fut permis de communiquer avec la terre, je me fis débarquer sur un môle en des compagnies de travailleurs nègres ou indiens empilaient en chantant nombre de caisses et de ballots que des chariots plats, glissant sur un chemin de fer, emportaient vers les magasins de la douane. Quelques soldats débraillés et sordides, vêtus de fracs gris à paremens verts et coiffés d’une sorte de bonnet blanc qu’un ruban vert nouait à la base comme la fontange de nos pères, surveillaient l’opération avec un laisser-aller plein de mansuétude, qui nous parut fort engageant pour les fraudeurs. L’activité régnait partout ; les chaloupes et les barques arrivaient à la file, chargées outre mesure, et se heurtaient en désordre au fond de l’anse que le môle contourné en demi-fer à cheval ménage entre ses murs et la terre pour faciliter les opérations de débarquement. Les matelots étrangers juraient par tous les diables, les ouvriers du port leur ripostaient en invoquant tous les saints ; les grues et les palans soulevaient, avec d’horribles grincemens, des fardeaux énormes, et le môle, déjà encombré de caisses de fer et de chaudières à vapeur, disparaissait sous un amas de colis étrangers. Ce mole est l’un des plus beaux ouvrages accomplis sous la vice-royauté de don Antonio Amat.

La principale rue de Callao, la plus commerçante et la plus fréquentée, court parallèlement au rivage ; elle est pavée de galets fichés en terre comme des oeufs sur leur pointe. Les maisons qui la bordent, construites en adobes[2], ont pour couvertures de simples nattes disposé sur un lit de roseaux et revêtues d’une couche de chaux destinée à garantir l’intérieur contre l’humidité des brouillards et contre les rayons du soleil. Ces demeures n’ont en général qu’un étage, dans la longueur duquel règne une galerie abritée à certaines heures du jour par des rideaux de coutil rayé de couleurs vives ; des magasins d’articles variés occupent d’ordinaire le rez-de-chaussée. Les autres, constructions de Callao sont, pour la plupart, très basses, et les rues sont disposées de telle sorte que, durant la plus grande partie du jour, le soleil y verse une lumière implacable. Nous n’en parcourions pas moins la ville, enfonçant jusqu’aux chevilles dans une poussière remplie de débris infects qui donnent naissance à toute sorte de vermine. Les maisons, blanchies à la chaux ou badigeonnées en jaune, étaient closes et silencieuses comme des tombes. C’était l’heure de la sieste. Çà et là, des ânes pelés et galeux se tenaient immobiles dans l’ombre étroite que projetait par hasard un pan de muraille, et des files noires de gallinasos[3] dormaient perchés sur une patte au rebord des terrasses.

Les portes de l’église étaient ouvertes, nous y entrâmes. La nef n’offre aucun intérêt sous le rapport architectural, et la décoration intérieure répond à la médiocrité de la façade. En sortant de l’église, nous nous dirigeâmes vers le Castillo. C’était procéder avec ordre dans cette ancienne colonie espagnole où, comme dans tous les pays soumis à l’Escurial, l’église et l’épée, le prêtre et le soldat, après avoir été les plus énergiques leviers de conquête, restèrent les principaux élémens de puissance employés par les conquérans du Nouveau-Monde pour asseoir et perpétuer leur domination. Comme nous nous disposions à franchir le pont-levis abaissé sur un fossé devant l’entrée béante et voûtée de la citadelle, un groupe assez original s’offrit à nos regards. -Au sommet d’un monticule pierreux et fauve, que tigraient çà et là quelques bandes sombres de verdure, un factionnaire était assis ; devant lui une cholita[4], le corps nonchalamment renversé, la main perdue dans les ondes d’une chevelure étoilée de fleurs de jasmin, et le coudé appuyé sur le genou du soldat, écoutait en souriant quelque confidence amoureuse, tout en arrachant avec ses lèvres les pétales d’une fleure de grenadier. L’homme portait le frac gris et le bonnet blanc à ruban vert ; la femme avait le torse drapé d’un châle écarlate, et son jupon retroussé laissait apercevoir un petit pied chaussé de satin blanc, une cheville fine et une jambe irréprochable. Le soldat s’était improvisé un parasol en nouant les pointes d’un madras aux extrémités de la baguette de son fusil, fixée elle-même par le milieu au coude de la baïonnette. Cet écran projetait sur le visage cuivré de l’Indienne une ombre vigoureuse, semblable à celles qu’Eugène Delacroix fait tomber avec une si savante hardiesse sur la face de ses personnages. Nous nous gardâmes bien de prolonger une contemplation qui menaçait de devenir importune, et, laissant le jeune couple tout entier aux douceurs de son entretien, nous entrâmes au Castillo.

Tous les ouvrages situés au sud de la ville sont renfermés dans le Castillo. Les deux forts et les batteries dont nous avons déjà parlé le défendent du côté de la mer ; des épaulemens et des fossés profonds, avec escarpes et contrescarpes, font sa principale force du côté de la terre. Dans l’enceinte de la citadelle s’élèvent des casemates massives, les seules qu’on puisse construire avec les matériaux peu résistans du pays. Ces réduits, où peuvent s’abriter de nombreux défenseurs, servent actuellement de cachots, comme nous pûmes nous en convaincre en plongeant nos regards dans un soupirail demi-circulaire fermé par une épaisse grille de fer et destiné à éclairer une profonde galerie, voûtée, fétide et lugubre. Le long des murs humides et noirs régnait un cordon de bancs en bois sur lesquels on apercevait une douzaine de nattes, couche ordinaire des prisonniers. Quelques ustensiles grossiers et indispensables étaient épars sur le sol. Pour le moment, ce sépulcre était vide ; on avait dès le matin dirigé ses tristes hôtes vers différens travaux publics auxquels on les emploie. Au dehors tout était désordre vieux canons de fonte et de bronze, les uns rouges de rouille, les autres verts d’oxyde de cuivre, ancres brisées, roues à engrenages, futailles défoncées, gisaient à moitié ensevelis dans la poussière. Presque toutes ces constructions menaçaient ruine, et de nombreux étais soutenaient le ventre rebondi des murailles, dont la chute semblait imminente.

Quand nous quittâmes la citadelle, le soleil dorait la ville de ses rayons obliques et disparaissait derrière San-Lorenzo, dont la masse violette se détachait sur un horizon ardent comme un brasier. Les travailleurs du môle regagnaient leur demeure, et les habitans sortaient de l’atonie où les avait plongés la température de midi. Partout les stores bariolés des balcons remontaient en criant sur leurs rouleaux, et les femmes, assises au seuil des portes pour respirer la première fraîcheur de la soirée, surveillaient leurs marmots déguenillés, qui se vautraient dans la poussière sans effaroucher le moins d u monde des bandes de gallinasos occupés à déchiqueter les chiens morts. Notre promenade dans les rues, à cette heure où la ville respirait, nous permit d’apprécier du premier coup d’œil l’ensemble de la population de Callao, qui se compose de blancs, et plus particulièrement de cholos (Indiens) et de sambos[5]. Le croisement de ces trois races primitives a multiplié à l’infini les nuances de la peau, et l’œil exercé des habitans du pays peut seul démêler infailliblement le type originel des différens individus. Les cholos et les sambas se distinguent moins par la couleur de la peau que par la forme du visage : ceux-là ont le front étroit, les mâchoires lourdes et saillantes, les yeux vifs et noirs posés à la chinoise, et les cheveux lisses et brillans comme du jais ; leur physionomie, pleine de douceur, porte l’empreinte de la mélancolie et de la résignation. Le sambo a le teint plus foncé, les cheveux crépus, les lèvres épaisses. On chercherait en vain la beauté plastique chez les habitans de Callao : ils sont pour la plupart petits et malvenus ; mais, à défaut de cette beauté précise, déterminée, qui frappe soudain le regard, on y rencontre souvent chez les femmes indiennes une sorte de grace dont on subit le charme, alors qu’un rayon de l’ame traversant l’enveloppe matérielle vient éclairer leur physionomie. Le costume des gens du peuple est à Callao, comme dans toutes les villes de la côte du Pérou, le même qu’au Chili. C’est pour les hommes un poncho de laine sur un pantalon de grosse toile. Les femmes se drapent aussi le torse dans un châle de couleur écarlate, et mêlent à leur chevelure des œillets ou des fleurs de jasmin ; leur chaussure, plus élégante que comfortable, se compose le plus souvent d’un bas de soie rayé ou couleur de chair dans un soulier de satin blanc.

Le toit de l’homme du peuple est ici toujours hospitalier pour l’étranger ; un visage souriant l’accueille à son entrée, un souhait de bonheur l’accompagne à sa sortie. L’intérieur des habitations est en général simple et modeste, sans être misérable ; le mobilier de la pièce principale est ordinairement un lit paré avec lune certaine affectation, une table dont un bouquet de fleurs fraîchement cueillies occupe le milieu, une causeuse cachée par une housse d’indienne imprimée, puis çà et là des escabeaux grossiers. Quelquefois un hamac destiné à la sieste joint les angles opposés des murailles blanchies à la chaux, contre lesquelles on aperçoit toujours accrochée à un clou l’indispensable vihuela [6] destinée à charmer les heures de loisir.

Il faut peu de temps pour explorer la ville de Callao. Nous revenions, après quelques heures de promenade, à la Fonda de la Marina, où nous avions élu domicile, avec cette tristesse qui accompagne d’ordinaire toute curiosité déçue, quand nous aperçûmes un groupe nombreux qui se pressait à l’entrée d’une case d’où s’échappait, mêlé à des clameurs discordantes, le frémissement cadencé des guitares. Le spectacle devait offrir un sérieux intérêt, à en juger par l’attitude des gens qui masquaient la scène. Tous, le cou tendu, les narines dilatées, les lèvres frémissantes, plongeaient des regards avides dans un appartement éclairé par je ne sais quelle lueur fauve et vacillante. Les uns applaudissaient de la voix et du geste les acteurs invisibles, d’autres jetaient quelques mots au concert vibrant de l’intérieur, et toutes ces faces noires comme l’ébène, rouges comme le bronze florentin, jaunes comme l’ambre, portaient l’ardente et sauvage expression de convoitise d’une meute que le fouet du piqueur contient devant la curée. Nous voulions aussi notre part d’émotions ; mais nous hésitions à la conquérir en essayant de faire brèche dans cette muraille vivante. Un arriero, que ses formes herculéennes autant que sa profession rendaient très propre à ce genre d’exercice, vit notre embarras, et s’offrit, moyennant quelques pièces de monnaie, pour remplir l’office de bélier à notre intention. Le marché conclu, les clauses furent exécutées avec une conscience scrupuleuse. Nous pûmes alors comprendre cette attention passionnée, ces tressaillemens fébriles de l’assistance : jamais drame chorégraphique n’avait traduit plus énergiquement que celui qui s’exécutait sous nos yeux les ardeurs insensées de l’amour.

