Lettres sur les musiciens français
Novalis se plaint au second chapitre de Henri d’Ofterdingen, ce trésor de poésie et de grace, qu’il y ait dans la musique une partie matérielle, saisissable aux intelligences ordinaires. Pour ma part, je comprends les suaves regrets et les douces paroles de cet esprit charmant qui ne se veut nourrir que de la pure essence des choses, non que je conserve, pour ce qui regarde la science proprement dite, une aversion singulière ; à Dieu ne plaise ! un beau travail de contrepoint me semble une rare et curieuse étoffe de sons, faite par un tisserand fort habile, et j’estime une fugue à sa valeur ; mais souvent, en voyant ce qui arrive sous nos yeux, je ne puis m’empêcher de penser à ce blond jeune homme si pur, qui ne veut des sensations extérieures que la plus douce fleur, et, qu’on me passe l’expression, les distille à l’alambic de sa nature exquise ; et j’avoue qu’alors les paroles mélancoliques de Novalis puisent dans certains exemples contemporains une force de loi qui les consacre.
C’est toujours un grand mal pour un art que de porter en soi des élémens terrestres : le point matériel, au lieu de diminuer, se développe sous la main des hommes, et c’est par là que le néant s’empare tôt ou tard de la création des dieux. L’instrumentation qu’on enseigne dans les conservatoires, la renommée qu’on acquiert par elle seule à force de talent, attirent chaque jour des myriades d’intelligences qui, sans cela, se seraient toute leur vie tenues loin de la musique. Qu’arrive t-il alors ? Au lieu d’un homme de génie qui se levait debout sur trois siècles, vous avez des musiciens sans nombre qui se renouvellent tous les dix ans, sortes d’araignées obscures qui vivottent sous les fils qu’elles tissent à grand’peine ; l’art devient un métier dont chacun trafique selon ses moyens, un héritage qui se transmet de père en fils. Adieu la prédestination, cette voix de la divinité ; adieu la mélodie, cette voix de l’ame ! On marche, on arrive, non plus parce que la Muse vous accompagne, mais par cela seul qu’on le veut ; l’obstination laborieuse défie la nature féconde ; il suffit d’une volonté forte et qui ne se rebute pas : le bœuf au sillon remplace l’aigle dans les cieux. La musique a des ailes, je le sais, et se roule selon son caprice dans les plaines de l’infini ; mais l’esprit de la terre lui a jeté sur le dos une pourpre royale dont les plis, où le vent harmonieux s’engouffre, vont traînant sur le sol, et par où la médiocrité qui rampe s’efforce sans cesse de la saisir. Il y a, quoi qu’on dise, une musique qui s’apprend, une Polymnie de conservatoire qui ouvre ses bras à l’amant qui persévère, et se dévoile tôt ou tard à l’initié, comme l’Isis égyptienne. Aussi les Grecs, qui apportaient en toute chose une intelligence si vive, un goût si fin et si épuré, une sagacité qui était presque de la divination, ont-ils fait de la poésie et non de la musique la langue des dieux dans l’Olympe. À ce compte, Mozart et Cimarosa sont des poètes. En effet, ici l’harmonie est telle qu’on n’en peut rien distraire ; l’ame et le corps (s’il y a un corps) vivent du même souffle et de la même vie ; quoi que vous fassiez, il est impossible que l’hyménée s’accomplisse par la seule opération de votre volonté : il faut que la nature intervienne. En effet, quand vous aurez appris, à la sueur de votre front, comment on accouple deux rimes au joug d’un vers, quand vous aurez choisi les plus éclatantes