Lettres sur les symptômes du temps
Revue des Deux Mondes, période initialetome 22 (p. 469-477).
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LES SYMPÔMES DU TEMPS.




II.

On me demande quel est le but de ces lettres : elles n’en ont aucun, si ce n’est d’observer et de constater. On me demande qu’elles soient plus générales et plus directes. Directes, pourquoi ? Les faits et les choses qui nous occupent dans ce moment bien passager ne sont pas encore assez importans pour qu’on puisse s’y attacher. L’inconnu est devant nous, mais l’état de choses dans lequel nous vivons est un état morne, sans couleur, sans caractère, sans originalité, un grand désert enveloppé d’une atmosphère grise, où de temps à autre s’élèvent quelques légers murmures auxquels on prête l’oreille avec avidité, pensant qu’ils peuvent nous avertir et nous montrer la route ; mais tout à coup le bruit s’est éteint… Passez, ce n’était que le bourdonnement de quelque insecte étourdi. On dirait, en vérité, que c’est pour apprécier cet état de choses que Locke a inventé cette absurde définition du silence : le silence, c’est le bruit, plus l’absence du bruit. On me demande enfin de laisser voir une conclusion ; cela est impossible aujourd’hui plus que jamais. Il y a en France, dans les circonstances actuelles et aussi dans l’aspect général de notre siècle, pas mal de termes contradictoires, comme dirait un homme de grand talent, M. Proudhon, pas mal de thèses et d’antithèses qui manquent de leur synthèse. Que nous reste-t-il donc à faire ? Prendre tous les faits, et, au lieu de nous attacher à chacun pris isolément, essayer, comme nous l’avons fait déjà, d’en montrer la signification collective ; observer les météores qu’engendre l’atmosphère, plutôt qu’énumérer les étoiles filantes assez nombreuses et assez rapides par le temps qui court ; nous demander quels sont les symptômes qu’offre l’état de notre époque. Il est toujours utile de les connaître, afin de ne pas être surpris brusquement.

Les sages de tous les temps ont-ils jamais fait autre chose qu’observer, rassembler et réfléchir ? Les utopistes, au contraire, n’ont jamais rien fait que rêver, désunir et marcher à travers le monde à la façon des somnambules. Les utopistes ne nous manquent pas ; mais consolons-nous en songeant que jamais aucun temps, aussi déshérité qu’il ait été, n’a manqué de ses sages, de ses inventeurs et de ses vrais prophètes. Non, dans aucun temps, aussi plein de confusions et de controverses qu’il puisse être, les indices et les avertissemens ne peuvent manquer à l’homme sage et clairvoyant. La myopie peut devenir le caractère général d’une nation, mais il y a toujours des presbytes à la vue perçante, qui peuvent voir au-delà d’un rivage et distinguer les horizons des temps à venir, Le voyageur prudent sait suivre son chemin malgré les ténèbres et au milieu des sentiers perdus. Le chant lointain du coq lui marque l’heure, le vent qui souffle le dirige, l’air qui fraîchit et pénètre lui annonce l’approche du jour. La terre est enveloppée d’ombres, mais il lève les yeux plus haut, et voit briller au-dessus de sa tête l’étoile du matin. Il ne sait pas si l’avenir sera pour lui serein ou plein d’orages, mais il sait que le matin viendra à coup sûr, et qu’il lui faut marcher pour n’être pas surpris toujours au même endroit. Il ne s’arrêtera pas à suivre les fantastiques feux follets de la nuit, mais il distinguera à distance la lumière qui éclaire, l’habitation d’êtres réels et vivans comme lui. Dans tous les souffles, dans tous les murmures, dans tous les tremblans reflets qu’engendrent les ténèbres, il saura distinguer tout ce qui porte la marque de la réalité de tout ce qui n’existe que pour un instant.