L’orchestre, si l’on peut nommer ainsi la force instrumentale qui jetait aux danseurs le mouvement rhythmique, se composait de deux guitares dont on faisait vibrer toutes les cordes à la fois, d’une table sur laquelle on tambourinait avec les poings, et d’un chœur de voix discordantes. L’action avait pour interprètes un nègre et une samba. L’homme, nu jusqu’à la ceinture, semblait fier d’un torse où l’on suivait le jeu des muscles à travers une peau sombre et lisse comme ces galets que la mer roule au rivage. La femme portait un jupon à falbalas tout bariolé de rouge et d’orange ; elle avait laissé choir le châle de laine bleue qui gênait sa pantomime, et sa chemise sans manches était à peine retenue aux épaules par le lien mal noué d’une coulisse. Nous étions arrivés au dénoûment d’une resbalosa ; telle nous parut être du moins la danse exécutée. Une pause eut lieu, durant laquelle choristes et danseurs demandèrent à la liqueur argentée de Pisco un surcroît d’énergie et des inspirations nouvelles. À un nouveau signal de l’orchestre, le nègre et la samba s’avancèrent, et, placés en face l’un de l’autre, prirent tous deux une attitude fièrement provocante de défi, tandis que le chœur entonnait la chanson suivante :

Tu di es que no me quieres ;
Porque no me quieres di ?
Io dejo de ser querido
Solo por querer te a ti !
Ahora samba y como no[7]

La femme tenait à la main droite son mouchoir déployé, auquel un geste arrondi imprimait un mouvement de lente rotation qui semblait faire appel au cavalier. Celui-ci, les coudes en dehors et les mains serrées aux hanches, approcha en se dandinant avec confiance ; la danseuse alors, par un manége plein de coquetterie, commença une série de glissades et de pirouettes dans l’intention apparente d’éviter le regard de son partner, qui, de son côté, s’épuisait en vains efforts pour la regarder en face. Bientôt las d’une manœuvre stérile, il se prit à sauter pour sa propre satisfaction, et simula tout l’entrain de l’indifférence. La samba le rejoignit aussitôt en piétinant avec une mutinerie charmante ; puis elle recula, revint encore, et reconquit son prestige en produisant des trésors de grace et de souplesse. Le nègre, enchaîné de nouveau à sa suite, imitait de son mieux ses fantasques évolutions. Tantôt elle se balançait lentement comme l’oiseau qui plane et oscille avant de s’abattre, tantôt elle frétillait comme le poisson qu’un bruit effarouche. Ses mouvemens, quelquefois d’une régularité parfaite, se transformaient tout à coup, et devenaient vifs, inégaux, insaisissables. Au fur et à mesure que l’action se déroulait, les guitareros raclaient leurs instrumens avec plus de fureur ; le choc cadencé des poings faisait tressaillir les flacons sur la table ébranlée, et l’assistance, d’une commune voix, chantait à tue-tête :

Quisiera ser como el perro
Para amar y no sentir,
El perro como es patiente
Todo se le va en dormir ;
Ahora samba y como no.[8]

La danse prit bientôt un caractère plus véhément ; les pirouettes et les glissades tirent place aux gestes passionnés, aux postures lascives, aux expressions de plus en plus ardentes et impétueuses. Les regards des danseurs, rivés l’un à l’autre, se renvoyaient leurs éclairs, leurs genoux s’entrechoquaient, leurs reins tressaillaient comme galvanisés d’énergiques palpitations faisaient onduler leur poitrine. Enfin un frémissement fiévreux parcourut le corps du nègre. On eût dit qu’il concentrait dans une suprême aspiration magnétique toutes les puissances de sa volonté. La samba se raidissait contre cet appel fascinateur ; mais ses pas incertains la ramenaient toujours vers celui qu’elle voulait fuir ; échevelée, haletante, vaincue, elle frit par tomber entre les bras du noir, qui l’enleva triomphant et la déposa à demi pâmée sur une causeuse au milieu d’une explosion de bravos.

Nous en"avions vu assez pour comprendre la répugnance qu’éprouvent les femmes du monde à exécuter dans les salons péruviens certaines danses nationales. Nous laissâmes sambos et sambas continuer leurs pirouettes devant un cercle d’amateurs plus sensibles que nous aux charmes de cet étrange spectacle, et nous rentrâmes à la Fonda de la Marina. Placée près du port, à l’entrée de la rue principale, cette fonda était l’établissement de ce genre le mieux achalandé de toute la ville, grace à la direction vigilante d’un hôte qui savait joindre à un savoir-faire puisé aux meilleures traditions parisiennes un amour d’ordre, de propreté et de comfort vraiment britannique. Ce fut dans cette hôtellerie, ressource inappréciable pour les officiers de tous les navires de la rade, que nous allâmes finir la soirée et nous enquérir des moyens de communication ordinaires entre Callao et Lima. Le résultat des questions adressées à ce sujet à l’amo de la casa (maître de la maison) fut qu’il nous serait facile de louer à toute heure du jour des chevaux et des voitures, les premiers moyennant une piastre, les secondes moyennant un quart d’once, mais que le mode de locomotion le plus économique et le moins hasardeux (ce mot fut prononcé avec une intention manifeste) était l’omnibus qui fait le voyage trois fois dans la journée. De nouvelles explications de l’hôte nous firent comprendre qu’il n’y avait aucune exagération dans ce mot hasardeux, qui nous avait d’abord fait sourire. Cette promenade de deux lieues, à travers une plaine découverte et sur une route incessamment battue, est souvent contrariée par de très fâcheuses rencontres. Les nombreuses crises révolutionnaires qui se sont succédé au Pérou depuis l’émancipation y ont créé toute une population de soldats sans drapeau et sans paie régulière, qui partagent volontiers leur vie entre les aventures de grande route et les exploits de guerre civile. Heureusement il y a moyen d’échapper aux réquisitions de ces routiers : ces salteadores de la route de Lima ne s’attaquent qu’aux voyageurs isolés et aux voitures particulières ; ils respectent le personnel plus imposant de l’omnibus.

Parmi les habitans de la fonda, il s’en trouvait qui, ayant eu maille à partir avec les salteadores, purent nous donner quelques détails sur leur façon d’opérer. Elle est toute courtoise envers ceux qui ne tentent pas de se défendre ou de se soustraire par la fuite à leurs exigences ; mais malheur au voyageur, quelque résigné qu’il soit, s’il n’a pas une bourse pleine à leur offrir ! Le cicatero (ils nomment ainsi le voyageur sans argent) doit s’estimer très heureux s’il en réchappe avec quelques gourmades, et il court d’énormes chances d’être abandonné en rase campagne dans un déshabillé fort inconvenant. Quant à la résistance, elle a été trop rarement couronnée de succès pour qu’on se sente encouragé à une lutte où les armes sont nécessairement fort inégales. Le second d’un navire marchand venait de payer de sa vie une tentative de ce genre au moment où nous arrivions au Pérou, et, pendant notre séjour à Lima, le hasard nous fit rencontrer un capitaine anglais dont la bravoure téméraire avait failli causer la mort de son compagnon de voyage. Ce capitaine, quelque peu officier de fortune, après avoir mis en différens pays son épée au service de dix partis contraires, était venu l’offrir aux turbulens du Pérou, et il avait voulu inaugurer son séjour dans ce pays par un trait d’audace. À cet effet, il se munit d’un arsenal, et, appelant de tous ses vœux une rencontre périlleuse, il quitta Callao dans une voiture, en compagnie d’un pacifique tiendero[9] de Lima. Le sort le servit à souhait ; un accident survint à l’attelage, et, pendant que le cochero s’occupait d’y pourvoir, une demi-douzaine d’individus fondirent sur la voiture comme des vautours sur une proie. Les voleurs étaient en nombre, mais l’Anglais était brave. « Que voulez-vous ? dit-il. — Ton argent, » fit un salteador en abaissant son escopette. C’était l’instant d’épargner les paroles ; le pistolet de l’Anglais se chargea de la réponse, et une balle terrassa l’agresseur. — Anda puerco ! cria aussitôt au cocher l’enfant d’Albion tout en s’apprêtant à faire usage d’un second pistolet ; mais le tiendero liménien, qui avait perdu la tête, arrêta le bras du conducteur en lui criant d’une voix lamentable : Para, amigo ! por Dios, para[10] !… La phrase commencée se perdit dans une décharge d’escopettes, qui enlevait et clouait au fond de la voiture une oreille du malheureux tiendero. Un second coup de pistolet tiré par l’Anglais renversa un deuxième assaillant ; les autres hésitèrent. Le cocher s’était remis en selle ; stimulé par la voix énergique de l’Anglais bien plus que par les prières désespérées de son compatriote, il enleva ses chevaux, partit a fond de train, et, malgré quelques balles qui trouèrent le fond de la voiture, on put atteindre Lima.

Comme nous ne tenions nullement à faire étalage de vaillance sur le sol péruvien, nous jugeâmes superflu d’affronter les salteadores, et, pour éviter autant que possible d’ajouter une nouvelle anecdote burlesque ou dramatique aux riches annales de la Legua[11], nous allâmes retenir nos places dans le prosaïque véhicule qui a la réputation de conduire son personnel complet jusqu’à la capitale.


II. – UN OMNIBUS PERUVIEN.

Le lendemain, au coup de dix heures, nous étions réunis au bureau de l’omnibus. Le cochero, nègre vigoureux et brutal, était déjà perché sur son siège et s’amusait en manière de passe-temps à fouetter son attelage, qui, impatient et tourmenté, piétinait, ruait, mordait et se trémoussait en secouant ses liens. Nous n’eûmes que le temps de déposer an bureau notre demi-piastre, prix du voyage, et de nous jeter pêle-mêle dans la voiture déjà pleine, qui partit aussitôt comme emportée par des hippogriffes et roula sur un cailloutis féroce, avec grand fracas de glaces frémissantes et de ferrures disjointes. À la sortie de Callao enfin, le lourd véhicule entra dans une poussière compacte, qui étouffa son bruit et changea ses cahots brusques et saccadés en capricieuses ondulations : on eût dit un navire contrarié par les houles.

Tout le monde fumait au moment où nous étions montés en voiture. Aveuglés, étouffés, étourdis loua d’abord, notre premier soin avait été de forcer un peu l’étau vivant qui nous emboîtait, et, quand nous eûmes conquis l’espace auquel nous avions droit, nous nous empressâmes d’abaisser la glace placée derrière nous, afin d’absorber le moins possible de la vapeur de tabac qui nous enveloppait. Cette précaution prise, le nuage s’entr’ouvrit, et nous vîmes apparaître nos compagnons de voyage. Quelques-uns d’entre eux fixèrent surtout notre attention : deux officiers péruviens d’abord. Le plus âgé, sombre, terreux, austère comme un moine de Zurbaran, disparaissait jusqu’à la moustache dans son manteau ; l’autre, pimpant, frisé, avenant et blond comme Van Dyck, portait une casquette rose galonnée d’or ; un poncho blanc à longues franges garantissait contre la poussière son frac bleu de ciel, dont on n’apercevait que les manches brodées en soutache ; un pantalon amarante à bandes d’or et des bottes grises complétaient son costume. Un troisième personnage était entièrement vêtu de noir ; une croix écarlate lui couvrait la poitrine, deux croix semblables ornaient son manteau à la hauteur des épaules ; son chapeau à larges bords couvrait non-seulement ses genoux, mais encore ceux de ses voisins. C’était un hermano de la buena muerte, confrérie religieuse dont la principale attribution consiste à ensevelir les cadavres. Il n’avait point, du reste, la physionomie de son industrie : à voir sa face joviale et rubiconde, on pouvait se demander comme Hamlet : « A-t-il le sentiment de ce qu’il fait, ce drôle ? » Depuis le moment du départ, il bavardait sans trêve avec ses voisins, tout en accumulant dans je ne sais quelles mystérieuses cavités de son arrière-bouche une fumée qu’il soufflait ensuite par les narines en jets interminables. Ses doigts ne le cédaient point en activité à sa langue. C’était plaisir de voir avec quelle dextérité pratique il roulait des cigarettes pour les offrir à une voisine dont il s’était fait le complaisant pourvoyeur. — Celle-ci, jeune cholita, avait aussi la tête découverte, et son chapeau de paille de Guayaquil, tout radieux sous ses rubans cerises, luttait d’ampleur et contrastait avec le feutre sombre du révérend frère. Le même désaccord régnait entre son costume et l’accoutrement funèbre du cofrade ; son crêpe de Chine diapré comme un parterre, son jupon de galante couleur rose, l’or de ses pendans d’oreilles, le vif éclat de ses rubans et de ses fleurs, tout cela couronné par l’ovale orangé d’une jeune tête ornée d’une tresse noire aux chatoiemens de saphir, aurait charmé le regard et réjoui le cœur sans le voisinage du moine, dont le bavardage effréné venait sans cesse fatiguer nos oreilles. — Nous avions d’ailleurs à lutter de temps à autre contre un importun d’une autre espèce : c’était un chien chinois qu’un matelot qui faisait route vers Lima avait amené dans l’omnibus, et qui s’échappait sans cesse des mains de son maître pour venir mordiller nos vêtemens. Recouvert d’un pelage gris d’acier, brillant et ras comme celui d’une souris, porté sur quatre pattes fines ; raides, courtes et pointues comme des pieds de marmite, cet animal était le digne enfant d’un pays qui semble avoir le privilège de produire toutes les excentricités de la création.

