Lignes rouges. Témoignage d’un candidat USFP aux législatives de 1997

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Paru dans Libération Maroc, le 3/12/97
Taha Balafrej

"Lignes rouges" Témoignage d'un candidat de l'USFP aux législatives du 14 novembre 1997

"Lignes rouges" Témoignage d’un candidat de l’USFP aux législatives du 14 novembre 1997

Paru dans Libération Maroc, le 3/12/97


Par : Taha Balafrej

De nombreuses lignes rouges traversent la société marocaine. Elles déterminent les pouvoirs et les rôles. Elles délimitent les zones d’action de chacun des intervenants politiques et sociaux. Selon certains, elles sont indispensables car elles maintiennent les équilibres et la stabilité. En réalité, elles sont tellement pesantes qu’elles bloquent toute évolution. Quelle meilleure occasion qu’une campagne électorale pour s’en rendre compte ? Quel meilleur test que celui d’une élection législative pour juger les volontés réelles des uns et des autres ? Au delà du résultat et des scores obtenus, la participation à une élection législative ne peut être qu’enrichissante.

Le texte qui suit est un témoignage qui relate l’expérience vécue à l’occasion de ma candidature à l’élection législative du 14 novembre dans la circonscription de Bensergaou-Tikiouine. Il n’a été écrit qu’une fois passé le temps de la déception, de l’amertume et de la désillusion qui accompagnent naturellement toute défaite. Évidemment, ce témoignage a été conditionné par les particularités de la circonscription. Mais les quelques réflexions qui l’émaillent visent à relever nos faiblesses et à aider à éclairer les zones d’ombre qui persistent dans notre paysage politique.

Expérience. modifier

Je ne fais pas partie des candidats Usfp qui ont été dépossédés de leur victoire. Le nombre de voix que m’attribuent les procès-verbaux officiels correspond à celui que j’ai obtenu réellement. Toutefois, les résultats annoncés reflètent une réalité faussée. Car la victoire de mon concurrent a été obtenue par l’intimidation, la menace, le trafic de cartes d’électeurs, l’usage de l’argent et l’acquiescement des autorités. Des éléments qui ont concouru avec d’autres pour que parmi les 60% de participants, 15.8 % d’électeurs ont émis un vote nul. Non, ce n’est pas l’instinct de l’ittihadi éternellement persécuté qui me fait parler. Mais la circonscription dans laquelle je me suis présenté devait faire partie du lot de celles où le candidat Usfp devait batailler contre l’intervention des autorités, contre l’usage de l’argent et du terrorisme, autant que pour expliquer et défendre son programme. Les autorités seraient-elles passées au stade supérieur de la falsification si j’avais pu surmonter les premiers obstacles, comme cela a été le cas avec d’autres candidats ?

Dans une circonscription difficile, avec un retard de voix important pour notre parti lors des élections communales, j’ai tenu à relever le défi, à tenter l’expérience. L’occasion était bonne pour porter un message politique rénové, donner une autre image de la politique auprès d’une population qui vit l’ignorance, la pauvreté, l’insécurité et la précarité. Sans illusions exagérées mais avec foi et conviction, l’engagement dans cette bataille me convenait parfaitement. Bien entendu, je n’ai pas compris, comme bon nombre d’autres personnes, la logique qui a présidé à mon investiture dans cette circonscription plutôt que dans une autre où mes chances de l’emporter auraient été plus grandes. Mais je n’ai pas hésité longtemps avant d’accepter. Car je suis d’avis à ce que pour des élections législatives, les militants du parti soient prêts à s’engager dans toute circonscription du territoire national.

