Leur Art
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 107-135).
LEUR ART

Quel est l’Art de ces gens-là ? Et qu’ont bien pu faire les artistes, signataires de l’Appel au monde civilisé, pour remplacer, dans le patrimoine esthétique des hommes, les merveilles qu’ils ont biffées du portail de Reims, — je veux dire les Behrens, les Klinger, les Stuck, les Trubner, les Hildebrand, sans parler de leurs ainés, signataires du même manifeste, les Hans Thoma, les Gebhardt. les Kaulbach, les Kalkreuth, les Liebermann, les Defregger ? Beaucoup de gens ne soupçonnaient pas leur existence ; ils viennent, il y a un an et demi, de la révéler par un procédé infaillible : celui de cette suffragette qui lacéra la Vénus au miroir, ou de ce vagabond qui déroba la Joconde. C’est de la notoriété, si ce n’est pas de la gloire, et l’on demeure ébahi de leur prestesse à l’acquérir. Il y a des ouvriers qui cherchent à se faire connaître par la production de quelque œuvre : le monde surpris n’a su les noms de ceux-là que par la destruction d’un chef-d’œuvre.

Mais comme, après tout, il ne suffit pas de lacérer une toile ou de mutiler une statue pour être réputé « artiste, » — ni de se solidariser avec ceux qui l’ont fait, — ces Vertreter deutscher Kunst, comme ils s’intitulent eux-mêmes, doivent quelque part, en un temps quelconque, avoir façonné quelque chose, des objets réputés « objets d’art » par eux et leurs amis. Ils ont dû modeler des figures, dont la place leur paraissait marquée au portail de Reims, au lieu de la Reine de Saba, du Saint Rémy, du Saint Thierry et de l’Ange de Saint-Nicaise. Ils ont dû peindre des panneaux pour reposer leurs yeux que fatiguaient nos verrières, réduites par leurs soins en poussière. Peut-être, avec ce goût de l’organisation préventive qui les distingue. quelques-uns d’entre eux étaient-ils, déjà, désignés pour retoucher nos imagiers du XIIIe siècle. Et, sûrement, il en est de chargés de reconstruire Louvain, selon un plan plus moderne et plus rationnel. Que sont donc ces artistes et que valent-ils ? On se pose, malgré soi, cette question.

Je vais tâcher d’y répondre. Cette réponse, — ai-je besoin de le dire ? — ne sera pas dictée par des faits étrangers à la cause. Si, durant quelque vingt-cinq ans, — c’est-à-dire depuis la réunion des Portraits de Lenbach, en 1888, au Palais de Cristal, de Munich, jusqu’à l’Exposition du Pavillon des Arts industriels allemands, à Bruxelles, en 1910, — il n’est guère de manifestation de l’Art allemand que je n’aie suivie et notée, et si, cependant, je n’en ai jamais parlé, ce n’étaient point les horreurs de Louvain ou de Senlis qui arrêtaient l’éloge : c’est qu’il n’y en avait point à faire. Le silence est une opinion, et cette opinion ne devait rien alors aux circonstances. L’expression ne leur devra rien, non plus, sinon l’occasion, ou la justification, de ces lignes.


I

« Depuis un siècle, au moins, les Allemands n’étaient plus maîtres. Ils faisaient figure de petites gens réduites au crédit des voisins, courbées sous une férule de régent. Ils s’avouaient de pauvres lourdauds éternellement stériles qui, incapables de jamais rien produire, devaient toujours se tenir au service, à la discrétion des Anciens, de leurs voisins plus intelligens et à des livres de classe. Ils ébranlaient le monde du tonnerre victorieux de leurs armes ; leur science, leur technique, leur industrie envahissaient l’univers : les plus privilégiés d’entre eux cependant languissaient dans une servitude misérable. Oui, leurs chefs commandaient à des armées monstrueuses, à des forces et à des trésors sans nombre ; et, touchant la vie intellectuelle, affinée, ils érigeaient la soumission aux idoles des temps morts en dogme patriotique. Vit-on jamais grand peuple, en progrès et capable de se créer une civilisation particulière, choir dans une si horrible perversité ? Certes, nous étions assez instruits pour savoir qu’il n’y a, pour l’homme d’honneur, à vivre que s’il domine la vie, que s’il lui imprime le sceau de sa puissance, le sceau de sa déification, c’est-à-dire la Beauté. Mais nous n’osions y tendre de nos mains [1]... » Ainsi gémissait, il y a une quinzaine d’années, un critique allemand, s‘exprimant en français, — ou à peu près, — dans une des Revues d’Art les plus répandues outre-Rhin.

Ce gémissement révèle une blessure assez peu connue de la vanité allemande. Nous savions bien qu’il n’y avait plus d’art très original au pays des Holbein et des Dürer, — exception toujours faite pour la musique, — mais nous n’imaginions pas qu’on dût en souffrir à ce point. D’ailleurs, au moment où ces lignes paraissaient, on pouvait voir à l’œuvre, ensemble, Lenbach, Uhde, Hans Thoma, Liebermann. Menzel et quelques autres, dont les portraits ou les scènes modernisées de l’Evangile, ou les tentatives impressionnistes ou les anecdotes sur la vie du grand Frédéric n’étaient pas si méprisables. Mais la jeunesse les méprisait. C’était un art européen, dérivé des Hollandais, des Flamands et des Français. « Vous êtes couverts des signes du passé, leur disait Nietzsche, et ces signes, vous les avez peinturlurés de nouveaux signes..., le visage et les membres barbouillés de cinquante taches..., ô gens du présent ! Qui est-ce qui pourrait encore vous reconnaître ? Sût-on sonder les reins, qui croire que vous en avez encore, des reins ? Vous êtes pétris de couleurs cuites et d’étiquettes collées les unes contre les autres... » On était dominé par cette idée, — une des plus fausses de la mentalité contemporaine, — qu’un grand peuple, puissant par son négoce ou ses armes, doit nécessairement procréer un grand art. Il y avait disproportion, semblait-il, entre Hambourg et le Palais de Cristal, entre Essen et la galerie Schack. Et les petits racontars de Menzel lui-même, si spirituels et si savoureux qu’ils fussent, donnaient mal l’impression d’un gigantesque effort national. Assez de diners à Sans-Souci, de Frédéric jouant de la flûte, assez de moines égarés dans les caves ou de jeunes ménagères dévorant des lettres d’amour, assez de promenades sentimentales sur le vieux fleuve, en face des ruines romantiques, au son de la harpe, assez de villageois lutines par les kobolds, au fond de la vieille forêt germanique, ou de seigneurs en équipages surannés traversant leurs vieilles villes du Tyrol, — tout ce que Menzel, Grutzner, Defregger, Richter, Schwind, Spitzweg et tant d’autres avaient chuchoté, si longtemps, sans autre prétention que de les divertir, à leurs auditoires ébahis ! Tout cela n’était que de petits côtés de l’Allemagne, traduits par un art aussi bien flamand ou hollandais qu’allemand. A un grand peuple il fallait un grand art, nettement national et inspirateur de grandes actions. L’Art devait être l’éducateur des masses et non leur amuseur. Rembrandt avait été un « éducateur. »

Mais ce n’est pas une culture étrangère, c’est-à-dire « inférieure, » que l’Art devait apporter aux peuples germaniques, c’était une culture germanique, par conséquent empruntée au sol même de la patrie. On répétait ces mots du poète Stephan Georg : « Ce qui est le plus nécessaire à l’Allemagne, c’est un geste qui soit, enfin, allemand ! Cela est plus important que la conquête de dix provinces ! » Voilà où en étaient les jeunes artistes et la jeune critique d’outre-Rhin, dans le dernier quart du XIXe siècle. Ils cherchaient le maître qui ne devait rien aux nations rivales, ni au sentiment latin, pour en faire leur maître. Ils cherchèrent longtemps, tous leurs peintres à cette époque étant plus ou moins infectés de l’esprit et de la technique des Français. Enfin, ils crurent apercevoir celui qui devait les libérer et concentrer les aspirations de Berlin, de Weimar, de Munich, de Darmstadt, de Dresde, de Hambourg. Ils l’aperçurent, debout, au seuil de l’Allemagne, sur les bords du Rhin, tenant la clef du grand art entre ses mains. ils se précipitèrent vers cet Allemand-type. C’était un Suisse.

