Nelson, Éditeurs (p. 198-214).

CHAPITRE X

GÂTEUX DEPUIS PANAMA

Le lendemain, mercredi 21 décembre, il y eut foule à la Chambre. Non pour l’impôt sur les opérations de Bourse, mais pour guetter une réapparition possible du procureur général. On signalait l’absence de plusieurs hommes politiques. Leurs concierges, interrogés par des reporters, les disaient en voyage.

Seuls parlaient haut quelques terroristes. Ils se préparaient des haines immortelles. À les croire, le dossier de l’instruction Prinet indiquait un parlementaire de haute marque comme ayant reçu de M. Eiffel un cadeau de quinze cent mille francs. « Ne va-t-on pas arrêter cet Hébrard ? » disaient-ils.

Dans cette lourde atmosphère de peur, toute la journée le troupeau attendit qu’un courant se dessinât. Vers le soir, quand on eut apporté des lampes sur les longues tables de la salle de lecture, on commença de distinguer l’échiquier. Un mouvement de résistance à l’épuration apparut. Cassagnac discourait dans un groupe. Debout, avec sa grande habileté, son zézaiement léger et son geste loyal, il répétait sous toutes les formes :

— Entre collègues, on doit se soutenir. Je n’admets pas que nous livrions, comme nous l’avons fait hier, Rouvier. On sait que je ne ménage pas mes adversaires, mais il y a une solidarité entre députés.

Plusieurs de partis divers l’approuvaient : « C’est la vérité même ! c’est honnête. » Le cercle autour de lui se renouvelait constamment, parce que beaucoup, l’ayant considéré sans un mot, s’éloignaient en prenant sous le bras un ami sûr.

Les regards seuls, ce soir-là, ne mentaient pas au Palais-Bourbon. Pauvres regards implorant la pitié ! Regards féroces qui se voilent par crainte des représailles ! Regards d’adversaires officiels qui, soudain, comprennent qu’ils ont un intérêt commun : l’étouffement.

Le bruyant duel Déroulède-Clemenceau occupait la France entière. Au sortir de l’hôtel Saint-James, autour du landau qui conduisait Déroulède sur le terrain, une foule passionnée criait à ses témoins, Dumonteil et l’auteur de ce livre : « Gardez-nous-le ! » Sturel en l’embrassant venait de lui dire :

— Nous vous ferions l’enterrement du général Lamarque.

C’est vrai que depuis quatre jours ce héros créait l’union nationale. Vers cinq heures du soir, quand il rentra indemne dans la Chambre, elle l’accueillit par une sorte d’ovation. Cette assemblée démoralisée appelait un maître qui l’amnistiât.

Dans cette période immorale, le Palais-Bourbon offrit du moins un incomparable parterre. Pour faire pousser ces fleurs saisissantes, il avait suffi qu’Arton arrosât et que Delahaye soufflât. Deux cents députés, reconnus dans la rue, obligés de changer de restaurant, épiés par leurs domestiques, reniés par leurs amis, avaient des jambes si flageolantes et des physionomies si parlantes que de leurs bouches, comme dans certains dessins ingénieux, une banderole s’échappait : « Je suis un chéquard et j’ai touché tant. »

L’histoire put prendre de belles photographies : Bouteiller, plus blanc que le journal qu’il essayait de lire ; Rouvier, seul comme un sanglier ; Proust définitivement décoiffé ; Baïhaut quêtant un certificat comme il en avait tant distribué sur l’estrade de la « Société pour l’encouragement au Bien » ; Bourgeois levant les bras au ciel ; Ribot supportant avec une aménité toute philosophique l’ignominie dont il couvrait ses coreligionnaires, parmi lesquels Jules Roche lui ruait dans le ventre.

Celui-ci en huit jours fit un vieillard ; de cet autre les chairs devinrent molles et tombantes ; le sang acre de ce troisième lui corrodait la peau. À tous il eût fallu l’air des montagnes, une station d’altitude moyenne, mille à quinze cents mètres, mais ils devaient trotter dans l’atmosphère particulièrement malsaine pour eux du Palais-Bourbon et du Palais de Justice.

Un grand nombre stationnaient contre la porte soigneusement fermée de la Commission d’enquête. Parfois de grands éclats de voix la traversaient. Il faut avoir vu Rouvier, son mouchoir en tampon dans la main, le jour qu’Andrieux déposa, guetter, interroger sans vergogne tout sortant, quelle que fût sa nuance ! Carrément il demandait :

— Qu’est-ce qu’il raconte ?