Je peux estimer personnellement que malgré cette défaite, le projet de mon parti a été bien défendu. Dans une des zones grises de notre géographie sociale et culturelle, j’ai fait de mon mieux pour persuader, dialoguer, écouter. Sans faire de promesse, sans céder à la démagogie, la campagne que nous avons menée, a été une campagne propre et fidèle aux valeurs de notre parti. Durant les douze jours qu’elle a duré, je n’ai cessé de contenir le désir souvent justifié et compréhensible, des membres de mon comité d’en découdre. J’ai toujours cherché à atténuer leur volonté revancharde contre les autorités et les adversaires, accusés de nourrir la haine la plus farouche contre notre parti. J’ai maintes fois réprimandé ceux d’entre eux qui avaient recours à des procédés interdits, comme celui de faire du tapage ou de coller des affiches sur les vitres des voitures. Je souhaitais gagner cette bataille avec nos atouts et non en imitant ce que font les autres. Non en nous limitant à jouer aux victimes et en appelant à la compassion des électeurs. Je voulais montrer que l’on pouvait gagner en étant nous-mêmes, avec nos valeurs et notre identité. Je voulais minimiser les craintes et me placer dans l’hypothèse que la machine de la fraude et de la falsification ne pouvait cette fois encore frapper avec la même force. Je ne voulais pas croire que tous les efforts déployés durant la campagne pour rendre confiance et espoir au citoyen, pouvaient être balayés si facilement. Je ne voulais pas croire à ce degré d’incurie de la part de nos gouvernants qui nous ferait rater une étape aussi importante de l’histoire de notre pays. La conjoncture internationale, le contexte national et tous les défis qui se présentent à nous en cette fin de siècle nous interdisaient, quelle que soit la position occupée, de rater cette occasion d’aller de l’avant et d’inaugurer une nouvelle ère.

Première erreur ? Naïveté ? Inexpérience, dans un domaine réputé habité par des loups aguerris ? Je m’interroge encore tout en revoyant les images de nos leaders politiques signant, le 28 février 1997, avec le sourire et des poignées de main très chaleureuses, les accords qui devaient enterrer l’ère de la fraude et de la contestation des résultats... Suivant les recommandations de la direction du parti, toutes les irrégularités constatées ont été signalées aux autorités et à la commission provinciale chargée du suivi des élections. Sauf pour les moins importantes d’entre elles, nos plaintes n’ont pas été suivies d’effet. Nous donnions des noms et des adresses, mais il nous fallait produire des preuves. Depuis quand un candidat doit-il se faire aussi entourer d’une équipe de détectives privés ? Quant à l’auteur de toutes les irrégularités, mon rival principal, il était tout simplement introuvable. Depuis quand les autorités de ce pays ne réussissent-elles pas à mettre la main sur l’un de ses citoyens ?

Les conditions dans lesquelles s’est déroulé le scrutin ont été abondamment décrites dans la presse. A quoi bon en dire plus ? A quoi bon remettre sur le tapis la litanie des irrégularités constatées ? L’argent, les cartes, les autorités : des paramètres qu’il fallait intégrer dans les conditions initiales de la bataille. Les moyens, les effectifs, les solidarités : voilà des éléments qu’il fallait développer. Comme dans toute bataille inégale, il fallait minimiser la portée des handicaps et chercher à maximiser les atouts.

Sur le terrain, jusqu’au dernier jour de campagne, jusqu’à la fin de ce voyage dans un coin des profondeurs du pays, parmi les onze en lice, notre parti a été le plus présent sur le terrain. Son discours a eu du répondant auprès des populations. On sentait le vent souffler en notre faveur. Des rumeurs nous parvenaient sur l’inquiétude qui commençait à gagner les rangs des adversaires. Des souteneurs notoires de notre principal concurrent confiaient que leurs chances de victoire étaient nulles. Nous étions presque assurés de la notre. Mais les forces du mal ont tout fait basculer le jour du scrutin. Selon un plan qui n’avait rien d’improvisé, leur campagne n’a duré que deux jours, avec tout un appareil expérimenté et des moyens éprouvés. Le match allait être perdu dans ses derniers instants, par décision de l’arbitre ! Le soir des résultats, il devenait de plus en plus clair que loin de se résorber, le retard en voix que j’avais au départ par rapport à mon principal concurrent, ne cessait de se creuser. La tendance était confirmée par les résultats d’un bidonville qui porte bien son nom : douar Bakchich ! En juin, pour les communales, 614 voix s’étaient portés sur le candidat du parti de mon adversaire. Lors de mes passages dans ce douar misérable où le minimum de dignité humaine n’est pas respecté depuis des décennies, la colère des habitants grondait contre l’élu qui les avait floués et n’avait pas tenu ses promesses d’électricité, de sécurité, etc. Tous les pronostics nous étaient donc favorables. Les voix en notre faveur allaient pleuvoir dans l’urne de ce douar qui a l’habitude de voter massivement comme un seul homme. Résultat du soir : mon adversaire menteur a obtenu encore plus que lors du précèdent scrutin : 684 voix contre seulement 78 pour le candidat du changement et de l’espoir !