Heureux donc ceux qui, selon l’expression, du prophète, ont des yeux pour voir et des oreilles pour entendre ! Ceux qui ont des yeux pour voir ne prennent point pour des réalités les conjectures de leurs rêves et pour des visions de l’avenir les réminiscences décousues et partielles de leur existence passée, qui fut réelle et ne le sera plus, et sert seulement à former le sol moral sur lequel l’aune se soutient. A des événemens nouveaux il faut un esprit nouveau. Notre vie, changeant sans cesse et se déplaçant, doit, pour être réelle, travailler sans cesse dans le présent, parce que le présent nous amène à chaque instant de nouveaux faits, de nouvelles idées, de nouveaux phénomènes, tous divers, confus, contradictoires, l’état brut et primitif, qu’il faut dégager et polir, réaliser, réconcilier, auxquels il faut imprimer l’unité, sous peine de vivre dans un monde d’erreurs, de vivre au jour le jour, heureux ou malheureux, selon le vent qui souffle ou le calme qui renaît. Heureux ceux qui ont des oreilles pour entendre, car leur esprit est attentif, peut saisir et retenir les paroles, les faits nouveaux et caractéristiques et chercher à les comprendre ! L’attention est l’arme du sage. N’est-ce pas sur cette faculté de l’attention qu’est soutenue notre existence, notre conservation physique ? Combien plus notre nature morale, qui sans elle flotte, laisse s’éteindre sa volonté et se perdre sa force individuelle ! L’attention est le commencement de la clairvoyance.

Veillons donc et soyons attentifs. Heureux ceux qui ne se dispersent pas, ne se laissent pas distraire ! Ceux-là, le danger ne les surprend pas, les circonstances ne les devancent pas ; leur vie, malgré la multiplicité des évènemens, porte le caractère de l’unité ; rien ne peut terrasser à l’improviste un homme attentif et sage, rien ne peut surprendre celui qui a la science, en partage. Il faut donc paver notre route afin que le terrain que nous foulons soit solide. Il faut établir dans notre esprit un salutaire égoïsme afin que l’ame ne perde rien de son calme et de son recueillement, afin que, rien ne venant l’obscurcir, elle réfléchisse toutes les choses qui passeront devant elle avec leurs couleurs véritables. Faites de votre ame un vase de cristal froid, net et transparent, au dedans duquel soit renfermé le bon génie du conte arabe, une ruche de verre où les facultés morales, comme autant d’abeilles divines, travaillent et voient de leur demeure les fleurs les plus prochaines dont elles iront prendre le suc. Ne nous dispersons pas, regardons bien autour de nous, méditons long-temps, décidons-nous lentement, redoutons le tapage, qui n’est jamais que passager, pour nous attacher à ce qui seul est éternel, et prenons pour devise cette admirable maxime du théosophe Saint-Martin : « Je n’ai jamais cherché à faire du bruit, mais seulement à faire du bien, parce que le bien ne fait pas de bruit et que le bruit ne fait pas de bien. »

J’ai distingué dans la première de ces lettres trois symptômes principaux. Mais quel est le caractère le plus général de, ce temps-ci, le caractère de cette indifférence qui ne crée rien, de ces utopies qui créent des chimères et de ce désir du bonheur qui s’attache à créer seulement la partie matérielle de l’organisation sociale ? Le caractère général de notre temps, l’étiquette qu’on peut fixer non-seulement à ces symptômes, mais aux mœurs, à la philosophie, au sentiment religieux et aux hommes de notre temps, c’est l’artificiel.

Jetons un regard sur l’état moral de la société avant la révolution de février nous n’avons pas changé depuis ; nous ne faisons pas mine de vouloir changer encore.