Et deux minutes après, son gros œil de myope plein de sang, il répétait encore :

— Qu’est-ce qu’il raconte ?

Les nerfs, tout de même, se détendaient parfois en charmantes facéties parisiennes. Rouvier se plaignant :

— Quelle atroce situation, quand je viens de me marier et que j’ai un petit garçon de six mois !

— Pauvre petit…, répliquait Arène, fallait pas le lui dire.

Les annales de l’Orient regorgent de vizirs fripons graciés pour un mot moins aimable.

Tous ces suspects d’ailleurs réagissaient de manières variées. La plupart semblaient fermement décidés à ne plus vivre qu’à quatre pattes, par humilité, et pour n’être pas vus des gendarmes. Quelques-uns agités, d’allure provocante, passaient, repassaient, piaffaient, la tête haute ; ils prétendaient intimider les petits papiers par des duels énergiques ; pour s’étourdir, avant de venir en séance, ils buvaient ; le soir, ils couraient les maisons publiques. Effronterie, mais non pas force ; c’est la manière des criminels vulgaires. Tous, s’ils cherchaient devant le public à farder leur mine, dans l’enceinte du Palais-Bourbon s’essuyaient le front, les lèvres et se moquaient que cette société fermée connût leur cas. Le mal de mer poussé à ses limites abolit tout sentiment de pudeur, et le pauvre être débordé par l’angoisse s’étale devant les passagers, s’abandonne aux gens d’équipage qui le portent, l’essuient, le couchent. Cinquante députés manquaient d’estomac. Ballottés par les journaux, par la Commission d’enquête, par le juge d’instruction, ils avouaient aux regards « ce qu’ils avaient dans le ventre ».

Autour des plus notables, les clients se groupaient : ils suivaient leur malheureux patron jusqu’à la première porte interdite au public ; ils l’attendaient et le défendaient dans la salle du Laocoon ; à la sortie, ils le renseignaient. Mais des petits chéquards, chacun se détournait durement. Parfois pour rien, pour le plaisir, on se plaisait à brimer ces « sans famille ». À la surface de ce marécage, des gaz infects venaient crever du plus profond des consciences. Un jour qu’on parlait d’une seconde charrette imminente, Renaudin, en traversant les bancs pour gagner sa place, dit très haut à M. de Nelles :

— Qu’avez-vous donc, baron ? vous êtes tout pâle.

— Mais non, mon ami, répondit le pauvre homme dont la main sur la table faisait machinalement le geste de donner des cartes.

Et Renaudin d’insister en élevant la voix. Suret-Lefort, peu sentimental pourtant, fut choqué.

— Oh ! Renaudin, nous nous sommes assis à sa table.

— Je me paie, dit le cruel garçon, de ses larbins, de ses fleurs et de la baronne.

Bouteiller, un pied dans le piège à loup, gardait ses allures de grand gibier. Il n’avouait même pas qu’il y eût une crise parlementaire. Tout au plus une crise de lâcheté :

— Chacun veut la lumière, déclarait-il dédaigneusement, à condition qu’elle nuise au parti adverse.

Il ajoutait :

— La Chambre continue à jouir de toute son autorité auprès du pays. En dépit de quelques défaillances individuelles, elle travaillera comme par le passé, en toute indépendance et en toute liberté, dans l’intérêt et pour le bien de la République.

C’est beau de faire ainsi le puritain au retour de pénibles séances chez le juge d’instruction ! Dans les papiers saisis chez Arton, la Justice avait trouvé une des fameuses circulaires expédiées aux sénateurs et députés par M. Ferdinand Martin pour leur dénoncer la corruption. Surprenante particularité, cet exemplaire portait l’adresse de Bouteiller. Pourquoi celui-ci l’avait-il remis à Arton, s’il ne se sentait pas coupable et s’il ignorait que le distributeur visé par M. Martin était Arton lui-même ? Le juge avait invité Bouteiller à s’en expliquer. C’est pourquoi auprès de l’éminent député de Nancy on voyait maintenant Mouchefrin. Oui, le dégradé Mouchefrin, qu’assurément Bouteiller n’eût pas reconnu quinze jours auparavant ! De quoi vivait ce maigre revenant, marqué d’alcool, vieilli, creusé ? D’affaires de publicité qui sentaient toujours le chantage et d’infimes mensualités à la préfecture de police. L’orgueilleux Bouteiller employait ce triste hère à dépister les reporters, à les entraîner hors des couloirs, pour qu’on ne le vît pas entrer chez le juge, peut-être à les payer. Son nom fut chuchoté plutôt que prononcé. Mais comme le cœur s’affole et use ses parois chez un être qui attend toute la nuit les terribles journaux du matin, et toute la journée les terribles journaux du soir !