L’argent. modifier

Le ton était donc donné par le score annoncé par le procès-verbal du bureau de vote du douar Bakchich ! Manifestement, les 684 voix obtenus par mon principal concurrent ne pouvaient traduire un ralliement aussi massif au programme politique du « parti bleu », et encore moins une sympathie si unanime pour la personne de son candidat. Ce n’est manifestement pas à coup d’idées et d’arguments que la bataille s’est jouée dans ce douar.

L’argent n’a fait son apparition dans les consultations électorales que depuis quelques années. Tous les intervenants politiques, d’une manière ou d’une autre, ont reconnu l’usage condamnable qui en a été fait pour l’achat des voix et l’obtention de sièges. Cet usage a été particulièrement flagrant lors du scrutin du 14 novembre 1997. Profitant de la complicité des autorités locales et de l’état de pauvreté extrême dans lequel est plongé le marocain, des sommes colossales ont circulé pendant la dernière campagne. Parfois sans que cela obéisse à une logique. Comme dans le cas de ce candidat illettré de ma circonscription, qui n’a pas hésité à acheter l’investiture orange contre la somme de 50000Dhs, persuadé qu’il était d’être l’homme de « sota », comme il nomme les autorités. Le citoyen est pauvre. Et l’argent est de plus en plus roi. Les élections se présentent comme l’occasion rêvée de grappiller quelques billets. Combien de fois, on m’a interpellé pour me demander la contrepartie au vote. Combien de fois j’ai entendu des phrases du genre : « Qu’est ce que je gagne si je te fais monter ? Toi, tu vas gagner des millions et moi alors ? » La mansuétude observée par les autorités, a encouragé le développement du phénomène et la vulgarisation « d’activités économiques » liées aux élections. Tel ce jeune homme qui m’accoste dans la rue pour me proposer l’achat de vingt voix avec leurs cartes et toutes les garanties de vote. Ou cet autre individu qui sort de sa poche douze cartes de personnes prêtes à voter pour moi contre une somme que l’on pouvait négocier. Ou encore ce conseiller municipal que je rencontre fortuitement, parce que connaissant quelqu’un qui connaît mon beau-frère, qui dans la pénombre, me dit sans l’ombre d’une hésitation, qu’il était prêt à me livrer les voix de ceux qui l’ont élu à la municipalité si je me décidais à lui offrir plus que les 7500Dhs proposés par un autre candidat. A ma question, ingénue, de savoir quel était son métier habituel, il me répond sans sourire : « les élections » !

