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Chapitre III — Portrait d'un jeune hacker
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Alice Lippman, mère de Richard Stallman, se rappelle encore le moment où elle comprit que son fils avait un don particulier.

« Je pense que c'était quand il avait huit ans », se souvient-elle.

C'était en 1961 et Mme Lippman, récemment divorcée, passait un après-midi de week-end dans le petit studio familial de l'Upper West Side de Manhattan. Feuilletant le Scientific American, elle arriva à sa chronique préférée : les Jeux Mathématiques de Martin Gardner. Alice Lippman, alors professeur intérimaire d'arts plastiques, aimait les rubriques de Gardner pour les énigmes proposées. Son fils déjà plongé dans un livre sur un canapé voisin, elle décida d'essayer de résoudre le problème de la semaine.

« Je n'étais pas la meilleure pour résoudre les casse-tête », admet-elle, « mais en tant qu'artiste, je pense qu'ils m'aidaient réellement à dépasser les obstacles conceptuels. »

Mme Lippman se trouva vite face à un mur en tentant de résoudre le problème. Prête à jeter le magazine de dépit, elle fut surprise de sentir qu'on lui tirait doucement la manche.

« C'était Richard, se souvient-elle, il voulait savoir si j'avais besoin d'aide. »

Regardant tour à tour le problème et son fils, Mme Lippman assure qu'initialement elle considéra l'offre avec scepticisme. « J'ai demandé à Richard s'il avait lu le magazine », dit-elle. « Il me répondit que oui, il l'avait fait, et qu'en plus il avait déjà résolu le problème. Je me souviens qu'ensuite il m'expliqua comment résoudre l'énigme. »

En écoutant l'approche logique de son fils, son scepticisme se changea rapidement en incrédulité. « J'ai toujours su qu'il était un garçon brillant, dit-elle, mais c'était la première fois que je voyais quelque chose suggérant combien il était avancé ! »

Trente ans après, elle rit de ce souvenir. « Pour vous dire la vérité, je ne pense pas que j'aurais réussi à comprendre la résolution de ce problème. Tout ce dont je me souviens, c'est d'être surprise qu'il connaisse la réponse. »

Assise à la table de la salle à manger de son second appartement à Manhattan ― un logement spacieux de trois chambres à coucher où elle emménagea avec son fils après son mariage en 1967 avec Maurice Lippman, maintenant décédé ― Alice Lippman affiche un mélange de fierté et de perplexité de mère juive au souvenir des jeunes années de son fils. À côté, sur le buffet, se trouve une photo de 25x20 cm d'un Stallman sombre, barbu et vêtu de sa toge doctorale. L'image éclipse les photos des neveux et nièces de Mme Lippman, mais avant que le visiteur n'en déduise quelque chose, Mme Lippman compense son importance par une vanne ironique : « Richard a insisté pour que je l'aie après avoir reçu son doctorat honoris causa de l'Université de Glasgow. Il m'a dit : 'Tu sais quoi, maman, c'est la première remise de diplôme à laquelle j'ai assisté !'. »

De tels commentaires reflètent le sens de l'humour développé en élevant un enfant prodige. Mais détrompez-vous ! Pour chaque histoire que Mme Lippman entend ou lit sur l'obstination ou le comportement inhabituel de son fils, elle peut en raconter au moins une douzaine d'autres.

« Il était tellement conservateur », dit-elle en levant les bras au ciel en feignant l'exaspération. « Nous avions les pires disputes ici à cette table. J'appartenais au premier groupe de professeurs des écoles publiques de la ville qui fit grève pour créer un syndicat, et Richard était très fâché contre moi. Il voyait les syndicats corrompus. Il était aussi très opposé à la Sécurité Sociale. Il pensait que les gens pourraient gagner plus d'argent en investissant eux-mêmes. Qui pouvait savoir qu'en dix ans il deviendrait si idéaliste ? Je me souviens de sa demi-soeur me disant : 'Que deviendra-t-il en grandissant ? Un fasciste ?'. »

Mère célibataire pendant près d'une décennie ― elle et le père de Richard, Daniel Stallman, se sont mariés en 1948, ont divorcé en 1958 et ensuite se sont partagés la garde de leur fils – Alice peut témoigner de l'aversion de son fils pour l'autorité. Elle peut aussi attester sa soif de connaissances. C'est au moment où ces deux passions s'entremêlaient que son fils et elle ont eu leurs plus grosses disputes.