Certes, il y a beaucoup à prendre en Suisse et à en apprendre. Les exemples que ce pays nous donne, dans la paix et dans la guerre, seraient bons, par toute l’Europe, (à méditer. Et quand on considère que le Suisse en question était de Bâle, il n’est pas très surprenant, au premier abord, qu’une tradition purement alémanique ait pu revivre en lui. A la vérité, il n’habitait point Bâle : il habitait San Domenico, près de Florence, à mi-côte de Fiesole, et vivait entouré de cosmopolites. Mais ce ne sont là que des contingences. Malgré son obstination à vivre loin de sa patrie, on pourrait imaginer qu’il est resté fidèle à sa race, en son volontaire exil. Mais si l’on voit une seule de ses œuvres, on est tout de suite fixé. Tout l’œuvre de Bœcklin est un effort furibond, têtu, désespéré, pour se rattacher à l’antiquité classique et méditerranéenne. C’est une perpétuelle nostalgie d’une race et d’un pays et, plus encore, d’une culture dont il n’était pas ou dont il n’était plus, si, comme le disent ses admirateurs, il en avait été dans quelque « existence antérieure. » Il prend à cette antiquité et à sa mythologie ses sirènes, ses centaures, ses néréides, toute son animalité à figure humaine, mais il les vide, aussitôt, de leur esprit antique, je veux dire la mesure, la pureté des lignes, l’harmonie. C’est Phidias chez Breughel, l’Olympe chez Téniers, quelque chose d’énorme et de débraillé, qui fait songer aux anamorphoses que subirait une statue antique, si elle se trouvait entourée de miroirs déformans ou de boules-panoramas. Plus coloriste, il eût approché Rubens, plus spirituel, amusé comme Doré, c’est-à-dire, en tout état de cause, tourné le dos à l’antique. Tel qu’il est, sa prétention au grand art peut intéresser, mais ne touche guère, d’autant que, comme métier, c’est le plus composite et le moins original qui soit. Malgré tous nos efforts, — et Dieu sait si nous avons été hospitaliers aux génies étrangers ! — nous n’avons jamais pu admirer ce parti pris violent de mépriser la mesure, dès l’instant qu’il n’aboutissait pas à quelque trouvaille de métier ou d’art.

Fùt-il, d’ailleurs, le maître original que quelques-uns ont cru, Bœcklin n’avait plus rien d’allemand, à moins qu’on n’appelle précisément « allemande, » depuis Cranach jusqu’à Cornélius, cette incapacité foncière de comprendre l’Antique. Sur tous les points et avec une application constante, il prenait le contre-pied des vertus qui avaient fait les grands artistes de la vieille Allemagne : la minutie, la conscience, l’étude des visages, analytique et serrée, le goût des joies de la vie intime et recueillie. Aussi est-ce un des plus surprenans phénomènes de mimétisme, que l’engouement des Allemands, et des seuls Allemands, pour ce renégat de toutes leurs traditions esthétiques. Ils avaient tant d’autres modèles ! Dans la ville même de Bœcklin, à Bâle, quand on visite les salles hautes de ce curieux musée qui se dresse à pic sur le Rhin, on éprouve une des émotions les plus profondes que puisse donner l’Art : le commerce familier avec des hommes ensevelis depuis plusieurs siècles, dans un subit dédoublement de notre personnalité, qui nous fait assister à la vie de quelques êtres privilégiés bien avant que la nôtre ait commencé. On est devant Holbein : la famille de Thomas Morus, Erasme, Jacob Mayer et sa femme, Dorothée Kannengiesser, Amerbach. Ces figures nous révèleraient, si nous savions les lire, tout le mystère de leur destinée. Les artistes allemands de l’école moderne ont passé devant elles sans y prendre garde. Puis, non loin de ces merveilles, on voit de lourdes caricatures de l’Antique : des allégories où le modèle d’atelier, figé en sa pose, attend patiemment l’heure de se rhabiller, des Naïades jouant dans la mer avec les soubresauts que la foule se divertit à observer au déjeuner des otaries : la négation constante des utiles leçons de Holbein, la prétention aux grands contours synthétiques, aux vastes symboles, à la décoration murale, à la philosophie, exprimée par le dessin le plus commun, le plus banal et le plus lamentablement académique. C’est là que les artistes allemands se sont arrêtés, là qu’ils ont cru trouver l’idée rénovatrice de la peinture allemande ! Franz Stuck, Max Klinger, Trubner, Wilhelm Bader, cent autres sont sortis de là.

A la vérité, Bœcklin avait trouvé quelque chose : c’était d’aller prendre les êtres fantastiques créés par l’art antique et de les remettre dans des paysages vrais, les paysages d’où ils étaient venus, où ils avaient été, pour la première fois, aperçus ou devinés par l’imagination apeurée des bergers : de remettre Pan et les faunes et les satyres dans les bois, les sirènes et les naïades dans l’eau, les nymphes au creux des sources, et de faire galoper les centaures par les prés et les rochers sauvages. Il tirait le centaure de sa métope et l’envoyait, d’un coup de fouet brutal, bondir en plein marécage ; il dévissait le faune de son socle ou de son cippe, et le jetait à la poursuite d’une femme à travers la feuillée des grandes forêts ; il persuadait aux néréides de quitter les trois ou quatre volutes, par quoi sont figurés les « flots grecs, » sur les terres cuites ou les mosaïques antiques, pour piquer une tête dans le golfe et faire une pleine eau. De là, mille apparitions imprévues, bien que logiques, d’un ragoût savoureux, qui faisaient écarquiller les yeux des archéologues et rugir d’aise les rapins : des corps de monstres ou de demi-dieux fouettés par les branches, tigrés par la boue, ruisselans d’embruns, pris dans l’écheveau vert des varechs et roulés par le ressac. C’était une idée. Il en avait une autre, corollaire de la première, et aussi féconde. Etant donnée telle forme fantastique mi-humaine, mi-bestiale : le centaure, par exemple, ou le triton ou la néréide, en déduire toutes les postures qu’elle peut prendre, qu’elle doit prendre en certaines occasions et ne pas s’en tenir aux attitudes réglées par la statuaire antique : par exemple conduire son centaure chez le maréchal ferrant, le faire ruer, sauter des obstacles, montrer des néréides qui jouent et s’ébrouent comme des phoques, des bébés tritons qui sautent sur les nageoires de leurs pères, une Vénus à demi liquide au sortir des eaux, des faunes ou des ægypans vieillis, blanchissans, obèses, sur les confins de la caricature, en un mot, toute une mythologie réaliste. Cela aussi était une idée. Sans doute, l’antiquité en avait donné des exemples, sinon dans ses chefs-d’œuvre, du moins dans ses petites figurines décoratives, sur la panse de ses vases ou au plat de ses murs peints, comme à Herculanum et à Pompéi. L’artiste avait, déjà, en plus d’un endroit, suggéré des gestes assez libres à ses tritons et à ses centaures, imaginé des centauresses, voire des ichtyo-centaures, des hippocampes, des panthères marines, des pistris ou serpens-dauphins et même flairé le « grand serpent de mer. » Sans même remonter si haut et en s’en tenant à ce qu’on voit au musée de Bâle, Bœcklin avait pu observer de très savoureux gestes de centaures dans les vieux dessins d’Ursus Graf ou de Baldung Grien. Mais ce que nul n’avait jamais fait, c’était de les plonger en pleine nature, dans le milieu humide ou herbeux, ou parmi les mystères sylvestres, au fond des paysages découverts par Corot ; telle fut l’idée de Bœcklin.

Le malheur de ces idées-là, en art, c’est qu’elles ressemblent trop à des découvertes d’ordre scientifique. On peut les communiquer par de simples mots. Le moindre dessinateur, en les entendant énoncer, voit, tout de suite, le parti qu’il peut en tirer et, sans avoir connu l’œuvre de Bœcklin, il en reproduira l’aspect à peu près. C’est si vrai qu’il y a eu, dans la vieillesse de Bœcklin, un procès pour savoir si tel tableau était de lui : — et il n’a su le dire, l’ayant oublié ! Puis il suffit de tirer les conséquences logiques d’une idée, en art, pour choir inévitablement dans l’absurde. Aussi bien, quand il fut parvenu à la vieillesse, le peintre de Bâle, s’exagérant lui-même, rendit-il son système insupportable à ceux qu’il avait, un instant, charmés. La modernité de la Fable avait vécu.

Toutefois, il en était l’inventeur et l’on pardonne beaucoup aux inventeurs. Mais que dire des Allemands, des Stuck, des Klinger, des Bader, des Trubner, des Paul Burck, parfois même de Hans Thoma, qui, venus après Bœcklin, la formule étant trouvée, l’ont systématisée, développée, amplifiée, en un mot exploitée, comme on fait un brevet d’invention ? On ne peut s’empêcher, en les voyant, de penser à cette caricature de Bruno Paul dans le Simplicissimus : un jeune rapin famélique, carton sous le bras et pipe à la bouche, est debout auprès de son père, vieillard moribond qui tient un basset sur ses genoux, et le vieillard lui dit : « Mon fils, je ne te laisse rien que ce basset : ce sera ton gagne-pain. Tu pourras, chaque semaine, envoyer une blague sur lui aux Fliegende Blaetter, » — faisant allusion aux plaisanteries sans nombre que la petite bête, courte sur jambes, longue sur reins et tout en oreilles, inspire aux humoristes de la feuille célèbre. Bœcklin a fait comme ce vieillard. Il a légué son centaure à Stuck et à Klinger, et c’est merveille ce qu’ils en ont fait et toutes les sauces à quoi ils l’ont accommodé ! Ce centaure poursuit encore, là-bas, une carrière extrêmement profitable. La magnifique villa antique de Stuck, à Munich, a été payée par ce centaure. Les idées, — même les idées d’autrui, — ne demeurent pas improductives en Allemagne.

