Nelson, Éditeurs (p. 319-347).

CHAPITRE XVI

LA LIQUIDATION CHEZ STUREL

Sturel habitait un rez-de-chaussée de deux pièces, rue des Mathurins, dans une maison où sa mère occupait le troisième étage. Ce soir de l’affaire Norton, il dîna avec elle, puis descendit préparer la liste des chéquards.

Son préambule fut bref :

« J’ai entendu, par Delahaye, les confidences des administrateurs, j’ai vu les documents qu’Andrieux tenait de Reinach et de Herz, j’ai manié chez Herz des pièces authentiques : je dénonce les parlementaires vendus à la Compagnie de Panama. Révolté par un long et abject déni de justice, je prends à la gorge ceux que le gendarme hésite à prendre au collet. Ces concussionnaires nieront ; ils me sommeront de fournir mes preuves. Le jury appréciera ma sincérité et nous départagera. »

Et tout de suite, il mettait des noms :

« Bouteiller : son élection de 1885 à Nancy a été payée par la Compagnie de Panama. Il avait pris en mains l’organisation de l’enthousiasme pour un emprunt de six cents millions. À la fin de 1886, la Compagnie a réorganisé pour lui le journal La Vraie République, où il mit son talent d’écrivain et son influence de député au service du plan lessepsiste.

« M. de Nelles : il a fait partie de ce que le baron de Reinach appelait des syndicats de garantie… »

Depuis deux heures Sturel écrivait. Parfois il s’interrompait pour réfléchir aux manifestations qu’il comptait organiser devant l’Elysée, le Palais-Bourbon, le Luxembourg, au cri de : « Dissolution !  » et dans le Palais de Justice, au cri de : « Justice ! Justice ! » Expédients du désespoir qui lui rendaient enfin la paix de l’âme. Il se jetait à l’eau, il pourrait s’y noyer, mais il entraînerait avec lui une forte grappe de parlementaires.

Vers dix heures, on sonna. Fanfournot sans doute. Sturel ouvrit. Suret-Lefort entra et dit à voix basse :

— Tu es seul ?

Puis allant droit au bureau, il se pencha sur les papiers :

— C’est donc vrai !

Il lut rapidement et s’indigna :

— C’est insensé ! Toi, Sturel, recueillir les potins du concierge et servir les indignations du locataire pauvre contre le monsieur du premier étage !

Sturel, assis dans l’ombre, observait, comme un premier signe des tempêtes où il allait entrer, les allures de son visiteur.

Suret-Lefort tenait sincèrement Sturel pour un excentrique dangereux. Il pensait : « Où voit-il son intérêt ? Comment agir sur lui ? » Il approcha une chaise, fit son visage grave et, baissant la voix, ce parfait comédien créa une atmosphère d’intimité :

— Aucun de nos amis ne te comprendrait. Consulte Rœmerspacher, Saint-Phlin, que tu estimes, n’est-ce pas. Quelle opportunité de te compromettre dans une cause notoirement perdue ? Tu as vu la concentration cet après-midi. Le parti républicain est décidé à interdire toutes ces dénonciations. Tu n’es pas monarchiste. Dès lors, que veux-tu ? Où vas-tu ? Ces gens-là (il désignait la liste interrompue des chéquards) ne m’intéressent pas : si tu les déshonores (il sourit), je suis plus tôt ministre. Mais… (il marqua un temps) il y a Bouteiller.

Sturel se taisait. Suret-Lefort continua :

— C’est un homme de valeur. Coupable ? Innocent ? Tu crois le savoir ; je l’ignore. En tout cas, un des esprits les plus vigoureux de cette Chambre. Et laisse-moi te le rappeler, mon cher Sturel, sa valeur, nous ne la connaissons pas d’aujourd’hui. Sturel se cabra.

— Eh ! Boulanger avait plus de valeur pour ce pays-ci que M. Bouteiller, et Boulanger a plus fait pour toi et moi que Bouteiller ; M. Bouteiller pourtant l’a déshonoré injustement.

— Le boulangisme, c’est une autre histoire !

— Non, un chapitre de la même histoire : la réaction de l’énergie nationale, de la France éternelle.

Suret-Lefort sourit du sourire qu’un homme positif réserve aux poètes :

— Mon cher philosophe, dans une heure tu déshonoreras qui tu voudras. Je te demande simplement d’entendre Bouteiller.

— En cour d’assises ! Ces débats veulent la publicité !

— Il est à deux pas, en fiacre.

— Il avoue donc ! s’écria Sturel.

— Je lui ai promis que tu le recevrais.

— Ce serait piquant, mais bien oiseux. Et puis j’attends quelqu’un…

— Tu n’ouvriras pas.

— Pardon ! un brave garçon traverse tout Paris pour venir à mon appel.

— Fanfournot.

— Comment sais-tu ?

— Par Mouchefrin, et tu auras de la chance s’il ne fait pas la même confidence à la préfecture de police. Ne t’inquiète pas pour le jeune Fanfournot, je l’arrêterai dès l’antichambre et nous attendrons dans ta chambre à coucher…

— C’est impossible, Suret-Lefort. Laissons cela.