« C'était comme s'il ne voulait jamais manger », dit-elle, se rappelant le comportement de son fils entre l'âge de huit ans et la fin du lycée en 1970. « Je l'appelais pour dîner et il ne m'entendait jamais. Je devais crier neuf ou dix fois pour attirer son attention. Il était complètement absorbé. »

Stallman, de son côté, se souvient des choses de la même manière mais avec une connotation politique supplémentaire.

« J'adorais lire », dit-il. « Si je voulais lire et que ma mère me disait d'aller manger à la cuisine ou d'aller dormir, je ne l'écoutais pas. Je ne voyais pas de raison à ne pas pouvoir lire, ni de raison pour laquelle elle pouvait me dire ce que je devais faire, point. Fondamentalement, ce que j'avais lu à propos des idées de démocratie et de liberté individuelle, je me l'appliquais. Je ne voyais aucune raison d'exclure les enfants de ces principes. »

Cette croyance en la prééminence de la liberté individuelle sur l'autorité arbitraire se manifestait aussi à l'école. À onze ans, deux ans en avance sur ses camarades de classe, Richard Stallman subissait toutes les frustrations habituelles d'un écolier doué. C'est peu après la péripétie de l'énigme mathématique que sa mère participa à la première d'une longue série de rencontres entre parents et professeurs.

« Il refusait absolument de faire les travaux écrits », dit-elle, se rappelant une ancienne controverse. « Je pense que le dernier travail qu'il ait écrit, avant sa dernière année de lycée, était une dissertation sur l'histoire du système numérique dans le monde occidental pour un professeur de quatrième année. »

Doué pour tout ce qui exigeait un raisonnement analytique, Richard Stallman était attiré par les mathématiques et les sciences au détriment des autres matières. Ce que certains professeurs voyaient comme de l'obstination, sa mère le considérait comme de l'intolérance. Les maths et les sciences offraient trop de possibilités d'apprendre, surtout quand on les comparait aux sujets et travaux pour lesquels son fils avait moins de dispositions. Quand, vers l'âge de dix ou onze ans, les garçons de sa classe ont commencé à jouer au football, elle se souvient que son fils est rentré en rage à la maison. « Il voulait vraiment jouer, mais il n'avait pas le talent requis et ça le rendait furieux. »

La colère a finalement amené son fils à se concentrer encore plus sur les maths et les sciences. Pourtant, même dans le domaine scientifique, son intolérance pouvait causer des problèmes. Plongé dans des livres de calcul depuis l'âge de sept ans, il ne voyait pas la nécessité d'expliquer son raisonnement aux adultes. Un jour, sa mère engagea un étudiant de l'Université de Columbia toute proche pour jouer au grand frère avec son fils. L'étudiant quitta l'appartement après la première séance et ne revint plus. « Je pense que ce dont parlait Richard lui passait par dessus la tête », suppose sa mère.

Une autre histoire favorite de la mère de Richard Stallman remonte au début des années soixante, peu après l'épisode du jeu mathématique. Vers l'âge de sept ans, deux ans après le divorce et le déménagement, Richard entreprit de lancer des modèles réduits de fusée dans le parc de Riverside Drive. Ce qui commença comme un amusement sans but prit bientôt un tour plus sérieux lorsqu'il nota les données de chaque lancement. Comme les jeux mathématiques, ce passe-temps n'attira guère l'attention jusqu'au jour où, juste avant un lancement important de la NASA, Mme Lippman demanda à son fils s'il voulait regarder.