L’omnibus roulait sur un sable gris comme de la cendre et semé de galets ; la voiture n’affrontait que trop bravement ces obstacles ; elle oscillait et se trémoussait de la façon la plus inquiétante, et à chaque nouveau cahot le chien poussait les plus désagréables gémissemens d’eunuque. Nous avions laissé sur la droite, à un quart de lieue de la ville, un cube en maçonnerie surmonté d’une croix en fer. Pendant la nuit désastreuse du 28 octobre 1746, un navire emporté par les flots fut, dit-on, déposé, sans avoir perdu son équipage, en cet endroit marqué depuis du signe de la rédemption. À gauche, nous apercevions les arbrisseaux qui bordent le Rimac et les terrains marécageux qui l’avoisinent. Toute cette première portion de la route est géométriquement divisée par des murs épais construits en tapias, — terre mélangée avec de la paille, et qui, séchée au soleil, garde la forme de la caisse où on l’a foulée. La hauteur de ces clôtures varie de un à deux mètres. Rien n’est triste et monotone comme ces délimitations de propriétés qui semblent les ruines de quelque vaste cité détruite par un cataclysme. Çà et là, dans ces enclos, apparaissent des buissons rechignés et poudreux ; le sol est à peine moucheté de plantes qui servent de pâture à quelques maigres taureaux. Sur la route, des ânes s’en vont par troupes au milieu d’un nuage, transportant à Lima, les uns des colis débarqués à Callao, les autres de la paille hachée menu, ou l’alfalfa (sorte de trèfle) renfermée dans des réseaux à larges mailles. Presque tous se traînent sous un trop lourd fardeau, et le bâton des arrieros est impuissant à hâter leur marche. De temps à autre, une de ces malheureuses bêtes tombe haletante sur le chemin, les coups ne lui arrachent pas une plainte, mais ne lui font point faire un pas ; ses bourreaux l’abandonnent alors aux arrieros des convois suivans, et ceux-ci recommencent la bastonnade jusqu’à ce que l’âne se décide à se relever ou à mourir. Les carcasses et les ossemens épars attestent que de nombreux retardataires ont servi de pâture aux oiseaux de proie.

Aucune brise ne tempérait l’accablante chaleur de la matinée, le ciel était bleu comme la mer, dont on voyait se dérouler à l’occident la nappe infinie tout émaillée de voiles blanches, qui, semblables à des mouettes, circulaient à travers les grands navires sombres et endormis. Enfin, près de nous et troublant seul de son cri funèbre le morne silence de l’éther tranquille, un condor gigantesque abaissait vers un appât invisible les circuits démesurés de son vol tournoyant. Nous avions laissé derrière nous le triste village de Bella-Vista. Une population misérable y hante quelques masures couleur de boue, les seules dont les murailles n’aient point été renversées par le canon de Callao durant les luttes de l’indépendance. Un peu plus loin, nous vîmes se dresser un bouquet de sombre verdure qu’encadraient les murailles neuves et crénelées d’un cimetière, et nous passâmes auprès du seul arbre que l’on rencontre pendant la première lieue à partir de Callao. Cet arbre servait d’abri à une petite table couverte d’un linge sur laquelle on apercevait des gâteaux racornis, du maïs cuit, écrasé et mélangé avec du miel (masamorra), des flacons de chicha[12] couronnés d’écume, le tout médiocrement gardé par une vieille samba qui dormait confiante le front sur les genoux.

Notre qualité de voyageurs français nous avait rendus l’objet des prévenances de la société. Le cofrade nous avait offert des cigarettes ; mais ce tabac qu’il tassait, qu’il vannait dans le creux de sa main pour le coucher ensuite sur une feuille de maïs roulée entre ses doigts d’une propreté douteuse, nous inspira une défiance que justifiait amplement la nature suspecte de sa profession. Nous acceptâmes plus volontiers les cigares de l’officier dameret ; cette politesse fit naître un rapprochement et autorisa la conversation. Nous avions affaire à un jeune homme de manières élégantes et d’un esprit cultivé, qui devait plutôt son grade (chose assez commune dans la république péruvienne) à sa naissance qu’à ses services militaires. Spirituel et moqueur, il dirigeait sa verve satirique contre les événemens récens de son pays, dont il faisait saillir la face burlesque. Sa plaisanterie n’était pas acrimonieuse ; elle tenait à l’extrême gaieté de son caractère : de temps à autre, il agaçait son voisin renfrogné, qui grognait ou riait dans son manteau ; puis, après avoir persuadé à la cholita de retirer ses pendans d’oreilles en cas de mauvaise rencontre, il la jeta dans toute sorte de perplexités, en lui racontant jusqu’où les salteadores malséans poussaient envers le sexe leurs perquisitions indiscrètes, si bien que la jeune femme, ne trouvant pas un abri sûr pour ses bijoux, se décida à les remettre en place. À nous il parlait de sa patrie avec respect, comme un fils parle de sa mère, de ses gouvernans avec ironie, de l’opéra et des cantatrices en appasionado, des taureaux en enthousiaste, des femmes, de Lima avec entraînement, mais, il faut le dire, avec certaines allures de triomphateur. Il avait, à leur propos surtout, le secret de ces exordes oratoires qui tiennent l’esprit en éveil et lui permettent de saisir au vol les plus fugitives insinuations, les réticences les plus inaperçues. À la suite d’une anecdote scandaleuse où il s’agissait d’un colonel qui, voulant gagner un officier à son parti, lui avait offert sa femme, son unique trésor, disait-il, l’officier grave crut devoir sortir de son mutisme et lui faire quelques observations. – Bah ! dit l’autre en aiguisant sa moustache, c’est un fait acquis à l’histoire contemporaine du Pérou. — Néanmoins le jeune railleur parut tenir compte de l’avis et devint moins expansif.

Ainsi jasant, nous arrivâmes à la Legua, c’est-à-dire à moitié chemin de Lima. — En cet endroit s’élève une charmante église de la renaissance, qui, dédiée à Notre-Dame du Mont-Carmel, est, de la part des gens de nier surtout, l’objet d’un culte spécial et d’une dévotion fervente. Les tremblemens de terre, bien plus que le temps, ont fait choir çà et là des angles de maçonnerie et ont marbré de fissures sa façade badigeonnée de couleurs fausses, muette accusatrice de la parcimonie des fidèles et de l’incurie de l’administration. La voiture passa devant cette église et s’arrêta en face d’une pulperia[13] voisine. Pendant que l’attelage prenait quelques minutes de repos et soufflait dans ses harnais ourlés d’une écume blanche comme celle du savon, les voyageurs descendirent et se dirigèrent vers la pulperia. C’était une masure basse, bossue, couverte d’un toit plat, percée au rez-de-chaussée d’une large ouverture qui servait de comptoir sans qu’il fût besoin, de pénétrer à l’intérieur. Un auvent en roseaux soutenu par des pieux, dont l’un fort élevé devenait aux grands jours la hampe d’un, drapeau, abritait contre le soleil cette ouverture, où l’on apercevait des petits pains mal cuits, des dulces, des oranges, de la chicha, et sur des étagères plusieurs flacons à forme plus ou moins étrange, renfermant ces liqueurs vulgairement nommées en France parfait amour, liqueur des braves, etc. L’eau-de-vie de Pisco de cette pulperia, qui jouit d’une excellente renommée, attira au comptoir la majeure partie de nos compagnons de voyage. Quelques arrieros, le poncho sur l’épaule, le front ceint d’un mouchoir rouge, se reposaient auprès de leurs mules chargées et plaisantaient un nègre qui, grattant, une mandoline, chantait à tue-tête et dansait tout seul au grand soleil. Deux autres personnages, hâlés et farouches comme des Bédouins, débraillés comme des lazzaroni, s’étaient accroupis dans la poussière et se partageaient une sandilla (pastèque) dont ils mordaient à même la tranche écarlate, tout en plongeant les doigts dans une écuelle remplie de masamorra qui excitait la convoitise d’un gros chien. Celui-ci, assis sur sa queue, regardait révérencieusement l’écuelle, et paraissait scandalisé de voir des pigeons moins circonspects y venir picorer à la barbe de ses maîtres.

Après une pause de dix minutes, le cochero nous cria de reprendre nos places. Comme nous remontions en voiture, l’ensevelisseur vint offrir à la cholita, qui n’était pas descendue, un verre de pisco. Elle nous le présenta tout plein en disant : « Caballeros, voulez-vous me faire l’honneur ?… » Nous la remerciâmes discrètement ; elle insista, et sa figure vermeille s’empourpra comme une orange mûre. — Ce genre de politesse ne se refuse pas d’ordinaire, nous dit le jeune officier ; vous blessez cette pauvre enfant, qui en est toute confuse. — Telle n’était pas notre intention ; aussi prîmes-nous bien vite le verre pour y tremper nos lèvres, et nous le rendîmes en nous excusant de n’être pas encore initiés aux façons cordiales et galantes du beau sexe péruvien.

Cependant les deux mangeurs de sandilla, dont nous n’avions pas remarqué sans inquiétude les physionomies passablement suspectes, étaient venus plonger un regard investigateur dans la voiture. Heureusement le conducteur ne jugea pas à propos de prolonger cette halte, et l’omnibus partit, laissant derrière lui, comme une locomotive sa fumée, un long nuage de poussière où disparurent nos deux contemplateurs. La conversation reprit de plus belle, mais cette fois ce fut l’officier qui nous interrogea sur la France. Paris était surtout le but de ses aspirations ; c’était pour lui le seul point étincelant sur la carte du vieux monde. Un voyage à Paris nous a toujours semblé le rêve d’or de tout Américain qui se pique de civilisation ; jamais Arabe ne poursuivit avec plus d’ardeur un projet de pèlerinage à la 3lecque. Une fois en train de causer, le jeune officier donna libre essor à sa parole un peu vagabonde. Sa verve agressive se tourna contre les Chileños, ces rivaux naturels dont tout bon Péruvien aime tant à médire. Tout à coup un épais fourré de roseaux placé à gauche de la route attira l’attention du causeur. — Jesu hijita, s’écria-t-il en s’adressant à l’Indienne, voici l’instant de mettre en lieu sûr tous vos affiquets ; nous sommes dans le coupe-gorge. Ay de usted (hélas de vous), si, comme on l’assure, ces picarones enlèvent les jolies filles !