Mais il ne serait pas honnête de n’envisager le problème de l’argent que sous cet angle-là. Car l’argent occupe dans notre société une place centrale. Il s’installe comme valeur essentielle dans les rapports et les relations entre citoyens. Pour mériter le respect et recevoir le soutien, il faut payer. Payer, pour tout. Les sections du parti sont pauvres et les locaux délabrés. Les premières réunions que j’ai tenues avec les responsables de sections du parti n’avaient qu’un seul point à l’ordre du jour : les sommes d’argent engagées et les bénéfices que l’on peut dégager pour rembourser les dettes accumulées. L’insuffisance des moyens financiers et matériels que j’ai pu engager dans cette campagne a été ressentie comme une faiblesse et elle s’est répercutée à la baisse sur le soutien reçu et sur les effectifs mobilisés. Dès l’annonce de ma candidature, et à l’issue d’une rencontre de premier contact, j’ai été confronté au problème qui m’attendait pour tout le reste de ma campagne. Deux responsables locaux de la jeunesse du parti m’avaient gentiment demandé de leur apporter un soutien financier. J’ai bien sûr accédé à leur demande. Mais ma contribution a dû être si basse que je n’ai plus revu ces deux militants. J’ai appris par la suite qu’ils avaient préféré mener campagne dans une circonscription voisine, où les conditions matérielles étaient plus alléchantes. Par la suite, les demandes d’aide n’ont pas cessé. Elles ont même continué après les élections. Je faisais mon possible pour répondre aux plus crédibles, mais mes limites étaient vite atteintes ! Ceci pose le problème du financement des campagnes. L’exercice de la démocratie a un prix. De plus en plus élevé. Mais qui doit le payer ? Les sommes versées par l’État paraissent énormes pour l’ensemble, mais divisées par les nombres élevés de candidats et de circonscriptions, elles sont si insuffisantes qu’il est légitime de s’interroger sur leur réelle utilité. La contribution financière du parti était largement insuffisante pour la couverture des frais et dépenses. L’appel à l’aide formulé localement auprès des « membres éclairés de notre société civile » n’a presque rien rapporté. Est-il normal que le candidat soit seul à faire face à la couverture financière de sa campagne ? Si c’était le cas, cela voudra dire que seuls ceux qui disposent de fortune personnelle, ou de caisses parallèles, pourront défendre les idées du parti lors de prochaines élections !


Militantisme. modifier

Le militantisme que j’ai rencontré au cours de cette campagne, n’a plus rien à voir avec les idées communément admises sur le sujet. Débattre, avoir l’esprit d’initiative, être combatif, défendre un projet politique, se mettre au service d’un idéal, sont des qualités qui ne font plus partie du bréviaire du militant d’aujourd’hui. Le militant d’aujourd’hui n’a qu’un seul objectif dans le collimateur : être l’élu de demain. Et lorsqu’il ne peut pas, ou qu’on ne le désigne pas, il ne comprend pas pourquoi il doit soutenir quelqu’un d’autre pour l’être. Me reviennent à ce sujet, les propos de Tocqueville, écrits en 1820 : « Dans la démocratie, les simples citoyens voient un homme qui sort de leurs rangs et qui parvient en peu d’années à la richesse et à la puissance; ce spectacle excite leur surprise et leur envie; ils recherchent comment celui qui était hier leur égal est aujourd’hui revêtu du droit de les diriger. Attribuer son élévation à ses talents ou à ses vertus est incommode, car c’est avouer qu’eux-mêmes sont moins vertueux et moins habiles que lui. Ils en placent donc la principale cause dans quelques uns de ses vices, et souvent ils ont raison de le faire. » Mes vices ? On n’a pas trop cherché ! On s’est contenté d’en diffuser quelques uns, vite transformés en pétards mouillés : Fassi, beau-frère d’un dirigeant du parti, publie des articles critiques sur le parti !

Aujourd’hui, ce n’est plus sur le terrain, auprès des citoyens que le militantisme se pratique. Il se pratique dans les cafés, sous forme de discussions interminables sur les faits et gestes des uns et des autres, de commérage sur les dernières dissensions rapportées entre leaders politiques des deux capitales. Ceux qui fuient ce niveau, s’en vont promener leur militantisme dans les salons et les lieux huppés où se tiennent colloques et journées d’études autour de thèmes ressassés avec des idées piquées au hasard des lectures et des émissions télé venues d’ailleurs. Mais dans le fond, le bénéficie que tire la cause du changement est nul dans les deux cas ! Si le succès d’un parti politique se mesure au nombre de ses militants bénévoles et désintéressés, le notre est loin de faire bonne figure. La fibre militante est en voie de disparition. Les dirigeants nationaux ne sont pas étrangers à cet état des choses.