— Je ne t’ai pas fait cette réponse quand tu as désiré que je prisse en mains l’affaire Racadot et les intérêts de Mouchefrin… Et tu oublies que, dans cette circonstance, Bouteiller s’est conduit d’une façon parfaite.

« Est-ce qu’il me menace ? » pensa Sturel, mais il ne put rencontrer le regard de Suret-Lefort.

Il répondit sèchement :

— Demande-moi un service personnel.

Suret-Lefort s’était levé :

— Je sollicite cette entrevue de la façon la plus pressante, comme un bon office pour moi-même. Je me suis engagé auprès de Bouteiller. Tu sais qu’il subsiste à Bar-le-Duc des suspicions contre mon républicanisme ; je serais un boulangiste déguisé. Mon amitié bien connue pour toi donne un semblant à ces bruits calomnieux. Bouteiller peut m’aplanir toutes difficultés électorales. Pourquoi me refuserais-tu une obligeance qui ne t’engage pas ? Et cette démarche d’un Bouteiller, après tout, ne sens-tu pas qu’elle te grandit ? C’est le fruit de la victoire avant la bataille engagée !

Sturel, depuis le début de ce dialogue, parlait comme il jugeait raisonnable, mais tout au fond de lui-même il désirait de voir Bouteiller furieux ou suppliant, de le connaître avec une face nouvelle. Il répéta :

— Ce m’est extrêmement pénible !

Mais Suret-Lefort le devinait, et tout de suite d’un ton léger :

— Il y a dix minutes, dans le fiacre, en tête à tête avec Bouteiller, je me rappelais un conte d’Andersen, je me rappelais ce pays où les cochers sont attelés et fouettés par les chevaux, où les moutons mènent paître les bergers. Est-ce assez comique que le grave professeur de Nancy se morfonde, l’oreille basse, derrière ta porte !

Ils s’amusèrent, mais tout de même Sturel eût préféré que les choses fussent bien ordonnées : le maître vénérable et les disciples déférents.

Suret-Lefort sortit et réapparut bientôt avec Bouteiller.

Bouteiller en s’engouffrant se heurta des épaules aux portes. Ses deux collets de redingote et de pardessus relevés fournissaient une note comique et basse, parce qu’on voyait qu’il avait eu peur du cocher et de la concierge. Sturel, sans lui donner la main, dégagea un fauteuil et pria « monsieur le député » de s’asseoir. Suret-Lefort s’empressait, très souple, très galant homme. Avec moins de basoche, son ton serait d’un joli dandysme, mais, la jeunesse et la fleur du succès fanées, et par exemple s’il prend du ventre, on ne lui verra plus que des manières d’entremetteur. Il disparut rapidement pour laisser les deux hommes causer et pour ouvrir si le visiteur annoncé sonnait. Sa silhouette se détachait en sombre sur la porte à vitres dépolies qui réunissait le cabinet, assez mal éclairé, à l’antichambre où brûlait un bec de gaz. Cette ombre démesurée, qui semblait guetter, convenait à cette scène.

Bouteiller s’assura que les rideaux de la fenêtre fermaient hermétiquement, puis, demeuré debout, il essuya les verres de son lorgnon :

— Monsieur Sturel, ma démarche seule vous fait assez connaître si votre projet me touche. J’ignore quelles apparences se liguent contre moi pour vous autoriser à un tel éclat, mais nous traversons une crise de fébrilité où l’imagination publique, prête à délirer, admet des fantômes dont il faudrait hausser les épaules. Étrange désordre où les meilleurs serviteurs de la République doivent se défendre et qui bouleverse tous les rapports, puisque moi, votre aîné et votre adversaire, je viens ici faire appel, dans notre commun intérêt, à votre sens politique.

Sturel, assis et les bras croisés, se livrait à la volupté d’entendre cette belle voix, qu’une dure circonstance ne changeait pas et qui touchait dans son âme les bases mêmes de la vie intellectuelle qu’elle y avait posées en 1882. Il eût voulu que l’ombre dans la pièce fût encore plus épaisse pour mieux cacher le sentiment âpre et tragique dont l’emplissait cette scène. Bouteiller semblait à son ancien élève, à son ancien croyant, un prêtre défroqué. Mais quand le député prononça qu’il venait en appeler au « sens politique » du jeune homme, celui-ci éprouva une désillusion : il reconnut le professeur, le marchand de leçons, il ne distingua pas le pathétique dont il espérait souffrir. Son émotion diminua ; la gêne seule subsista.

— … Ce m’était déjà une souffrance, continuait Bouteiller, que des dons appréciés par moi avant tous servissent contre mes idées, mais voici qu’ils se tournent contre ma personne ! J’ai voulu apprendre de vous-même vos intentions.