L’officier grave haussa les épaules et grogna dans sa moustache, entre deux bouffées de tabac, ce mot unique : Loco (fou) ! Quant à la cholita, elle interrogea du regard son voisin l’ensevelisseur, qui, s’imaginant qu’elle réclamait sa protection, prit un air des plus belliqueux et dit en lui présentant deux poings formidables : A su disposition. señorita ! Nous nous empressâmes aussi de lui faire les mêmes offres de service ; elle les accepta avec une effusion des plus naïvement sérieuses. La partie de la route que nous traversions avait été le théâtre de nombreux brigandages ; nul emplacement dans la plaine qui s’étend du rivage aux contreforts de la Cordillère n’est en effet plus propre aux embuscades. À droite et à gauche s’étendent des fourrés de roseaux aussi impénétrables qu’une brosse de chiendent, partout où n’existent pas certains petits sentiers indiqués par l’usage ; ceux-ci rampent à travers ce repaire et viennent aboutir à la lisière du fourré en trouées étroites, sombres, mystérieuses comme celles des bêtes fauves, offrant ainsi un asile, soit pour garder l’affût, soit pour se dérober instantanément aux poursuites, en cas de résistance sérieuse. Souvent, assure-t-on, un incendie allumé à dessein a débarrassé la route de ce dangereux voisinage ; mais la plante vivace, poussant avec vigueur de nouveaux rejetons, semble, comme le phénix, renaître de ses cendres.

Cependant la cholita reprenait son assurance, car aucun symptôme inquiétant ne se manifestait. Nul bruit, nul mouvement ne troublait la parfaite tranquillité de la campagne ; pas un souffle d’air ne courbait la cime des roseaux poudrés à blanc par la poussière, et l’omnibus se traînait péniblement dans son nuage, tandis que le cochero sifflait une resbalosa et fouettait ses chevaux en manière d’accompagnement. Bientôt nous pûmes reconnaître que nous approchions de Lima. La campagne changeait d’aspect ; ce n’était pas encore la fertilité, mais ce n’était plus cette désolante monotonie qui attriste le regard durant les trois quarts du chemin. Quelques chacras montraient leur toiture grise dans les bouquets de figuiers et d’orangers ; des bananeries, des champs de maïs et d’alfalfa découpaient au loin dans la plaine des figures géométriques. Enfin nous entrâmes dans une avenue de saules qui, rejoignant leurs rameaux, forment une voûte de verdure et versent sur la route une ombre épaisse dont on apprécie le bienfait après deux heures de véritable torture. Entre le chemin et les contre-allées affectées aux promeneurs coulent des acequias (canaux d’eau courante) qui fertilisent une infinité de plantes et de fleurs agrestes, et de distance en distance s’ouvrent de larges ronds-points entourés de petites murailles en briques le long desquelles règne un cordon de bancs. Ces ronds-points avaient été jugés nécessaires pour faciliter les évolutions d’équipages à une époque où la ville de Lima luttait de splendeur avec les plus riches cités de l’ancien monde. Hélas ! sur cette chaussée jadis encombrée de carrosses, quelques véhicules aux maigres attelages se traînent seuls tout piteux à de rares époques de l’année, à côté de l’omnibus, qui accomplit le plus souvent dans une solitude complète son service quotidien.

La voiture roulait sur le pavé avec un fracas qui coupa court à toute conversation ; mais j’avais devant moi pour me distraire une curieuse page où m’apparaissait confusément l’expression du sentiment populaire dans ce pays livré si long-temps à l’anarchie : c’était une longue muraille dont la robe de plâtre, rayée, crayonnée, déchirée en tout sens, étalait un fouillis de croquis hiéroglyphiques ou impurs, des cris de partis et des inscriptions facétieuses pour ou contre Torrico, Lafuente, Vivanco et autres agitateurs ou prétendans au pouvoir suprême, toutes choses fort peu réjouissantes, tempérées heureusement par quelques banalités amoureuses et par certains noms de femmes comme la langue espagnole en sait créer. Nous laissâmes sur notre droite des enclos où l’arbre se courbait sous les fruits, où le limon étincelait dans le feuillage sombre, et où l’oranger semblait escalader les murs tout exprès pour jeter aux passans ses fleurs et ses parfums. Nous touchions à une terre généreuse, et, tandis que nous donnions un souvenir plein de gratitude au vice-roi Abascal, qui, voulant continuer aux voyageurs le bienfait des ombrages, se proposait de conduire jusqu’au port de Callao l’avenue et les acequias qui la bordent, notre omnibus tourna brusquement vers la gauche, se dirigeant vers un grand portique assez élégamment orné de moulures en stuc. Une large porte fermée, à battans verts, en occupait le centre ; elle était accostée de deux portes plus petites, dont l’une était ouverte : c’était la puerta de Callao, principale entrée de Lima. Dès que nous eûmes traversé le portique et satisfait aux formalités de l’excise, nous enfilâmes une longue rue bordée de murailles peintes en façades de maisons, c’est-à-dire qu’au moyen du badigeon de différentes couleurs qui les couvrait tout entières, on y avait simulé des portes et des fenêtres. Ce spécimen des rues de Lima, triste et morne comme une mauvaise décoration de théâtre vue au grand jour, nous inquiétait déjà quand nous entrâmes dans une rue bordée de maisons véritables. Quelques minutes après, l’omnibus nous déposa dans la calle de los Mercadores, la rue la plus commerçante de la ville, d’où, après avoir pris congé de nos compagnons de voyage, qui nous firent toute sorte d’offres de service, nous courûmes nous réfugier, ruisselans de sueur et couverts de poussière, à la Fonda Francesa, où nous étions attendus par l’amo de la casa, brave et digne compatriote établi à Lima depuis plusieurs années.


III. - LA BUENA NOCHE.

Nous étions entrés à Lima la veille de Noël. Les carillons des innombrables églises de la ville appelaient les fidèles aux offices ; mais, pour quelques sons vibrans et de bon aloi, des centaines de voix enrouées, asthmatiques et fêlées, appartenant sans doute à des fragmens d’airain, jetaient quelque brusque clameur du haut des clochers, ou murmuraient sourdement une psalmodie rogue et menaçante. Peu habitués à d’aussi étranges sonneries, nous ne pûmes d’abord nous défendre d’une certaine impatience bien justifiée par ce chaos de bruits impitoyables. Plus tard cependant nous en vînmes à trouver dans ces carillons désordonnés et sauvages, qui se renouvelaient chaque jour (car à Lima on honore officiellement presque tous les saints du calendrier), un charrue singulier, dont les austères sonneries de nos fêtes religieuses n’ont jamais pu réveiller en nous le souvenir.

La Fonda Francesa où nous demeurions était située au centre de la ville, dans la calle de Bodegones, à deux pas de la place principale ou Plaza-Mayor. Comme le Palais-Royal à Paris, cette place, entourée de galeries exclusivement vouées au commerce, est le rendez-vous habituel des étrangers et des oisifs. Nous y allâmes chercher nos premières impressions. La circonstance était favorable. Quand on veut d’un coup d’œil saisir la vie liménienne dans son aspect le plus original, c’est au milieu d’une fête religieuse qu’il convient d’arriver à Lima, et c’est à la Plaza-Mayor qu’il faut courir.

Le spectacle qu’offrait cette place le jour de notre arrivée ne trompa point notre attente. La foule affluait par toutes les rues avoisinantes. Comme un essaim de papillons dispersé par accident, des femmes pimpantes et coquettes, étalant aux regards les plus violentes nuances du satin et de la soie, diapraient la vaste place et convergeaient toutes vers la cathédrale, festonnant les degrés du pérystile ou suspendant aux portiques leurs grappes vivantes. Pour la première fois, depuis notre départ de France, nous avions sous les yeux une ville et une population vraiment originales, et ce spectacle nous surprenait d’autant plus, qu’il s’offrait à nous presque aussi brusquement que si nous avions vu se lever le rideau d’un théâtre de Paris sur une ville espagnole du XVIe siècle, animée par un peuple de convention.

La Plaza-Mayor, ménagée au centre de Lima, si l’on comprend dans la ville le faubourg de San-Lazaro, forme un carré parfait, dont la cathédrale et l’archevêché occupent le côté oriental ; au nord se trouve le palais national, résidence ordinaire du président de la république ; les deux autres côtés sont remplis par des maisons particulières, dont l’étage supérieur, orné de balcons fermés assez semblables à des bahuts sculptés et peints appliqués contre les murailles, vient s’appuyer sur des galeries (portales) où des négocians, étrangers pour la plupart, étalent les produits de l’industrie européenne. Au milieu de la place s’élève une fontaine de bronze, surmontée d’une Renommée dont le pied sort d’un panache liquide, qui se brise en tombant sur deux plateaux d’inégale grandeur et vient remplir une large vasque. La cathédrale, gracieux monument de la renaissance, est flanquée de deux tours enrichies, comme le reste de la façade, de colonnettes, de niches, de statues et de balcons. Tout l’édifice est badigeonné de couleurs où dominent le rose, le vert, le jaune et le bleu. Le palais national est aussi revêtu d’une couche d’ocre jaune d’aspect assez maussade ; les piliers des portales sont couverts d’une couche de rouge de brique quant à l’étage qui les surplombe, vigoureusement nuancé de tons brûlés et violâtres, il est occupé dans sa plus grande partie par les balcons de bois dont nous avons parlé, sortes de boîtes mystérieuses peintes en vert-bouteille et en rouge brun. Qu’on imagine maintenant ce tohu-bohu de couleurs heurtées, criardes et fausses éclairé par un ardent soleil, que l’on jette dans ce vaste cadre ainsi bariolé une foule éblouissante, — et on aura une faible idée du spectacle qu’offre la Plaza-Mayor de Lima un jour de fête et de soleil.

La soie et le satin sont les seules étoffes que les Liméniennes ne dédaignent pas d’employer pour leur saga y manto si célèbre, et ainsi nommée parce que les principaux élémens de ce costume exceptionnel sont un jupon et une mante[14]. La solennité de Noël nous permettait d’observer, en regard du pittoresque costume des femmes de la ville, les vêtemens plus simples, mais non moins gracieux, des cholitas et des sambas, aux figures brunes ou cuivrées, encadrées dans un immense chapeau de paille enrubanné. Les hommes se montraient aussi sur la place, mais en petit nombre. La plupart des citadins, tristement vêtus à l’européenne, se promenaient sous les portales les campagnards et les moines apportaient seuls leur contingent d’originalité au spectacle qui nous surprenait, les premiers avec leurs ponchos bariolés assez semblables aux dalmatiques du moyen-âge, les seconds portant l’habit de leur ordre. C’étaient, par exemple, les franciscains en robe bleue, les dominicains en robe blanche et en camail noir, les hermanos de la buena muerte, puis d’autres confréries religieuses en frocs gris et bruns. On les voyait traverser à chaque instant la place, et plusieurs d’entre eux se mêlaient familièrement aux différens groupes de femmes. L’animation prit un caractère plus violent à la sortie des offices ; dès que la cathédrale eut commencé à vomir par toutes ses portes des flots de peuple, mille clameurs s’élevèrent. Des musiciens nègres, sous prétexte d’implorer la charité des fidèles, commencèrent de complicité un charivari barbare. Les courtiers de loteries criaient la suerte, les mistureras vantaient leurs fleurs ; les tamaleros et les frespueras[15], dont les buffets occupaient le centre de la place, offraient avec succès, ceux-là leurs ragoûts incendiaires, celles-ci leurs boissons rafraîchissantes. Ainsi vu à la surface, entouré de prestigieux accessoires, ce peuple nous paraissait bien le plus fortuné du monde. Les hommes, cigare ou cigarette en bouche, se complaisaient dans la calme volupté du fumeur. Il y avait chez toutes ces femmes qui s’agitaient, caquetaient, et, si l’on peut s’exprimer ainsi, faisaient la roue au grand soleil, tant de jeunesse, de grace et d’élégance, leur regard avait tant de feu, leurs accens tant de charme, leur désinvolture tant de surprenante légèreté, elles paraissaient vivre avec un tel mépris des choses positives, avec une si complète ignorance des misères de ce monde, qu’il émanait d’elles comme un rayonnement de bonheur dont nous nous sentions pénétrés. Rien dans cette population pimpante et radieuse ne pouvait nous avertir que nous fussions au cœur d’une ville tourmentée et appauvrie par trente années de luttes anarchiques.