fleurs du beau langage pour en faire votre gerbe, serez-vous plus avancé pour cela, et croyez-vous de bonne foi que le monde vous prendra jamais pour un poète ? Non, certes ; je dis plus : dans la poésie, la forme est inséparable de l’idée, et divine comme elle ; il faut être élu pour toucher seulement à la forme, il faut tenir entre ses doigts le fil lumineux pour se pouvoir diriger dans ce labyrinthe d’Ariane. La poésie est divine ; elle a des ailes et vole en chantant dans l’espace. Que lui importe le reste, les règles ? Mais, en vérité, dans l’art de Virgile, de Pétrarque et de Racine, que sont les règles ? Cela vaut-il la peine qu’on l’enseigne ? Un instant, vers la fin du XVe siècle, il a pu venir à l’esprit de ces dignes artisans de Nuremberg, de Mayence et d’Augsbourg, d’établir en Allemagne des écoles de poésie où l’on dissertait, du matin au soir, sur la valeur d’une syllabe ou la sonorité d’une rime ; mais, à vrai dire, quel fruit a-t-on jamais retiré de toute cette scolastique ? quelle verte moisson est sortie de la poussière qui recouvre tant de parchemins et de volumes oubliés ? Ensuite les maîtrises puisaient aussi leur loi d’être dans un certain besoin de forme et de plasticité qui, à cette époque, se faisait sentir partout en Allemagne, pour que l’esprit humain, qui flotte et va sans cesse d’un point extrême à l’autre point, y trouvât son compte ; à l’indépendance absolue du minnegesang, à la rêverie effrénée qui menait l’art vers la diffusion, devait succéder le contrepoint littéraire qu’on enseignait dans les maîtrises. Mais franchement qui se souvient aujourd’hui de tant d’efforts sincères, de tant de sublimes thèses soutenues pour introduire avec gloire ou chasser honteusement un pauvre petit mot, bien étonné de susciter de semblables querelles ? Les maîtrises devaient disparaître aussitôt, parce que encore une fois la poésie ne s’enseigne point, et n’a que faire d’écoles et de docteurs, tandis que les conservatoires, au contraire, subsistent et se perpétuent, car ils sont dans l’essence de la musique.
Le Conservatoire est le sanctuaire de la tradition ; pour un musicien de génie qui le traverse à chaque siècle, on ne saurait compter la multitude infatigable d’hommes sans vocation, qui s’y croisent en tout sens, occupés d’harmonie et de contrepoint, et perdus dans les abîmes d’une science ou le flambeau de la pensée ne les éclaire pas. Ces hommes-là, d’ordinaire, font bon marché de la nature ; pour eux il n’y a ni étoiles au firmament, ni belles moissons dans les plaines ; ils ignorent si les oiseaux chantent au printemps, si les arbres frémissent, si les vives eaux se répandent et murmurent, et ne veulent rien savoir de ce qui se passe sous le ciel et dans les cœurs. Leur jeunesse se consume à ramasser dans l’œuvre des grands maîtres des provisions dont ils ne manqueront pas de se servir un jour ; ils étudient à loisir comment Mozart fait chanter la statue, Rossini mourir Desdemona, Beethoven pleurer Léonore dans l’affreux caveau, afin que si jamais pareille scène se présente, leur inspiration sache au moins à quelle source elle doit puiser. Ceux que des liens semblables attachent au Conservatoire, ne s’en éloignent guère d’habitude ; là est toute leur force, toute leur énergie, toute leur puissance ; ils le sentent ; sitôt qu’ils trébuchent, ils se hâtent d’y revenir, et, comme Antée, prennent des forces nouvelles chaque fois qu’il leur arrive de toucher du pied le sol sacré.