Je jette un coup d’œil général et je dis : Notre temps ne peut pas se vanter de posséder des facultés bien profondes. Qu’est-ce que nous voyons ? Beaucoup de parleurs et des plus éloquens, peu de penseurs ; beaucoup d’hommes habiles nageurs, se laissant emporter par les faits au risque d’être submergés, peu d’hommes capables de commander aux événemens ; de la curiosité, peu de jugement ; d’aimables distractions et dispersions de talent, peu d’intensité ; des qualités toutes à fleur d’ame, peu de profondeur ; plus d’usage des facultés passives que des facultés actives, plus d’entendement que de raison ; un dilettantisme brillant, raffiné, très entendu sur beaucoup de matières, mais qui ne peut exister que grace à une certaine étourderie de l’esprit ; de l’érudition et de la science simplement pour l’érudition et la science (ce qui était autrefois moyen servant aujourd’hui de but) ; des croyances complaisantes ; au dehors de la déférence et de la politesse, peu de respect sincère ; au dedans rien que l’amour-propre et l’ironie, voilà ce que nous distinguons. Notre siècle a de bonnes intentions sans charité aucune quoi qu’il dise, l’amour du changement poussé jusqu’aux dernières limites, et cependant l’égoïsme inquiet du repos. Chacun fait usage de son intelligence sans chercher la force particulière, l’aptitude spéciale qui est cachée en lui. La sottise prend un maintien philanthropique et un visage imposant ; le scepticisme qui nous ronge n’est plus même le doute sincère, mais une manière de réveiller la nonchalance et d’animer la conversation publique en, soulevant toute sorte de questions dans les journaux et dans les livres. Nous nous moquons des bouquins d’autrefois sous prétexte que nos pères ne pouvaient écrire que des in-folio ; cela prouve une chose, c’est que leurs livres étaient consciencieux, sincères et sérieux, tandis que nos premiers-Paris et nos brochures sur l’organisation du travail ne le sont pas du tout. Nous avons aussi nos hypocrisies charmantes consistant à atténuer les tristes réalités et à les échanger contre d’aimables apparences. Ce qui est corruption, nous l’appelons curiosité ; ce qui est péché, nous l’appelons erreur ; ce qui est grossièreté, nous l’appelons franchise. Le charlatanisme le plus impudent, le mensonge économique le plus monstrueux (mensonge fait à bon escient, charlatanisme qui a très bien conscience de lui-même) proteste de ses bonnes intentions : nous ne le croyons pas et nous l’excusons néanmoins. Est-ce que tout cela n’est pas ce qu’on peut appeler le faux, l’artificiel ? Oui, nous vivons dans un siècle artificiel. Où donc est la sympathie véritable ? Où donc sont l’enthousiasme, l’inspiration, l’invention, toutes les forces vives de l’ame ?

Aujourd’hui, comme hier, comme il y a six mois, l’enveloppe de tous les faits et gestes, de toutes les paroles, de toutes les idées, l’enveloppe de nos mœurs et de notre façon de vivre, c’est l’artificiel. J’entends donc par ce mot que nous vivons dans un temps où ce qui est de convention dans les choses humaines domine et couvre de son ombre ce qui est naturel, où l’imitation étouffe l’invention, où l’élément primordial de la nature humaine, la spontanéité et toutes les formes qu’elle revêt, l’inspiration, l’enthousiasme, la nouveauté des pensées qui est nécessaire à chaque nouvelle génération, sont étouffées sous le poussiéreux détritus des siècles et des générations qui nous ont précédés, sous des systèmes tout faits, sous des formules tout apprises, sous des mœurs sans caractère profond, se composant de vices raisonnés et de vertus intéressées. Nous en sommes arrivés à ce point que nous sommes encombrés par les débris du passé, tout en ayant perdu parfaitement le sens de la tradition. La succession rapide des différens régimes que la France a traversés depuis un demi-siècle, l’imitation qui, malheureusement, surabonde chez nous, une instruction et une éducation tendant à passer le même vernis superficiel sur tous les esprits, plutôt qu’à faire germer dans l’ame de chacun la semence secrète, le grain particulier qui y a été déposé par Dieu, nous ont conduits à ce règne du mensonger et de l’artificiel. De tout cela il est résulté un pêle-mêle d’ombres, de nuances, de tons faux, qui, en se mêlant, ont produit une incohérence à laquelle Satan lui-même, le père des confusions, n’aurait absolument rien compris. Notre société ressemble à quelqu’une de ces bizarres assemblées qui abondent dans les contes d’Hoffmann, à quelqu’un de ces salons remplis d’hommes qui sont autant d’êtres hétérogènes, n’ayant chacun à leur service qu’un mot ou un nom propre qui leur sert de mot d’ordre et reste incompris des autres. Celui-ci n’a jamais connu autre chose que la terreur, la conversation et les manières de celui-là sont empreintes de la phraséologie et des façons du directoire ; l’état, c’est la force armée, dit un troisième qui a poussé le progrès jusqu’à s’arrêter à l’ère napoléonienne, au lieu de s’arrêter à la terreur. M. X. est pour le suffrage universel et direct, M. Y. est pour le suffrage à deux degrés, c’est-à-dire que l’un en est encore à la convention, et que l’autre, en retard de trois années, s’est arrêté aux derniers états-généraux ; cet autre professe des théories qui respirent l’odeur indéfinissable et mixte des idées anglaises. Il y a des gens qui connaissent si peu leur époque, qu’on rencontre des hommes affirmant que ce serait un grand bonheur pour la France, si le protestantisme y devenait la religion dominante. C’est à peu près comme si, dans deux cents ans d’ici, on proposait d’établir, pour le plus grand bonheur des peuples, le puséysme ou le méthodisme comme religion d’état. Est-ce que tout cela ne fait pas de notre société comme un grand musée géologique auquel manque un Cuvier ?