Enfin, Bœcklin avait fait une dernière trouvaille : son Ile des Morts. Il en était si satisfait qu’il l’a répétée, nul ne sait combien de fois. C’est la page de lui qu’on connaît le mieux à l’étranger : une cuve de pierre, pleine de cyprès, baigne dans un lac noir, échancrée en toute sa hauteur pour qu’on puisse voir qu’il ne s’y passe rien, une barque glisse sur les eaux endormies et ramène à la « bonne demeure » un hôte debout en son linceul. C’est une création très artificielle. On sent que l’artiste a réuni, méthodiquement, tout ce qui peut donner l’idée de l’insensible et du perpétuel : une île escarpée et sans bords, une eau sans mouvement, un crépuscule éternel, l’ombre, une nature où rien ne change, où rien ne naît, où rien ne souffre, où rien ne meurt. L’impression produite, bien qu’artificielle, est assez forte. Ainsi se clôt le cycle des découvertes du peintre suisse. La passion de l’antique, la recherche du brutal, et le terrifiant, — voilà tout l’Art de Bœcklin.

Et c’est tout l’Art allemand contemporain. Les deux plus notables représentans de cette école sont Franz Stuck et Max Klinger, tous deux à peu près du même âge, entre cinquante et soixante ans. Klinger doué de la figure classique du herr professer à lunettes, broussailleux, soupçonneux, hirsute, l’œil vif sous le sourcil épais, plus petit serait Mime, et Stuck, bonne tête ronde de feldwebel, l’œil rond, extasié, impérieux, plus grand, jouerait les Siegfried, tous deux sculpteurs autant que peintres et décorateurs autant que sculpteurs, menant tout de front, visant à tout, appelés artistes et maîtres seulement en Allemagne, répondant à ce que, dans tous les autres pays, on honore du nom d’ « amateur. »

Ils se sont partagé le royaume de Bœcklin : Stuck a pris la terre et Klinger a pris la mer. Tous deux ont gardé le centaure. Seulement, Stuck lui donne quelques nouveaux agrémens. Il lui met quelquefois une crinière, il lui rase la tête à la manière « hygiénique » allemande et lui ôte la barbe qu’il portait au Parthénon. Il en fait un cerf que poursuit un centaure, chasseur et archer. Il a même imaginé un centaure nègre, une sorte de bon géant courtisant une jeune blanche, au grand ébahissement de ses compagnes. Il a fait des centauresses blondes fuyant, les cheveux dénoués et en riant comme des folles, la poursuite des centaures mâles, ou encore, attendant paisiblement, couchées comme un cheval dans son box, l’issue de la lutte entre deux rivaux. Tous ces centaures ont appris à galoper, à l’école de M. Muybridge, ou tout au moins, de M. Marey. Ils respectent les enseignemens de la chronophotographie. Aussi offrent-ils un mélange de réalisme, de modernité, d’archaïsme, de pédantisme et de fantaisie, qui atteint la plus haute bouffonnerie.

Klinger, lui, a conduit son centaure dans la mer, parmi les néréides et les ordinaires chevaux marins, les mouettes et les goélands, l’a englouti à demi, dans les vagues, échevelé dans le vent du large, balafré d’écume. Telles sont, notamment, ses peintures décoratives pour la villa Albers, conservées dans les musées de Berlin et de Hambourg. Il est parvenu, ainsi, à insuffler à son Chiron, ou à son Nessus, une vie brutale et joyeuse qui, au premier abord, séduit. L’attrait de la nature méridionale pour l’homme du Nord y éclate. C’est une ruée vers la mer bleue, l’horizon d’or dentelé par l’étrave des caps, la Méditerranée convoitée au loin, par delà les lacs trop calmes et trop froids, par delà les Chiemsee et les Constance, l’art qui cherche à déboucher en « eau chaude, » comme l’Empire lui-même, et y tend d’un effort vertigineux.

Dans tout cela, qu’est devenue la vieille Allemagne, la vie paisible, les drames ou les joies intimes de la famille, les rêveries sentimentales que nous peignaient, hier encore, les maîtres, et qui sont encore sensibles dans l’œuvre de Hans Thoma ? Il n’y en a plus trace... Les gens que Paul Richter nous montrait passant l’Elbe, sur une petite barque, en face d’un vieux château en ruines ; les jeunes amoureux, la main dans la main, le vieillard penché sur sa harpe, le touriste debout, sac au dos, s’adonnant avec ferveur aux joies esthétiques de la contemplation, et le poète échevelé, pensif, qui va noter quelque chose de profond, ou, tout au moins, d’obscur, — que sont-ils devenus ? Un souffle a passé sur les ateliers allemands contemporains, qui en a chassé toute cette humanité naïve, parfois mesquine, mais touchante et, en tout cas, vraie. Il n’est plus resté que des fîgurans de théâtre, laborieusement travestis en symboles, guindés dans leur archaïsme et empêtrés dans leur philosophie.

C’est une fatalité, en effet, que les artistes allemands cherchent toujours à réaliser ce à quoi ils sont le moins propres : le symbole, et sous les formes qui sont le moins dans leur génie : les formes classiques. Certes, leur passion pour l’antique n’est point nouvelle. On chantait, jadis, dans leurs ateliers :


Des Deutschen Künstlers Vaterland,
Ist Griechenland, ist Griechenland !


Mais c’est une passion toujours malheureuse. Elle a perdu Cornélius et son école, elle a donné à Munich et à Berlin leur faux grec. Dès qu’elle saisit son homme, elle le tue. Moritz de Schwind, par exemple, au milieu du XIXe siècle, anime d’une vie très divertissante les figurines sentimentales ou grotesques, qu’il conduit à travers les mystères de la forêt germanique, mais ses figures symboliques sont vides de toute substance. Il réussit toujours le nain : il manque toujours la Walkyrie, à plus forte raison, la déesse antique. Cornélius croit s’inspirer de l’antique : il le surmoule. Tout l’imprévu, toute la netteté, toute la hardiesse et la force, tout l’accent de l’antique est perdu. On ne sent plus ses os.

De nos jours, Trubner croit beau de montrer l’empereur Guillaume Ier en triomphateur, accompagné des Walkyries : il n’évoque autre chose que l’idée d’un vieux monsieur égaré dans les praticables de Bayreuth, au moment où l’on prépare la figuration.

Les nouveaux venus, il est vrai, ont cru sauver leurs pastiches de l’Antique en y introduisant deux caractères que l’Antique offre bien rarement : le colossal et le terrifiant. Mais c’est encore une erreur, ni l’un ni l’autre n’étant dans les moyens du Germain, — du moins dans ses moyens plastiques. Habich modelait, en perfection, de petites statuettes de bronze, propres à mettre sur une table, comme encriers ou presse-papiers : il a fait dans la Künstler Colonie, à Darmstadt, des statues gigantesques d’Adam et d’Ève, qui passent les bornes du ridicule. Klinger réussit fort bien, aussi, la statuette de bronze : il a imaginé des Beethoven ou des femmes en marbre polychrome, dont les meilleures, si elles étaient plus spirituelles, eussent dû aller chez Mme Tussaud. Hildebrand, à force de fréquenter les Antiques et les Florentins, dans sa maison de San Francesco di Paolo, arrive à des approximations fort agréables du quattrocento dans les petits sujets : rêve-t-il de monumens, il choit dans le banal. Frantz Metzner parvenait, çà et là, dans de simples bustes inspirés par des figures réelles, à exprimer un sentiment saisissant ; il a voulu se hausser aux colosses d’Égypte, ou peut-être d’Assyrie, en sa figure de la Force, dans le monument de Leipzig : le résultat est lamentable. Évidemment, il a été impressionné par le Pugiliste au repos des Thermes de Dioclétien, mais il lui a trouvé l’air trop intelligent. Il a regardé, avec sympathie, le Penseur de M. Rodin, mais il lui a trouvé les extrémités trop fines. Il a voulu bâtir un hercule où tout ce qui n’est pas brutal disparaît, mais alors le crétinisme pathologique, où il est parvenu, enlève à son demi-Dieu non seulement toute sa divinité, mais toute son humanité et, par là, toute sa vraisemblance. C’est un pantin colossal et qui ne fait plus peur.

