Nelson, Éditeurs (p. 282-295).

CHAPITRE XIV

LETTRE DE SAINT-PHLIN
SUR UNE « NOURRITURE » LORRAINE

Saint-Phlin était de ces personnes à qui Sturel avait demandé de l’argent pour une caisse d’« action ». À la fin de mars sa réponse arriva :

« Mon cher Sturel,

« Je ne comprends pas clairement ce que tu veux dire quand tu parles de « passer à l’action ». D’une manière précise, tu m’invites, n’est-ce pas, à subventionner des émeutes ? Et pour préjuger de mon acquiescement, tu rappelles nos promenades le long de la Moselle ! Mais, François, je te prie de le considérer, en allant à Custines, à Metz, à Trèves, je voulais étudier des cas concrets, sortir de la métaphysique et de l’abstrait politique. Je me préoccupais de former ma raison sur les choses de ma région ; je crois que tu as orienté ton imagination d’après l’Italie, l’Espagne, Paris. Je suis lent et prudent comme un village lorrain ; tu as l’esprit agité et révolutionnaire comme un faubourg de la grande ville. Ici, je me replie sur mes réserves séculaires, et toi, tu me parais flotter au souffle des circonstances. Bien plus que nos expériences mosellanes, ce sont les enthousiasmes de quelques patriotes qui te guident.

« Veux-tu me permettre de te citer Pascal (d’après Mme  Périer) ? Vous vivez à Paris avec des esprits supérieurs, nous sommes obligés de les suppléer par des livres :

« Les discours de Blaise Pascal sur les pauvres excitaient parfois ses familiers à proposer des moyens et des règlements généraux qui pourvussent à toutes les nécessités : cela ne lui semblait pas bon et il leur disait qu’ils n’étaient pas appelés au général, mais au particulier, et que la manière la plus agréable à Dieu était de secourir les pauvres pauvrement, c’est-à-dire chacun selon son pouvoir, sans se remplir l’esprit de ces grands desseins qui tiennent de cette excellence dont il blâmait la recherche en toutes choses. »

« Cette excellence et ces grands desseins, je les trouve chez toi, mon cher Sturel. Je suis tout prêt à secourir mon pays, mais passe-moi la plaisanterie, pauvrement. On a les reçus des Septembriseurs et de ceux qui égorgèrent les otages en 1871 ; il existe des quittances qui se rapportent aux diverses insurrections du siècle et, pour les qualifier, il faut le plus délicat sentiment des nuances : je ne crois pas mon nom désigné pour qu’il s’engage sur des papiers aussi chanceux. (Je pourrais ajouter que ma fortune est moindre que tu ne supposes. Nous avons mis notre amour-propre à ménager nos fermiers et à soigner nos terres. C’est coûteux. Et pour une fois que ma pauvre grand’mère a délaissé les biens-fonds, sa fantaisie n’a pas été heureuse : à sa mort, nous avons hérité une liasse de titres du Panama, dont la vue au reste ne me dispose point à excuser les coquins que tu poursuis.)

« Tu te fais le vengeur de la morale publique ; c’est un beau rôle, mais bien pénible, car te voilà engagé à ferrailler indéfiniment avec des gens que tu méprises. Éviteras-tu le danger trop certain de ressembler pour finir à ceux qu’on guette en tous leurs mouvements ? Quoi qu’il en soit, tu nous serviras moins que si, leur tournant le dos, tu poursuivais le bien public par tes moyens propres.

« Moi, homme du terroir, éloigné de vos querelles parisiennes, j’embrasse la situation mieux que vous ne le pouvez. Ce n’est pas d’aujourd’hui, François, que tu souffres des Bouteiller. Te rappelles-tu, en 1879, au lycée de Nancy, notre classe de philosophie si fiévreuse ? Bouteiller nous promenait de systèmes en systèmes, qui, tous, avaient leurs séductions, et il ne nous marquait point dans quelles conditions, pour quels hommes, ils furent légitimes et vrais. Nous chancelions. Alors il nous proposa comme un terrain solide certaine doctrine mi-parisienne, mi-allemande, élaborée dans les bureaux de l’Instruction publique pour le service d’une politique. « Je dois toujours agir de telle sorte que je puisse vouloir que mon action serve de règle universelle », tel était le principe kantien sur lequel Bouteiller fondait son enseignement. Il y a là une méconnaissance orgueilleuse et vite tracassière de tout ce que la vie comporte de varié, de peu analogue, de spontané dans mille directions diverses. En effet, pour conclure, Bouteiller nous enseignait qu’un certain parti possède une règle universelle, propre à faire le bonheur de tous les hommes.