Combien l’imitation est plus frappante encore dans une assemblée restreinte et dans chaque individu pris isolément ! Entrez, par exemple, dans un club, et, lorsque vous en sortirez, demandez-vous ce que vous avez vu de nouveau et sur quel sujet a porté la discussion. Vous avez vu la plupart du temps une fantasmagorie de ce qui a été réel autrefois, des clameurs, des cris, de la colère à froid, des prétentions tyranniques sans cause aucune et naissant d’un caprice instantané, des passions qui n’existent que parce que tel ou tel système politique a existé autrefois, le tout se terminant parfois par un immense éclat de rire, la seule chose qui soit réelle parmi toutes celles-là. Tout cela est faux et artificiel, parce que ce n’est pas nous qui existions il y a cinquante ans, parce que les passions politiques et les événemens ne sont que des phénomènes dans la vie de l’humanité, et qu’il n’y a pas dans la nature deux phénomènes qui soient parfaitement identiques. Les passions véritables sont émouvantes ; mais les passions imitées, de même que le vice artificiel, ne peuvent offrir qu’un triste spectacle, car l’imitation est aussi une sorte de corruption. On ne refait pas les événemens, qui, dis-je, ne sont que des phénomènes ; on ne refait pas les systèmes, parce qu’un système n’a sa réalité véritable que dans l’esprit de son créateur ; on ne refait pas une doctrine politique, pas plus qu’on ne refait une œuvre d’art, un grand poème, une découverte scientifique. Nous fondons des journaux et des clubs qui portent les anciens titres et les anciens noms de la révolution ; mais, puisque nous voulons imiter nos pères, pourquoi donc, pour prêcher leurs systèmes et prononcer leurs, discours, ne prenons-nous pas des culottes courtes et l’habit taillé à la dernière mode du XVIIIe siècle ? Cette imitation est d’autant plus maladroite, qu’elle est incomplète. J’ai remarqué que depuis le 24 février tous ceux qui se mêlaient de singer les systèmes de la révolution s’intitulaient montagnards. Il n’y en a certainement aucun qui prenne le nom de girondin. Cependant cette imitation de la Montagne ne signifie absolument rien sans une imitation parallèle de la Gironde. Sans une Gironde, comment la Montagne existerait-elle, ou tout au moins le système montagnard ? Enlevez le terme opposant, le système tombe, et alors il ne reste plus que le nom, l’étiquette. Eh ! si vous ne savez rien inventer de neuf, tâchez donc au moins de copier correctement ; si vous n’avez pas de style original, sachez au moins mettre l’orthographe. Qu’il y ait alors une Gironde et une Montagne, et jurez, vous, Gironde, par Pélopidas et Épaminondas, vous, Montagne, par Curtius et Mutins Scévola ; ce que vos prédécesseurs ne manquaient jamais de faire. On vous achèterait et on vous conserverait comme des exemplaires rares d’éditions épuisées.

Une chose terrible, c’est que, envisagée à un certain point de vue, l’imitation devient beaucoup plus redoutable que l’original. On ressent moins les maux causés par la passion, lorsque soi-même on partage ces passions ; le danger disparaît dans le tumulte, et, la réflexion n’y trouvant pas place, le spectacle est de beaucoup moins affligeant. Les passions s’apaisent, les phénomènes politiques passent ; l’imitation, jamais personne ne pourra dire quand il lui fera plaisir de vouloir s’arrêter. Plus un livre a de succès, plus il a d’éditions ; les imitations sont des éditions successives d’un même fait, éditions toujours plus fautives, toujours plus incorrectes, et qui se perpétuent indéfiniment jusqu’à ce que tout le monde s’ennuie de cette reproduction inépuisable d’une même chose sue par cœur. A la longue, l’imitation apparaît aux yeux de tout le monde ce qu’elle est en réalité : une parodie ; mais, avant qu’on s’aperçoive qu’elle est l’imitation, il faut passer par une suite indéfinie de copies. En faisant passer la figure de je ne sais quel Apollon par une filière de trente-deux copistes, on arrive d’imitation en imitation à une tête de grenouille ; les premières reproductions pouvaient cependant paraître plus ou moins belles aux yeux des non connaisseurs. Ainsi de l’imitation dans les faits politiques : les premières copies peuvent séduire les faibles têtes ; mais l’homme sage et savant ne s’y trompe jamais, et découvre immédiatement le plagiaire. Ces imitations qui s’imitent réciproquement dureront encore ; elles dureront jusqu’à ce que viennent les inventeurs et les penseurs véritables qui prononceront, comme le sorcier de la ballade de Goethe, le mot cabalistique qui doit mettre un terme aux inondations du plagiat et du pastiche.