Au premier rang des hommes qui doivent tout au Conservatoire, existence, renommée et fortune, il faut citer M. Halévy. Voilà, certes, un musicien pour lequel la nature n’a rien fait ; car ces facultés de combinaison, qu’il possède à un assez haut degré, qui pourrait dire qu’elles n’eussent pas mieux réussi, appliquées à d’autres fins ? On prétend que Mozart, dans sa première enfance, couvrait de chiffres les murailles de sa maison. Le contrepoint est un calcul, et la musique rentre par là dans la grande famille des sciences exactes ; or l’instinct pourrait bien être le même de part et d’autre. À ce compte, M. Halévy se sera mépris, il aura tourné vers l’art des sons une aptitude que réclamaient l’arithmétique et la loi des nombres. Il y a dans les intelligences une hiérarchie, nous le savons, et tous ne peuvent être doués également. Mais encore faut-il apporter en naissant une idée, un grain mélodieux qui se développe plus tard au souffle de la science ou du sentiment. L’un a l’élévation poétique et l’expression hardie et vraie à la fois des grandes choses, l’autre la mélancolie et la grace aimable ; celui-ci, un instinct mélodieux qui l’entraîne souvent, presque à son insu, vers la diffusion ; celui-là, une verve charmante, un esprit qui ne tarit pas ; il y a Meyerbeer, Bellini, Donizetti, Auber ; mais M. Halévy, lui, n’a rien. N’importe, au lieu de perdre son temps à se plaindre de l’ingrate nature, qui aurait bien pu lui répondre qu’elle ne lui avait jamais conseillé de se faire musicien, M. Halévy a, dès le premier jour, tenté de la réduire et de la dompter. Voyant qu’il ne se baignerait jamais dans la lumière sonore où flottent les ames inspirées, il s’est incliné sur la bêche de la science et a demandé à la terre ses trésors. Sublime entreprise faite pour démontrer jusqu’où va la volonté humaine ! Le rude musicien ne tentait là ni plus ni moins que Paracelse et ses compagnons les alchimistes ; s’il eût réussi à devenir un homme de génie, la nature était soumise, la volonté posait son pied de fer sur les mystérieuses lois de la conscience ; la Muse n’intervenait plus désormais.
D’après les tendances de M. Halévy, on pouvait prévoir de bonne heure que les sympathies de M. Cherubini ne lui manqueraient pas. Il y a au fond du cœur de l’homme, quelque chose qui parle plus haut que tout, qui change en un moment l’indifférence en enthousiasme, qui dispose de la haine et de l’amitié ; c’est la vanité. Qu’appelez-vous le beau ? les hommes ont-ils jamais pu s’entendre là-dessus ? L’idéal des Grecs et de Platon ne nous attire qu’à vingt ans ; sitôt que l’homme a mis les mains à l’œuvre, qu’il s’est emparé de l’orchestre, de la toile ou du marbre, l’idéal, aux yeux de son intelligence, est ce qu’il a produit ; à dater de ce jour, c’est du centre de son œuvre que rayonnent toutes ses sympathies, cherchant sur la terre quelque chose qui lui ressemble, pour l’aimer et s’y complaire. On ne peut se figurer de quelle affection profonde l’auteur de Médée entoure M. Halévy ; c’est la sollicitude du père pour son fils, plus encore peut-être, du maître pour l’élève ; il se réjouit de ses succès, gémit de ses défaites, et le proclame sublime à toute heure. M. Halévy n’a qu’à chanter la gamme, pour que l’admiration de l’illustre vieillard s’en donne à cœur joie, et puise là, comme à la source vive de toute mélodie. Vraiment si l’on pouvait jamais perdre de vue le mobile mystérieux dont nous parlions et qui soulève, presque à leur insu, les consciences les plus droites, on se demanderait, en face d’un pareil enthousiasme, si M. Halévy ne serait pas d’aventure quelque Mozart ou quelque Beethoven méconnu. Au reste, on conçoit que, par le temps d’indifférence absolue où nous vivons, l’auteur des Deux Journées ait dû être flatté de voir un homme nouveau s’attacher à le suivre pas à pas dans la carrière : à tort ou à raison, notre siècle déserte les autels du passé ; il ne reste plus guère de disciples fervens à l’école du grand style pompeux et de la musique admirative, depuis que Beethoven, Rossini et Weber ont démontré d’une si éclatante façon que le vrai beau est loin d’exclure la variété, et que la monotonie n’est pas un élément indispensable du sublime dans l’art. D’ailleurs, il est si doux d’encourager d’en haut, d’applaudir qui on protége ; on admire avec tant de calme et de sérénité quand on sent que son admiration ne peut tourner à l’envie ! M. Halévy a pris à son maître