— Nous représentons deux systèmes, — dit Sturel, avec la dureté d’un homme déçu de son plaisir, le plaisir de s’émouvoir noblement ; — croyez, monsieur le député, que je regrette de trouver mon ancien maître derrière le système que j’attaque.

Bouteiller, tout entêté de politique, ne comprit pas que, pour toucher Sturel, il devait parler du lycée de Nancy et des obligations qu’alors il pouvait avoir prises sur un petit garçon de Lorraine. Il fallait sortir du Parlement, entrer dans l’humanité. Il ne sut que mêler le ton perfide à l’ennuyeux.

— Que parlez-vous de luttes d’idées, monsieur Sturel, où je ne vois que de misérables attaques privées ! Qu’est-ce que des accusations que tous les partis peuvent se renvoyer ? De la honte pour la France et une menace pour chacun. On dit, mon cher ancien collègue, que la Vraie Republique, quand vous la dirigiez avec ce triste personnage de Racadot et avec M. Mouchefrin, eut des obligations à la Compagnie de Panama… Permettez… M. Renaudin, qui aurait été l’agent de transmission, ne le nie point, et puis le juge possède cette comptabilité.

— Quel rapport ? dit Sturel indigné.

— Eh ! sans doute, monsieur Sturel, cela ne signifie rien, mais, de ces riens, on joue aujourd’hui devant un public ignorant. Et vous-même vous attisez de pareilles dispositions. Croyez-moi, renoncez à votre projet ; personnellement vous y trouveriez de graves ennuis, et sans obtenir de résultat politique, puisque tous les partis seraient atteints.

— Je ne m’intéresse à aucun des partis parlementaires !

— Il y a là pourtant de nombreux hommes modestes, laborieux, obstinés et de grande valeur, monsieur Sturel. Ils ne vous intéressent pas ! C’est trop de délicatesse. Souriez : moi je les admire. Et si, pour pénétrer au Parlement, j’avais dû accepter un concours qui n’était ni infamant, ni extraordinaire, avant qu’il plût à d’étranges censeurs de le déclarer tel, j’estimerais que d’affronter les jugements injurieux pour se mettre à même de servir son pays, c’est un courage civique supérieur au dilettantisme qui se retire en dégoûté sous sa tente. Sturel, déjà suffoqué du coup droit sur la Vraie Republique, le fut davantage encore de cette « belle âme » suppliante, puis menaçante et qui, maintenant moraliste, prenait ses pleins avantages. Il commença de discerner chez Bouteiller un sot, et, tout au fond, un pauvre contremaître.

L’autre continuait :

— Vous poursuivez un changement de système. Eh bien ! quel gouvernement tenez-vous prêt à substituer au parlementarisme ? Quelle assurance avez-vous qu’on gagnera au change ? Déroulède, de qui je ne conteste pas le caractère élevé, a désespéré, cet après-midi. Vous sentez-vous plus de confiance et pourrez-vous la faire partager au pays ? S’il en était autrement et que vous entreprissiez de détruire pour le plaisir de détruire, je reconnaîtrais en vous un anarchiste, et si j’accordais que vous n’êtes pas l’ennemi privé de vos adversaires, ce serait pour déclarer que vous êtes l’ennemi public de votre pays.

— Ta, ta, ta, dit Sturel, qui eut envie de le mettre à la porte.

Bouteiller pâlit davantage et serra les poings dans les manches tombantes de son pardessus. Sturel étonné de soi-même s’était déjà excusé d’un geste. Pendant quelques secondes de silence, l’un et l’autre parurent désemparés. Le député reprit salive, comme un malade avale une pilule ; il avalait le plus gros crapaud que la politique lui eût jamais présenté.

— Je vous avais méconnu à la Chambre, monsieur Sturel. Je l’avoue, je me suis trompé. Je ne vous avais pas distingué. Ne nous quittons pas ainsi. Faisons un pas l’un vers l’autre. Laissez vos haines, et je me fais fort de dissiper vos défiances. Si, par ma requête, je vous pressais de me dégager en vous perdant, vous pourriez me rejeter comme un embarras de votre carrière. Non, ce que je vous demande, c’est une opération sage et patriotique. Estimez-vous qu’il convienne de diminuer des hommes qui, alors même que vous le déplorez, représentent la France devant l’étranger ! Monsieur Sturel, parmi les boulangistes, des Déroulède et d’autres nouveaux venus doivent être recueillis ; ce fut toujours mon sentiment. Cherchons ensemble les moyens de notre accord.

Sturel suivait les sonorités de cette belle voix. Il se disait : « Voici le chant qui séduisit ma dix-huitième année, » Et soudain, d’un mouvement irrésistible, il mit son cœur devant Bouteiller.

— Je fais les distinctions qui s’imposent entre celui qui a reçu des services et celui qui a vendu les services de l’État. Ce second cas, vous ne l’excusez pas. Eh bien ! venez avec nous ! Quelle belle figure populaire, nationale, si vous favorisez l’œuvre de salubrité conçue en un jour de courage par M. Cavaignac !