Durant cette campagne, le premier tiers des deux semaines imparties a été employé à chercher les moyens de réactiver les deux sections du parti qui étaient plongées dans le sommeil depuis les communales de juin. Après des réunions marathoniennes, une poignée de compagnons sincères et dévoués a émergé du lot et supportera par la suite tout le poids de la campagne. Ils sont, malgré leur nombre réduit, les vecteurs de l’espérance dans un renouveau proche. Quant aux autres, ils n’ont pas tardé à se partager en quatre catégories, que je cite par ordre croissant de gravité. La première est faite de ceux qui se sont contentés de boycotter la campagne. La deuxième, de ceux qui ont commencé puis sont allés soutenir d’autres candidats du parti dans les circonscriptions voisines. La troisième, de ceux qui ont ostensiblement pris fait et cause pour des adversaires. La quatrième, de ceux qui sont restés du voyage avec le seul objectif de saboter l’embarcation. Dans chacune de ces catégories, figurent des noms de responsables et élus locaux. Tel ce secrétaire de section qui m’a fait part de sa décision de geler ses activités politiques, en signe de protestation contre la procédure suivie par le bureau politique pour la désignation des candidats. Disparu pendant toute la période de la campagne, il est venu assister à la réunion d’évaluation des résultats dirigée par l’envoyé du bureau politique. Pour faire de la figuration, il s’était subitement dégelé ! Tels ces camarades syndicalistes, fraîchement élus délégués, et « propriétaires de plusieurs centaines de voix », qui déambulaient dans nos locaux et nos rencontres promettant le soutien massif. Lassés d’attendre le geste qui n’est pas venu, ils ont fini par aller vendre leurs services aux concurrents. Tels ces conseillers municipaux de notre parti qui ne se sont pas manifestés, de peur de nuire à leurs relations avec leur président de commune qui se trouvait être notre principal concurrent. Il serait fastidieux d’énumérer les coups bas auxquels j’ai eu à faire face. Le dernier d’entre eux a été l’œuvre d’un dirigeant local qui s’était proposé pour faire observateur dans un bureau de vote. Quatre heures avant la clôture, il s’est désisté en signe de protestation contre l’intervention de l’autorité. En réalité, par son geste, il ne faisait que laisser le champ libre à toutes les autres manipulations ! Ces détails n’ont pas échappé à la population. Ils ont largement contribué à faire fuir nos électeurs potentiels vers la défiance et l’abstention.

Pourtant, une grande sympathie pour notre parti reste perceptible dans tous les milieux. Mais elle est assortie de beaucoup de méfiance à l’égard de ses hommes. L’enracinement est réel, mais le message, parasité par tant de veulerie et de coups bas, ne passe plus. Sur le plan de la moralité, on ne nous accorde plus la place privilégiée qui était la nôtre jadis.


Civisme. modifier

Dans ma circonscription, le taux d’abstention n’a été bas ni à cause des conditions météo ni à cause du calendrier électoral trop chargé. Le fort taux d’abstention et le nombre élevé de bulletins nuls reflètent l’état d’esprit du citoyen à l’égard de l’acte de voter. Commentant ce phénomène constaté déjà lors des dernières législatives de 93, un observateur français avait parlé de « pied de nez aux autorités ». Le jour du scrutin, je m’étais plaint auprès du représentant des autorités pour dénoncer l’intervention ostensible de ses agents dans les bureaux de vote et auprès des électeurs. Il m’avait répondu qu’ils ne faisaient que leur travail, qui consiste aussi en relever le taux de participation !

Quand il m’arrive de revoir certaines scènes qui ont jalonné ma campagne, je retiens d’abord l’écrasement ressenti par le citoyen marocain. Le manque de considération dont il est victime le pousse aux réactions les plus irrationnelles, les plus imprévisibles. Désabusé, il ne croit plus en la loi. Il ne se sent pas concerné par la législation en vigueur. Il a désormais la certitude que la loi a été faite contre sa personne et ses intérêts. Il ne fait plus confiance qu’à ce qu’il voit et touche dans l’immédiat. Dès lors, loin des programmes et des profils des candidats, pour lui, la campagne est l’occasion de régler quelques comptes, de rentabiliser la sollicitude dont il est provisoirement entouré et de procéder à quelques améliorations de son quotidien.

Un militant du parti s’est abstenu de mener campagne car il voulait profiter de l’indulgence qui régnait en période électorale pour finir de construire hors normes sa maison ! Entre la possession d’un toit, et une collaboration à une victoire politique hypothétique, le militant n’a pas hésité. Il a choisi, avec la bienveillance de l’autorité, la solution à un problème immédiat.