tout ce qu’il pouvait lui prendre. Les distances qui séparent toujours le talent élevé de l’imitation adroite, étant une fois gardées, c’est la même correction mesurée et froide, la même réserve dans les dispositions des parties, le même culte de l’orchestre, avec cette différence que, chez le maître, la prétention au grandiose domine presque toujours, tandis que l’élève semble prendre plaisir à se perdre sans cesse dans les détails minutieux d’une instrumentation oiseuse. Du reste, des deux côtés la même exactitude dans le dessin, la même sévérité de ligne. En vérité, le beau mérite de ne jamais violer la règle, quand l’idée n’est point là pour vous entraîner au-delà de ses limites ! Pour moi, lorsqu’il s’agit d’un art où l’inspiration joue un si grand rôle, je ne puis admirer les hommes qui arrangent des notes avec symétrie, et vont égalisant les masses d’harmonie, comme on ferait d’une touffe d’arbres. On le voit, M. Halévy ressemble singulièrement à M. Cherubini, avec certaines réserves toutefois, comme l’imitation ressemble au type, l’ombre au corps. Cependant, comme avant tout M. Halévy affectionne le succès, il lui arrive de relever souvent des riches couleurs du goût moderne le style correct et régulier, mais monotone et désormais insuffisant, du maître, et de semer çà et là, sur le pâle tissu de son instrumentation, de ces diamans merveilleux que Meyerbeer a trouvés dans les mines profondes de l’orchestre ; mais, quoi qu’il fasse pour s’inoculer cette vie nouvelle, l’élément scolastique domine toujours, et le style de M. Halévy, même lorsqu’il se pare des effets récemment inventés par d’autres, n’en demeure pas moins le style de M. Cherubini. Que l’ombre suive ou devance le corps qui la projette, elle ne cesse pas, pour cela, d’être ombre. M. Halévy est une sorte de miroir où l’auteur de Médée trouve sa ressemblance, miroir un peu terne peut-être, mais qui, pour un maître jaloux de conserver dans l’avenir son individualité, vaut mieux, après tout, que tant d’autres plus splendides qui absorbent en eux, sans la rendre jamais, l’image qu’ils ont réfléchie une fois.
À vrai dire, la carrière de M. Halévy ne date que de la Juive, car sérieusement on ne peut guère tenir compte d’une multitude de petits opéras écrits dans le goût de Monsigny ou de Champin, et dont l’auteur lui-même aurait peine à se souvenir. La critique n’a que faire d’une semblable nomenclature ; d’ailleurs, il faut qu’un homme se soit élevé bien haut pour qu’on s’arrête à chercher la trace de ses pas dans les sentiers qu’il a parcourus au matin de sa vie ; il n’y a que le génie dont les premières tentatives éveillent l’intérêt du monde. Or, il ne peut être question de génie en cette affaire. La Juive, l’Éclair, Ginevra, voilà l’œuvre de M. Halévy ; il serait puéril de vouloir s’occuper du reste. À mon sens, ces trois partitions suffisent à donner la mesure d’un homme. M. Halévy pourra descendre plus bas que Ginevra, mais à coup sûr il ne s’élèvera jamais plus haut que la Juive. C’est là une limite qu’il s’est posée lui-même et qu’il ne franchira point. Du reste, les choses se passent presque toujours ainsi avec les hommes qui n’ont pas reçu de la nature une vocation réelle ; l’œuvre qui les met en évidence fait la gloire et le désespoir de leur vie entière. Tout ce qu’ils ont ramassé durant quinze ans de veilles laborieuses, ils le jettent au hasard dans le creuset de leur première partition, et de tant d’élémens combinés sous le souffle de la science, résulte une sorte d’alliage qu’au moment de la fusion la multitude éblouie prend pour de l’or. Aussitôt on s’empresse autour d’eux, le succès les sollicite ; il faut produire, produire à la hâte, au grand soleil, à toute heure ; le temps leur manque désormais pour aller faire leur gerbe dans le champ d’autrui. Que devenir cependant ? Les voilà livrés à leurs propres ressources ; hélas ! on sait ce que cela veut dire. La seconde partition va encore, car elle trouve, pour s’alimenter, un dernier reste des provisions d’autrefois ; mais ensuite la disette commence, chaque œuvre nouvelle leur est un degré pour descendre dans l’abîme de leur médiocrité, et, revenus enfin à la place obscure d’où ils étaient sortis, ils contemplent avec orgueil et tristesse, dans un demi-jour qu’ils prennent pour la clarté du soleil, leur partition première, cette table de marbre où leur nom est inscrit, et que tant d’épaules généreuses les ont aidés à placer là.