S’il y a quelque chose qui répugne à l’artificiel, c’est à coup sûr la pensée. Regardons nos systèmes philosophiques nés ces vingt dernières années, frêles édifices bâtis sur des formules si peu réelles, qu’on leur fait dire tout ce qu’on veut et qu’on en fait sortir toutes les contradictions désirables, n’existant qu’à l’état d’abstractions, incapables de se transformer en choses réelles, s’effaçant aussitôt qu’on les regarde attentivement, comme les chiffres elles figures tracés sur un tableau noirci tombent en poussière dès que la main s’approche. Nous n’aimons plus la vérité, voilà ce qui explique cette métaphysique artificielle. Un philosophe n’est plus un homme qui fait servir ses études à rassembler ce qui est épars et contradictoire, et à maintenir dans le monde la grande loi de l’équilibre et de l’unité ; c’est un homme de parti vivant par conséquent dans ce qu’on appelle en termes métaphysiques le contingent, le différend. Comment maintiendra-t-il l’équilibre, celui qui cherchera à faire pencher la balance du côté de son parti ? Comment maintiendra-t-il l’unité, celui qui, vivant au milieu des passions et participant à leurs orages, ne cherchera qu’à diviser et à dissoudre ? Au-dessus de toutes les différences doit s’élever le philosophe ; c’est à lui qu’il appartient d’unir, voilà son rôle social ; c’est à lui qu’il appartient de faire cesser la contradiction et d’effacer les différences, de fondre tous les faits hétérogènes au sein d’une grande harmonie par une explication supérieure et inexclusive. C’est pourquoi le calme, l’indifférence et l’impartialité sont les signes distinctifs du grand philosophe, signes que l’on rencontre chez un Platon, chez un Shakspeare, chez un Leibnitz, et qu’aujourd’hui vous ne rencontrerez plus que par hasard, par exemple chez un Emerson rêvant dans un bois d’Amérique et disant : « Au-dessus des temps et des lieux doit s’élever l’homme sage. Ce n’est pas seulement pour son temps que le grand homme, que le philosophe, que le poète doivent agir, penser et écrire ; c’est pour un public éternel. »