C’est ce Rouvier apoplectique et fortement musclé qui faisait tête avec le plus d’énergie à la meute des révélations. Par deux fois pourtant, on le sentit sur ses boulets ; dans deux détresses, la Chambre soulevée de cruelle curiosité crut le voir qui s’avouait un pauvre homme exténué. Spectacle inoubliable, ces deux gestes rapides ! Ce fut d’abord quand il exposait à la tribune son système de défense (séance du 23 décembre).

— « M. Vlasto a avancé au gouvernement une somme de 50,000 francs pour parer à l’insuffisance des fonds secrets, et cette avance a donné lieu à un règlement entre ce financier et M. de Reinach, qui désirait participer à cet acte généreux. »

Voilà qui contredisait Vlasto. Celui-ci, devant la Commission d’enquête, le 6 décembre précédent, avait affirmé que le chèque de 50,000 francs et un autre de 40,000 lui avaient été remis en paiement pour sa participation dans l’émission des obligations à lots.

Une explosion de murmures prouva à l’accusé que la Chambre ne voulait pas d’une explication qui s’ajustait trop bien avec sa menace terrible de « manger le morceau ». Donc, tout ce qu’il avait préparé depuis trois jours s’effondrait ! Son œil lâcha son monocle ; il jeta ses deux bras, se détourna en se courbant : « Voilà, semblait-il dire, je ne puis rien trouver d’autre ! Si vous repoussez mon système, soit ! Mais j’ai tout passé en revue, et je ne trouverai pas mieux. »

Pourtant c’est un homme complet, ce Rouvier, et si les ressources de la logique lui manquent, il passera au pathétique. Ah ! le beau gladiateur, payant de sa personne, inépuisable en ressources, érudit dans toutes les ruses parlementaires. C’est dans cette séance qu’après avoir tenu tête à la tempête, il forçait enfin les huées à s’apaiser par ces mots d’homme acculé :

— « Dans toute autre circonstance, ces manifestations pourraient me faire renoncer à ma tâche et m’obliger à descendre de la tribune ; mais vous devez comprendre que, dussé-je mourir à la peine, je ne reculerai pas. Je vous prie donc de me laisser parler. »

Et toute la Chambre, dans un geste d’honnêteté, lui criait :

— Parlez !

Pourtant, elle le vomissait. Un flot de huées, aussi puissant que les tambours de Santerre, qui couvraient la voix des suppliciés sur l’estrade de la guillotine, revenait pour le balayer. Nulle force, il l’avait dit, ne pouvait le chasser ; seulement il était submergé. Par instant, il semblait qu’on ne vît plus qu’un bras, une main battre l’eau, persister. Et, presque asphyxié déjà, d’une voix qui fit d’autant plus d’impression, il criait :

— « Quels cœurs avez-vous donc, vous qui accablez ainsi d’interruptions un homme qui se trouve à la tribune dans les circonstances où j’y suis ? »

En se livrant aux délices de cette puissante tragédie, Georges Thiébaud disait :

— Il serait dommage pour l’art que cet homme fût vraiment innocent et que sa protestation ne fût que le cri banal et spontané de la vérité, au lieu d’être le fruit savoureux et pervers d’une haute culture politique.

Son deuxième et son pire geste de vaincu, c’est lors du vote par appel nominal, pour l’élection de M. Casimir-Perier, quand il gravât la tribune à son tour pour déposer son bulletin, et qu’il y eut ce scandale de M. de Bernis criant :

— À Mazas ! à Mazas !

Le président d’âge qui occupait le bureau ne savait point couper court. Personne parmi tant d’obligés du ministre déchu ne s’interposait. Celui qui écrit ces lignes, assis comme secrétaire d’âge au Bureau, et ayant à recevoir de chaque député qui vient de voter une petite boule pour la comptabilité, sentit contre sa main trembler les doigts de ce malheureux. Enfin l’unique ami qu’il eût conservé, M. Louis-Antoine Delpech, accourut, protesta avec les coups de gueule d’un dogue. Et nous vîmes Rouvier, tout ému de cette affreuse scène, écouter, bouche ouverte, approuver chaque mot de la tête, comme un enfant ou un vieillard qu’on protège.