« Il enrageait », dit-elle. « Tout ce qu'il put dire fut : 'Mais, je n'ai encore rien publié'. Apparemment, il avait quelque chose qu'il voulait réellement montrer à la NASA. »

De telles anecdotes sont les premiers témoignages du bouillonnement intellectuel qui deviendrait la principale marque de Stallman dans la vie. Quand les autres enfants venaient à table, Stallman restait dans sa chambre à lire. Quand les autres enfants jouaient à Johnny Unitas, Stallman jouait à Werner von Braun. « J'étais bizarre », dit Stallman résumant brièvement sa jeunesse lors d'une entrevue en 1999. « Après un certain âge, les seuls amis que j'avais étaient des enseignants.[1] »

Quoique cela signifiât un risque de nouvelles prises de bec à l'école, Mme Lippman décida de satisfaire la passion de son fils. À douze ans, Richard fréquentait des camps scientifiques l'été, et des écoles privées durant l'année scolaire. Lorsqu'un enseignant lui recommanda l'inscription de son fils au Columbia Science Honors Program, un programme post-Spoutnik créé pour les étudiants et collégiens doués de la ville de New-York, Stallman étendit ses activités parascolaires et fit régulièrement la navette les samedis jusqu'au campus de la Columbia University.

Dan Chess, un ancien camarade de classe de ce programme, se rappelle que Stallman semblait un peu étrange, même parmi ces étudiants qui partageaient pourtant une fascination similaire pour les sciences et les mathématiques. « Nous étions tous des nerds et des geeks, mais il était particulièrement mal adapté », se souvient Chess, maintenant professeur de mathématiques au Hunter College. « Il était terriblement intelligent. J'ai connu beaucoup de personnes intelligentes, mais je pense qu'il est la plus intelligente que j'ai rencontrée. »

Seth Breidbart, qui, lui aussi, suivait ce programme, offre un témoignage corroborant. Programmeur informatique toujours en contact avec Stallman grâce à une passion commune pour la science-fiction et les conventions afférentes, il se souvient du Stallman de quinze ans, la boule à zéro, comme « effrayant », surtout pour un compagnon de 15 ans.

« C'est difficile à décrire », dit Breidbart. « Non pas qu'il était inapprochable. Il était tout simplement très sensible. [Il était] très instruit mais aussi très têtu d'une certaine manière. »

De telles descriptions font naître des spéculations : des adjectifs comme « sensible » et « têtu » sont-ils simplement une manière de décrire des traits de personnalité qui, aujourd'hui, pourraient être vus comme des troubles du comportement juvéniles ? Un article de la revue Wired de décembre 2001, intitulé « The Geek Syndrome », dépeint le portait de plusieurs enfants doués pour les sciences et atteints d'autisme de haut niveau, ou syndrome d'Asperger. Sous de nombreux aspects, les souvenirs des parents cités dans cet article présentent une similitude étrange avec ceux de Mme Lippman. Même Stallman s'est livré au révisionisme psychiatrique de temps en temps. Lors d'une entrevue au Toronto Star en 2000, Stallman se décrivait à son interlocuteur « à la limite de l'autisme » [2], une description qui explique largement cette tendance à l'isolement social et émotionnel au cours de sa vie, et les efforts perpétuels pour la surmonter.

De telles spéculations sont favorisées, bien sûr, par la nature vague et changeante de la plupart des « troubles du comportement », comme on les nomme aujourd'hui. Comme l'observe Steve Silberman, auteur de l'article « The Geek Syndrome », les psychiatres américains n'ont que récemment accepté le syndrome d'Asperger comme terme générique englobant nombre de ces traits de comportement. Ces caractéristiques vont du manque d'adresse motrice et d'une socialisation limitée à une grande intelligence et une affinité presque obsessionnelle envers les chiffres, les ordinateurs et autres systèmes ordonnés [3]. Réfléchissant à la nature très large de cette définition, Stallman raconte qu'il est possible que, né quarante ans plus tard, il aurait probablement mérité un tel diagnostic. De nouveau, comme le seraient beaucoup de ses collègues du monde informatique.