Bouteiller approuvait chaque phrase de la tête et de la main. « Je vous vois venir », disaient avec condescendance tous ses gestes. Il vérifiait que son ancien et distingué collègue était peu propre à la vie publique, si délicate et souvent si triste :

— Cher monsieur Sturel, ce ne serait pas le rôle d’un politique, mais d’un moraliste. Un homme d’État, Dieu merci ! n’a pas charge de faire régner la vertu ni de punir les vices, mais de gouverner avec les éléments existants et d’ordonner les forces de son époque. À vouloir substituer à ce que vous appelez corruption parlementaire le règne de la vertu, on compromettrait un régime qui dans l’état est le meilleur possible.

— Ah ! dit Sturel d’un ton brisant, vous nous disiez à Nancy : Je dois toujours agir de telle sorte que je puisse vouloir que mon action serve de règle universelle. C’est peut-être votre enseignement qui m’a empêché de plier aux concessions qui eussent permis mon succès. Et c’est vous-même qui, présent en moi malgré moi, vous donnez la réplique et vous réfutez victorieusement quand aujourd’hui vous prétendez me faire admettre la nécessité des trafics et des pilleries.

Ce désaccord entre le Bouteiller éducateur et le Bouteiller politique, entre le théoricien et l’homme agissant, souvent Sturel l’avait senti, mais jamais il ne s’était rendu compte d’une façon aussi nette des reproches qu’il avait le droit d’adresser à son ancien maître. Il fut heureux qu’ils lui permissent de clore cette pénible scène sur de la philosophie et de maintenir une atmosphère d’idées qui laissait à l’un et à l’autre sa dignité.

À cette minute, et les deux hommes levés, le timbre de la porte sonna. Sturel saisit Bouteiller par le bras et l’attira dans l’ombre. Mais en place de la voix de Fanfournot, il entendit un léger bruit de soie et un accent féminin dont son cœur n’était pas désintéressé :

— Je désire parler à M. Sturel tout de suite.

Suret-Lefort, sans tenir compte du système convenu, introduisit Mme  de Nelles. À la pâleur de cette jeune femme, tous trois devinèrent quel intérêt l’amenait.

Suret-Lefort, à l’issue de l’interpellation Millevoye et sur les premiers mots du projet de Sturel, avait entrevu l’occasion de se faire un titre auprès des « chéquards », et même auprès du Parlement tout entier qui, dans une queue de campagne panamiste, ne voyait plus qu’une gênante manœuvre électorale. Il avertit Bouteiller, puis courut chez Rœmerspacher. Il lui dit les projets de Sturel d’où le nom de Nelles sortirait souillé. Il le pressa de prévenir sans perdre une minute cette famille. Il dit : « Cette famille. »

— Sturel, ajouta-t-il, a trop été leur hôte pour pouvoir leur refuser une concession qui, d’ailleurs, est conforme à ses intérêts bien entendus.

Les Nelles avaient deux intimes à dîner. On fit entrer Rœmerspacher qu’on traitait en familier. Il dit avec négligence que Sturel allait publier la liste d’Arton, qu’il comptait sur des poursuites et qu’il ferait entendre des témoins. Le baron se leva précipitamment pour caresser au gosier son chat qui venait de tousser.

Rœmerspacher pendant la fumerie resta seul avec Mme  de Nelles.

Désorientée par l’activité et les distractions d’un jeune homme que la curiosité, l’héroïsme et la mobilité nerveuse attiraient toujours au dehors, Mme  de Nelles avait mal étalé devant Sturel son tendre génie de femme. Le grand art d’embellir de douceur l’amour, de l’exprimer dans chacun de ses gestes pour ouater la vie et pour lui donner un sens, elle l’avait imparfaitement déployé avec ce jeune aventureux, à qui elle apportait tantôt des rudesses d’amoureuse jalouse, tantôt des effusions désespérées. Mais, sûre d’elle-même avec Rœmerspacher, elle laissa épanouir ses instincts profonds ; elle épura son esprit et ses mœurs de la mauvaise éducation qu’elle devait au divorce de sa mère, à quelques années de cosmopolitisme et que Sturel avait favorisée. Sous cette nouvelle influence, elle oublia les Carlsbad pleins de tziganes, le snobisme à la Nelles, et même ses plaintes voluptueuses de colombe poignardée dans Saint-James. Elle eût voulu voir avec Rœmerspacher les effets du couchant dans les peupliers d’une prairie lorraine ; elle lui racontait d’une manière légendaire le bon sens de sa grand’mère dans les poches de qui elle avait vécu, petite fille, au pays de Domrémy. Avec une force d’oubli admirable, elle triait dans son passé ses jours sains et normaux pour les faire complices de leur amitié. Elle répandit pour Rœmerspacher ses qualités de loyale française du Nord, avec un geste aussi aisé et franc qu’elle dénouait le beau torrent de ses cheveux, au soir, dans sa chambre solitaire.