Voulez-vous une preuve directe de ce qu’il y a d’artificiel et de mensonger dans nos philosophies ? Demandez à nos philosophes si leur philosophie est la science des premiers principes, si leur système nous donne une explication de la nature et nous représente l’univers d’une certaine façon. Autrefois on était persuadé que la philosophie, portant les noms d’ontologie et de métaphysique (c’est-à-dire science de l’être et science des choses supérieures aux phénomènes physiques), devait être par conséquent la sanction de toutes les autres sciences et pour ainsi dire leur suprême explication ; alors, pour être philosophe, il fallait véritablement être doué d’une tête encyclopédique. Aujourd’hui on ne se donne plus tant de peine. Autrefois on se donnait la peine d’avoir une méthode ; aujourd’hui on ne s’en inquiète pas. Le premier venu prend une formule, aiguise et ébrèche sa pensée sur cette meule. Je vais prendre un exemple pour montrer la différence qu’il y a entre une métaphysique véritable et un système fondé sur des formules, c’est-à-dire sur le vide. Personne n’ignore que Leibnitz démontra le système de la monadologie en créant la dynamique, lorsque, pour débrouiller le chaos de Spinoza, il substitua la notion de force à la notion de substance. Ceci est une philosophie, qui part d’un principe métaphysique, et qui s’appuie sur une preuve directe. C’est une philosophie, parce que c’est une explication du monde, des lois de l’univers, de la nature de l’homme. Ainsi encore de nos jours les dernières grandes écoles allemandes, pour démontrer l’unité de i’être, ont démontré l’unité des sciences. Voyons chez nous aujourd’hui. Voici un philosophe qui, pour prouver que la fin de l’humanité est cette douce chose qui s’appelle le bonheur, vient et dit : Le ciel est sur la terre. Cela est athée, ni plus ni moins ; mais passons. Le ciel est sur la terre, je le veux bien, et il n’y a d’autre paradis que le paradis terrestre. Sur quelle cosmogonie singulière, sur quelle astronomie cela repose-t-il ? et pourquoi le ciel, au lieu d’être sur la terre, ne serait-il pas aussi bien dans Saturne, ou dans Sirius, ou dans la lune ? Qui me dit qu’il n’existe pas des êtres mieux doués, plus intelligens que moi dans quelque recoin de l’univers ? Mais le ciel est sur la terre, soit encore ; je veux croire qu’il n’y a nulle part des êtres différens de vous et de moi : la terre n’en tourne pas moins dans l’espace ainsi que toutes les planètes. Or, l’espace est assez vaste pour être le théâtre de beaucoup de phénomènes que nous ne pouvons pas connaître. Prenons un phénomène dont la possibilité soit prouvée. Dans l’espace se promènent ce qu’on appelle des comètes ; or, tout le monde m’avouera qu’une comète, dans sa course irrégulière à travers l’espace, peut très bien venir heurter la terre sans crier gare, et alors évidemment le ciel sur la terre se trouvera dans une assez triste situation. Dans un dialogue intitulé : Dialogue d’Eiros et de Charmion, un conteur américain de beaucoup de talent, Edgar de Poë, fait cette supposition d’une comète rencontrant notre globe : il arrive que l’air se décompose, que l’oxygène s’enflamme, et que les hommes se trouvent métamorphosés en autant de monstres mythologiques aspirant et respirant de la flamme. Voyez-vous les célestes habitans du paradis sur la terre éprouvant des souffrances de damnés ! Le philosophe qui a inventé ce nouvel Éden s’est beaucoup diverti aux dépens de Fourier, parce qu’au lieu d’un Éden il ne créait qu’un Otahiti ; mais Fourier, j’en suis très fâché pour la doctrine de l’humanité, était un homme d’un génie véritablement supérieur. Ainsi, chez Fourier, je trouve ce qui manque à la plupart des philosophies de notre temps. Il se garde bien d’établir un principe sans le mettre en harmonie avec tous les autres ; il se garde bien d’avancer une loi sans la rattacher à toutes les lois qui régissent l’univers ; il sait que, si l’on veut déterminer la nature de l’homme, il faut déterminer celle des choses, afin d’établir leurs rapports ; il sait que, si l’on veut déterminer la fin de l’homme, il faut déterminer aussi celle de l’univers. Il y a une cosmogonie dans Fourier, il y a une explication du monde ; elle est absurde, je le veux bien, mais enfin il y en a une, et c’est déjà beaucoup que d’en avoir compris la nécessité. Beaucoup de gens ne peuvent se flatter aujourd’hui d’en avoir fait autant.

Laissons maintenant la pensée pour regarder du côté des faits. Quelle est notre manière de vivre, quelles sont nos mœurs ? Ici l’élément artificiel domine plus qu’ailleurs encore. Rien de naturel, tout est de convention et presque de sophisme. Nous n’avons pas une manière de vivre qui nous soit particulière, nous n’avons pas de mœurs originales portant un cachet distinct. Nos vertus et nos vices sont des demi-vices et des demi-vertus, ce sont des ombres et des nuances. Nos vertus sont rares, et les quelques-unes qui nous restent sont des vertus utilitaires, des vertus philanthropiques ; rien de viril, d’austère, de sérieux, de calme. Nos vices même n’ont rien de profond, et l’observateur pourrait bien, je crois, fouiller le cœur de la société sans en faire sortir jamais un livre comparable aux Liaisons dangereuses, par exemple. ils n’ont rien qui les distingue ; ce n’est pas l’amour du plaisir et de la volupté qui nous entraîne, ce n’est pas la débauche irrésistible du XVIIIe siècle, ce n’est pas la dépravation terrible et orageuse d’un Mirabeau, d’un Fox, d’un Bolingbroke ; ce n’est pas la débauche de la jouissance pour la jouissance, telle que nous la trouvons chez nos aïeux du temps de François Ier et de Rabelais, débauche qui se contente de dire : La chair est la chair ; elle est faible, et ses faiblesses sont douces. Rien de tout cela n’existe dans les mœurs de notre siècle. Je ne trouve, dans nos passions et dans nos vices, rien de ce qui compose véritablement les vices et les passions, ni les délicatesses voluptueuses, ni le matérialisme et la brutalité pure et simple, ni les orages, ni tout ce que la sensualité a de terrible, de fatal, de ténébreux, lorsqu’on descend à de certaines profondeurs. Ce sont des vices à froid, des passions artificielles, qui exhalent une nauséabonde odeur de mauvais lieu, et qui traînent des oripeaux arrachés à tous les vices de tous les régimes. Nos passions sont des passions froides et raisonnées comme celles d’un Casanova discutant sur la liberté pour démontrer que personne autre que lui n’était responsable de ses turpitudes. Et c’est là précisément ce qui prouve combien nos mœurs sont artificielles. C’est que nous raisonnons nos vices ; nous prouvons par a + b, nous démontrons par des syllogismes et des formules, que le mal n’est pas le mal, et que nos vices ont leur raison d’être. Nous avons commodément établi nos passions sur une sorte d’autel philosophique. L’influence de certain mysticisme hystérique y a contribué beaucoup, et c’est pourquoi je le maudis. Ces philosophies qui consistent à dire « L’homme est sur la terre pour jouir et être heureux, » sont responsables de cette logique dépravée qui étrangle notre raison et étouffe nos mœurs, et dont la conclusion est toujours celle-ci : La chair est une partie de l’homme, les passions sont un des élémens de sa nature ; si vous les sacrifiez, l’existence est incomplète ; les plaisirs de la chair sont le complément de la vie de l’ame.