« Il est possible que j'aie pu avoir quelque chose de semblable », dit-il. « D'un autre côté, un des aspects de ce syndrome est la difficulté à suivre le rythme. Je peux danser. En fait, j'aime suivre les rythmes les plus compliqués. Ce n'est pas assez précis pour vraiment savoir. »

Chess, pour sa part, rejette de telles tentatives de diagnostic rétrospectif. « Je ne l'ai jamais pensé atteint d'une telle chose », dit-il. « Il était juste très asocial, mais là, nous l'étions tous. »

Mme Lippman, pour sa part, envisage cette possibilité. Elle se rappelle de quelques histoires d'enfance de son fils qui donnent matière à spéculation. Un symptôme important de l'autisme est l'hypersensibilité aux bruits et aux couleurs. Mme Lippman se souvient de deux anecdotes marquantes à ce sujet. « Lorsque Richard était enfant, nous l'emmenions à la plage », dit-elle. « Il commençait à hurler deux ou trois pâtés de maison avant d'atteindre le rivage. Ce n'est que la troisième fois que nous comprîmes ce qui se passait : le son des vagues lui faisait mal aux oreilles ». Elle se souvient d'une réaction bruyante similaire et relative à la couleur: « Ma mère avait des cheveux rouges brillants, et chaque fois qu'elle se penchait pour le prendre, il lâchait un hurlement. »

Mme Lippman raconte qu'elle s'est mise à lire à propos d'autisme ces dernières années et croit que ces épisodes sont plus qu'une coïncidence. « Je sens bien que Richard possède certaines qualités d'un enfant autiste » dit-elle. « je regrette que l'on en connût si peu sur l'autisme à cette époque. »

Avec le temps, cependant, Mme Lippman confie que son fils apprit à s'adapter. À l'âge de sept ans, dit-elle, il adorait se tenir à la fenêtre de devant du métro, traçant et mémorisant le labyrinthe des pistes de chemins de fer sous la ville. C'était un passe-temps qui nécessitait la capacité à s'accoutumer aux bruits intenses qui accompagnaient chaque trajet en train. « Seul le bruit initial semblait l'incommoder », raconte Mme Lippman. « C'était comme s'il était choqué par le son, mais ses nerfs apprirent à s'adapter. »

Plus généralement, Mme Lippman se rappelle que son fils présentait les signes d'excitation, d'énergie et de socialisation propre à tout garçon normal. Ce n'est qu'après une série d'événements bouleversant le foyer des Stallman, dit-elle, que son fils devint introverti et distant.

Le premier événement traumatisant fut le divorce d'Alice et Daniel Stallman, le père de Richard. Mme Lippman raconte que, bien qu'elle et son ex-mari aient tenté de préparer leur fils au choc, ce dernier fut dévastateur malgré tout. « Il semblait ne pas y prêter attention lorsque nous lui avons expliqué ce qui se passait », se souvient-elle. « Mais la réalité le rattrapa quand lui et moi avons emménagé dans un nouvel appartement. La première chose qu'il dit fut : 'Où sont les meubles de papa?' »

La décennie suivante, Stallman vivait en semaine chez sa mère à Manhattan, et le week-end au domicile de son père dans le quartier du Queens. Les aller-retours lui permirent d'observer deux styles différents d'éducation parentale qui, jusqu'à présent, le laissent fermement hostile à l'idée d'élever des enfants lui-même. Parlant de son père, vétéran de la Deuxième Guerre mondiale décédé début 2001, Stallman oscille entre respect et colère. D'un côté, il y a l'homme dont l'intégrité morale le poussa à apprendre le français afin d'être plus utile aux alliés lorsqu'ils arriveraient enfin. De l'autre côté, il y avait le parent ayant toujours su dénigrer habilement pour obtenir un effet cruel [4].