Mais le plus merveilleux chez Thérèse ainsi transformée, ce fut de comprendre que Rœmerspacher ne s’attacherait entièrement qu’à une femme honnête, et depuis trois années elle cherchait par quel moyen, sans cesser de lui paraître telle, elle tomberait dans ses bras. Depuis trois années ! et pourtant elle l’aimait comme une femme qui sait ce que c’est que l’amour : ce n’était pas seulement son imagination, mais tout son être qui s’intéressait à une passion où elle eût voulu prodiguer et trouver toutes les félicités d’une jolie femme. Dans son délaissement, elle évoquait, des heures et des heures, les caresses qu’elle aurait eues pour Rœmerspacher, si le bon hasard l’avait substitué dans sa vie à M. de Nelles. Le matin, après des nuits plutôt pénibles, yeux clos dans son lit, elle s’abandonnait indéfiniment à son rêve dissolvant. Dans la vie secrète de l’amour, leurs désirs, leurs sourires, leurs silences eussent toujours été en harmonie, pensait-elle. Que de fois, et bien qu’il fût timide, elle résolut de se donner, mais elle savait d’une sûre divination que, seule, la mère de ses enfants le fixerait.

Ainsi tourmentée, Thérèse de Nelles mésestimait son mari, et pourtant son premier mouvement fut d’étonnement presque indigné quand elle demeura seule avec Rœmerspacher qui lui dit aussitôt :

— Quoi que contienne cette publication, il ne faut pas que M. de Nelles parte.

— Partir ! s’écria-t-elle, vous le croyez donc coupable ?

Le silence de Rœmerspacher la convainquit. Son état émut le jeune homme au point qu’à Nelles qui venait de laisser ses invités au fumoir et qui accourait s’informer, il jeta avec le dégoût d’un contemplateur pour un intrigant :

— Vous êtes sur la liste.

— Si madame voulait, dit-il en faisant supporter à sa femme la peine de cette insolence, je n’y serais plus demain.

— Consentez au divorce, répliqua-t-elle avec un joli courage, et votre nom, en effet, sera effacé.

Et pour éveiller tout l’amour de Rœmerspacher qui pouvait avoir compris l’outrage du mari, elle lui tendait sa main.

Nelles répondit avec la belle tenue d’un aigrefin :

— Je suis trop reconnaissant de ce que vous ferez pour que je veuille vous contrarier. Je ne puis divorcer avant les élections. Toutefois, M. Rœmerspacher m’est témoin que, si vous persuadez à temps M. Sturel, dès la rentrée des Chambres vous serez libre.

Un homme de loi présent à cette scène eût deviné la vérité : « Voilà un beau gentilhomme qui a mangé toutes les parties disponibles de la dot. »

Quand Mme  de Nelles, vers les onze heures, entra chez Sturel, était-elle blême d’avoir ainsi fiancé son avenir, ou du déshonneur qui pouvait l’atteindre, ou du déplaisir de trouver là Suret-Lefort et Bouteiller ? Sturel dut lui rappeler qu’elle les connaissait. Elle s’excusa sur l’obscurité de la pièce et, pour couper court à toute équivoque :

— Je compte que M. Suret-Lefort voudra bien me reconduire.

— Le temps, dit le jeune député, de mettre en voiture M. Bouteiller et je viens me tenir à vos ordres.

Sur le trottoir, Suret-Lefort prit sous le bras Bouteiller que cette rencontre avait achevé d’anéantir :

— Il vous disait « non ». Fort bien ! je préfère que vous soyez l’obligé de Nelles. Et comme Bouteiller hésitait :

— La petite est la maîtresse de Sturel…

— Mais, dit Bouteiller renaissant, s’il efface Nelles, j’y suis quand même.

— C’est ce que je ne tolérerai pas, qu’est-ce qu’un justicier qui choisit !

— Et s’il refuse à cette femme ?

— Allons donc ! elle le quittait pour Rœmerspacher, mais vous voyez qu’elle lui revient.

Le diplomate Suret-Lefort pèche, comme c’est la coutume, en supposant ce que son esprit conçoit le mieux, la complication dans l’ignoble.

Pendant ce temps Sturel baisait les mains de la jeune femme et lui disait :

— Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu de votre visite ?

— N’as-tu pas honte, François, qu’après n’avoir pas su me rendre heureuse, tu veuilles encore me déshonorer ?

Bouteiller avait gêné Sturel ; pas un instant il ne l’avait touché, parce que l’un et l’autre se méprisaient de naissance. Mais à la voix de Thérèse, à ce mélange d’amertume et de douceur, des larmes vinrent aux yeux de Sturel que ces événements avaient déjà énervé. Les plus intenses voluptés de sa jeunesse lui étaient restituées par la .pâleur dont elle était couverte. Ce bel état de faiblesse, ces mains tremblantes, ce tutoiement aussi lui arrachèrent ce cri de mélancolie :

— Qui aimez-vous maintenant, Thérèse ? Elle lui répondit bravement :

— Je vous ai aimé plus que tout au monde. Si vous effacez le nom de M. de Nelles, il consent à notre divorce et j’épouserai M. Rœmerspacher. Vous êtes le premier à qui j’en fais confidence, parce que mon bonheur dépend de vous.