La Juive est une œuvre composée avec les traditions du Conservatoire. Le musicien n’y prend souci que de l’orchestre, dont la parfaite symétrie et la correction irréprochable vous attirent, en l’absence de toute mélodie originale. Quand le ciel est désert, il faut bien regarder la terre. Mais on sent que la vie et l’inspiration manquent là-dessous ; et tout cela se réduit, dès qu’on y réfléchit, aux minces proportions d’un talent pénible et borné. Il y a, dans l’instrumentation rigoureuse et profondément habile de M. Halévy, dans ce dessin qui affecte la pureté des lignes, dans cette austère correction, quelque chose de raide, de froid et d’emprunté, qui me rappelle assez la manière des premiers peintres de Cologne au xive siècle, lorsque l’influence byzantine s’étendait sur les bords du Rhin. Qu’on ne s’y trompe pas, les conditions qui dominent l’art sont inexorables ; quoi qu’on fasse, on ne peut s’y soustraire. C’est tomber dans une grave erreur que de croire qu’on doit se vouer au développement des forces instrumentales par cette raison toute simple qu’on ne se sent dans l’ame ni enthousiasme, ni vertu créatrice. Mais encore une fois, dans l’orchestre comme partout ailleurs, la science ne peut, sous aucun prétexte, tenir lieu de l’inspiration. Le Conservatoire ne peut pas plus donner le génie de l’orchestre que le ciel d’Italie le sens mélodieux. Voyez, à ce propos, quelle distance énorme sépare la scolastique instrumentale de M. Halévy du travail énergique et puissant de Meyerbeer, l’orchestre de la Juive et de Ginevra de l’orchestre sublime de Robert le Diable et des Huguenots. Cependant Meyerbeer, lui aussi, affectionne l’instrumentation entre toutes les parties de son art ; mais il en a le secret, il en a le génie. Il invente dans ce domaine comme Cimarosa dans sa sphère éthérée et mélodieuse ; il retourne en tout sens cette terre profonde et généreuse, dont il secoue en l’air les mille trésors, des diamans, des fleurs de lumière, des cristaux sans nombre ; car l’orchestre est un monde tout rempli de voix mystérieuses, de bruits et d’harmonies que l’inspiration seule peut évoquer. Voilà la science, la vraie science, celle qui invente et qui féconde ; quant à l’autre, dont tout le travail se borne à combiner froidement des sons, c’est là un calcul ingénieux, un jeu d’esprit plus ou moins subtil, mais qui ne peut guère avoir d’attrait que pour un lauréat de l’Institut.
Pour ce qui regarde la mélodie, M. Halévy la traite à son aise ; il l’emprunte sans façon aux Italiens, en ayant soin toutefois de l’entourer de certains petits artifices d’école qui, au premier abord, lui donnent un faux semblant d’originalité. Qu’est-ce donc que la fameuse strette du second acte de la Juive, sinon la belle et noble phrase de Ricciardo et Zoraïde, dégradée par toutes les exigences du mauvais goût envahissant ? Ignorance ou dédain pour tout ce qui n’est pas la voix humaine, les Italiens jettent leur mélodie au vent sans s’inquiéter dans quelle forme elle tombe. D’ailleurs, que leur importe qu’elle vive ? ils en ont tant qu’elle peut se dépenser au hasard. Ils livrent la fille de l’air à ses propres ailes, et l’abandonnent dans l’espace. Or, M. Halévy, voyant cela, s’en empare. Du reste, il faut dire à sa louange que, si M. Halévy saisit de la sorte à la volée la mélodie des autres, il a pour elle les plus grands égards ; il lui donne son œuvre pour asile et pour vêtement les plus délicats tissus de son instrumentation. Voilà le secret de cette musique ; la science de M. Halévy lui sert à produire avec plus d’éclat les imaginations des autres ; son harmonie recouvre la pensée d’autrui, et sous son rhythme se débat presque toujours une inspiration née autre part. Rossini, Bellini et Donizetti chantent, et lui instrumente leurs idées selon les plus sévères lois du contre-point.