La peur, cependant, ou plutôt la terreur, tel est le sentiment que l’Allemand cherche le plus, depuis quelque vingt ans, à inspirer. Il semble que ce soit pour lui un moyen de triompher en art, comme chez ses théoriciens militaires de triompher, dans la guerre, La toile la plus fameuse, peut-être, de Stuck est son allégorie de la Guerre : un entassement de cadavres nus sous le cheval du triomphateur insensible. Les sphinx, les chasses infernales, les furies, les harpies, tout ce qui menace l’homme dans l’ombre et lui rappelle l’énigme de sa destinée, lui paraît admirable à peindre. C’est si vrai que, depuis la guerre, les caricaturistes allemands, lorsqu’ils veulent symboliser la terreur qu’ils s’imaginent inspirer à leurs ennemis, n’ont qu’à reproduire quelque page célèbre, de Sascha Schneider, par exemple, en en détournant le sens. Ainsi, le Destin, batracien dégoûtant, guette l’homme nu, désarmé, qu’il encercle de ses griffes inévitables : c’est, dans leur folle présomption, Hindenburg guettant le grand-duc Nicolas. Malheureusement, cette entreprise de terreur échoue de façon misérable. Le Lucifer de Stuck ressemble à un jeune Anglais qui suit passionnément les péripéties d’un match de boxe ou de foot-ball. Son Remords est un marin en permission qui a pris le pas gymnastique pour ne pas manquer le dernier canot. Son triomphateur de la Guerre est un gars de la campagne qui revient, le soir, sa journée finie, sur son cheval fourbu. Son Vice et toutes les femmes fatales, qu’il a entortillées d’un serpent boa ou python, semblent tout simplement des charmeuses de serpens. Son Guerrier est un jeune valet de chambre qui époussette une statuette de la Victoire avec un plumeau fait de feuilles de laurier. Son Ange du Paradis perdu est une manière de suisse qui, debout, raide, les jambes écartées, tient son épée flamboyante fichée en terre en face de lui, comme un portier de Rome sa canne à boule, sous le portique d’un somptueux palais. Tout cela rappelle inévitablement le piteux effet que produit, à la scène, l’apparition de Fafner. Mais, à côté de ces horrifiques images, figure-t-il un faunin luttant, tête contre tête, avec un jeune bélier, dans un cercle d’autres petits faunes ébahis, ou dessine-t-il des paysans allemands en visite dans un musée, pour les Fliegende Blaetter, — et voici la main d’un artiste vrai, particulier, spirituel, qui paraît.

Sur un point, toutefois, cet appel à la terreur est émouvant dans la Danse des Morts. Klinger a fait toute une suite d’eaux-fortes intitulée De la Mort, fort ingénieuses, à la manière de M. André de Lorde, pour entretenir, chez l’être périssable que nous sommes, l’appréhension du mystère et l’horreur de l’étroit passage. Ses Miséreux au carcan ; son bébé assis sur le rigide cadavre de sa Mère endormie ; sa figure d’homme en train de se noyer ; sa Pieta, où saint Jean a pris la tête de Beethoven ; sa Mort guérisseuse, conçue à la manière du « libérateur céleste » de Lamartine, tout cela est nouveau et d’un artifice assez adroit à nous émouvoir. Cela doit tenir à quelque caractère foncier de la race, car, à toutes les époques, les Allemands ont excellé dans le squelette. La suite d’Holbein est géniale. On pourrait croire qu’il avait épuisé les ressources tragiques et comiques du macabre, — mais presque à chaque génération, l’Allemand sait le renouveler. Encore au XIXe siècle, Alfred Rethel, médiocre dans tout le reste, a trouvé un étonnant symbole du mouvement révolutionnaire de 1848, avec sa Mort à cheval. De nos jours, un artiste de second plan, Joseph Sattler, en figurant la Mort, sur des échasses, qui passe sur les feuillets des livres et y laisse ses traces, a prouvé que le don ancien de fantaisie macabre n’est pas perdu. Cette Mort, sortie d’un cabinet d’anatomie, grimace et fait des mines de vieille coquette, — dolichocéphale, bien entendu. Chez Hans Thoma, le squelette, bien droit sur ses apophyses épineuses, tend un drap, avec le geste du garçon de bain, derrière Adam et Eve, prêt à les envelopper dès qu’ils auront cueilli la pomme... C’est un rien, mais il fallait le trouver. On n’en finirait pas de citer toutes les facéties funèbres de ces morticoles. On ne voit guère que Liebermann qui dédaigne d’épouvanter ainsi ses contemporains. Ainsi, le macabre, chez les Austro-Allemands, est une industrie nationale. Et cela encore, ils l’avaient trouvé dans l’œuvre de Bœcklin : si peu Allemand qu’il fût dans son art, il avait pourtant cru devoir enseigner l’équitation à une Mort en habits carnavalesques, dans la Guerre, et figurer un squelette raclant du violon derrière son propre portrait.

Il ne faut pas croire, cependant, que Bœcklin, seul, serve de modèle. L’artiste allemand prend des modèles partout. Liebermann a toujours pastiché nos impressionnistes, Hohlwein pastiche Nicholson, Frederyk Pautsch pastiche Brangwyn, Georg Merkel pastiche Maurice Denis, Otto Barth et Junghanns pastichent Segantini : Paul Burch, aussi, à l’occasion, et maint autre, car Segantini a fait, outre-Rhin, une impression presque aussi profonde que Bœcklin. Hans Thoma, dans plus d’un endroit, a pastiché Holman Hunt, et Max Klinger, dans son Aphrodite, a pastiché Watts. Adolf Brütt pastiche Rodin, Joseph Wackerle pastiche Thorwaldsen, Max Neumann pastiche Toulouse-Lautrec, Sascha Schneider pastiche de Groux, Hildebrand pastiche, à merveille, les della Robbia et moins bien Verrocchio. En sculpture, il semble toujours qu’on ait déjà vu, « dans un monde meilleur, » l’anatomie et le geste que produit le statuaire allemand. En art appliqué, c’est la même chose, et à peine a-t-on pénétré dans quelque salle de « style moderne, » que le faux Copenhague, le faux Gallé, le faux Doulton, le faux Delft, le faux Rozenburg, le faux Roestrand, le faux Tiffany éclatent aux regards. On a souvent parlé de créer un Musée des pastiches, c’est inutile : il suffit d’entrer dans une exposition d’art allemand contemporain.

Le plus singulier est que ces emprunts perpétuels au génie étranger n’entament pas la confiance de l’Allemand en la supériorité de son génie propre. Il a, au moment même où il imite les autres, un immense contentement de soi-même. Il revendique l’esprit du voisin comme un trait de sa race à lui, égaré hors de ses frontières, et qui doit lui faire retour par conséquent. « Ceci est beau, dit-il, donc cela doit venir de moi, ou de mes ancêtres. » Par exemple, un de leurs critiques loue Courbet et Millet d’avoir « introduit des élémens absolument allemands dans la peinture française [2]. » C’est une forme de folie raisonnante fort curieuse à observer. Ruskin, qu’on me pardonnera de citer cette fois encore parce qu’il serait difficile de mieux voir aujourd’hui même ce qu’il démêlait, il y a longtemps déjà, avec une lucidité singulière, écrivait dans Fors Clavigera, en 1874 : « Il n’y a de bonheur que pour les doux et les miséricordieux et l’Allemand ne peut être ni l’un ni l’autre : il ne comprend même pas ce que ces mots signifient. C’est là qu’est l’intense, l’irréductible différence entre les natures allemande et française. Un Français n’est égoïste que lorsqu’il est vil et déréglé ; un Allemand est égoïste dans les plus purs états de vertu et de moralité. Un Français n’est sot que lorsqu’il est ignorant : aucune somme de science ne rendra jamais un Allemand modeste. « Seigneur, dit Albert Dürer en parlant de sa propre œuvre, cela ne peut être mieux fait. » Luther condamne, avec sérénité, l’Evangile de saint Jean tout entier, parce qu’il arrive que saint Jean n’est pas précisément de son avis. De même, lorsque les Allemands occupent la Lombardie, ils bombardent Venise, volent ses tableaux (dont ils sont incapables d’apprécier un seul coup de pinceau) et ruinent entièrement le pays moralement et physiquement, laissant derrière eux le vice, la misère et une haine intense déchaînée contre eux sur tout le sol que leurs pieds maudits ont foulé. Ils font précisément la même chose en France, l’écrasent, la dépouillent, la laissent dans la misère, la rage et la honte, et s’en retournent chez eux, se pourléchant d’aise, chanter un Te Deum [3]. »

Ceci n’est pas et ne peut être un diagnostic de l’âme allemande. Il y a d’autres élémens à considérer que l’Art dans la psychologie d’un peuple, surtout quand cet art est, comme ici, voulu, guindé, composé de toutes sortes d’emprunts. Mais l’artifice même, que dévoile cette recherche et l’échec total où elle aboutit sont de précieux indices. A ne considérer l’âme allemande que dans son art, il ne semble pas du tout que le brutal, le colossal, et le terrifiant en soient des caractères fonciers. Ce sont manifestement des caractères acquis et assimilés par une forte volonté. Tandis que la grâce, l’ordre, la mesure sont, chez l’artiste français, si naturels que, pour y manquer, il faut qu’il fasse quelque effort, ce caractère hautain et brutal de l’Allemand est si manifestement voulu que le même artiste, fort médiocre quand il se l’impose, devient tout de suite meilleur lorsque, d’aventure, il cesse de se suggestionner et se remet, comme ses ancêtres, à peindre des petites filles dans des prairies, des vieillards lisant leur bible, ou des gnomes lutinant des fées dans la forêt. Hans Thoma, Max Klinger, Franz Stuck peuvent servir de contre-épreuve. Il semble donc bien qu’ils expient, en ce moment, leur infidélité au penchant naturel de leur race. La génération précédente : les Jean-Paul Richter, les Moritz de Schvind, les Defregger, les Spitzweg, les Menzel, n’étaient pas de très grands artistes, mais leur art n’était nullement emprunté. Ils faisaient tranquillement leur petite besogne locale et de terroir. Ils balayaient devant leur porte.