Dans cet inexprimable désordre, la situation du gouvernement semblait détestable. Quelle force opposer aux antiparlementaires enivrés par de tels scandales, quand les Rouvier, les Roche manquent à l’opportunisme et Clemenceau au radicalisme ? Bien plus : c’est des parlementaires eux-mêmes que, les ayant décimés, il doit redouter le plus âpre péril. Des ci-devant frénétiques antiboulangistes chuchotent : « Ah ! si Boulanger ne s’était pas suicidé ! » Dans la Chambre, le banc des ministres semblait le banc des accusés. Ils avaient deux cents haines dans le dos, de la défiance aux deux extrémités de la salle, parfois l’outrage en face.

— C’est toi, Viette, qui m’as fait cela !… Toi ! — disait Roche, rappelant une vieille amitié ainsi trahie. Et à la rangée des ministres, ce petit homme couperosé, tête de vipère intelligente et pauvre, jetait son fameux sifflement :

— Vous êtes tous des canailles !

Pressés d’être seuls, pour se cacher, pour réfléchir, les ministres, dès le 24 décembre, avaient imposé de haute lutte la clôture de la session. Les amateurs de choses tragiques n’y perdirent rien. Ils eurent de belles étrennes : le lent étranglement de Baïhaut.

On peut comparer ce que subit l’ancien ministre au supplice du garrot, qui est, comme on sait, un morceau de bois court que l’on passe dans une corde pour la serrer en tordant, À l’ordinaire, le patient est dissimulé sous un capuchon. Cette fois, la chose se fit à visage découvert. On ne perdit pas un jeu des muscles du chéquard.

Pour apprécier ce drame, il faut savoir que M. Baïhaut avait pour ami intime M. J. Armengaud. La vie tourna cette amitié en haine. Peut-être ces faits appartiennent-ils au public : M. Armengaud les énuméra dans une suite de placards que tous les députés reçurent par ses soins au début de l’année 1890. Ils conviendraient pour donner à ce drame son fond magnifique de sauvagerie urbaine. Sacrifions-les : ce livre audacieux et dur refuse de prendre un seul trait dans la vie privée des hommes publics.

Quand la campagne sur le Panama fut amorcée, M. Armengaud dit :

— Il en est. Je ne le sais pas : je le crois. D’où, comment sortira la preuve ? Je l’ignore : elle sortira. Trois fois il vit des hommes de la Libre Parole. Baïhaut osa solliciter une audience du président de la République. C’étaient deux camarades de Polytechnique et des Ponts et Chaussées. On dit que Baïhaut confessa « une minute d’égarement ». Carnot pensa qu’un injuste silence valait mieux que les tonnerres de la Justice.

Si le président de la République adressa à M. Baïhaut quelques observations sur le devoir et sur l’honneur, celui-ci dut se promettre de les utiliser dans son prochain discours de vice-président à la « Société nationale d’encouragement au Bien », car sur « le devoir et l’honneur dans la vie », sept mois auparavant (en mai 1892), lors de la distribution des récompenses au Cirque d’Hiver, il avait lui-même laïussé, comme disent entre eux les polytechniciens.

Cependant toute la France suivait l’atroce duel. On écrivit de province à M. Armengaud : « Je puis vous affirmer qu’en juin 1886 M.  Baïhaut a fait un dépôt de 375,000 francs au Comptoir d’Escompte, Renseignez-vous près du caissier. » M. Armengaud nous dit qu’il refusa « le rôle de délateur ». Ni de près, ni de loin, il n’avertit le juge. Celui-ci pourtant fut informé. La scène fut magnifique quand Baïhaut, que le magistrat interrogeait de l’air le plus naturel, commença de nier sans un frémissement, avec une voix moyenne d’aimable homme un peu importuné, et que soudain, de la pièce voisine, le caissier surgit. Le concussionnaire s’effondra.

Sur Baïhaut terrassé, tous ses amis se jetèrent. On eût dit d’un poulailler qui se rue sur un poulet malade, mais c’était plus réfléchi : ils voulaient, en le dévorant, faire disparaître celui qui les compromettait[1].

Ces grandes opérations de vidange à ciel ouvert n’étaient qu’un jeu pour le ministère auprès de ses travaux souterrains. Ne devait-il point poursuivre Arton et se garder de l’atteindre, solliciter l’extradition de Herz et supplier l’Angleterre de la refuser !