Cependant, si l’on compare la Juive aux dernières partitions du même auteur, on ne peut s’empêcher d’en reconnaître la supériorité ; il règne dans cette œuvre une belle unité de composition qui du commencement à la fin ne se dément pas. Le style, sans jamais s’élever beaucoup au-dessus de la portée ordinaire, s’y maintient à une certaine hauteur ; les accidens se succèdent et s’enchaînent sans trouble. Et qu’on ne prenne pas ceci pour une ironie ; toute cette musique accompagne avec pompe et magnificence l’action qui se joue sur la scène. Les voix de l’orchestre semblent faites pour se combiner dans l’air avec le bruit des cloches, le hennissement des chevaux, les vapeurs des encensoirs qui fument sur les degrés du sanctuaire. Selon moi, ce n’est pas une partition, c’est un mélodrame, dans le sens antique du mot, bien entendu. À ce compte, M. Halévy aurait satisfait aux plus hautes conditions du genre.
Pour l’Éclair, il me semble impossible de définir cette œuvre ; cela n’est d’aucun style et d’aucune école, et l’on ne sait que penser des prétentions au genre bouffe que cette musique affiche à tout propos. Que M. Halévy fasse défiler des cortéges et des processions, qu’il assemble des cardinaux dans un conclave et des empereurs dans un festin, cela se conçoit ; les facultés instrumentales qu’il possède trouvent dans ces appareils somptueux et cette magnificence une application naturelle. Mais vouloir écrire de la musique bouffe, lui ! aborder, quand on n’a pas un grain de mélodie en soi, le plus difficile et le plus inaccessible de tous les genres ! croire que pour émouvoir la gaieté bruyante des gens il suffit de combiner ensemble des violons et des hautbois, en vérité, voilà une erreur grossière, dont l’auteur de la Juive aurait bien dû se garder. C’est qu’il n’y a plus ici de cloches à mettre en branle et de masses de cuivre à soulever ; le maître est livré à son propre génie et n’a pour soutien que la sympathique effusion qu’il provoque à force de chaleur expansive et de mélodieuse inspiration. Il ne faut pas demander aux hommes des prodiges, et vouloir qu’un musicien soit Cimarosa, parce qu’il lui plaît un beau jour de composer un opéra bouffe ; cependant il y a dans ce genre certaines conditions indispensables, sinon de génie, du moins de verve, d’esprit et d’originalité, auxquelles il est facile de voir que M. Halévy ne peut satisfaire. Dans la Juive, une instrumentation imposante emplit l’orchestre, et, sur la scène, le drame se déploie avec pompe et solennité ; de la sorte les yeux et les oreilles sont occupés, et, dans cette ivresse des sens, l’esprit ne songe pas à demander son compte. Or, dans l’Éclair, les choses ne se passent point ainsi. Voilà bien un orchestre correct et sans reproche, où l’harmonie est traitée avec goût et distinction ; mais, sur le théâtre, qu’y a-t-il ? Tout est vide ; à la place de l’appareil somptueux que les yeux n’y trouvent plus, l’esprit cherche en vain la mélodie. Plus la mise en scène a de simplicité (et dans le genre bouffe il n’en peut être autrement), plus on déplore l’absence de la mélodie. Du reste, toute la musique de l’Éclair se ressent de l’hésitation d’un homme qui a conscience de son impuissance à réaliser le but qu’il s’est proposé ; le genre bouffe où il s’est fourvoyé l’inquiète et le presse, et, dans son embarras, il s’efforce à tout moment d’en sortir par les échappées d’une sentimentalité larmoyante. La musique de l’Éclair est de la musique bouffe à peu près comme les pièces de Kotzebüe sont des comédies.
