Liévine
(p. 1-5).


CAROLINE POPP


LIÉVINE



Voltaire disait : Donnez-moi les légendes d’un Peuple, et j’écrirai son histoire.

Il n’y a pas dans l’admirable ville de Bruges, une petite maison, une pierre sculptée enchâssée dans un vieux mur, qui n’ait sa légende, au moyen de laquelle on pourrait reconstituer l’histoire poétique de la vieille cité. Le touriste examine avec attention toutes ces choses antiques, il sent que

De tel côté du sol que son pied se dirige,
Il marche sur l’histoire, il remue un prodige.

L’archéologue admire, lui, ces pierres si finement sculptées qu’on dirait de la dentelle pétrifiée ; la découverte d’une petite fenêtre en ogive, dissimulée derrière un bâtiment moderne, le fait pâmer d’aise ; mais c’est au penseur, à celui qui demande aux vieilles demeures le secret de ceux qui les ont habitées, qu’il appartient de révéler les drames ou les joies de famille qui furent l’origine de certaines sculptures, de courtes inscriptions qui figurent sur d’élégantes façades, comme des joyaux au front de la jeune mariée.

Les artistes flamands du moyen-âge avaient l’imagination riche, ingénieuse. On dirait, à voir leurs œuvres, que l’inspiration était à leurs ordres et qu’ils n’avaient qu’à puiser dans un monde invisible ces fleurs capricieusement enroulées, ces fantaisies de la forme que la nature ne présente pas. Leur qualité dominante, c’est l’exubérance, la qualité des forts.

Voilà pourquoi ils imprimèrent à toutes nos vieilles cités un cachet original et durable, et pourquoi les villes comme Bruges, Ypres, Dixmude, Audenarde tentent la curiosité des touristes.

Les personnes qui vont du Parc à la Coupure s’arrêtent souvent, rue des Ciseaux, devant une pauvre petite maison sans fenêtres au rez-de-chaussée et dont le premier étage est soutenu, dans la partie qui surplombe, par une poutre en bois sculpté représentant, sur toute sa longueur, six anges tenant des écussons portant des fleurs de lis. Ces sculptures sont extrêmement remarquables, et malgré l’épaisse couche de badigeon qui les encroûte et en cache la finesse, tout en les préservant cependant des injures du temps, on s’aperçoit facilement que c’est une main habile, exercée, qui a fouillé le bois pour en faire sortir des têtes si finement modelées, des arabesques si légères.

Cette œuvre d’art si remarquable, ornant une maison sordide, excite la curiosité, et l’on se demande comment ce luxe artistique s’est allié à tant de misère. Je crois pouvoir vous le dire,

Écoutez :

Au milieu du XVIIIe siècle, la maison de la rue des Ciseaux était occupée par Nicolas Geerolfs, maître-menuisier, par sa femme Martine et leur fille Liévine. Geerolfs était un de ces vieux Flamands pour qui l’attachement au sol natal et aux libertés communales était un culte. L’honneur de la corporation à laquelle il appartenait lui était aussi cher que le sien propre. L’ordre le plus parfait régnait dans son modeste intérieur. Cette austérité était heureusement tempérée par la bonhomie, la bonté si prévoyante de Martine. Mais ce qui ensoleillait la demeure du menuisier, ce qui la rendait resplendissante entre toutes, ce qui la faisait envier à l’égal d’un palais, c’était l’éclat qu’y répandait la beauté sereine et pure de Liévine. Ce n’était pas peu de chose d’être proclamée, comme elle, la plus jolie fille dans une ville renommée pour la beauté de ses femmes.

Liévine était grande, élancée ; ses cheveux bruns encadraient un front blanc, élevé, intelligent ; ses yeux noirs, quand ils ne jetaient pas d’étincelles, étaient doux et veloutés. Sa bouche était un peu grande, mais elle laissait voir des dents si blanches, si bien rangées qu’on ne l’aurait pas désirée plus petite ; enfin l’ensemble du visage respirait la force tempérée de douceur, le courage, la persévérance dans le devoir, la loyauté, la tendresse et l’honnêteté invincible. Un tel joyau ne se peut cacher longtemps. À peine Liévine avait-elle dix-huit ans que tous les godelureaux de la ville venaient pour se mirer dans ses beaux yeux ; mais ils ne faisaient que brûler à leur flamme ce qui leur restait d’ailes. La jeune fille ne se laissait pas atteindre par les incendies qu’elle allumait.

Dire qu’elle était entièrement insensible aux hommages qu’on rendait à sa beauté, ce serait en faire une créature trop immatérielle ; mais sa mère lui avait répété souvent qu’une honnête femme ne pouvait aimer qu’une fois, qu’il n’en était point du partage du cœur comme de celui d’un dîner, où dès qu’il y en a pour deux il y en a pour trois, et Liévine, formée à ces bonnes leçons, se tenait sur la réserve. Cependant, quelle est la cuirasse la plus solide qui n’ait pas son défaut ? La belle bourgeoise avait remarqué un ouvrier, beau blond aux yeux bleus qui la regardait chaque fois qu’il passait, et il passait bien souvent dans la rue des Ciseaux. Elle rougit donc beaucoup et se troubla lorsque cet ouvrier, qui dit s’appeler Michel Blende, vint demander de l’occupation à maître Geerolfs, qui l’accepta sur sa bonne mine. On s’aperçut bientôt qu’il avait peu d’expérience du travail, qu’il maniait assez maladroitement le rabot et la scie ; mais il était si doux, si empressé, si serviable, que le patron ne douta pas des progrès qu’il pourrait bientôt faire sous une direction aussi habile que la sienne.