« Cette prétention, qui fait de Bouteiller avec toutes ses tares un apôtre, un fanatique religieux, je la vois également vive chez notre ami Suret-Lefort qui, lui, pourtant n’est qu’un ambitieux. Il m’a demandé de le mener çà et là chez des fermiers qui m’accordent quelque confiance et de le mettre au courant des besoins du pays. J’arrive bien à lui faire entendre, ce que savent les moindres de nos vignerons, que les méthodes pour travailler les cépages, pour négocier les produits, sont bonnes et vraies selon les régions ; on lui fera encore admettre que nos maladies se développent et se traitent différemment selon les divers climats, mais il n’est pas assez plongé dans notre vie pour sentir que des nuances analogues existent dans tous les ordres de notre activité locale.

« Ce brave Suret-Lefort ne distingue pas qu’il y a des vérités lorraines, des vérités provençales, des vérités bretonnes, dont l’accord ménagé par les siècles constitue ce qui est bienfaisant, respectable, vrai en France, et qu’un patriote doit défendre. Sur tous les points où ne l’avertit pas un vigoureux holà ! de ses électeurs, notre député est à la merci d’un dialecticien habile ; il est prêt à toutes les expériences, parce qu’il ignore celles que ses aïeux et notre terre ont résolues pour lui ; il ne se rend pas compte de l’avantage que nous aurions à persévérer dans notre tradition, c’est-à-dire dans la vie pour laquelle nous sommes appropriés, adaptés. Contre toutes les singularités qu’on lui propose, qui peuvent être des vérités ailleurs et qui par là sont soutenables dans l’abstrait, il ne se ménage point de refuge dans son innéité…

« Ici, Sturel, j’insisterai, et craignant de laisser dans l’ombre la principale vérité qui m’anime, je veux te dire brutalement qu’étant donnée l’anarchie générale, pour la conduite de nos vies privées, — aussi bien que pour parer aux langueurs mortelles de la France, — c’est dans ses réserves héréditaires que chacun de nous doit se replier et chercher sa règle.

« Considère l’affreuse aventure de Racadot et les carrières douteuses de Renaudin, de Mouchefrin. Transportés de notre Lorraine dans Paris, ils adoptèrent des idées et des mœurs qui peuvent valoir pour d’autres, mais où ils n’étaient point prédestinés. Reniant leurs vertus de terroir et impuissants à prendre racine sur les pavés de la grande ville, ils y furent exposés et démunis. Les cafés devenus les tuteurs de ces orphelins volontaires les engagèrent dans la voie au bout de laquelle le boulevard acclame ses favoris. Elle ne convenait assurément pas à nos humbles camarades. Privés des crans d’arrêt que leur eussent été leurs compatriotes, ils glissèrent à la déchéance où nous les voyons. Regarde au contraire Rœmerspacher. Je ne partage pas toutes ses opinions, car nous eûmes au même sol des berceaux différents ; mais je dis que voilà un homme, parce qu’il reste profondément lorrain et qu’au lieu de se laisser dominer par les éléments parisiens, il les maîtrise, les emploie selon sa guise. J’ignore s’il trouvera de grandes occasions où donner sa mesure, mais toutes les circonstances se dénoueront pour lui dignement, d’une manière harmonieuse à son type, car il appliquera le fameux proverbe de son grand-père : « Quand on monte dans une barque, il faut savoir où se trouve le poisson. »

« Voilà des réflexions, Sturel, dont s’étonneraient seuls les Français qui ne diagnostiquent pas leur mal. Ils sont bien rares, en effet, ceux d’entre nous qui n’ont point souffert d’un déracinement physique et moral. Tu cherches notre remède dans une exécution des Bouteiller. Que n’es-tu resté à la Chambre ! Je te recommanderais une idée que je caresse. À qui m’adresser ? Peut-être à Bouteiller. Tu te récries ? Eh ! s’il nous coûte cher, c’est bien le moins qu’on l’emploie.

« Je voudrais obtenir que, dans les écoles normales, on donnât aux futurs instituteurs un enseignement régional. Je voudrais, par exemple, qu’à l’École normale de Nancy les maîtres futurs de nos enfants fussent avertis par des promenades et par des leçons de choses (visites aux industries, aux cultures, aux lieux mémorables) sur les conditions particulières au milieu desquelles notre petit peuple lorrain s’est élevé et participe à la culture française.