— Soit, dit-il, accordant en une minute ce que toutes les insistances ne lui avaient pas arraché.

Sur le soupir d’une femme, voilà que ce vengeur de la morale publique n’obéissait plus qu’à son bon plaisir. En rougissant de son indélicatesse,

— mais l’indélicatesse, n’est-ce pas dans ces matières la coutume ? — il demanda :

— Depuis longtemps vous aimez Rœmerspacher ?

Elle répliqua sans baisser les yeux :

— Je puis bien vous dire, mon ami, qu’entre lui et moi il n’y a jamais rien eu à quoi un indifférent ne pût assister.

Suret-Lefort, en retrouvant les deux jeunes gens, chercha un instant s’il ne s’était pas mépris dans ses suppositions. Sturel tint à atténuer la démarche de son amie :

Mme  de Nelles s’informe de mes intentions. Je lui dis qu’à son arrivée nous parlions de mon projet avec M. Bouteiller et que j’étais décidé à ne rien publier.

Thérèse de Nelles, accaparée par son amour pour Rœmerspacher, et fort ignorante des passions politiques, n’imagina pas que son ancien ami lui fît un sacrifice. Elle exprima le vrai fond de sa pensée en disant :

— De cette façon, M, Sturel passera de bien plus agréables vacances.

Elle se levait.

— Ne partez pas si vite, lui demanda Sturel.

« Je vous ai perdue pour l’amour de la politique, pensait-il, et aujourd’hui, pour l’amour de vous, je perds en outre la politique. » Cependant il s’enivrait de l’étrange et délicieux plaisir de reconnaître en détail cette figure délicate. Sa tendresse ranimée, son contentement de lui être utile, se mêlaient à l’agrément impur de jouir du trouble d’une femme qui devine dans le regard la mémoire profonde, ineffaçable, le tutoiement du sourire à ses beautés secrètes.

« Je vais renvoyer ce Suret-Lefort », dirent un instant les yeux de Sturel, brillants d’un désir auquel Thérèse de Nelles se défendit d’opposer acquiescement ou refus. Cette ardeur, qu’elle était bien résolue de repousser, l’amusait pourtant et réveillait son ancien goût pour la jeunesse avide et sans phrases de François Sturel (car les femmes elles-mêmes sont bien empêchées, et notamment par leurs perfections physiques, d’atteindre à la perfection morale). Ce ne fut d’ailleurs qu’un éclair de sensualité. Sturel vit les difficultés et recula aussi devant la gêne d’âme qui eût suivi toute agréable brusquerie.

Deux amants sincères qui se retrouvent après leur rupture, si l’homme a l’occasion de donner un gage, et, comme Sturel, de protéger son ancienne amie, créent d’abord un sentiment exquis de douceur, de confiance et de regrets. Sturel diminué par ses projets anéantis, Thérèse, lasse de ses craintes dissipées, causèrent durant une demi-heure comme des frère et sœur convalescents. Ce que disait Thérèse n’importait guère, mais l’accent renouvelait d’anciens plaisirs, d’anciennes douleurs et faisait penser à Sturel : « Comme je vieillis ! Tant de choses déjà sont mortes en moi ! Je ne verrai plus ma vingt-cinquième année. »

Le cynique Suret-Lefort, si la politique rebâtit un jour les Tuileries, pourra devenir quelque joli courtisan, car il sait la manière de favoriser les choses en paraissant à mille lieues de les deviner ; il se montra dans cette soirée sentimentale, dans ce triomphe de l’absurde et des motifs esthétiques sur les raisons raisonnées, leur parfait confident.

Quand Suret-Lefort reconduisit Mme  de Nelles, rue de Prony, très finement, pour la rassurer contre toute indiscrétion, il lui dit que M. Bouteiller, désespéré d’avoir été vu, la suppliait de taire cette rencontre. Avec l’aveuglement d’une femme sensible et bien plus touchée de ce Suret-Lefort suspect que de Sturel, elle lui donna ses doigts à baiser au sortir de la voiture.

— Je sais que c’est à vous que nous devons, M. de Nelles et moi, d’avoir été avertis. Croyez à mon affectueuse reconnaissance.

Sturel demeuré seul comptait toujours sur la visite de Fanfournot. « Comment vais-je me dégager ? » se demandait-il en pensant avec une sorte de remords à ce jeune intransigeant et à leur vague pacte. Il mit la clef en dehors sur la porte et se jeta sur son lit. Demi-éveillé, il rêvait. C’était de Thérèse de Nelles et des yeux de peur qu’elle avait en entrant. Elle grelottait et, pour la réchauffer, il se dépouillait, s’exposait au froid. Quand il se réveilla, glacé par la mauvaise circulation dans son corps que gênaient ses vêtements, Rœmerspacher, debout au pied de son lit, le regardait. Il était huit heures du matin.