Les nacimientos semblaient accaparer, ce jour-là, toute la faveur populaire. On nomme nacimiento la légende du christianisme composée en relief, étalée sous les portiques de certains couvens et même dans des maisons particulières, sous les auspices de quelques vieilles béates. La foule visitait les nacimientos en quelque sorte processionnellement ; nous suivîmes d’instinct l’un de ses courans, et nous nous trouvâmes bientôt enclavés dans une cohue qui assiégeait un vestibule où l’on se heurtait comme à la porte d’un de nos théâtres le jour d’une représentation extraordinaire. Les femmes surtout mettaient à pénétrer dans l’intérieur une persévérance héroïque. Ce ne fut pas sans peine que nous arrivâmes nous-mêmes jusqu’au nacimiento ; encore n’y pûmes nous donner qu’un coup d’œil, tant nous étions ballottés par le flux et le reflux des curieux. Le nacimiento n’est pas, comme encore aujourd’hui dans certaines villes de nos provinces, la scène de la nativité circonscrite dans un petit cadre : c’est l’histoire complète de notre Seigneur, remplissant un vaste espace en hauteur ou en largeur, suivant que l’exige la forme du local qui la contient. Le drame se déroule sur un terrain accidenté, qui commence à l’étable de Bethléem et qui aboutit au Golgotha. Montagnes arides, rochers menaçans, fraîches oasis, villages, fleuves, torrens, tout cela est disposé avec ordre, tout cela est peint de couleurs naturelles. Des étoiles de clinquant étincellent dans l’azur du ciel ; l’une d’elles, la plus brillante, suspendue à un fil, guide les mages vers l’enfant-Dieu, et, comme toutes les figures sont mobiles, la scène reçoit de fréquentes modifications ; ainsi les rois et les bergers, qui, dans les premiers jours de l’Avent, se trouvent fort loin de Bethléem, touchent, la veille de Noël, au seuil de l’étable. On passe successivement en revue le massacre des innocens, la décollation de saint Jean-Baptiste, la fuite en Égypte et tous les épisodes de la Passion.

Les ordonnateurs de ces nacimientos sont de vrais artistes populaires, qui luttent entre eux d’imagination, de naïveté, quelquefois même d’érudition. Il y a entre les différens quartiers de la ville des rivalités de nacimientos. Ceux-ci sont plus riches, ceux-là plus complets, d’autres plus ingénieusement composés. Parmi ceux que nous visitâmes, nous en remarquâmes un qui occupait un espace de trente mètres il est vrai qu’à l’histoire sacrée on avait cru devoir joindre des sujets empruntés à notre époque, tels que les différens métiers de l’architecture moderne, des scènes de la vie liménienne et jusqu’à des combats de coqs, ces derniers peut-être en mémoire du dénonciateur de saint Pierre.

Si notre première journée à Lima avait été bien remplie, la nuit qui allait suivre, la noche buena, n’allait pas être pour nous moins riche en spectacles curieux. Dès que l’obscurité fut venue, l’air retentit de musiques étranges et de folles chansons ; des compagnies de nègres des deux sexes, escortées d’une foule bruyante, parcouraient la ville en brandissant des torches qui, fouettées par le mouvement de la marche, faisaient danser sur les murailles blanches des silhouettes gigantesques. De temps à autre, les porte-flambeaux s’arrêtaient, et la multitude formait un cercle au centre duquel commençaient des danses sans nom au son d’un orchestre diabolique dont les principaux instrumens étaient de larges tubes en fer-blanc fermés aux extrémités par des plaques de cuir que traversait une corde à nœuds ; celle-ci, tirée avec force dans l’un et l’autre sens, arrachait aux cylindres une sorte de râlement baroque et sourd qui rappelait pourtant le son de la trompe. Dans quelques patios, la populace avait un libre accès ; les danseurs, alors stimulés par l’espoir d’une rétribution, se livraient à leurs violens exercices avec une furie sans égale ; ils s’affranchissaient de toutes traditions, et devenaient de véritables improvisateurs de pantomimes farouches et lubriques entremêlées de contorsions dignes d’un clown. Si d’aventure une de ces attitudes burlesques et inattendues jaillissait d’un suprême effort, l’assistance éclatait en hurras frénétiques, et les pièces de monnaie pleuvaient dans le cercle. Les clartés fauves et vacillantes, bizarrement éparpillées sur ces postures et ces grimaces de chimpanzé, contribuaient surtout à donner au spectacle un caractère de saisissante sauvagerie. L’épuisement seul mettait un terme à cette chorégraphie furibonde ; les acteurs reprenaient alors leur course à travers la ville, non sans faire de fréquentes pauses aux pulperias, où ils puisaient des forces suffisantes pour se produire devant un nouveau, public. Quelquefois deux compagnies rivales se trouvaient face à face ; les quolibets et les injures volaient d’abord d’un groupe à l’autre en guise de prélude ; bientôt on en venait aux mains pour s’arracher les torches dont les morsures ardentes faisaient surgir çà et là des cris aigus mêlés d’imprécations, et bien rarement on se séparait sans quelques scènes de pugilat, le tout à la grande satisfaction des spectateurs.

Durant toute cette nuit, la Plaza-Mayor fut animée par une foule bruyante. Des flambeaux et des brasiers jetaient aux façades environnantes de grandes clartés fugitives et sinistres. Les marchands de comestibles, nègres et cholos, circulaient à travers les tourbillons de fumée, attisant la flamme et tourmentant les poêles, les casseroles, les réchauds où l’on entendait glapir la graisse et crépiter les fritures et les grillades. À travers la vapeur épaisse et nourrissante qui remplissait l’atmosphère on voyait des guirlandes de saucisses et de boudins joignant les extrémités de longues perches fichées en terre ; des cordes tendues supportaient des jambons, des volailles plumées et dépecées toutes crues. On préparait aussi différens mets nationaux, tels que le picanti, dont les principaux ingrédiens sont la chair de porc cuite à l’étuvée, des pommes de terre, des noix écrasées, le tout violemment assaisonné de capsicum ; le tamal, mélange de viande hachée menu, de maïs et de miel, que l’on vend sous forme de pâte ; enfin le pepian, sorte de carri composé de riz, de dindon ou de poulet bouilli avec des gousses d’ail.

Pendant que sur la place on se pressait autour des nombreux étalages culinaires, les portes de la cathédrale restaient grandes ouvertes ; l’intérieur, à peine entrevu à travers la fumée rougeâtre de l’encens et des cierges, regorgeait de fidèles. Ceux qui n’avaient pu y pénétrer encombraient les marches du péristyle, d’où, agenouillés et recueillis, ils suivaient avec ferveur l’office de minuit. La voix des chantres, mêlée aux sons graves de l’orgue, descendait parfois jusqu’à nous en rafales harmonieuses qui se perdaient dans les bruits confus occasionnés par les apprêts culinaires du dehors. On aurait dit ces tableaux primitifs où des paysages pleins de terreur déploient leurs profondeurs sinistres en regard des perspectives lumineuses du paradis. Quand, la nuit touchant à sa fin et les cloches se mettant en branle, les fidèles affamés quittèrent l’église, la scène prit un nouvel aspect. Les cuisiniers en plein vent se multipliaient pour distribuer aux passans les mets nationaux, enveloppés dans une feuille de maïs. Il n’y eut bientôt plus un pied carré du sol où l’on pût trouver place. Tous les consommateurs, accroupis dans la poussière, dévoraient leur pitance à qui mieux mieux, avec des grimaces féroces. Les fresqueros et les marchands de chicha déployaient en même temps une activité sans égale ; ils enjambaient les différens groupes, le baril au dos, la bouteille en main, et versaient sur tous les points des rasades fabuleuses. Une pareille veillée ne se fût certes pas terminée en France sans hurlemens bachiques, sans querelles et sans rixes ; mais l’ivrognerie est un vice presque inconnu aux vrais Péruviens. Quand nous quittâmes la place, rassasiés en quelque sorte par tant d’irritantes odeurs, l’agitation ne s’était point apaisée. Rentrés à la fonda depuis fort long-temps, nous entendions encore de notre fenêtre bourdonner la Plaza-Mayor comme une ruche immense, tandis que les serenos nasillaient aux échos d’alentour l’heure de la nuit et l’état du temps : il était trois heures.

Le lendemain, la place était jonchée de plus de feuilles que n’en fait pleuvoir le vent dans un bois durant une nuit d’automne ; c’étaient les larges enveloppes de maïs dans lesquelles on délivre les divers alimens péruviens. Les cordes qui la veille, tendues en bel ordre, couraient chargées de comestibles ou joignant les extrémités des pieux, traînaient çà et là, comme les agrès d’un navire désemparé, sur un amas de tables, de bancs et de barils renversés tout pêle-mêle. Les gallinasos se disputaient par bandes les débris de la bombance populaire le long des foyers encore fumans. La buena noche venait de finir ; mais dans les folles joies, dans les pieuses solennités de cette nuit de fête, nous avions pu saisir un contraste qui devait nous frapper sans cesse pendant le reste de notre séjour à Lima, — le contraste de la fougue sensuelle et de l’exaltation religieuse, de la folie et du recueillement, de l’insouciance et de la passion. Dominé par un fonds de douceur et d’élégance naturelle inséparable du caractère péruvien, ce contraste étrange est peut-être l’expression la plus vraie de la civilisation liménienne.


IV. – LES LIMENIENS.

Quelle est à Lima la vie de chaque jour ? — C’est la question que s’adresse tout voyageur à peine installé dans la ville des rois. Pour y répondre, je n’avais qu’à mener moi-même cette vie oisive et joyeuse, à suivre la société liménienne sur les places et dans les rues où le goût du far niente la ramène sans cesse, à pénétrer ensuite dans les réunions intimes, à observer enfin la famille sous le toit hospitalier qui l’abrite.

Après le chocolat écumeux et les deux tostadas, déjeuner frugal des pays espagnols, ma journée s’ouvrait chaque matin par une promenade ; sur la Plaza-Mayor. Le mouvement journalier s’y colorait de nuances infinies. Grace aux tapadas, on retrouvait là, en plein soleil, l’attrait piquant et le charme mystérieux d’un foyer de bal masqué. Nous ne nous lassions pas d’admirer ces bizarres costumes, au milieu desquels l’habit européen faisait, il faut bien l’avouer, une assez triste mine. Cet habit n’en est pas moins, au Pérou, l’indice d’une condition élevée, et, le Liménien s’estime heureux quand il peut quitter le poncho poursuivre les modes françaises. Les femmes résistent heureusement à cette influence étrangère, et on les voit étaler avec une coquetterie charmante, au milieu de tous ces Péruviens vêtus à l’européenne, les irrésistibles séductions du costume national.