« Tu souris, Sturel. Non point, je le sais bien, de la vertu régénératrice que je prête au sens historique : tu souhaites avec moi que nos provinces sortent de leur anesthésie et cessent de s’oublier elles-mêmes, que nos enfants se connaissent comme la continuité de leurs parents. Mais la mesquinerie de mon moyen te heurte. Hé ! Sturel, il s’agit de remonter une si longue pente ! On méconnaît si totalement la loi où je m’attache ! à savoir que la plante humaine ne pousse vigoureuse et féconde qu’autant qu’elle demeure soumise aux conditions qui formèrent et maintinrent son espèce durant des siècles. Je serai bien heureux si je puis seulement en rapprocher les esprits, la faire « prendre en considération », Je présente aux Chambres ma très modeste proposition de la même manière qu’on leur demande parfois d’inscrire au budget une centaine de francs ou de réduire un chapitre d’une somme insignifiante, « à titre d’indication ».

« Au reste, je ne songe pas à me substituer aux spécialistes de la pédagogie. Je leur signale qu’ils obtiendront un plus beau rendement, s’ils tiennent compte (puisqu’aussi bien on ne saurait donner à un élève que ce qu’il possède) des qualités de race, des dispositions locales, de toute l’hérédité qu’ils doivent éveiller et façonner dans leurs écoles. Mais c’est à eux de connaître les moyens. Et même je ne me fie dans aucune disposition formelle des programmes : les plus sages règlements demeureront impuissants si un esprit ne vient pas animer l’ensemble des études. Il y faut les inspirations de l’amour, de l’amour pour la terre et pour les morts. Nul manuel d’histoire locale ne suppléerait chez les instituteurs certain sentiment de vénération qui, sensible à chaque minute de leur enseignement, saura seul éveiller chez l’enfant la génialité de la race.

« Peut-on calculer dans quelle mesure Bouteiller nous atrophia pour avoir marqué si peu de déférence envers ma grand’mère, pour avoir un certain jour livré à nos ricanements le dessein que je tenais d’elle de rester dans l’Est et dans la condition des miens ? Je m’en prends à l’Université autant qu’aux dévastations du Cardinal-Roi et qu’aux grandes guerres de l’Empire, s’ils sont devenus rares chez nous, les géants de grande verve, hardis et matois, dignes compagnons de Bassompierre, rudes partisans de frontière, en qui je reconnais les gens de la « Marche » lorraine. Quelques survivants de notre nationalité brillent encore dans nos villages, et leur popularité, incompréhensible pour l’étranger, vivifie tout le canton. Où qu’ils s’exilent, d’ailleurs, ils ne passent pas indifférents. As-tu rencontré à Paris Monseigneur M… ? Quel vigneron lorrain, que ce vénérable prélat ! Et G…, de la Sorbonne, l’as-tu entendu bougonner, conter ? Les Parisiens croient que c’est le sel attique, mais c’est la verve de l’ancien Nancy, du Nancy autochtone, non mêlé d’Alsaciens, de protestants et de juifs. Et puis, il y a E. G., qui essaya de jouer l’anarchiste. Anarchiste, lui l’un des trois plus jeunes engagés de 1870 ! Un bon « gueulard ! » comme on dit à Vézelise. Il lui fallait la vie des camps, des coups à donner et à recevoir pendant une vingtaine d’années pour dépenser son atavisme de joyeux partisan. Ces trois hommes, si divers et tous proches de notre terroir, si nous causions librement, ah ! Sturel, comme je les déshabillerais et que je te ferais saisir en chacun d’eux la particularité lorraine !

« Quelques personnes redouteront cet esprit régional dont je voudrais pénétrer tout l’enseignement. Elles craindront qu’un système si réaliste ne nuise à la culture classique, et l’on plaidera contre une « nourriture » lorraine au nom des bonnes humanités. Hélas ! ce sont nos lycées qui n’ont plus rien d’humain au sens des « humaniores litterae » et si l’on entend par « humanités » les études qui font l’homme. Ah ! plutôt que des Bouteiller qui nous imposaient éloquemment leurs affirmations, que n’eûmes-nous un promeneur qui, parcourant avec nous le sentier de nos tombeaux, nous éveillât en profondeur ! Ses leçons de choses locales, suivant une espèce d’ordre naturel et historique, fussent allées ébranler jusque dans notre subconscient tout ce que la suite des générations accumula pour nous adoucir, pour nous doter de gravité humaine, pour nous créer une âme. Nos vignes, nos forêts, nos rivières, nos champs chargés de tombes qui nous inclinent à la vénération, quel beau cadre d’une année de philosophie, si la philosophie, c’est, comme je le veux, de s’enfoncer pour les saisir jusqu’à nos vérités propres !