Leurs successeurs n’ont pas été si sages, ni si heureux. En se juchant, tout d’un coup, sur un Sinaï de pacotille, en enflant la voix pour annoncer des choses qui dépassent de beaucoup leur compréhension et réaliser des prodiges qui excèdent de beaucoup leur puissance, ils ont oublié tout ce qu’ils avaient à dire et n’ont rien trouvé d’autre. L’artiste allemand ressemble à un bon comptable qui s’imagine, un jour, avoir le génie des affaires : il emprunte à tout le monde, monte une entreprise gigantesque, s’y affole, s’y ruine, et donne à rire aux passans, jusqu’au jour où il regrimpe sur un tabouret et se remet à faire ses petits calculs, à la satisfaction générale.


II

En est-il ainsi des Arts Décoratifs ? Assurément, ils n’ont pas suscité de moindres ambitions que les autres. C’est peut-être là, que s’est porté le principal effort de l’artiste allemand et qu’il croit le plus sincèrement l’avoir emporté sur ses voisins. Si l’on pouvait tirer de lui, en toute franchise, son opinion intime sur l’Art de son pays, il avouerait peut-être que sa peinture et sa sculpture n’ont pas éclipsé les françaises, mais il réclamerait en faveur de l’architecture, du meuble, et de la décoration intérieure de la maison allemande. « Si, dans le domaine de l’architecture, dit Ostwald, une forme d’art a pris naissance, c’est à l’Allemagne qu’on doit ce progrès sur une stagnation qui durait depuis environ mille ans. » Et le professeur Kuno Francke explique : « Ce n’est pas seulement dans le bon gouvernement ou dans le progrès social que l’Allemagne, durant les quarante dernières années, a dépassé la plupart des autres pays. La supériorité germanique s’est aussi manifestée avec une rapidité et un poids surprenans dans les choses qui comptent pour la beauté et la joie et l’ornement de la vie. Tandis qu’au point de vue architectonique, Paris conserve toujours le cachet du Second Empire et Londres de l’ère victorienne, et que, dans les provinces françaises et les petites villes d’Angleterre, l’art de bâtir ne s’exerce que lentement et selon les vieux erremens, Berlin, Hambourg, Brème, Hanovre, Cologne, Cassel, Darmstadt, Francfort, Nuremberg, Munich, pour ne pas parler de beaucoup d’autres villes allemandes, ont entrepris de véritables révolutions, durant la dernière génération. De nouveaux halls municipaux, des théâtres, des opéras, des musées, des bâtimens universitaires, des hôpitaux, des gares, des magasins, de somptueux hôtels particuliers ou des cottages modèles ont surgi partout, et, dans tous ces cas, un style d’architecture nouveau et typiquement allemand semble se développer. Il y a pas mal de lourdeur dans tout cela, mais certainement on n’y voit plus cette imitation académique et cet éclectisme formels de souvenirs pseudo-gothiques ou pseudo-renaissans. Il y a, là, la preuve fréquente d’une imagination originale et puissante et un effort incontestable vers la majesté, la proportion, la symétrie de la silhouette [4]. » Il y a quelque chose de vrai dans ce panégyrique : l’ampleur de l’effort allemand. Quiconque a visité une de ces expositions d’art industriel ou décoratif qu’on a multipliées depuis le début du siècle, pour aider à la gestation d’un style moderne, à Paris comme à Turin, comme à Saint-Louis, comme à Bruxelles, quand il est entré dans la section allemande, a été frappé d’une impression particulière : puissance et cohésion. II semblait qu’on parcourût un royaume de titans. Les portes massives et hautes, les cyprès ou les lauriers, les aigles noirs, tout parlait de gloire, de mort, de rapacité. Mais un royaume de titans-unis.

Tout portait la même marque, révélait le même caractère, et, sur chaque objet semblait imprimée la trace d’une même main démesurée. A certains momens, il semblait plutôt qu’on fût dans le royaume d’un nain : l’industrieux gnome à capuchon, aux jambes torses, à la barbe patriarcale, que Richter et Moritz de Schwind ont popularisé. Car, en toute chose, les caractères étaient de forgerons, d’alchimistes, de bûcherons : objets mal dégrossis, taillés à coups de cognée, puis ornés, tout à coup, dans un coin, d’un joyau précieux. Mais, nains ou géans, la besogne était la même : énorme et collective. Pas de noms propres : çà et là, des noms de sociétés, de ligues, c’est tout. A Paris, en 1900, il n’y avait pas des exposans de jouets, il n’y en avait qu’un : l’Allemagne. Et ce pays où la pédagogie règne jusque dans la confection des polichinelles, — car il y a des écoles spéciales pour jouets en Thuringe, — présentait tous ses pantins et leurs accessoires sur une seule scène, machinée comme une salle du musée Grévin. Mais où l’impression était la plus forte, c’était durant l’automne de 1902, sur les bords du Pô en Piémont. La ville de Turin avait invité les artistes de tous les pays à déployer, en liberté, les monstres du modern style. Tout était admis, pourvu que rien ne ressemblât aux chefs-d’œuvre du passé. Et, en effet, cela n’y ressemblait pas. Il y avait, là, des appartemens pour gens maigres et des appartemens pour gens gras. Il y avait des armoires rondes, des secrétaires sphériques, des garde-manger sphériques, des fauteuils triangulaires, des sièges tendus de peau ou parchemin, retentissans comme des tambours, des harmonies décoratives pour calmer toutes les espèces de neurasthénies et aussi pour en procurer d’autres. Naturellement, les portes allaient s’élargissant vers le haut, les cristaux étaient tout à fait opaques, et les porcelaines plus lourdes que du plomb. Il semblait que l’homme d’esprit qui présidait alors aux destinées de la ville de Turin, eût voulu montrer à l’Europe tout ce qu’il fallait éviter. Mais les Allemands prirent la chose fort au sérieux. Nul de ceux qui passèrent, ce jour-là, sous l’étrange velum égyptien tendu à l’entrée du parc de Valentino ne peut l’avoir oublié. Tous les pays se présentaient à leur guise et avaient envoyé leurs meilleurs exemples de tératologie ornementale. Mais aucun ne se présentait en bataille, en rangs serrés, comme une armée. La France apparaissait dans un désarroi notable : ici, la vitrine d’un de ses joailliers, là, quelques meubles d’un artiste moderne, plus loin des céramiques. Seuls, les noms des auteurs apprenaient que, parmi tant d’autres exposans, il y avait quelques Français. L’Angleterre existait à peine : il y avait la salle Mackintosh, il y avait la salle Walter Crane, mais d’ensemble britannique, point. Les autres nations faisaient claquer au vent les noms de leurs artistes comme des drapeaux : « Horta ! Hobé ! Henry van de Velde ! » criait la Belgique. Le Danemark exposait ses porcelaines fameuses en deux endroits fort séparés l’un de l’autre.

Au contraire il y avait toute une région, toute une suite de salles, tout un dédale purement allemand. Pas de noms : l’Allemagne. On ne trouvait, si bien que l’on fouillât toutes les pièces, que deux individus, deux têtes dressées du même rythme, impassible, hautain, impersonnel : d’abord l’Empereur, au-dessus d’une fontaine massive et rude, et puis, au fond d’une petite chambre, Nietzsche. L’homme qui a dit : « Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la terre et n’en croyez pas ceux qui vous parlent d’espérances supraterrestres ! Ce sont des empoisonneurs... » et celui qui a dit : « L’Art doit être une aide et une force éducative pour toutes les classes de mon peuple, c’est-à-dire lui donner, quand il est las après un dur labeur, le moyen de se fortifier par la contemplation des choses idéales. » C’était tout. Si vous prêtiez l’oreille aux accens des constructeurs, ou de leurs amis, voici les étranges paroles qu’on entendait : « Pénètre, étranger : ici règne l’Empire allemand ; considère d’un cœur joyeux sa vaillance ! — C’est une devise de ce goût qu’il faudrait graver au centre de l’entrée. Car ce qui se révèle silencieusement dans ce hall, c’est la puissance : c’est la puissance de l’Empire de Wilhelm II, mûre, prête, décidée, forte du même droit, de la même possession, de la même autorité, s’il lui fallait assurer sa place parmi les puissances du monde, dans un nouveau partage du globe, que celles que le destin de ses peuples a publiées comme son immuable décret [5]... »

Alors, on s’enfonçait dans des salles obscures, çà et là, éclairées d’une lumière louche, vers des fontaines où l’eau semblait rouler une poussière d’or. Des meubles trapus se courbaient vers la terre et y enfonçaient leurs griffes, comme s’ils avaient peur qu’on les en arrachât. Des cheminées en forme de sarcophages, des tables myriapodes, des tentures massives comme des cottes de mailles, défiant le temps, des figures de cauchemar : toujours la lutte de l’homme contre la destinée, ou des symboles du courage, de la patience, de la force : une lionne, un chevalier tout armé ; des forêts sombres, des sommets incultes, neigeux, une nature implacable dans son indifférence ou son hostilité, — voilà ce qu’on rencontrait toujours et partout. Ah ! elle était loin, la recherche du gemütlich ! Ce n’était pas beau, mais c’était écrasant. Parmi la dispersion des autres pays, l’Allemagne se présentait, là, unie et disciplinée comme une armée en bataille. Et quand on repassait sous le velum et sous le monument sculpté par Calandra, et qu’on quittait cette éphémère apothéose de l’extravagance internationale, que fut l’Exposition de Turin, en 1902, on emportait une impression de malaise à la pensée de l’immense nation organisant un art comme on organise une invasion.