Et pourtant, qui le croirait ? sur cette terre de la lindessa[16], au milieu de cette adorable population de, sylphides, une société s’est formée pour braver la puissance de la femme, pour se’ jouer de ses enchantemens, pour nier ses précieuses qualités et ses attributs. Cette société, dont l’origine remonte aux temps presque fabuleux de l’histoire du Pérou, porte à Lima le nom de los Maricones, elle existait déjà sous un autre nom chez les Incas et avait pris une extension tellement inquiétante, que plusieurs chefs, entre autres Tupac-lupanqui et Lloque lupanqui, prirent les armes contre elle et la poursuivirent sur divers points de l’empire. La vice-royauté, pendant trois siècles, ne fut pas plus heureuse que les Incas dans sa lutte contre les Maricones. Il devait être donné à l’irruption des idées et des mœurs européennes ; au début de l’émancipation., de déchirer en quelque sorte le voile qui cachait à la nation les égaremens et les débauches de la société tant de fois poursuivie. De nos jours, l’association des Maricones n’est pas détruite, mais elle est agonisante : nous avons souvent pu voir sur la Plaza-Mayor divers débris de cette étrange association. L’un d’eux surtout jouissait à Lima d’une éclatante popularité ; c’était un tanalero (marchand de comestibles) gras, imberbe et fleuri comme un soprano. Cet individu portait un chapeau de paille de Guayaquil et le large tablier blanc du cuisinier. Bien qu’il fût constamment en exercice du matin au soir, comme certains pâtissiers de nos boulevards, son bavardage, encore plus intarissable que sa marchandise, charmait un auditoire qui, sans cesse arrêté devant lui bouche béante comme devant un grand orateur, grossissait de façon à intercepter le passage. Sa voix de femme claire et vibrante disait avec un esprit fort vif l’anecdote du jour, critiquait les mœurs et se permettait même parfois des incartades politiques. Les tapadas étaient particulièrement le point de mire de ses mordantes allocutions, il les interpellait au passage et les poursuivait de ses railleries ; mais souvent aussi elles lui ripostaient avec succès : elles trouvaient, pour soutenir, ces luttes frivoles, une vigueur et une originalité de repartie qui arrachaient aux spectateurs de bruyantes et sympathiques manifestations. Cette guerre d’épigrammes, où brillait l’infatigable fécondité du tamalero, se prolongeait d’ordinaire jusqu’au moment où un autre spectacle venait attirer les curieux et laisser dans l’isolement les parties belligérantes. Le commerce du tamalero était fort intéressé, disait-on, à ces brillans tournois qui appelaient l’attention sur sa marchandise. Cet industriel devait même à sa verve d’improvisateur deux ou trois fortunes que le monte (1), dont il poussait la passion jusqu’à la frénésie, avait successivement dévorées.

Nous ne passions jamais devant l’étalage du tamalero sans faire de tristes réflexions sur la fâcheuse influence qu’exerce au Pérou la fièvre du jeu. Nulle part on ne poursuit avec un aveuglement plus opiniâtre la déesse aux yeux bandés ; — les jeux de : hasard, les paris et la loterie engloutissent la paie péniblement, acquise de l’arriero déguenillé, du sereno brûlé par le soleil et du minero pâli dans les ténèbres, sans compter le butin du salteador. Dans les hautes classes, les ruines et les fortunes dont le jeu est l’origine sont si communes, qu’on en parle avec indifférence. Les femmes elles-mêmes ne sont pas à l’abri de ce mal endémique, mais pourtant le jeu ne semble leur être accessible que dans des circonstances exceptionnelles : en temps ordinaire, elles se bornent à poursuivre les faveurs de la suerte. Aussi quelles prières aux saints, quelles invocations aux ames des morts, quelles fallacieuses promesses aux esprits célestes ne trouve-t-on pas inscrites sur les registres des courtiers de loterie, qui parcourent les maisons de la ville, et font apposer en regard des numéros choisis une phrase quelconque destinée à servir de contrôle en cas de similitude de noms ! — Mi padre santo Domingo, — et alma del azobispo, — para festejar a un santo, telles sont les devises que reproduit le plus communément chaque mois le journal officiel vis-à-vis des numéros sortans. Le tirage de cette loterie hebdomadaire n’est pas lui-même sans intérêt ; il se fait avec un certain appareil, en pleine Plaza-Mayor, sur un théâtre élevé assez semblable à ceux que l’on construit pour nos réjouissances publiques. Le premier plan est occupé par trois immenses sphères auxquelles une manivelle imprime un rapide mouvement de rotation. Sur le second plan se tient un bureau composé de notables et présidé par un officier civil. Quand arrive l’heure du tirage, la foule se presse autour du théâtre. La femme en robe de soie se soucie fort peu en cet instant du nègre sordide qui la coudoie : l’importante affaire est de conserver une bonne place ; les campagnards à cheval dans la mêlée se dressent pour mieux voir sur leurs larges étriers maures ; bourgeois, militaires, gens de toutes les conditions, de toutes les couleurs, sont pêle-mêle, attendant le signal. On le donne enfin : bien des mains blanches font le signe de la croix, bien des lèvres murmurent des patenôtres intéressées, un effort suprême resserre encore la foule, chacun peut sentir battre le cœur de son voisin. Tous les regards se fixent vers ce théâtre, qui, pour douze heureux (c’est le nombre ordinaire des lots), va faire naître de si nombreuses déceptions. Au milieu d’un silence plein d’anxiété, trois enfans font tourner les sphères, puis, au moment où elles s’arrêtent, ouvrent un guichet à ressort, y plongent le bras, et tous trois en même temps, comme des automates, élèvent au-dessus de leur tête, pour n’être pas soupçonnés d’escamotage, un billet pris dans chaque sphère, et le déposent sous les yeux du bureau, qui proclame le numéro et la devise du gagnant. L’opération se termine au milieu d’un brouhaha général : celui-ci fait part au public de sa bonne fortune, celui-là ne réussit guère à cacher sa piteuse mine, un autre enfin accuse tout haut l’injustice du sort, ce qui ne les empêche pas les uns et les autres d’aller déposer entre les mains du premier courtier venu le real, prix d’un numéro, pour le tirage du mois suivant.

La Plaza-Mayor est le rendez-vous des Liméniens oisifs. Veut-on surprendre quelques traces d’activité, c’est dans un petit nombre de rues voisines de cette place qu’il faut les chercher. Ici encore mille aspects pittoresques attendent le voyageur. L’architecture de ces maisons à un étage et à toit plat, bien qu’uniforme en apparence, est diversifiée, pour qui l’observe de près, par mille gracieux détails. Ici ce sont des miradores (belvédères) et des clochers qui se découpent sur le ciel ; là, des balcons en saillie qui projettent sur les murailles des ombres vigoureuses, et dont les angles, étagés par la perspective, ressemblent aux gradins d’un gigantesque escalier. Çà et là, les panneaux des balcons à demi soulevés laissent apercevoir quelque ravissante jeune fille, la rose ou l’œillet à la tempe. Il n’est pas jusqu’aux gallinasos qui, pareils à de grosses houppes noires, se tenant immobiles et par troupes sur le faîte des maisons, ne semblent destinés à en couronner la bizarre ordonnance. Le milieu des rues est occupé par des canaux d’eau courante, souvent assez larges, et qu’on passe sur de petits ponts en bois. La chaussée, pavée de petits galets, est bordée de trottoirs aux dalles brisées et disjointes. Si l’on s’éloigne des rues centrales, on ne rencontre plus même ces vestiges de pavage : on marche dans une poussière infecte mêlée d’immondices et de débris sans nom ; mais ce n’est point vers les extrémités de la ville que l’Européen doit diriger sa promenade : les rues des Mercadores et des Plateros, purifiées par des acequias, les portales de la Plaza-Mayor, pourront seuls lui révéler le mouvement journalier et les habitudes de cette séduisante cité. Là, les rez-de-chaussée, occupés par les montres vitrées des marchands de nouveautés et des orfèvres, attirent, comme dans nos capitales d’Europe, les chalands et les flâneurs. Les cigareros ont au coin des rues de petits ateliers où ils confectionnent avec une rapidité singulière d’excellens cigares à des prix modérés. Chaque carrefour a aussi sa pulperia, sorte de taverne assez mal famée, fréquentée surtout par les cholos, les sambos et les nègres. Les industries liméniennes paraissent dédaigner d’appeler l’attention par des enseignes. À part celles des barbiers, qui semblent avoir conservé le monopole de certaines opérations chirurgicales et qui exposent sur un panneau peint à l’huile une main armée du scalpel dans le voisinage d’un bras et d’une jambe d’où le sang jaillit à flots, on ne rencontre guère d’enseignes que sous les portales. Ce sont quelquefois de prétentieuses allégories : un troubadour de pendule arrache le voile d’une femme rouge couronnée de plumes et accroupie à ses pieds : c’est Colomb découvrant l’Amérique. — Une bande de rhinocéros met en fuite des éléphans (l’enseigne d’une boutique rivale et voisine représente une compagnie d’éléphans). — On en voit enfin qui sont d’une impertinence manifeste : un brigand, le poignard à la ceinture, la carabine au poing, s’apprête à détrousser les passans.

Les principales artères de la capitale, surtout celles qui, aboutissent aux marchés, sont, aux jours non fériés, le théâtre d’une activité qui tourne parfois : à l’encombrement. Les campagnards y conduisent des troupeaux de vigognes et d’alpacas aux longues soies brunes, portant du fourrage dans des réseaux : et des légumes ou des fruits dans des paniers de joncs tressés. — Des troupes de mules, fuyant à fond de train sous le fouet des arrieros, les parcourent, renversant çà et là quelques piétons surpris et impuissans à se garer. Des aguaderos nègres circulent tout le jour par la ville, juchés, sur la maigre échine de leurs mules, dont le bât est disposé de façon à recevoir deux barils pleins d’eau qui se font contre-poids ; ils s’en vont le nez au vent, les jambes pendantes, le bâton ferré sur l’épaule, interpellant à haute voix les Indiens ou les gens de leur couleur, et : accompagnant leurs quolibets d’un bruit de clochette qui indique que l’eau est à vendre.