Parmi les nombreux ouvriers qui travaillaient chez le menuisier, il y en avait un, nommé Thomas Maes, qui aimait Liévine d’un amour que la désespérance avait rendu sombre et jaloux. Souvent, il avait entendu répéter à maître Geerolfs que sa fille était trop belle et trop instruite pour rester dans la condition où elle était née, et qu’il ne la donnerait qu’à un sculpteur. À cette époque déjà, on comprenait la différence qui existe entre l’artisan et l’artiste. Thomas ne se sentait aucune disposition pour ciseler le bois. Il ne connaissait pas d’ailleurs le dessin. Force lui était donc de rester charpentier et de soupirer en silence. C’est ainsi que son cœur s’aigrit. Ne pouvant obtenir Liévine, tous ses soins furent d’écarter d’elle d’autres prétendants. Si elle ne peut être à moi, se disait-il, au moins je ferai en sorte qu’elle ne soit à personne.

Un soir, à la fin de la journée, Martine et sa fille attendaient, tandis que le maître distribuait la besogne du lendemain. Quand ce fut le tour de Michel : Toi, Blende, dit-il, il est temps que tu montres ce que tu as appris. Tu n’as pas encore quitté l’atelier ; demain, tu iras surveiller les travaux dans la maison de campagne de M. Van Biesbrouck.

Michel ne répondait pas, il paraissait consterné et rougissait beaucoup.

— N’aie pas peur, mon garçon, lui dit Nicolas Geerolfs, tu en sortiras avec honneur.

— Il n’ira pas, dit Thomas en s’avançant au milieu du cercle.

— As-tu envie d’y aller à sa place ? Cette besogne te tente-t-elle ? reprit le menuisier.

— Non, maître, mais Michel Van Biesbrouck ne peut placer lui-même les portes et les fenêtres de la maison de son père.

— Deviens-tu fou ? Il s’agit de Michel Blende.

— C’est tout un, maître.

— Que me chantes-tu là ? Martine, la journée a été chaude et rude, ce garçon s’est échauffé, donne-lui un verre de cervoise.

— Pas du tout, maître. Regardez Michel, et sa mine vous fera comprendre…

En effet, il devait se passer quelque chose d’extraordinaire dans l’âme de l’apprenti. Michel tremblait de tous ses membres en regardant Liévine, dont une pâleur de marbre recouvrait les traits charmants.

— Que veut dire tout cela ? reprend Nicolas Geerolfs d’une voix tournante.

— Cela veut dire que moi, Michel Van Biesbrouck, à la suite d’un pari avec des camarades aussi oisifs que moi, je me suis introduit chez vous sous un déguisement et dans de mauvaises intentions, et qu’aujourd’hui, purifié par le travail et par l’amour, repentant de mes mauvais desseins, j’ai l’honneur, maître Geerolfs, de vous demander la main de votre fille.

— Arrière, infâme séducteur ! sauve-toi de ma colère.

— Je l’aime, mon père, murmura Liévine en s’affaissant dans les bras de sa mère.

— J’ai juré que ma fille n’épouserait jamais qu’un artiste, et la noblesse méprise ceux qui vivent de leur travail, tout en leur volant leurs filles.

— Maître Geerolfs, dans un an, le sculpteur Van Biesbrouck reviendra vous renouveler sa demande.

— J’en doute et, en attendant, ma fille pleurera.

Le regard que Michel lança à la jeune fille dut contenir bien des promesses, car, prenant la main de son père et la portant à ses lèvres, elle lui dit :

— J’ai confiance, père, soyez bon, il reviendra.

L’amour est le meilleur des professeurs, le plus prompt des véhicules : c’est lui qui fit découvrir à Laurent Koster l’imprimerie. Il en fut le Christophe Colomb. Guttenberg n’en est que l’Améric Vestipuce. Michel Van Biesbrouck était intelligent, il dessinait bien et surtout il voulait fermement.

Un an après la scène que je viens de raconter, il se présentait devant le jury de la corporation des sculpteurs avec une poutre où étaient admirablement sculptées les armes de sa famille, et il était admis avec ce que de nos jours on appellerait « la plus grande distinction. »

Après avoir subi cette glorieuse épreuve, Michel se rendit chez le père de Liévine et lui montra sa sculpture et son diplôme :

— C’est bien, dit le vieux menuisier, tu as loyalement rempli ta promesse ; mais est-ce pour humilier ma fille que tu as choisi pour sujet les armoiries de ta maison ?

— Non, maître, répondit humblement l’artiste, car cette poutre est destinée à orner la façade de votre demeure, dont elle a la dimension, et je tiens à ce qu’elle y rappelle le souvenir de l’honneur que vous voulez bien me faire en me donnant Liévine pour femme.

Le dimanche suivant on annonçait au prône de la paroisse le mariage de Michel Van Biesbrouck, sculpteur, et de Liévine Geerolfs.

Les portes des salons s’ouvrirent bientôt devant Liévine ; car en la voyant si gracieuse, si jolie la noble famille dans laquelle elle était entrée reconnut bientôt que la beauté est la plus légitime des aristocraties, puisqu’elle est octroyée par Dieu à ses créatures privilégiées.

Il en est de l’art comme de toutes les bonnes choses : quand on en a goûté on y revient. Michel, devenu sculpteur par amour, le resta par goût. Quand il allait avec Liévine voir les vieux parents, couronnés de cheveux, blancs et d’années, ils ne pouvaient l’un et l’autre s’empêcher, en passant la petite porte, de jeter un regard attendri sur la poutre sculptée qui orne encore aujourd’hui l’humble maison de la rue des Ciseaux.