Voyez par exemple ce type singulier qui s’appelle la lorette, type un peu effacé dans le moment, mais qui n’est pas encore assez oublié pour ne pas présenter l’image fidèle, l’expression la plus vraie des mœurs artificielles de notre époque. Rassurez-vous, je passerai vite et j’appuierai légèrement. Il est, dis-je, le produit de ce vice artificiel, il n’est original qu’en apparence. C’est un type qui, dans sa forme générale, renferme toutes les formes particulières des mœurs des précédentes époques. Rien ne lui appartient, si ce n’est la singerie de tout. Pastiche des habitudes et des manières de la régence, grasseyement du directoire, jolies et étranges figures de Watteau, ondulations de hanches du bal de l’Opéra, tous les caractères de ces diverses formes de mœurs se sont réunis là. Le type est artificiel, le vice l’est aussi. Ce n’est pas le vice forcé comme on le rencontre ailleurs, ce n’est pas non plus le vice pour ce qu’il a d’agréable, le plaisir pour le plaisir. Ni l’entraînement, ni la séduction, ni la triste nécessité ne lui ont donné naissance, pas même l’amour de l’or, qui de tout temps a distingué le vice. Non, ce vice, c’est l’amour de tout ce que la société produit de plus artificiel, l’amour du luxe exagéré, l’amour de la splendeur extérieure, des repas fastueux, de la bonne chère, des sensualités les plus épicées, voilà tout.

Et si on jetait les yeux sur l’éducation, sur l’instruction si peu solide de notre temps, que n’y découvrirait-on pas ? Je me borne à un mot ; l’instruction et l’éducation aujourd’hui n’ont pas pour but de développer l’originalité, de donner libre carrière à l’initiative de l’individu ; non, elles l’entravent au contraire, donnent libre carrière au lieu commun et se soucient peu de développer les germes de l’invention là où ils se trouvent cachés. On vient de fonder une école pour former des hommes d’état. Il faut espérer qu’avant peu de temps on en fondera d’autres pour former des poètes, des artistes, des philosophes et des inventeurs. Est-ce que ce n’est pas la négation de l’individualité ? Pensez-vous remplacer par le vernis superficiel de l’instruction, par des leçons à heure fixe et par l’enseignement des notions générales, l’observation particulière, l’éducation de l’individu par lui-même, l’originalité ? Est-ce que vous ne voyez pas que vous allez détruire toute spontanéité, toute pensée libre et hardie ?

Heureusement tout cela touche à sa fin. D’autres signes apparaissent plus consolans et qu’on peut saluer avec espérance. Notre époque imite à satiété ; le caractère de l’imitation est de copier et de se copier ensuite elle-même jusqu’à ce qu’elle se soit complètement usée : l’invention et l’originalité, au lieu de s’user, laissent se développer majestueusement à travers les siècles ce qu’elles ont créé une première fois. Cette différence entre l’originalité et l’imitation est la même qu’entre les époques complètes et les époques de transition. Or, notre temps est un temps de transition où nos imitations achèvent de se détruire, afin de laisser la place libre pour l’édifice qui se construira.


EMLE MONEGUT.