Cette lampe que contrarie le jour filtrant à travers les persiennes, ce dormeur habillé qui se soulève sur le coude, ce sont les fausses apparences d’un désordre de mœurs qu’il faudrait préférer au désarroi intellectuel dont souffre Sturel en écoutant son ami. Que lui annonce donc Rœmerspacher ? Son mariage avec Mme  de Nelles.

— Tu sens s’il m’eût été pénible que le nom qu’elle porte figurât sur la liste. Tu connais les idées de Lorraine. Mon père, comme vieux libéral, pourra bien accepter pour bru une divorcée, mais la femme d’un chéquard !

Cette histoire de mariage gêne un peu Sturel. Rœmerspacher avoue en termes simples son amour. Il se félicite d’avoir trouvé les conditions d’une vie complète, d’une vie normale.

— L’intelligence, peuh ! Nous sommes profondément des êtres affectifs. L’émotivité, c’est la grande qualité humaine. La production de toute grande découverte, de toute haute et forte pensée, s’accompagne toujours d’une émotivité extraordinaire. Voilà ce que j’ai méconnu pendant des années. Tu me trouvais un peu carabin. Je dégradais mon intelligence en laissant s’atrophier en moi les qualités délicates de la vie affective.

Il avait pris depuis quelques années le ton explicatif du professeur : mais sa figure accusait de plus en plus de force et de sérénité. Sturel pensait : « Voici qu’il rallie la voie où depuis ma vingtième année je chemine. Ce qui m’attachait aux idées incarnées dans Boulanger, puis à cette campagne sur Panama, c’était un haut raisonnement sur les destinées de mon pays, et poussé à un degré où l’intelligence rejoint et confirme les passions instinctives. Mais à l’émotivité Rœmerspacher fera sa juste part, tandis que je la laissais m’envahir et me détruire. »

Sturel évoquait les horloges des carrefours parisiens dont l’aiguille ne se meut pas comme dans une montre, d’un mouvement invisible, mais se transporte brusquement et à intervalles égaux d’une distance assez forte… Depuis la veille, lui et Rœmerspacher avaient fait un bond.

— Je me rends compte, disait-il, qu’on n’échappe pas aux maladies de son milieu. Tu me remercies de ne point dénoncer les chéquards, mais je deviens ainsi leur complice. Quelle explication vais-je donner à un esprit simpliste comme Fanfournot ?

Il raconta l’accord qu’il avait conclu pour une action dans la rue avec le fils du concierge de Nancy.

— C’est admirable, remarquait Rœmerspacher. Le voilà toujours, ton individualisme. Tu veux contenter ton sentiment du juste même aux dépens de la paix sociale. Que ces parlementaires soient des êtres vulgaires, nuisibles, tout à fait méprisables, cela n’est point douteux. Mais ils sont la force, et la société est intéressée à ne pas disjoindre d’eux l’idée de justice, tant qu’elle n’a pas un autre personnel aussi fort, entre les mains de qui transporter la justice. Au 27 janvier, j’admettais que Boulanger chassât les parlementaires, parce qu’il pouvait assurer l’ordre pour le lendemain, mais dans l’état des choses, quand tu t’appuies sur des Fanfournot, tu n’as évidemment aucune chance d’être le plus fort et de devenir le pouvoir légal : tu poses une bombe ; tu es un anarchiste.

Ils causèrent ainsi quelque temps, tout à fait séparés désormais, mais nullement irrités, et Rœmerspacher dit encore à Sturel :

— Tu devrais écrire. Cette passion, cette excitabilité, c’est le ton qui plaît le plus à notre époque : un grand nombre de personnes sentent ainsi la vie.

Vers deux heures de l’après-midi Sturel reçut la visite de Fanfournot.

— Tout est prêt, dit le jeune anarchiste. Sturel l’arrêta :

— Je ne publierai pas la liste. Décidément, après les papiers Norton, elle passerait pour une invention.

Fanfournot prit la mine la plus fièrté et la plus méprisante. Mais précisément cette fierté, ce mépris, quelle misère intellectuelle ! quelle basse confiance en soi ! Sturel se repentit d’avoir contribué à exalter chez cet enfant le sentiment de la justice. Seul avec ce primaire exalté, il constata que dans l’état où était arrivé la lutte contre les parlementaires, et n’étant plus qu’eux deux à la mener, il ne poursuivait plus que sa satisfaction, qui serait d’humilier et d’envoyer au bagne ces gens-là, et qu’ainsi comme eux il n’avait pas d’autre fin que soi-même. Cela senti dans un éclair, il parla raisonnablement :

— Intelligent comme vous l’êtes, vous devriez travailler, etc…, etc.

« Les voilà bien tous ! Ah ! bourgeois ! » semblait dire Fanfournot, qui répliqua :

— Je sais ce qui me reste à faire. J’ai eu tort d’avoir confiance en vous. L’action solitaire vaut mieux.

Une fois de plus, Sturel entrevit un mystère dans la vie de Fanfournot. Ce mystère précédemment l’eût excité ; dans son état de dépression, il se félicita d’éviter un gouffre inconnu.