« Mon père avait un horrible tempérament », dit-il. « Il ne hurlait jamais, mais trouvait toujours une manière de critiquer froidement pour vous démolir. »

Concernant la vie chez sa mère, Stallman est moins équivoque. « C'était la guerre », décline-t-il. « Dans ma misère, je disais : 'Je veux aller à la maison;' exprimant un endroit inexistant que je n'aurais jamais. »

Les premières années suivant le divorce, Stallman trouvait calme et échappatoire chez ses grands-parents paternels. Mais aux alentours de dix ans, ses grands-parents décédèrent l'un après l'autre en peu de temps. La perte fut dévastatrice pour lui. « Je leur rendais visite et me sentais entouré d'amour et de gentillesse », se souvient-il. « C'était le seul endroit où je retrouvais cela, jusqu'à mon départ pour le collège. »

Mme Lippman considère le décès des grands-parents de Richard comme le deuxième événement traumatisant. « Il en était réellement bouleversé », dit-elle. Il était très proche de ses deux grands-parents. Avant qu'ils ne meurent, il était très extraverti, pratiquement leader de bande avec les autres enfants. Après leur mort, il devint beaucoup plus renfermé.

Du point de vue de Stallman, ce repli sur soi était une tentative de faire face à l'agonie de l'adolescence. Qualifiant ses années d'adolescent comme « une pure horreur », Stallman raconte qu'il se sentait tel un sourd parmi une foule jacassante d'amateurs de musique.

« J'avais souvent le sentiment de ne pas comprendre ce que les autres disaient », continue Stallman, en souvenir de la bulle émotionnelle l'isolant du reste du monde des adolescents et des adultes. « Je pouvais comprendre les mots, mais quelque-chose au-delà de la conversation se produisait que je ne comprenais pas. Je ne comprenais pas pourquoi les gens s'intéressaient à ce que d'autres racontaient. »

Malgré toute la souffrance engendrée, l'adolescence aurait un effet stimulant sur le sens de l'individualité de Stallman. À une période où ses collègues de classe laissaient leurs cheveux s'allonger, Stallman préférait les siens courts. À une époque où le monde des adolescents écoutait du rock and roll, Stallman préférait la musique classique. Fervent amateur de science-fiction, de la revue Mad et des émissions télé de fin de soirée, Stallman cultivait une personnalité vraiment hors norme qui suscitait l'incompréhension des parents et de ses pairs.

« Ah! les jeux de mots! », s'exclame Mme Lippman, exaspérée au souvenir de la personnalité adolescente de son fils. « Il n'y avait rien qu'on ne puisse dire à table sans qu'il ne vous le renvoie en calembour. »

Hors du domicile, Stallman réservait cet humour aux adultes tendant à l'indulgence envers ses dons. L'un des premiers était un moniteur de camp d'été qui lui remit un manuel imprimé de l'ordinateur IBM 7094 durant sa douzième année. Pour un pré-adolescent fasciné par les sciences et les chiffres, c'était un don du ciel[5]. À la fin de cet été-là, Stallman écrivait des programmes sur papier selon les spécifications internes du 7094, anticipant fébrilement l'opportunité de les essayer sur une véritable machine.

À une décennie du premier ordinateur personnel sur le marché, Stallman fut obligé d'attendre quelques années avant d'avoir accès à son premier ordinateur. Cette chance se présenta enfin durant son année de première au lycée. Embauché à l'IBM New York Scientific Center, un centre de recherche maintenant fermé au centre-ville de Manhattan, Stallman passa l'été de son diplôme à composer son premier programme informatique, un pré-processeur pour le 7094 dans le langage de programmation PL/1. « Je l'ai tout d'abord écrit en PL/1, puis recommencé en langage assembleur lorsque le programme est devenu trop important pour tenir dans l'ordinateur », se souvient-il.