« Je craindrais d’alourdir cette lettre, Sturel, mais j’ai tracé pour mon premier fils, Ferri de Saint-Phlin, plusieurs plans d’études littéraires, philosophiques et artistiques en Lorraine. Les champs de bataille de 1870 ; la petite ville de Varennes où la monarchie française périt dans un accident de voiture ; les Guise ; Saverne, sur la frontière d’Alsace, que le bon duc Antoine ensanglanta des Rustauds ; Jeanne d’Arc, telle que l’illumine Domrémy parcouru pas à pas ; Baudricourt et Domvallier, humbles villages qui couvèrent la lointaine formation de Victor Hugo ; Chamagne, dont Claude Gelée n’oubliait point dans Rome la douceur ; le sublime paysage de Sion-Vaudémont, désert, et qui embrasse sept siècles de nos destinées ; la Moselle, chantée par Ausone et pleine de romanité, voilà qui nous parle ; voilà qui nous découvre nos points fixes. Et dans l’hypothèse d’une annexion (hypothèse toujours pressante pour nous autres, gens des marches orientales), ce sont ces grands souvenirs reconnus en commun qui nous permettraient le mieux de garder sous un joug politique étranger notre nationalité profonde. Mon petit garçon s’en assurera, un sac d’enfant de troupe sur le dos, sa main dans la main de son père, au cours de belles promenades sur le plateau lorrain, dans la vallée mosellane et meusienne et sous les sapins de nos montagnes. À chaque pas et dans tous les âges, qu’y trouvera-t-il de principal et qui fait toucher la pensée maîtresse de cette région ? Une suite de redoutes doublant la ligne du Rhin. Ce fut la destinée constante de notre Lorraine de se sacrifier pour que le germanisme, déjà filtré par nos voisins d’Alsace, ne dénaturât point la civilisation latine. Quel grossier aveuglement si, pour écarter une éducation par la terre et par les morts lorrains, l’on invoquait les intérêts du classicisme ! Les gens de la marche lorraine furent éternellement l’extrême bastion du classicisme à l’est.

« Mon fils, si Dieu favorise mes soins, héritera ces vertus de notre nation. Il possédera la tradition lorraine. Elle ne consiste point en une série d’affirmations décharnées, dont on puisse tenir catalogue, et, plutôt qu’une façon de juger la vie, c’est une façon de la sentir : c’est une manière de réagir commune en toutes circonstances à tous les Lorrains. Et quand nous avons cette discipline lorraine, — disons le mot, cette épine dorsale lorraine, — oui, quand une suite d’exercices multipliés sur des cas concrets a fait l’éducation de nos réflexes, nous a dressés à l’automatisme pour quoi nous étions prédisposés, nous pouvons alors quitter notre canton et nous inventer une vie. Sortis du sol paternel, nous ne serons pourtant pas des déracinés. Où que nous allions et plongés dans les milieux les plus dévorants, nous demeurerons la continuité de nos pères, nous bénéficierons de l’apprentissage séculaire que nous fîmes dans leurs veines avant que d’être nés et tandis qu’ils nous méditaient.

« Depuis quatorze années, Sturel, que nous apprenons en commun la vie, toutes nos expériences t’affirment l’utilité de l’œuvre profonde où je te convie. Reconnais qu’en t’y consacrant tu répliqueras aux Bouteiller plus victorieusement que si tu t’abîmes à les suivre.

« Pour me presser de t’accompagner derrière le cercueil de Boulanger, il y a deux ans, tu mis au bas de ta lettre une belle formule très juste : « Ton ami, disais-tu, d’une amitié qu’ont faite nos pères. J’ai cédé à ton désir, car ce vaincu, après tout, en appelait aux énergies de notre vieux pays, mais notre amitié et nos pères ne demandent pas que je m’enrôle dans une conspiration indéterminée. Accepte mon refus et pèse mes raisons. Hypnotisé par une juste haine, crains, François, que ta figure ne prenne l’expression de figures dont tes yeux ne paraissent pas pouvoir se détacher. Et n’exige pas que notre amitié, qui fut sur la Moselle le principe de notre redressement, fasse dévier aujourd’hui ton ami.

« Henri de Saint-Phlin. »

Hélas ! Sturel n’avait plus la liberté d’esprit nécessaire pour apprécier cette lettre. Quelques minutes, il ressentit une mélancolie analogue au remords en imaginant une certaine vie qu’il pourrait vivre. Plaisir amer ! Mais il ne retint que le refus d’argent et ce projet de s’adresser à Bouteiller. Il crut reconnaître là un trait fréquent chez les aristocrates de se liguer avec tout ce qui est fort. Il voyait assez souvent le petit anarchiste Fanfournot : il le préféra à Saint-Phlin. Il crut que son honneur était engagé à poursuivre une âpre lutte où ses nerfs surexcités par la vie de Paris s’amusaient.