— Vous avez sans doute pris des engagements pour les préparatifs ? dit-il, en tendant deux billets de banque.

— Il y a des frais, répondit l’anarchiste qui empocha.

Sa satisfaction fut de ne pas daigner s’expliquer davantage ; il se leva et gagna la porte avec une raideur de tout le corps qui exprimait, comme son mutisme, la plus violente réprobation.

Sombre enfant qui dédaigne la paix et qui, pour fondre sa dureté, ne trouve aucune sympathie ! cœur généreux d’adolescent dans les solitudes de Paris et dans un temps où l’ordre social protège ouvertement les plus basses infamies ! Sturel éprouva un mouvement de pitié, voulut le retenir, puis se dit : « C’est de toute façon un homme perdu ! »

Sturel acheva la journée avec sa mère. Jamais elle ne lui inspira une plus tendre et plus respectueuse affection. C’est qu’on souffre trop d’attribuer tout son échec à sa propre faute et que Sturel, abjurant sa confiance habituelle dans la puissance des volontés particulières, soumettait l’individu aux circonstances, le rattachait à de vastes ensembles. Dans son père regretté, dans sa mère assise auprès de lui, il reconnaissait les maîtres de sa destinée, des êtres de qui il n’était que le prolongement. Saturé et humilié de soi-même, Sturel, à se comprendre comme conditionné et nécessité, ressentait cette sorte de paix morne que donne le bromure.

Avec une singulière persistance, un tableau qu’auraient dû remplir d’ombre les années se levait du fond de sa mémoire et l’émouvait. C’était une promenade en voiture après une maladie. Jeune garçon de seize ans et déjà orienté vers les magnificences de la poésie et les grandes rêveries sur le « moi », il faisait sa première sortie de convalescent avec sa mère ; mais, au bout d’une heure, les cahots l’ayant fatigué, ils s’asseyaient dans une prairie et déballaient un goûter d’écolier, du pain, des fruits, une « raie » de chocolat. Petite fête d’enfant modeste : elle contrastait aimablement avec les orgueilleuses idées qui commençaient de croître en lui et qui peut-être n’avaient pas été étrangères à sa fièvre ! Cependant il ne mangeait pas, se voyait pâle dans les yeux de sa mère inquiète et respirait avec une intensité prodigieuse l’air, le soleil, les forces éparses de Lorraine… Pourquoi donc, après quatorze ans, évoque-t-il ces enfantillages ? C’est qu’ils demeurent à la racine de toutes ses pensées ; c’est qu’aujourd’hui, dans ce soir d’été, convaincu de ses échecs de politique et d’amour, se sentant de toutes parts « en l’air », auprès de sa mère encore il se retrouve tout naturellement et, derrière elle, en fond de tableau, il voit les horizons de son pays, des lignes simples, où rien ne l’étonnerait ni le dominerait. Prompt à se décourager, à détester les lieux de sa défaite, il entrevoit sur un terrain moins vaste et dans une discipline toute prête la possibilité d’agir avec effet. Au cours de cette soirée, il lui demanda :

— Pourquoi ne retournerions-nous pas en Lorraine ?

— Qu’y faire ? dit Mme  Sturel. Nous n’y connaissons plus personne, et personne, François, ne t’y reconnaîtrait.

Ils se virent comme deux exilés.

À cet instant des cris éclatèrent dans la rue des Mathurins, si terribles, qu’après une seconde une masse d’individus, tous les passants, couraient sur les trottoirs, sur la chaussée, et leurs « Arrêtez-le ! », leurs cannes levées, leur expression épouvantable de fureur donnaient évidemment la chasse à un gibier que Mme  Sturel et son fils n’aperçurent pas tout d’abord. Mais sous un réverbère, soudain, avec vingt mètres d’avance, un être lancé comme une flèche passa, et d’une allure surhumaine, au point qu’à le voir un petit enfant eût pleuré. Il gagnait sur sa meute ; il eût peut-être vécu très vieux si, dans le moment où il franchissait encore le cercle lumineux d’un réverbère, une chaise violemment jetée d’une porte ne l’eût atteint à travers jambes. Il s’en alla rouler à vingt mètres en pleine ombre où l’océan humain, — comme les lames qui, plus vite qu’un cheval au galop, montent la grève du Mont-Saint-Michel — le rejoignit et le recouvrit.

Les journaux du lendemain racontèrent qu’une bombe avait été lancée dans un café, où elle avait estropié trois ou quatre personnes, par un jeune homme que la foule avait bientôt forcé, arrêté et déchiré. Il se nommait Fanfournot.

Avant d’expirer au poste, il avait célébré son acte, hautement équitable, disait-il, parce qu’il frappait au hasard et que chacun des membres de la société est responsable des injustices sociales. Il ajoutait toutefois ne s’y être décidé que pour utiliser son engin, après avoir reconnu dans la journée l’impossibilité d’atteindre les plus hauts coupables.