L’emprise des autorités sur la population de ce pays est encore bien solide. Les réflexes de crainte et d’obéissance conditionnent encore les comportements. Par quelques signes, quelques phrases, quelques actions, quelques gestes, relayée par ses agents omniprésents, l’autorité opère et la population acquiesce, comprend et devine l’attitude qui lui est conseillée d’adopter. Dépendant de la bonne volonté de l’autorité et donc se sentant constamment redevable, le marocain moyen ne demande plus qu’à s’occuper de ses affaires, c’est à dire seulement de celles qui le regardent directement et dans l’immédiat. Il ne veut plus se mêler de ces affaires qui cassent la tête, il veut la paix. Et c’est pour cela qu’il sanctionne ce qu’il juge comme un jeu qui ne lui rapporte rien, en s’abstenant. Ce n’est pas qu’il se défie de la démocratie, ce n’est pas qu’il ne comprend pas les enjeux, ce n’est pas qu’il n’a pas de sympathie pour tel candidat ou telle ligne politique. Non, il exprime simplement son ras-le-bol d’être la victime de jeux qui le dépassent.



Société civile. modifier

Le processus électoral que vient de vivre le pays a mis à nu la réalité de ce que l’on a appelé la société civile et en laquelle beaucoup d’espoirs ont été fondés. Membre actif de cette société civile pendant toutes ces dernières années, je pense qu’il est temps de reconnaître que ce mouvement, si l’on peut l’appeler ainsi, a lamentablement fait fausse route. En réalité, ces clubs et associations qui ont essaimé ces derniers temps, de par leurs objectifs, leur démarche et leur composition ne pouvaient servir au mieux qu’à donner bonne conscience à quelques personnes qui, sentant venir le naufrage, cherchent à se rendre d’une quelconque utilité. Le moment viendra d’en dire plus et avec plus de détails. Mais pour l’heure, on peut se contenter de constater combien cette société civile s’est volontairement marginalisée durant toute la période électorale. Se tenant dans un rôle de neutralité suspecte, elle n’a pas fait preuve de tout le dynamisme qu’elle affiche habituellement pour traiter de sujets moins déterminants, qui vont de la mise à niveau économique à la propreté des plages. Tout s’est passé comme si les rendez-vous électoraux ne cadraient pas avec les préoccupations d’une certaine catégorie sociale, exclusivement obnubilée par le ravalement des façades et peu soucieuse de l’intérêt général et du fond des choses. Pas un communiqué n’a émané de ces associations pour prendre position dans le débat politique qu’a vécu le pays. Pas un communiqué pour dénoncer les flagrantes atteintes à la démocratie qui ont entaché les diverses opérations de vote.

Certes, dans Nadi Al Madina Agadir, club auquel j’ai le plus contribué et qui fait partie de ceux qui comptent le plus d’activités à leur actif, l’arrimage à la réalité sociale du pays a toujours été à l’ordre du jour. Le problème c’est que depuis la création du club, ce noble objectif est resté pendant cinq ans à l’état de projet. Le malheur c’est que tel que les choses sont parties, cet arrimage ne pourra pas voir le jour. J’aurai l’occasion de développer les raisons de ce jugement qui peut sembler lapidaire, mais qui émane d’une profonde connaissance du sujet.

On a aussi parlé de presse. La liberté est là. Mais qui s’en sert ? Qui en profite ? Jusqu’ici, ceux qui écrivent, parlent et osent dire ce qu’ils pensent sont ceux qui ne comptent pas, ou si peu aux yeux de la machine qui décide du sort de ce pays. Leur poids sur la balance politique est si léger que l’on n’en tient même pas compte. On les laisse parler, soliloquer en petits groupes. Et pendant qu’ils se passent et se repassent la parole, ceux qui comptent par leur nombre et par la menace qu’ils peuvent représenter, se taisent, s’enfoncent et souffrent en silence. De toutes façons, ils ne lisent pas !