D’où venait cet art ? De l’endroit le moins fait, semble-t-il, pour inspirer de pareils énergumènes : de Darmstadt. Car c’est de là, plutôt que de Munich, plutôt que de Weimar, qu’est parti, à la fin du XIXe siècle, le mouvement qui devait « rénover, » au dire de M. Ostwald et de M. Kuno Francke, « l’Art de la maison, » en Allemagne. Il y avait, en ce temps-là, dans la capitale de la Hesse, un jeune prince épris des arts, qui venait de ceindre la couronne grand-ducale. Il s’appelait Ernst-Ludwig, et méditait de laisser ce nom à la postérité, entouré des prestiges que donne un mécénisme intelligent. Il méditait, aussi, de faire une bonne affaire. Or, à l’extrémité de sa bonne ville, bien loin vers l’Est, par delà les casernes, près de l’ancienne porte de la ville, appelée « la porte des Chasseurs, » sur le chemin des prairies et des forêts de hêtres, s’étendait un parc touffu, ombreux, mystérieux, enchevêtré, qu’on appelait la Mathildenhœhe. On n’y voyait jamais personne, sauf quelques enfans, le jeudi, ce qui faisait qu’on l’appelait le « parc du jeudi. » Beaucoup de vieux habitans de Darmstadt ignoraient son existence. Des pavillons royaux, inhabités, contrevens fermés, oubliés par les princes, adoptés par les mousses et les aristoloches, paraissaient, çà et là, au détour d’une allée. Le reste était sauvage. On eût pu, en cherchant bien, trouver les troncs d’arbres où habitait la sœur des Sept corbeaux, où l’épée de Siegfried est plantée. C’était beau. Toutefois le jeune prince jetait sur ces splendeurs végétales un regard sévère. Peut-être se rappelait-il le parti que les habitans de la Riviera ont su tirer de leurs pinèdes et de leurs champs d’oliviers, en les remplaçant par des garages d’automobiles ou des maisons de rapport. Il lui parut que l’Allemagne avait assez entretenu de forêts mystérieuses, dans le passé, pour le plaisir des Richter et des Schwind, et qu’il était temps de monnayer le mystère. Bref, il découpa, abattit, dépeça, vendit tout ce qui était d’un rapport facile, traçant, à travers le parc féerique, des rues et des trottoirs, pour mieux attirer le chaland. Il restait encore un morceau d’importance : ne sachant qu’en faire, il le donna aux artistes.

Un des thèmes favoris de la critique contemporaine est que l’absence d’un style moderne, dans l’Art, tient à l’absence de liberté chez l’artiste. L’architecte, le décorateur, le dessinateur de meubles, ont la tête pleine de nouveautés heureuses, prêtes à s’extérioriser : malheureusement, le bourgeois, qui les emploie, pèse de tout son poids, du poids de ses préjugés et de son or, pour les arrêter dans leur essor. Il y a, aussi, les ordonnances de police sur les façades, qu’il faut rendre responsables des mascarons sans génie et des pâtisseries superfétatoires. Enfin la division du travail et la spécialisation à outrance, — ces deux conditions de travail moderne, — sont de grandes coupables. Au lieu que ce soit l’architecte, comme dans les temps anciens, qui ait la haute main sur tout l’œuvre et en règle les diverses parties, sculpture, décoration, meubles même, dans leur rapport avec le plan général de l’édifice, chaque artiste employé ne songe qu’à faire une exposition de ses talens, comme s’il était seul, et sans égard à l’effet que produisent les autres. Que l’artiste ne dépende plus du bourgeois et que tout dépende de l’architecte, — et le style du XXe siècle est né.

Le grand-duc de Hesse entendait ces doléances, comme nous les avons tous entendues, il y a quelque vingt ans, et il résolut d’y mettre un terme. Il décida d’appeler, de toutes parts, les « stylistes modernes » et de leur donner, libéralement, les moyens de bâtir des demeures qui « répondent à la personnalité humaine et artistique de leurs habitans, » comme on disait dans le jargon du moment. Il leur offrit cet espace admirable de la Mathildenhœhe, demeuré sauvage, tout en légères ondulations, et plein des plus beaux arbres du monde, pour y établir un groupe de maisons et d’ateliers, à leur guise, une Künster-Colonie. Il fournit l’argent nécessaire. Tous les artistes capables de réaliser l’insaisissable style moderne furent conviés au grand œuvre. Il alla chercher, à Paris, Hans Christiansen, Allemand formé par la fréquentation des ateliers français et connu seulement par les dessins modernistes qu’il envoyait à la Jugend ; il alla prendre, à Vienne, l’architecte Olbrich, redoutable bâtisseur de villes mi-orientales et pseudo-italiennes ; il fit venir, de Munich, le sculpteur Habich ; il découvrit, à Mayence, le jeune Patriz Huber, âgé de vingt ans tout au plus, décorateur alaman de Souabe, qui donnait les plus grandes espérances ; il appela, de Magdebourg, un enfant prodige, Paul Burck, la tête déjà pleine de réminiscences de tous les maîtres, spécialement de Segantini ; il emprunta à Berlin Rudolf Bosselt, qui, comme tant d’autres, ciselait des figures de femmes exaspérées d’être attachées à des objets de première nécessité ; il nomma maître de l’œuvre Peter Behrens, architecte et décorateur notable, déjà, et qui devait le devenir plus encore. Il les lâcha dans le parc de la Mathildenhœhe et leur dit : « Allez ! Il n’y a plus de style, il n’y a plus de loi, il n’y en a jamais eu. Faites la maison de vos rêves ! »

Ce qu’ils firent, les bons Hessois le virent à l’Exposition de la Künstler-Colonie, en 1901, et se demandèrent, respectueusement, si leur grand-duc avait bien sa tête à lui. A peine au sortir de leur ville, il leur sembla qu’ils entraient dans un autre monde : celui de la cacophonie et de l’incongru. « Qu’est cela ? se dirent-ils, nous ne sommes plus à Darmstadt. » Ceux d’entre eux qui avaient vu, à Paris, la rue du Caire, en 1889, ou bien à Berlin, Venise, pensèrent qu’ils assistaient à une nouvelle fantaisie de ce genre. Mais du moins, à Paris, ils s’étaient amusés ! Ici, on ne s’amusait qu’aux dépens de l’art allemand.

Pourtant, on était en présence d’une imposante manifestation d’union et de solidarité esthétiques. Olbrich avait bâti la maison de Hans Christiansen, que celui-ci avait décorée de roses, de roses sanglantes plaquées entre des murs bleus, sous un toit de tuiles vertes. Comme décor d’un jour, c’était criard, mais réussi : seulement, il ne semblait pas qu’on pût habiter dans ce « déjeuner de soleil. » Olbrich avait encore bâti, au milieu de la colonie, la maison commune des artistes, celle où ils devaient tous avoir leur atelier : la Maison Ernst-Ludwig. On voyait, sur le perron, deux gigantesques statues de Habich qu’on croyait laissées à la porte par l’impossibilité où l’on avait été de les faire entrer. Peter Behrens avait bâti sa propre maison dans le style perpendiculaire, à longs filets de briques, qu’on voit à quelques vieux édifices allemands. Les autres s’étaient entr’aidés à construire ou à décorer, avec un enthousiasme collectif. L’ensemble paraissait fait pour loger des marionnettes. Les intérieurs, tout en coins et en recoins, pouvaient servir de décors à des scènes de genre, mais interdisaient l’espoir d’y vivre bourgeoisement. Certaines choses, comme la Maison Ernst-Ludwig, étaient franchement horribles.