Errant de ville en ville, le col de sa houppelande juive dressé sur ses oreilles, le petit Arton se proposait comme un sauveur au parlementarisme. Le 24 décembre, il écrivait à un ami :

« Affirmez bien au gouvernement que personne n’a eu de moi une liste quelconque ; tout est basé sur des on-dit, sur des conséquences que l’on tire des autres indiscrétions et révélations. Il y en a eu certainement de la part du mort, mais aussi de la part des gens du Panama, de Cottu, etc. Moi seul, je puis juger de cela. Parfois il me semble qu’une entrevue avec le gouvernement serait bien utile pour lui, à moins qu’il ne soit trop tard et que les révélations des gens du Panama, de Cottu, etc. Moi seul, je puis juger de tout, je sauverais bien des choses. Et vrai ! les accusateurs ne valent pas les accusés. »

Le ministre de l’intérieur, immédiatement, dans la matinée du 26 décembre, dépêchait à Arton un négociateur. L’agent Dupas passait avec Arton trois jours et une nuit à l’Albergo délia Luna, à Venise. À cette époque Arton n’était poursuivi que pour ses détournements au préjudice de la société « La Dynamite ».

— Les ennemis du gouvernement m’offrent un million, disait-il à Dupas, mais rassurez-vous : je refuse. Ne pourrait-on me trouver un homme politique qui, se voyant sauvé par mon silence et par la déposition que je suis prêt à faire, me prête cent mille francs pour désintéresser « La Dynamite » ?

Les plus hauts seigneurs du régime, ceux qui disent avec Floquet : « Nous sommes la noblesse républicaine », subissaient le chantage secret de Cornelius et d’Arton, en même temps que sur la place publique les journaux, la Commission d’enquête et le juge d’instruction leur versaient une terrible douche écossaise d’espoir et d’épouvante alternés. Dure perspective d’échanger une circonscription législative contre une cellule de maison centrale ! C’est fait pour tuer le sommeil et exacerber les nerfs des plus solides. Et quand la suite des événements sauverait ces malheureux, elle ne pourrait pas réparer le profond dommage porté à leur sensibilité. Ces ébranlements, que sur l’heure ils dissimulent tant bien que mal, peu à peu révéleront leurs ravages. Beaucoup en deviendront gâteux.

Gâteux depuis Panama ! Le beau titre que les éloges funèbres négligent, mais que l’histoire enregistre ! Sturel, qui voyait se faire cette déliquescence, en prenait une arrogance sous laquelle pourtant il demeurait inquiet. Il jouissait mal de ces bonheurs, car rien n’en sortait de clair. Il se mourait d’impatience. Il voulait qu’on terminât ; il appelait le coup de poignard.

Au dernier acte d’une course en Espagne, quand l’espada a mal planté son épée et que, demi assassiné, le taureau blanchit d’écume et beugle, on voit, pour en finir, le cachetero sauter par-dessus la barrière. Le coup de grâce ! Le couteau court et atteint la moelle : la bête tombe, lourde, foudroyée. À cette seconde, un jour, aux toros de Séville, près de Sturel, une belle jeune fille trouva l’un de ces gestes impurs de volupté qu’il y a dans les danses espagnoles, pour révéler par un mouvement involontaire de tout son corps, que la douleur, le plaisir, quelque chose de suprême enfin avait pénétré. L’excitation de cette longue tauromachie parlementaire empêchait, en décembre-janvier, Sturel de dormir, et dans ses longues insomnies, mêlant la jeune Espagnole en mantille, souliers de satin aux pieds et fleurs à la tête, avec Baïhaut tout blême qui s’embarrasse les pieds dans ses entrailles, comme un cheval éventré, et avec Rouvier congestionné, qui beugle dans le cirque, il se répétait : « Je n’aurai d’apaisement qu’après le poignard du cachetero coupant la moelle de la bête, achevant enfin le parlementarisme. »

  1. « Supposez des hommes comme nous tous, comme Déroulède, comme Delahaye, comme Andrieux, comme Millevoye, comme Barrès, qui avions joué une grosse partie en nous attelant à l’affaire de Panama, qui avions réussi tout de même à attacher cette casserole au derrière des opportunistes… On vient nous annoncer que la fille de Baïhaut est mourante et que le prisonnier désire la voir. Sans même nous être entendus, nous aurions immédiatement, si nous avions disposé d’une parcelle du pouvoir, envoyé des ordres pour que ce désir fût réalisé. Les collègues, les camarades, les complices de Baïhaut ont dit : « Non ! »
    « Plus tard, Casimir-Perier, qui avait été le témoin, le répondant de Baïhaut dans une affaire d’honneur, s’est refusé à abréger d’une heure la captivité de cet infortuné. Est-ce vertu ? Allons donc ! Si Baïhaut avait nié, Casimir-Perier, tout en sachant parfaitement à quoi s’en tenir, l’aurait pris pour ministre comme il a pris Raynal et Burdeau. » (Édouard Drumont : Figures de bronze et Statues de neige.)