En réalité, les quelques brèches qui ont été ouvertes dans le mur de l’arbitraire n’ont pas été exploitées de la manière qui aurait dû profiter à l’ensemble de la population. C’est ce qui d’ailleurs explique l’indulgence et même la bienveillance avec laquelle les autorités ont laissé se développer cet élan associatif. En fait, l’ouverture, confisquée et monopolisée par certains cercles, a compté plus que l’usage qui en a été fait. L’organisation de débats civilisés autour d’un problème donné a compté plus que la recherche de solutions au dit problème. Cette société civile ne présentait aucune velléité de dérangement de l’ordre établi. Les autorités, ressentant le besoin de plaire à certains milieux étrangers et de faire plaisir à certains milieux nationaux, ont toléré l’apparition de ces figurants de plus dans la comédie de la démocratie. Des figurants disciplinés, consentants et conscients des exigences d’une transition menée par un système qui ne tolère pas les aspérités et ne voit en la différence d’appréciation que les germes de la rupture et de la désobéissance civile.

Les raisons de l’inquiétude. modifier

Il faut maintenant et après les résultats du 14 novembre se rendre à l’évidence. Les islamistes se positionnent et de manière durable sur l’échiquier politique marocain. Il faut croire que le phénomène algérien n’a pas joué, comme le prévoyaient les observateurs, le rôle de repoussoir auprès de l’opinion publique marocaine. Les scores obtenus dans les circonscriptions où ils ont pu passer outre la fraude, sont révélateurs d’une force qu’il faut méditer. Leur percée doit être analysée. Ce succès ne peut être expliqué autrement que par la réussite d’une campagne de proximité qui a fini par séduire et attirer la sympathie populaire. Mais aussi par la qualité morale des candidats présentés. Pour la première fois depuis l’indépendance du Maroc, une réelle force politique est en train de naître sous nos yeux. Dans une circonscription voisine de la mienne et qui présente les mêmes caractéristiques, l’élu islamiste est passé avec un score de 11000 voix, malgré les pressions et les irrégularités.

Une observation rapide des résultats indique qu’une grande partie de l’électorat séduit par le discours islamiste provient du vivier de l’opposition. Ils ont chassé sur nos terres et avec succès. Tirant les bénéfices d’une virginité politique et de la place à laquelle ils se sont tenus, en dehors des compromis et compromissions, ils ont récolté les votes de ceux qui ont voulu sanctionner le jeu politique marocain. Chacun sait le risque que peut représenter l’entrée solennelle dans la vie politique des premiers députés islamistes. Certes, par leur ton modéré, par leur attachement déclaré aux institutions, par leur hostilité proclamée à la violence, ils cherchent à s’intégrer à la vie politique et à la légalité. Mais cela ne nous donne aucune garantie quant à leur emprise sur le restant des troupes qui ne possèdent pas toutes, loin s’en faut, ces qualités. Au contact de ces troupes éduquées dans l’uniformité et le passéisme, le pluralisme, l’ouverture et donc la démocratie sera constamment en péril.

Par ailleurs, un autre risque se dessine aussi à l’horizon. Lorsque l’on a vu l’impunité avec laquelle certains candidats ont transgressé tous les pactes et ont ignoré toutes les recommandations émanant pourtant des plus hautes autorités du pays, lorsqu’on a vu les sommes d’argent dépensées, lorsqu’on a vu à l’œuvre les réseaux constitués de la drogue et de la prostitution, lorsqu’on a vu la terreur que sèment quelques potentats locaux, lorsque l’on sait la pesanteur de l’omerta qui régit les comportements des citoyens touchés, on peut craindre le pire en s’interrogeant légitimement sur la capacité qu’aura le système marocain à contenir et à dominer ses créatures ? A l’occasion des dernières communales, certains commentateurs avaient parlé de privatisation de la fraude. Au lendemain des dernières législatives, il est apparu que la privatisation de la répression et de l’intimidation était également en cours. Quelques signes : ces milices qui se promènent impunément dans les quartiers chauds, imposant leur ordre, proférant les menaces contre quelques-uns de mes compagnons de campagne et passant de temps en temps à l’acte. Les habitants des bidonvilles en savent quelque chose qui ont vécu avant le scrutin sous la menace de voir leur demeure de fortune détruite ou incendiée !