Les gens de Darmstadt se consultèrent avec inquiétude. Ils se racontaient l’histoire d’un jeune homme riche de Munich qui, ayant eu la faiblesse de se bâtir une maison art nouveau, avait pris le parti, la voyant terminée, d’aller faire le tour du monde. Puis la foule s’écoula, plus goguenarde qu’on ne l’eût attendu, peut-être, d’une foule allemande, et les artistes se trouvèrent seuls dans la « maison de leurs rêves... » Ils n’y restèrent pas longtemps. Bientôt, à l’usage, ils s’aperçurent que dans le groupe des ateliers, on ne pouvait pas faire d’ateliers et que dans les maisons d’habitation, on ne pouvait pas vivre. Dès lors, il suffit d’un vent d’hiver pour les lasser de leur fantasmagorie moderniste, et ceux qui l’avaient conçue, épouvantés de leur propre œuvre, se hâtèrent de fuir sous d’autres plafonds, se chauffer à d’autres foyers, moins modernes, mais plus pratiques, montrant ainsi qu’ils étaient capables de toutes les gageures, hors d’habiter la maison qu’ils avaient bâtie.

La première tentative d’art nouveau, en Allemagne, était donc un échec. Croyez-vous qu’on s’en tint là ? Pas du tout. « Les moulins allemands tournent lentement, mais ils tournent toujours. » On se remit à l’œuvre, sur de nouveaux frais. Un peu partout, à Berlin, à Munich, à Dresde, on travailla. A Weimar, notamment, la grande-duchesse s’était mis en tête de renouveler, dans une certaine mesure, la tentative de Darmstadt sans tomber dans ses erreurs, et ce fut un Belge, Henry van de Velde, qui prit la direction du mouvement nouveau. Il fut rapidement entouré de disciples ; les plus audacieuses tentatives furent envisagées, spécialement pour renouveler le meuble ; les plus hauts problèmes d’esthétique abordés. Quelques-uns prétendirent que « les jours de Gœthe étaient revenus... » D’autres, plus prudens, prirent le paquebot pour l’Angleterre, soupçonnant que le meuble anglais, solide sans être massif, clair, simple, pratique, exactement adapté aux exiguïtés de nos demeures et aux exigences de la vie moderne, était peut-être plus facile à démarquer qu’à surpasser. Ce qu’il advint de tous ces efforts, on le vit à l’Exposition de Bruxelles, en 1910, et l’on fut édifié.

Reprenons, par le souvenir, le chemin de cette Exposition, telle qu’elle apparaissait à la lisière du Bois de la Cambre, avant que l’incendie en eût détruit nombre de palais. Dépassons les pavillons anglais et français et arrêtons-nous sur le plateau où se tient l’Allemagne. De fort loin, on l’aperçoit, tout entière, concentrée dans une cité bâtie par elle-même, comme un Etat dans l’Etat, annonçant son omnipotence par un aspect rogue et cossu. Il y a un abîme entre les prétentions architecturales du modern style, à Darmstadt en 1901, ou de Turin en 1902, et celles de Bruxelles en 1910. L’Allemagne s’est très assagie. On voit, tout de suite, qu’on y a beaucoup travaillé et qu’on a renié, sans vergogne, la plupart des principes affichés avec hauteur, dix ans auparavant. « Rien des styles anciens ! » telle est la théorie, en 1901, à Darmstadt. Tous les styles anciens mélangés selon de nouvelles formules : telle est, à Bruxelles en 1910, la pratique. On s’est retourné complètement, et, si l’on s’est trompé, du moins ce n’est pas de la même façon. L’influence a passé à d’autres maîtres, à Emmanuel de Seidl et à Hermann Muthesius, notamment. Ils ont fait triompher le massif, le sobre et le sévère. Dorénavant, l’architecte allemand ne cherche plus à tirer une salle de bains des profondeurs de sa propre conscience, ni à extérioriser son état d’âme dans un vestibule. Il revient au solide et au traditionnel. Il se remet aux styles anciens, qui ont ceci de bon qu’ils ont été expérimentés et soumis à la contre-épreuve des siècles et ont prouvé leur vitalité en vivant. La route qu’il suit désormais est meilleure et si elle ne l’a mené à aucun chef-d’œuvre, elle ne l’a pas conduit à des abîmes de mauvais goût.

Comme aspect, c’est, au premier abord, bizarre. Cela commence comme un temple grec et cela finit comme une maison de Nuremberg. Un grand capuchon de tuiles sur des colonnes doriques, basses et trapues, le vieux pignon national couronnant la maison gréco-romaine, — telle est l’impression d’ensemble. A considérer le détail, on s’aperçoit que cette maison antique ne ressemble, en rien, à la véritable demeure des anciens, que ce toit gothique se relève par des ondulations et des renflemens, sans une seule coupure nette du profil, jusqu’au moment où il jaillit en pignon, et que tout cela est une combinaison de vieux et de neuf. Puis on s’étonne de la couleur noire et blanche sur les grands plans, avec de petites décorations d’un rouge vif de géranium. On remarque les fenêtres, larges et basses, quadrillées de carreaux blancs, tendues de rideaux roses, gris et noirs. C’est une architecture de deuil, avec, çà et là, des roses.

L’intérieur est aussi surprenant. Il n’est pas rare d’y trouver un plafond blanc Louis XV, soutenu par des piliers de la Susiane en briques vernissées, vert et lie-de-vin ; un boudoir sombre et carré, alternant avec une salle d’étude ovale décorée dans le goût de Sans-Souci ; un€ chambre à coucher sépulcrale meublée comme une cour d’Assises, une salle à manger plaquée de céramiques diverses, avec un aspect de damier gigantesque et de jeu de dominos, où les verres, pleins de vins du Rhin, montent et éclosent comme des fleurs. Nul souvenir de la ligne torse et retorse qu’on appelle le grand « vermicelle belge, » ni du « modern-style » français, lequel empruntait presque toutes ses formes au monde sous-marin. Quand, par hasard, ce n’est pas sombre et trapu, c’est tout simplement anglais. L’ensemble, abstraction faite des rares souvenirs du XVIIIe siècle, donne l’impression de quelque chose d’étoffé, de rabattu sur le sol, de dur et de géométrique, de « cubique, » en un mot, — ce mot étant le seul qui transpose, en une notion intellectuelle, pour le lecteur, l’ensemble des sensations que le visiteur a éprouvées.

Aussi, le meuble et la décoration intérieure, en Allemagne, ont-ils encore abouti à un échec. Nous en avons vu quelque chose, en 1910, à Paris, au Salon d’automne, dans les salles de l’Exposition des arts décoratifs de Munich. Il fallut, à cette époque, tout l’engouement irraisonné qu’on professait à l’égard des innovations exotiques pour se dissimuler la pauvreté de cette œuvre.

Mais il en va tout autrement de l’architecture même et de la décoration extérieure. Quand on parle du « goût décoratif » des Allemands, il ne faut point en juger par celui que la femme allemande déploie dans ses toilettes. Il ne faut pas en juger, non plus, par les articles de « camelote » débités dans le monde entier et tellement adaptés au goût des foules de tous les pays que, le plus souvent, ces foules la croient marchandise nationale. Une autre opinion tout aussi erronée est que l’architecture allemande se reconnaîtrait à sa surabondance d’ornemens parasites, à son faux luxe, à ses entassemens de figures et de surplombs. C’est juste le contraire qui est vrai. L’édifice allemand contemporain se reconnaît à ce qu’il y a, dans sa construction, de sobre, de massif et de sévère, — disons même de triste, et c’est son plus grand défaut. De grandes surfaces plates et nues, encadrées de hautes tiges droites, du sol aux combles, où les pleins l’emportent de beaucoup sur les vides, où les ornemens n’apparaissent que par petits groupes et généralement en retrait, au lieu d’être en saillie, les colonnes mêmes rentrantes dans le plan des façades, une matière très dure et compacte, des toits tombant très bas et encapuchonnant l’édifice : — voilà son caractère évident. Rien n’est plus éloigné du rococo, du Zwinger de Dresde ou des fantaisies de Louis II de Bavière. C’est une réaction totale, hautaine, brutale même contre tout ce que l’Allemagne, francisée au XVIIIe siècle, adora.

C’est ce qu’on trouve, par exemple, dans la Surintendance de Dresde, bâtie par Schilling et Graebner, dans le château Zlin, à Mähren, bâti par Léopol Bauer, dans les maisons bâties par Paul Ludwig Troost, dans la Georgenstrasse, à Munich, dans la maison Lautenbacher bâtie par Emmanuel de Seidl, dans la maison Lautenschlager, à Francfort-sur-le-Mein, bâtie par Hugo Eberhardt, à la Caisse d’Épargne et le Gymnase du Roi George, de Dresde, bâtis par Hans Erlwein, la Banque provinciale de Dresde, bâtie par Lossow et Viehweger, pour ne citer que les plus connus. De même, encore, la villa du docteur Narda, à Blankenburg, en Thuringe, la maison des Anglais à Elberfeld, par Seidl et le château Wendorff dans le Mecklembourg, bâti par Paul Korff. Tout n’est point mauvais dans ces laborieuses combinaisons de styles anciens, nationaux ou autres. En tout cas, ces tentatives, relativement nouvelles, sont beaucoup moins malheureuses que les anciennes. L’art décoratif moderne, après tant de siècles inventeurs, est une adaptation plutôt qu’une création et une recherche d’appropriation des belles formes trouvées par d’autres à des besoins ressentis par tous. C’est un travail tout à fait conforme au génie allemand. Même à Berlin, dans les maisons, palais ou salles de concert bâtis par les Rathenau, les Gessner, les Endell, les Bischoff, les Berndt, les Schaudt, les Jaster et Herpins, les Klopsch, et surtout par Muthesius, on trouve d’heureuses appropriations.