Il semble que le temps était venu pour M. Halévy de rassembler toutes ses forces dans une œuvre sérieuse, et de justifier, au moins par son mérite, le rang où la détresse de l’école française lui a permis de s’élever : jamais occasion ne fut plus belle à saisir. Grâce à l’influence personnelle qu’il s’est acquise sur l’administration de l’Opéra, M. Halévy avait sous sa main les plus vastes ressources dont un musicien puisse disposer : un orchestre immense, des chœurs nombreux, et par-dessus tout, la voix de Duprez, ce trésor qui ferait envie à Rossini. En outre, M. Halévy se trouvait, vis-à-vis du public, dans la position favorable d’un homme que le succès a déjà consacré. Or, avec tout cela, l’auteur de la Juive n’a su faire que Ginevra, c’est-à-dire la plus triste partition qu’il ait produite encore. Tant d’élémens inappréciables d’action ont avorté misérablement dans ses mains. Les partisans de M. Halévy, frappés eux-mêmes de l’impuissance qui se trahit à chaque mesure de cette partition, se sont efforcés d’y donner pour excuse la rapidité singulière avec laquelle ce travail avait dû être conduit : à les en croire, M. Halévy se serait laissé surprendre par le temps, et le travail sérieux n’aurait guère commencé pour lui qu’à dater du jour des répétitions. Voilà une manière d’agir sans façon avec le temps, et des airs dégagés qui sentent d’une lieue l’homme de génie. On sait que Mozart écrivit l’ouverture de Don Juan, sur une table de taverne, au milieu des bruyans propos de ses compagnons avinés, et la nuit qui précéda le jour de la représentation ; mais les fières boutades d’un maître sans égal ne peuvent convenir nullement au talent curieux de M. Halévy, qui a besoin, pour se produire, de méditations et de veilles laborieuses. Quoi qu’il en soit, Ginevra ne se recommande pas même par les qualités de style qui, dans la Juive, vous attirent et fixent votre attention à ses momens de loisir. Quant à la mélodie, il n’en peut vraiment être question, attendu qu’il n’y en a pas l’ombre. La belle fleur des jardins d’Italie ne vient pas dans le champ que M. Halévy laboure ; tout cela est commun, diffus, et dénué de ces qualités d’ordre et de succession qui servent au besoin d’excuse à la monotonie. En vérité, quand on entend ces formules banales, ces rhythmes traînés dans la rue, ces phrases sans expression et sans essor, on se demande comment un musicien que le soin de sa renommée préoccupe, peut se mettre à l’œuvre pour écrire de pareilles choses. Je croirais volontiers que M. Halévy se contente de noter les évolutions de ses doigts sur le clavier ; car il m’est impossible d’admettre que le cerveau entre pour rien dans cette affaire. En conscience, il vaudrait mieux désespérer et se taire que chanter au public une semblable musique.
Le premier acte s’ouvre par toute sorte de chœurs de gens du peuple et de condottieri, qui se croisent et se combinent à souhait pour le plaisir des pensionnaires du Conservatoire : voilà tout ce qu’on en peut dire. En général, M. Halévy a pour ce genre de morceaux, dont abonde la partition de la Juive, une affection toute particulière, et cela s’explique. Avec l’expérience qu’il possède de tous les secrets de l’instrumentation, on réussit toujours à traiter ces passions fougueuses, où l’entraînement des sens domine ; on remue l’orchestre dans ses profondeurs ; on fait venir à la surface des imitations plus ou moins ingénieuses ; on s’applique à grouper les voix selon certains procédés qui ne manquent jamais leur effet, et le travail se trouve accompli sans qu’on ait eu la moindre idée à dépenser. Cependant tout à coup, au milieu de ces ténèbres de la science, se lève, comme une étoile dans la nuit, une mélodie heureuse et pure : je veux parler de la romance de Duprez, suave inspiration, qui puise dans la voix du sublime ténor une expression ineffable de mélancolie et de tendresse ; c’est un parfum de rose qu’on respire dans l’air, une douce lumière qu’on suit avec amour. Par malheur cela ne dure guère ; les chœurs reviennent, et les phrases communes éclatent de plus belle ; le frais parfum se dissipe, la douce lumière s’éteint, mais quelque chose dit à l’ame qu’elle retrouvera plus tard cette agréable mélodie égarée dans le tumulte et la confusion.