C’est toujours à la Plaza-Mayor qu’il faut revenir pourtant lorsqu’on veut prendre sur le fait toutes les étrangetés de la vie liménienne. L’un des marchés les plus curieux de Lima se tient sur cette place. On y vend à peu près de tout, mais, entre autres choses, des fruits, des fleurs et des légumes. Les marchands sont assis sous des châssis de roseaux, formant avec la terre un angle ouvert à volonté par un bâton fourchu et sous des nattes de joncs tressés que des montans soutiennent comme un dais. On voit aussi se dresser capricieusement de vastes parasols de paille de maïs ou de toile de couleur ; traversés au centre par un long pieu fiché dans le sol, tous ces frêles abris baignent d’ombre violette les vendeurs et leurs étalages de différentes espèces de fruits, que la gueule des mannequins, renversés en cornes d’abondance, répand à torrent sur des tapis grossiers. Certaines femmes, accroupies et les bras cachés sous le châle de laine bleue ou rose dont elles se voilent le bas du visage, portent sur leur tête un vaste panier plat tout rempli d’herbes et de fleurs qui leur fait de loin une coiffure fantastique. Immobiles et impassibles sous ce fardeau durant de longues heures, elles semblent subir une mortification volontaire à l’instar des fakirs indous. Partout on aperçoit d’énormes jarres de terre rouge, des corbeilles vertes, des paniers de joncs de forme bizarre, remplis de légumes secs, de pimens et de coca, feuille merveilleuse que les Indiens mâchent avec une espèce de chaux, et qui fait oublier, dans les courses forcées la faim, la soif et la fatigue. Les végétaux des deux hémisphères abondent, et sont par conséquent à bas prix. Un personnel bizarre, bruyant, affairé, va, vient, marchande, achète aux divers étalages. — Ce sont les Indiens des cerros, figures fauves et hâlées, le madras noué sur l’oreille et recouvert d’un chapeau de paille en pain de sucre ; les sambas à la chevelure tressée en mille petites cordelettes à la façon des Sicambres ; les prêtres séculiers, portant la coiffure de don Bazile, qui semble une pirogue renversée ; les frères quêteurs des ordres mendians, la sébile à la main, saisissant toutes les occasions d’exploiter un peuple superstitieux ; les tapadas au pied de satin, qui sont partout où il y a des hommes ; puis de galans officiers, la casquette sur l’œil, la moustache retroussée, le poncho blanc à longues franges sur l’épaule, l’éperon sonore au talon, qui, s’ils avaient, le Pérou en poche, n’auraient assurément pas l’air plus vainqueur. — Tout cela rit, babille, dispute et jure ; les nègres surtout gesticulent et vocifèrent avec une telle véhémence, que leur voix couvre celle des mercachiffles (colporteurs) et des crieurs de suerte. Des cholitas à cheval dominent la foule, où elles se fraient difficilement un passage ; puis, sur divers points, on voit au-dessus des groupes se balancer élégante, douce et fine ; sur un cou de cygne, la charmante tête empanachée des llamas blancs ou bruns qui font tinter leur clochette.

Quand on est las de tout ce bruit, de tous ces spectacles de la rue, il y a quelque charme à se reposer au milieu d’une famille liménienne, à rechercher si la vie intime a gardé dans la capitale du Pérou quelques traces de cette couleur moresque imprimée aux monumens et aux costumes de Lima par les premières immigrations andalouses. Les traces de cette civilisation presque orientale des émigrans espagnols ne se sont guère conservées, il faut le dire, dans les mœurs péruviennes. La famille à Lima ne connaît point les susceptibilités farouches que la tradition prête aux Maures et aux Espagnols de l’Andalousie ; elle n’y est point mystérieuse : la femme y jouit d’une entière liberté, et si l’un des deux sexes courbe le front sous le joug conjugal, ce n’est assurément pas le plus faible et le plus timide.

La maison liménienne est en quelque sorte ouverte à tout venant ; rien de plus simple et de plus facile que l’introduction d’un étranger, le premier venu à peu près l’y présente sans autorisation préalable, et, à partir du moment où, selon l’énergique formule espagnole, « la case a été mise à sa disposition, » le visiteur à peine connu arrive de prime-saut à y avoir ses entrées aussi franches que le plus ancien ami de la maison. Qu’il s’y présente matin ou soir, la cordialité de l’accueil ne se dément jamais, et le sans-façon de ses hôtes, que sa présence ne semble jamais distraire de leurs habitudes et de leurs occupations accoutumées, l’engage vite à mesurer ses relations bien plus à l’intérêt et au charme qu’il y trouve qu’aux scrupules de nos convenances européennes. Cette grace hospitalière est tellement invétérée à Lima, que nombre de familles, en voie d’adopter les usages et les formes de nos civilisations française et britannique dans ce qu’elles ont d’égoïste et d’étriqué, ne sont pas sensiblement parvenues à tempérer une vertu dont les étrangers connaissent tout le prix.

L’ameublement liménien est en général d’une extrême simplicité quelques canapés de crin, des chaises, des tabourets, un tapis ou des nattes de joncs tressés, un piano, un guéridon supportant un bouquet fraîchement cueilli ou un plat d’argent rempli d’un mélange de fleurs effeuillées, forment tout le luxe de la pièce principale, qui est élevée et dont les ouvertures sont disposées de façon à combattre, par des courans d’air, les ardeurs du climat. Les fenêtres basses sont fermées par de légers treillis, quelquefois aussi par une série de petits barreaux peints en vert. La chambre à coucher renferme ordinairement toutes les élégances du mobilier. Les glaces sont rares et de petite dimension ; les tentures, les draperies et les mille superfluités qui transforment en bazars nos demeures françaises, sont peu communes à Lima, où elles sembleraient au reste une anomalie avec le climat et les habitudes du pays. Les femmes mariées et les jeunes filles indistinctement reçoivent les visiteurs, et l’introduction d’un étranger, bien qu’inattendue, ne semble jamais ni les surprendre ni apporter parmi elles la moindre contrainte ; elles lui l’ont un accueil avenant et simple et l’autorisent presque, dès le début, à laisser de côté les fadeurs gourmées du cérémonial, de sorte qu’à la fin de la première entrevue il se trouve aussi à l’aise que parmi d’anciennes connaissances. Pour compléter l’illusion, son nom de baptême, que l’euphonie liménienne revêt d’un charme tout particulier, réjouit son oreille à chaque interpellation. Le visiteur, de son côté, qu’il ait devant lui une jeune fille ou une matrone de l’âge le plus avancé, ne doit jamais manquer d’appliquer à son interlocutrice les substantifs de señorita (mademoiselle) et de niña (petite). Les Liméniennes sont d’autant plus sensibles à cette flatterie exagérée, que jamais femmes au monde n’ont, on l’assure, supporté avec moins de résignation l’implacable envahissement des années. Aussi, pour en dissimuler l’irréparable outrage, ont-elles souvent recours aux cosmétiques les plus exceptionnels, et quelquefois même aux plus ridicules stratagèmes.

L’épithète espagnole bonita (jolie) est généralement consacrée, quand on parle des Liméniennes. On en voit peu, en effet, qui atteignent à la hermosura (beauté complète). Plutôt petites que grandes, elles sont sveltes et bien proportionnées. Dans leur visage aux traits réguliers et fins éclatent, au milieu d’une pâleur qui n’a rien de maladif, et sous l’arc régulier des sourcils, des yeux noirs d’une mobilité fiévreuse et d’une puissance d’ojeadas sans rivale. Leurs mains et leurs pieds, qui font leur orgueil, ont toute la perfection désirable. La Liménienne a conservé pour son pied une sollicitude qui, au commencement du siècle, était poussée jusqu’à l’idolâtrie. Les femmes alors, dans leur intérieur, ne portaient ni souliers ni bas ; on se fardait le pied absolument comme chez nous le visage. Aujourd’hui, pour peu que la nature ait étourdiment donné à cette extrémité chérie une longueur un peu exagérée, une femme n’hésite pas à sacrifier la forme à la dimension et se torture dans un soulier trop court, à la manière des Chinoises.

On a souvent mis en doute les sympathies des créoles pour les Européens et particulièrement pour les Français. Il serait possible qu’à une autre époque, s’inspirant de traditions espagnoles peu favorables à ces derniers surtout, et plus souvent encore humiliés par le faste outrageant de certains parvenus, dont la fierté et l’insolence ne réussissaient point à faire oublier une basse extraction, les Péruviens aient quelquefois épanché avec amertume leur dégoût, et leur mépris. Aujourd’hui ces causes de mésintelligence se sont considérablement amorties. La multiplicité de nos relations avec le Pérou y a vulgarisé les idées françaises, et l’on n’y voit plus guère s’élever ces fortunes scandaleuses si communes à une autre époque. Les rares commerçans étrangers qui s’enrichissent doivent leur succès à un travail consciencieux et opiniâtre. Ce ne sont plus ces industriels sans aveu, exploitant une population, confiante, raillant leurs dupes et se glorifiant avec cynisme de leurs méfaits. Si la race n’en est pas encore complètement éteinte, elle devient au moins de jour en jour plus rare ou plus pudibonde ; le bon sens des Péruviens d’ailleurs en fait justice et n’enveloppe pas la masse des immigrans dans sa réprobation. — Nous devons dire pourtant qu’il existe parfois entre les actes et les paroles des Liméniens certaines contradictions qui sembleraient justifier le reproche de manque de sincérité dont on les soupçonne ; mais cette nuance de leur caractère, fort spirituellement indiquée par un écrivain de Lima, tient surtout à une puérile manie de nacionalismo (c’est l’expression dont il se sert) éclose depuis l’indépendance. — Il n’est pas rare de voir tel individu vivre en rapports fréquens et intimes avec des étrangers, affecter de se produire avec eux dans les cercles et dans les lieux publics, se parer à tout propos de ses nombreuses amitiés transatlantiques, et professer, suivant la disposition d’esprit ou l’intérêt du moment, un suprême dédain pour les objets de sa fréquentation et de sa sollicitude ordinaires. Les femmes surtout, qui, plus qu’ailleurs, recherchent l’intimité des étrangers, ne manquent pas, au moindre froissement, d’exhaler leur humeur d’une façon fort vive. Avec quelle joie maligne et railleuse ne s’écrient-elles pas alors en branlant la tête : Ay niña ! extrangeros yo, con que no puedo verlos ni pintados ! con que hasta me parecen animales ! (Ah ! ma fille, des étrangers, moi ! je ne puis les voir même en peinture ; c’est tout juste s’ils ne me semblent pas des animaux !) Nous le répétons cependant, le nationalisme des Liméniens ne repose sur aucun principe arrêté et n’existe qu’à l’état de manie.

Comme dans tous les pays espagnols, la musique et la danse sont les arts qui trouvent à Lima le plus d’adeptes parmi les femmes ; leurs dispositions naturelles se joignent au sentiment le plus exquis pour suppléer aux maîtres qui leur manquent. Il en est peu dans la société qui ne sachent jouer fort convenablement du piano, et on en compte un certain nombre qui se sont élevées à un talent du premier ordre. Les partitions de toutes les écoles leur sont familières, mais leurs préférences sont toutes pour la musique italienne. L’opéra italien établi dans la capitale du Pérou depuis plusieurs années devait naturellement développer le goût des Liméniennes pour les mélodies de Rossini et de Bellini. Les voix fraîches et limpides ne sont pas rares à Lima, et nous avons entendu des femmes du monde aborder avec un succès légitime les morceaux les plus difficiles des œuvres en renom. — Quant à la chorégraphie, elle ne jette que de furtives lueurs ; la samacueca, la resbalosa, la zapatea, et autres danses nationales pleines de caractère, trouvent à peine aujourd’hui des interprètes dans les salons. Cela tient sans doute aux triviales exagérations que les basses classes leur ont fait subir. Les jeunes danseuses, voyant poindre sur les lèvres des hommes un sourire équivoque, ont fini par soupçonner qu’on attachait à leur innocente pantomime un sens suspect, et dès-lors elles ont dû renoncer à ces occasions de produire en public des trésors vraiment incomparables de grace et de souplesse. L’historien voyageur Stevenson constatait déjà, il y a vingt ans, avec une satisfaction fort réjouissante que notre monotone quadrille, qu’il nomme « l’agréable contredanse, » commençait à détrôner au Pérou les danses nationales ; le progrès est maintenant presque accompli. À part la contredanse espagnole, sorte de valse à mesure lente avec un grand nombre de figures, les bals du beau monde liménien ne diffèrent pas sensiblement des nôtres, et si l’on veut recueillir en ce genre quelques bribes de couleur locale, il faut les chercher surtout dans les classes populaires.