Après ce travail au centre IBM, Stallman obtint un poste d'assistant au département de biologie de l'université Rockefeller. Bien qu'il s'acheminât vers une carrière dans le domaine des mathématiques ou de la physique, l'esprit d'analyse de Stallman impressionna tant le directeur du labo que, quelques années après que Stallman eut quitté l'université, Mme Lippman reçut un appel inattendu. « C'était le professeur de Rockefeller », dit-elle. « Il voulait savoir comment Richard allait. Il fut surpris d'apprendre qu'il travaillait dans l'informatique. Il avait toujours pensé que Richard avait un grand avenir devant lui en tant que biologiste. »

Les compétences en analyse de Stallman impressionnèrent également les membres de la faculté de Columbia, même lorsqu'il devint la cible de leur colère. « Habituellement, deux ou trois fois par heure, Stallman relevait une erreur dans le cours », raconte Breidbart. « Et il ne se gênait pas de le faire savoir au professeur. Cela lui valut beaucoup de respect, mais peu de popularité. »

Entendre à nouveau l'anecdote de Breidbart provoque un sourire désabusé chez Stallman. « J'ai dû être un peu crétin parfois », admet-il. « Mais j'ai trouvé des âmes soeurs chez les professeurs car eux aussi aiment apprendre. Ce n'est pas le cas de la plupart des jeunes, du moins pas de la même façon. »

Traîner avec de jeunes doués le samedi a tout de même encouragé Stallman à réfléchir aux mérites d'une plus grande socialisation. L'entrée à l'université approchant à grand pas, Stallman, comme beaucoup au Columbia Science Honors Program, réduisit sa liste d'universités souhaitées à deux options : Harvard et MIT. Entendre que son fils désirait entrer dans une université prestigieuse de l'Ivy League inquiéta Mme Lippman. En tant que lycéen de quinze ans, Stallman avait toujours des difficultés avec les professeurs et les administrateurs. Rien que l'année précédente, il avait obtenu la note « A » dans ses cours d'histoire américaine, chimie, français et algèbre, mais un notable « F » en anglais, reflet de son boycott continu des travaux écrits. Une telle mésaventure pouvait susciter un sourire entendu au MIT, mais à Harvard, c'était un drapeau rouge.

Durant l'avant-dernière année de lycée de son fils, Mme Lippman prit rendez-vous avec un thérapeute. Ce dernier exprima immédiatement son inquiétude devant le refus de Stallman de rédiger ses travaux et au sujet des démêlés avec ses professeurs. Son fils avait certainement les aptitudes intellectuelles pour réussir à Harvard, mais avait-il la patience de suivre des cours universitaires exigeant la remise régulière de mémoires ? Le thérapeute suggéra un essai. Si Stallman réussissait une année entière à l'école publique de New York, incluant un cours d'anglais avec épreuve écrite obligatoire, il pourrait probablement le faire à Harvard. L'année achevée, Stallman s'inscrivit promptement l'été à l'école Louis D. Brandeis High School, une école située sur la 84ème rue, et se mit au rattrapage des cours d'art obligatoires évités auparavant dans son parcours lycéen.

À l'automne, Stallman était à nouveau dans la norme de la population estudiantine new-yorkaise. Il ne fut pas aisé de suivre des cours apparentés à du rattrapage en comparaison des études du samedi à Columbia, mais Mme Lippman se souvient avec fierté de la capacité de son fils à rentrer dans le rang.