Après le choc. modifier

Avec l’élection de la deuxième chambre, le cycle d’élections déclenché depuis septembre 96 prend fin. Mais d’après les résultats officiels des élections du 14 novembre, les urnes n’apportent pas de solution au blocage de l’alternance, et la boucle est bouclée. Les mêmes équations élaborées en 1993 restent posées avec les mêmes données, les mêmes paramètres et les mêmes inconnues. Seuls les degrés d’inquiétude et de gravité ont changé. Ils sont encore plus élevés qu’il y a quatre ans.

Le choc reçu à la suite de ces élections est atterrant. L’avancée tant espérée sur la voie de la démocratie ne s’est pas produite. Les efforts déployés par la classe politique ont été vains. Nos espoirs ont été trahis. Les faits sont là et indiquent de manière claire que les gouvernants s’obstinent à ne pas laisser le jeu politique se développer librement. Ils donnent l’impression de vivre les instants de doute qui précèdent le saut. Ils semblent plus craindre les risques du changement avec les parties saines de la société que ceux de la continuité avec les fossoyeurs de sa stabilité. Après avoir accepté de cheminer sur les montagnes russes de la démocratie assistée, dirigée ou contrôlée, accepterons-nous de nous faire conduire sur les dédales de l’inconnu et de l’incertitude organisée ? Plus on avance dans les processus électoraux, plus la confiance du citoyen se réduit, plus la crédibilité des partis diminue et plus les chances du changement réel s’amenuisent. Autrement dit, sur cette voie, au lieu d’accumuler les atouts et étendre son influence, le camp du changement s’isole et se rétrécit. Et ce n’est pas la place occupée par l’Usfp dans le classement officiel qui doit nous empêcher de regarder la réalité en face.

L’idée de la démocratie dans notre pays ne sort pas grandie de l’épreuve du 14 novembre. Elle reste assujettie à un malentendu qui n’a que trop duré. Les termes de ce malentendu sont clairs. Chez les gouvernants, les élections et les institutions qui en découlent ne sont conçues que comme un moyen de confirmer une souveraineté et consolider une légitimité. Elles peuvent ouvrir la voie à un partage limité des responsabilités, elles peuvent servir d’alibi pour redistribuer quelques cartes, mais elles ne doivent pas exprimer une représentation totalement libre des citoyens. Après ce qui vient de se passer, il est temps de poser la question de la responsabilité de nos dirigeants politiques dans la persistance de ce malentendu qui conduit inévitablement à l’abîme.

Après le choc, après le constat, le temps est donc venu de marquer une pause, pour mener la réflexion nécessaire et adopter les réactions qui s’imposent. Avec lucidité et dans la sérénité. Il ne suffit plus de produire à profusion des textes de réaction épidermique. Il ne s’agit pas de s’associer en groupes de pleureuses sur la tombe d’une illusion ou d’une ambition déçue. Il ne s’agit pas non plus de continuer sur la même voie. Il s’agit de faire en sorte que l’on nous reconnaisse le droit de ne pas rester d’éternels naïfs, de simples figurants dans une comédie qui nous dépasse.

Tous ceux qui se sentent concernés par le sort de ce pays et voient l’exercice de la démocratie comme la clé de son avenir, doivent tirer la leçon de ce qui vient de se passer. Il leur faut maintenant aller au fond des choses. A la source du problème. Parallèlement aux nécessaires changements qu’ils doivent imprimer à la scène politique, dans ses structures comme dans sa stratégie, les démocrates sincères de ce pays doivent s’atteler d’urgence à une tâche tout aussi déterminante. Celle de créer les conditions de l’indispensable renouveau civique. Les milieux hostiles à la démocratie profitent de la pauvreté et de l’ignorance de la population pour assurer ou pour préparer leur mainmise sur les institutions. La réponse des démocrates devrait se placer aussi sur le terrain. Au contact de la réalité. A l’écoute des populations. Faire reculer l’analphabétisme et développer les valeurs de la citoyenneté, sont des impératifs prioritaires. L’établissement d’une réelle vie démocratique dans le pays passe par la mise à niveau des mentalités.


Copyright (c) 1997 Taha Balafrej.

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