Mais qu’est-ce qu’il y a d’allemand dans tout cela ? Rien du tout. Seuls, les philosophes ou apologistes de rencontre, comme Ostwald, prétendent voir, dans les constructions nouvelles de leur pays, des caractères spécifiquement germaniques. Les critiques d’art et les artistes savent mieux à quoi s’en tenir. Il n’est pas niable, — et ils ne nient pas, — que tout ce que l’art allemand a produit de bon, dans l’application décorative, soit venu d’Angleterre. « Nous ne saurions ni ne voudrions passer sous silence, — dit l’auteur de la notice sur l’Industrie d’art en Allemagne, en tête du catalogue officiel de l’exposition de Bruxelles, en 1910, — que les principes de réforme qui ont été par la suite pour notre industrie d’art comme la parole de salut, ont pris pour nous venir d’Angleterre, dans une proportion considérable, le chemin de la Belgique, et que dans ce pays de réalités industrielles, ils ont été, pour notre profit, dégagés tout d’abord d’un romantisme de mauvais aloi. Il n’y a pas un ouvrier d’art allemand qui puisse visiter cette exposition sans se remémorer les noms autrefois si souvent prononcés des Lemmen, des Finch, des Serrurier-Bovy, ou des Horta, mais surtout de Henri de van de Velde... C’est de Muthesius, à la fois artiste et administrateur, et qui a pendant un temps étudié à fond l’organisation de l’enseignement industriel en Angleterre, que part, dans ce qu’elle a d’essentiel, la réforme radicale des écoles allemandes d’art industriel... »

La seule prétention des artistes d’outre-Rhin est d’avoir adapté aux conditions économiques de la foule et aux moyens de production mécanique, les idées venues d’Angleterre : « Le large esprit de réforme éthico-esthétique, dit le même auteur, à la conscience duquel se sont éveillés les temps nouveaux, dans les ateliers professionnels du groupe Morris ou aux tables de travail du groupe Ruskin, et qui s’est ensuite modernisé, socialisé, individualisé en Belgique d’une façon décisive, a pris, dans l’Allemagne contemporaine, un tel élan de croissance qu’il y régit en grande puissance l’Industrie, le Commerce et l’Art [6]. » Cette prétention même est insoutenable. L’Angleterre avait donné, bien avant l’Allemagne, des exemples de cottages, de portails, de meubles, d’aménagement et de décoration intérieurs, fort simples et fort bon marché, du moins pour les bourses anglaises. Des architectes comme Baillie Scott et Voysey avaient travaillé dans ce sens bien avant les Allemands et Voysey avait même fait la théorie de cette pratique. On ne sait ce que signifient ces mots « modernisé, socialisé en Belgique, » lorsqu’on observe que ce souci de l’esthétique ne s’est pas arrêté, chez les Anglais, aux classes supérieures, mais qu’il a été porté, depuis bien longtemps, dans les projets d’habitations ouvrières et, depuis vingt ans, dans l’organisation des immenses garden-cities, qui sont des modèles. Tout ce que les Allemands ont de bon, dans cet ordre de choses, est anglais.

Un seul caractère nouveau se révèle dans les récentes constructions allemandes : le colossal ou le cyclopéen. Certes, ce caractère n’est pas nouveau dans l’architecture monumentale et commémorative, ni dans la statuaire qui en fait partie intégrante. La Germania du Niederwald, le monument de Barberousse et de Guillaume Ier, sur le Kyfflaüser, en Thuringe, par Geiger ; la statue d’Arminius, dans la forêt de Teutoburg ; la statue colossale de Bismarck, bien d’autres gigantesques entassemens de pierres ou de bronze avaient, dès longtemps, révélé ce goût immodéré de l’Allemand pour ce qui tient de la place. Ce qui est nouveau, c’est de le porter dans l’aspect extérieur de simples maisons de rapport, de banques, de gares de chemins de fer ou de magasins de nouveautés ; c’est de donner une structure cyclopéenne, en pleine ville d’affaires, le long d’une rue où roulent les tramways, à des édifices d’usage domestique et journalier, et d’évoquer, tout d’un coup, Thèbes ou Ipsamboul, à propos de rien. Cette innovation, la dernière en date, des architectes d’outre-Rhin, leur appartient bien en propre ; mais elle n’est pas heureuse, et nul n’aura l’idée de la leur emprunter.

Dans l’art du décor de théâtre, il s’est produit aussi une évolution curieuse et fort inattendue. Du temps de Wagner, c’était un axiome que la mise en scène devait donner, aussi complète que possible, la vision de la réalité. S’il s’agissait d’une forêt, on devait se croire vraiment transporté en pleine ombre verte, sous des feuilles bruissantes, avec l’éclairage véritable et changeant que donne la nature ; s’il s’agissait d’un intérieur, le jour ne devait venir que d’un côté, non de la rampe, et frapper inégalement les figures. Le détail des objets concourait à une illusion complète. Aujourd’hui, c’est tout le contraire : un schéma de décor suffit, une arabesque sur la toile suggère un nuage, un pan de terrain, une forêt ; deux ou trois grands traits symbolisent des arbres ; quelques cubes sombres, l’intérieur d’un palais.

Pratiquement, c’est le retour au décor conventionnel, c’est-à-dire qui ne ressemble point à la nature. La seule différence, c’est qu’on a remplacé le mot « conventionnel » par le mot « stylisé. » Ainsi, tout l’effort du décorateur ancien tendait à meubler la scène de choses diverses et pittoresques pour amuser l’œil et l’occuper en même temps que l’oreille. Tout l’effort du nouveau est de vider la scène de tout ce qui n’est pas indispensable pour en suggérer, vaguement, le lieu. Tels sont les décors d’Adolphe Appia, et de Ludwig Sievert pour Parsifal, d’Ottomar Starke pour Gudrun et Jules César, de Walter Bertine pour Aglavaine et Selysette, de Fritz Schumacher pour Hamlet. D’autres décorateurs, au théâtre des Artistes, de Munich, ont appliqué plus ou moins heureusement ce programme. Au reste, il semble bien que cette réforme vienne encore d’un Suisse, Adolphe Appia, en même temps que deux autres Suisses, Hodler et Dalcroze donnaient, dans divers domaines, des exemples très suivis de l’autre côté du Rhin. En parvenant au terme de cette étude, nous retrouvons donc ce qui nous a frappé, dès le début, dans cette école : l’imitation.

Ainsi, l’art allemand d’aujourd’hui, médiocre dans la peinture, détestable dans la sculpture, emprunté dans la décoration, est toujours une adaptation, plus ou moins heureuse, des styles étrangers. C’est pourquoi n’avait-il jamais, jusqu’ici, fait parler de lui. On pensait qu’il n’en ferait jamais parler : on se trompait. Le manifeste pour la destruction de la cathédrale de Reims est, à cet égard, un coup de maitre. Ce texte où les sculpteurs, les peintres et les architectes se solidarisent avec les bombardiers, qui ont brisé nos statues du XIIIe siècle, n’est imité d’aucune œuvre ancienne, ne doit rien à personne : il est entièrement original. Il y a des exemples d’un pareil vandalisme, dans l’histoire : il est sans exemple que les artistes d’un pays se soient levés pour l’applaudir. Il faudrait, je ne dis pas pour les excuser, mais pour les comprendre, que, dans un délire d’ambition créatrice, ces hommes se fussent sentis capables de donner au monde un chef-d’œuvre en échange de celui qu’ils ont détruit. Or, ils ne le sont pas.


ROBERT DE LA SIZERANNE.

  1. Georg Fuchs. Le Vestibule de la Maison de Puissance et, de Beauté. Deutsche Kunst und Dekoration, Darmstadt, 1902.
  2. Rosenhagen. Trübner. Leipzig, 1909
  3. John Ruskin. Fors Clavigera, vol. IV.
  4. Prof. Kuno Francke, « The Kaiser and his people. » Atlantic Monthly, octobre 1914.
  5. Georg Fuchs. Le Vestibule de la maison de Puissance et de Beauté. Deutsche Kunst und Dekoration. Darmsladt. 1902.
  6. Karl Scheffer. L’Industrie d’art en Allemagne. Catalogue officiel de la section allemande. Exposition universelle de Bruxelles, 1910.