Les femmes du monde sont, dans leur intérieur, vêtues à la française, avec une élégante recherche. Les modes parisiennes ont des ailes pour franchir l’Atlantique et les Cordillères ; aussi s’implantent-elles à Lima peut-être avec plus de facilité que dans certaines provinces de France. Le chapeau seul s’y introduit avec difficulté, et en cela les femmes font preuve de goût, car rien ne saurait valoir le trésor naturel de leur chevelure, dont elles varient à l’infini les ingénieuses combinaisons, et dont une fleur est toujours le coquet et indispensable accessoire. Cet amour immodéré des bouquets et des parfums s’étend à toute la population. Il faut qu’une maison soit bien pauvre pour qu’on-n’y puisse rencontrer une corbeille de fleurs et un flacon d’agua rica[17]. C’est une politesse fort usitée dans le peuple que de fleurir la boutonnière et de parfumer le mouchoir d’un visiteur. — Dans les grandes circonstances, aux époques de baptême ou d’anniversaire, le luxe suprême consiste à distribuer aux invités de petites pommes vertes où des incisions remplies de poudre d’aloès forment des arabesques élégantes, entrecoupées çà et là, de clous de girofle. Ces divers ingrédiens, dont le suc du fruit entretient l’humidité, dégagent une senteur des plus agréables ; puis ce sont encore des oranges dans un réseau de filigrane d’argent, et surtout de longues pastilles d’encens recouvertes de papier métallique couleur de feu, où la cannetille et les perles de différentes nuances figurent de gracieuses spirales. À l’une des extrémités s’épanouit une gerbe étincelante de petites lames d’or et d’argent, parsemées de grains de verre qui simulent des saphirs, des rubis et des émeraudes. Souvent aussi des fils métalliques retiennent des escudites de dix francs, qui concourent à l’ornement de ces colifichets et leur donnent une valeur plus sérieuse. Les couvens de femmes ont le monopole de ces coûteuses inutilités, dont le travail précieux va s’engloutir dans quelque brasero en jetant un peu de fumée odorante. Les esclaves fouillent alors les cendres pour en retirer les escudites, si leurs maîtres, se conformant au bon ton, ne les ont pas détachées. Chez les Liméniens, le nécessaire, toujours à peu près sacrifié au superflu, n’existe guère que dans des limites fort restreintes. Quant au comfort, c’est tout au plus s’il a pénétré dans quelques demeures exceptionnelles. Les habitudes de sobriété particulières à ce peuple s’accordent au reste merveilleusement avec son besoin de luxe et d’ostentation. En général, le seul repas sérieux, que l’on fasse dans la journée se compose d’un ou deux plats, et l’on y boit rarement autre chose que de l’eau : un potage, sorte de coulis épais où la viande tient lieu de pain, le puchero et l’olla classiques de la cuisine espagnole sont demeurés les plats de résistance dans les classes aisées. Sur les tables plus modestes apparaissent les mets nationaux, où les condimens jouent leur implacable rôle. On voit quelquefois chaque membre d’une famille manger à sa guise et à ses heures, l’ordre et la règle n’étant pas les vertus dominantes des ménages péruviens.

Quelques circonstances bizarres ont gravé dans ma mémoire le souvenir d’un dîner où l’on m’offrit une place, sans préméditation, je dois l’avouer. L’un de ces hasards que font naître sous vos pas les habitudes liméniennes me mit en rapport, au cirque del Acho, avec une tapada, et j’obtins de sa grace l’autorisation de l’escorter jusqu’à sa demeure. Nous entrâmes dans une maison de modeste apparence, et ma charmante conductrice me présenta à sa famille assemblée, une mère, deux frères et deux soeurs, en tout six personnes. On m’accueillit avec une cordialité presque obséquieuse. C’était l’heure de la comida ; bon gré mal gré, il fallut me mettre à table. Les différens mets se composaient de masamora, de tamal étendu sur des feuilles de maïs, et d’une sorte de pâte épaisse formée de garbansos, de pommes de terre, de maïs et de viande hachée. Au centre de la table se dressait un immense, mais unique verre plein d’eau. — Où donc est la Ascension ? dit la mère, quand nous eûmes pris place. — Me voici, répondit ma compagne. Je jetai les yeux au fond de la chambre, et je vis la Ascension en robe blanche : sa saga, couleur de smalt, dont elle avait lâché la coulisse, venait de s’abattre sur ses pieds ; en ce moment, elle laissait glisser de la même manière son crêpe de Chine. L’ange se dépouillait de ses ailes ; mais en son lieu restait une charmante mortelle, qui vint, le sourire aux lèvres, s’asseoir en face de moi. Le dîner commença ; chacun prenait avec les doigts, qui la masamora, qui le tamal, et, à tour de ronde, buvait une gorgée dans le verre commun.

Sous le spécieux prétexte que je n’avais pas d’appétit, j’avais voulu refuser une portion de picanti, mais je dus céder aux instances de mes hôtes, qui poussaient jusqu’à la tyrannie leurs prévenances hospitalières. J’eus à peine avalé cette composition que sa perfidie voilée d’abord sous un goût assez agréable, se révéla tout entière. Le capsicum dont elle était chargée m’incendia en un instant le gosier et l’estomac. Je voulus boire, mais la vue du verre me remplit de découragement. Je le saisis pourtant en fermant les yeux avec un geste désespéré, et je le vidai d’un trait. Jamais, mieux qu’en cet instant, je n’ai compris l’exploit de Bassompierre buvant aux treize cantons. — J’étais à peine remis de ma mésaventure, qu’une boulette de mie de pain vint me cingler le visage. Je fis d’abord une assez bonne contenance ; mais un second projectile vint presque aussitôt me crever à peu près l’œil. Cette fois je bondis, et dus faire, à ce qu’il paraît, une grimace assez grotesque, car la Ascension éclata d’un fou rire, qui trahissait la coupable. Mes hôtes, remarquant ma surprise, m’invitèrent à riposter, en m’assurant que la boulette était le trait d’union dont se servaient pour se joindre à table les couples sympathiques. — Une telle explication ne me laissait rien à dire, et je l’acceptai de fort bonne grace. Nous nous levâmes enfin : les hommes roulèrent des pincées de tabac dans des feuilles de maïs et lancèrent à l’envi des jets de fumée ; les jeunes filles, couchées dans un hamac qui joignait en diagonale les extrémités de l’appartement, chantèrent des romances en s’accompagnant d’une guitare, et la soirée se termina par des samacuecas qu’elles exécutèrent, à ma demande, avec une désinvolture toute péruvienne.

Sous le régime espagnol, au temps de la plus grande prospérité de Lima, les goûts de luxe et de plaisir de la classe oisive et opulente avaient gagné comme une fièvre les derniers rangs de la population ; chez les femmes surtout, ils étaient devenus un impérieux besoin. On cite encore aujourd’hui à Lima nombre de fortunes dissipées au souffle de leurs caprices. Les Liméniennes se glorifiaient de leurs exploits en ce genre comme les guerriers du nombre de leurs victimes. Ces traditions de coquetterie et de folle prodigalité n’ont point perdu tout-à-fait leur empire. Le désir de plaire, les fantaisies coûteuses et la misère entretiennent dans les basses classes un commerce de galanterie que favorisent la liberté des femmes et le précieux auxiliaire du costume ; les lieux publics ne sont pas les seuls endroits exploités par ces vierges folles ; elles se prévalent encore de mille prétextes pour entrer dans les fondas et se mettre en rapport avec les étrangers, moins accessibles à la défiance que les enfans du pays et plus faciles aux entraînemens d’amour-propre,et à l’attrait pittoresque d’une aventure imprévue. Le respect de la vieillesse, les joies de la famille qui pourraient combattre cette extrême légèreté de mœurs, sont malheureusement inconnus aux Liméniennes. Leur vie, tout extérieure, se passe dans les plaisirs et s’achève au milieu d’une triste indifférence. Si dans une maison un étranger se lève avec respect à l’approche d’une femme âgée, il n’est pas rare d’entendre une jeune fille lui dire d’un ton léger : No se incomoda usted, esta es mi mamita (ne vous dérangez pas, c’est ma mère) ! La mère ne souffre nullement de cette façon d’agir, elle n’a qu’une ambition, celle de voir sa fille entourée et courtisée : aussi se prête-t-elle volontiers à remplir l’humble office d’une servante auprès de l’enfant qu’elle n’a pas su élever.

Malgré le cordial accueil qui attend l’étranger dans toutes les maisons de Lima, la vie intérieure et journalière des habitans est bien loin d’offrir l’intérêt qui s’attache aux scènes de leur vie extérieure, surtout quand une fête religieuse, un mouvement politique, viennent en animer les aspects. Je me lassai donc assez vite de mes études sur le côté intime des mœurs liméniennes. D’autres spectacles m’attiraient, et le souvenir des fêtes de la buena noche me faisait désirer une nouvelle occasion de me mêler à quelque divertissement populaire. À Lima, de semblables occasions ne se font heureusement jamais attendre, et je pus bientôt observer sous une nouvelle face cette singulière civilisation péruvienne, toujours si séduisante à contempler dans ses splendeurs comme dans ses misères, dans les gloires du passé comme dans les difficultés du présent.


MAX RADIGUET.

  1. Voyez les travaux de M. de Botmiliau, livraisons du 1er avril et du 1er juin 1850, et ceux de M. de Lavandais, livraisons du 15 janvier, 1er mars et 15 juin 1851.
  2. Briques cuites au soleil.
  3. Sorte de vautour domestique du Pérou.
  4. Indienne.
  5. Les sambos sont le produit du croisement de la race indienne avec la race noire.
  6. Guitare.
  7. « Tu dis que tu ne m’aimes pas ; — pourquoi ne m’aimes-tu pas ? dis. — Moi qui me passe d’être aimée - seulement pour t’aimer, toi ! — A présent, samba, et pourquoi pas ! »
  8. « Je voudrais être comme le chien - pour aimer et ne pas souffrir. — Le chien, comme il est patient, — oublie tout pendant qu’il dort. — A présent, samba, et pourquoi pas ! »
  9. Boutiquier.
  10. Arrête, mon ami ! pour Dieu, arrête !
  11. Endroit suspect de la route de Callao à Lima.
  12. Boisson faite avec le maïs fermenté.
  13. Sorte de taverne où l’on débite à la fois des liqueurs et des épiceries.
  14. Le costume des Liméniennes a été si souvent décrit, que nous croyons inutile d’entrer à ce sujet dans de longs détails. Nous rappellerons seulement que la soya ou’ jupe collante est ajustée à la taille au moyen d’une coulisse ; froncée sur les reins et repoussée à quelques pouces au-dessous de la ceinture par un vêtement intérieur fortement gommé, elle s’éloigne du corps en formant mille plis réguliers. D’ordinaire la saga s’arrête à-la hauteur de la cheville et laisse à découvert un petit pied du galbe le plus aristocratique, chaussé toujours avec un bas de soie couleur de chair et un soulier de satin blanc. La mante est un tissu élastique de soie noire, dont la Liménienne ramène les deux côtés sur son visage de manière à le voiler tout entier, en ménageant toutefois à l’un de ses yeux une ouverture étroite qui sert à diriger la marche. Le châle est la partie la plus luxueuse du costume liménien ; pour peu qu’une femme se pique d’élégance, elle ne porte qu’un crêpe de Chine couvert de fleurs et de feuillages, aussi surprenant par la richesse que par la merveilleuse harmonie de ses nuances.
  15. Marchandes de fleurs, cuisiniers et limonadières.
  16. Jeu de hasard fort en vogue à Lima.
  17. Eau de senteur.