« Il a été obligé de courber l'échine jusqu'à un certain point, mais il l'a fait », dit-elle. « Je n'ai été convoquée qu'une seule fois, ce qui était un miracle. C'était le professeur de mathématiques qui se plaignait que Richard interrompait sa leçon. Je lui demandai comment. Il répondit que Richard accusait le professeur d'utiliser de fausses démonstrations. 'A-t-il raison ?' dis-je. L'enseignant répondit 'Ouais, mais je ne peux le dire à la classe. Ils ne comprendraient pas.' »

À la fin de son premier semestre à Brandeis, les choses se mirent en place. Une note de 96 en anglais effaça la plupart des stigmates engendrés par celle de 60 obtenue deux ans auparavant. Pour faire bonne mesure, Stallman confirma avec d'excellentes notes en histoire américaine, calculs avancés, et microbiologie ; le couronnement fut une note parfaite de 100 en physique. Toujours exclu socialement, Stallman termina ses onze mois à Brandeis au quatrième rang d'une promotion de 789 élèves.

En dehors de la classe, Stallman poursuivait ses études avec bien plus d'assiduité, courant en semaine à l'université Rockefeller pour accomplir son devoir d'assistant au laboratoire, et évitant le samedi les protestants contre la guerre du Vietnam sur le chemin de l'école de Columbia. Ce fut là, alors que le restant des élèves du Columbia Science Honors Program s'asseyaient et discutaient de leurs choix d'universités, que Stallman prit enfin un moment pour participer à la séance de discussion avant la classe.

Breidbart se souvient : « La plupart des étudiants allaient vers Harvard ou le MIT, bien sûr, mais quelques uns se tournaient vers les autres universités de l'Ivy League. Alors que la conversation faisait le tour de la classe, il devint évident que Richard n'avait toujours rien dit. Je ne sais plus qui, mais quelqu'un eut le courage de lui demander ce qu'il pensait faire. »

Trente ans plus tard, Breidbart se souvient clairement de cet instant. Aussitôt que Stallman annonça qu'il irait aussi à l'université d'Harvard à l'automne, un silence embarrassant envahit la salle. Presque comme par hasard, les coins des lèvres de Stallman se relevèrent lentement pour y dessiner un sourire d'autosatisfaction.

Selon Breidbart, c'était sa manière silencieuse de dire : « En effet! vous n'êtes pas encore débarrassés de moi. »

Notes

  1. Un des ouvrages importants pour la réalisation de ce chapitre est l'entrevue Richard Stallman: High School Misfit, Symbol of Free Software, MacArthur-Certified Genius de Michael Gross, auteur du livre Talking About My Generation, un recueil d'entrevues avec des personnalités notoires de la soi-disant génération « Baby Boom ». Bien que Stallman n'apparaisse pas dans l'ouvrage, Gross a publié l'entrevue sur le site Internet du livre en tant que matériel complémentaire. L'URL de cette entrevue a changé plusieurs fois depuis que je l'ai trouvée. Selon plusieurs lecteurs qui l'ont débusquée, vous pourrez la retrouver [en anglais] sur http://www.mgross.com/MoreThgsChng/interviews/stallman1.html
  2. Judy Steed, Toronto Star, section affaire (9 octobre 2000):C03. Sa vision du logiciel libre et de la coopération sociale contraste beaucoup avec la nature isolée de sa vie privée : un excentrique comme le pianiste canadien Glenn Gould, aussi brillant, éloquent et solitaire. Stallman se considère affecté, jusqu'à un certain point, par l'autisme : une condition qui, dit-il, complique ses relations avec les gens.
  3. Steve Silberman, The Geek Syndrome, Wired (décembre 2001).
  4. Malheureusement, je n'ai pu interviewer Daniel Stallman pour cet ouvrage. Pendant les recherches préliminaires pour ce livre, Stallman m'avait informé que son père souffrait de la maladie d'Alzheimer. Lorsque j'ai repris l'enquête en 2001, j'ai appris avec regret que Daniel Stallman était décédé plus tôt cette année-là.
  5. Athée, Stallman aurait probablement eu maille à partir avec cette description . Il suffirait de dire que c'était quelque chose que Stallman accueillit avec enthousiasme. Voir la note 1: « Aussitôt que j'ai entendu parler d'ordinateurs, je voulais en voir un et jouer avec. »