Au second acte, le duo dans lequel la courtisane fait pacte avec le bandit et lui jette ses colliers et ses bracelets, pour le décider au meurtre de Ginevra, est un morceau qui affiche de grandes prétentions à l’originalité et manque son but parfaitement. On a prétendu que ce duo ressemblait au trio de Stradella ; il n’en est rien. En général, le public se laisse prendre trop facilement aux apparences. Le sujet en est le même, voilà tout ; c’est là tout au plus un emprunt du poète dont on ne peut rendre le musicien responsable. Du reste, si l’on voulait comparer les deux morceaux, M. Niedermeyer conserverait incontestablement toute supériorité sur l’auteur de Ginevra. Le trio de Stradella, traité dans le goût italien, a des tours mélodieux qui vous séduisent ; on aime l’ampleur de cette phrase qui ramène à tout moment l’unité du morceau. Mais ici qu’y a-t-il ? où trouver le dessin et la composition dans cette musique qui se développe sans ordre et pourrait fort bien ne se jamais conclure ? Que sont tous ces tronçons d’harmonie cousus au hasard, par je ne sais quelle phrase d’une trivialité sans exemple, qui devrait se cacher au fond de l’orchestre, au lieu de venir effrontément s’étaler au grand jour à tout propos comme elle fait ? Les airs de danse sont ternes et mal venus ; là comme partout, la verve et l’esprit manquent. Les instrumens éclatent en bruyantes fanfares, toutes les voix joyeuses entrent en danse ; mais dans ce chaos de sons, l’oreille s’efforce en vain de saisir le motif ; on ne peut dire qu’il avorte, attendu qu’il n’existe pas même à l’état d’embryon. Quant à la déclamation ambitieuse du messager qui vient annoncer l’invasion du fléau dans les murs de la ville, elle a le tort immense de rappeler au souvenir le sublime récit du soldat égyptien dans Moïse. Il y a des sujets que le génie a tellement consacrés, que c’est presque une profanation que d’y toucher après lui, et c’est justement à ceux-là que M. Halévy s’adresse avec le plus de complaisance. Ironie ou caprice, M. Scribe ne se lasse pas de les multiplier autour du musicien. Si M. Halévy était un ange de mélodie, on prendrait volontiers M. Scribe pour quelque démon occupé à le tenter par l’orgueil, afin de consommer plus vite sa chute. Dans la Juive, M. Halévy se heurte contre le finale de la Vestale ; ici c’est sur une des plus imposantes inspirations de Rossini qu’il va donner du front. Comment voulez-vous ensuite qu’un musicien de cette trempe résiste à de pareilles épreuves ? Le finale suffirait à lui seul, au besoin, pour attester l’impuissance qui ne se dément pas un seul instant, dans tout le cours de cette partition. Certes l’action donnait beau jeu à la musique. Cette jeune fille qui tombe au milieu d’une fête, et trouve la mort cachée sous les plis de son voile de noces, c’était là un sujet dramatique et bien fait pour émouvoir l’inspiration d’un maître. Or, ce sujet, M. Halévy ne se donne pas seulement la peine de l’aborder ; il y renonce d’avance, et le tumulte de l’orchestre l’aide comme toujours à se tirer d’affaire. Il se passe, sur les dernières mesures de ce finale, une action touchante et d’un bel effet. Ginevra s’évanouit dans les bras de son père, et tandis que tous s’empressent de fuir l’affreuse contagion, Guido s’agenouille aux pieds de la morte et baigne de pleurs sa main inanimée. Il y a dans ce groupe, que la mort réunit au milieu de la désolation commune, quelque chose de calme et de solennel qui contraste singulièrement avec l’effroi tumultueux de ces courtisans qui se hâtent de sortir par toutes les portes du palais. Cela est simple et beau ; malheureusement on n’en peut savoir gré ni au musicien, ni même au poète ; ces choses-là, personne ne les invente, elles se trouvent par hasard, d’elles-mêmes, et voilà peut-être ce qui en fait le charme et la naïveté.
Le morceau qui ouvre le troisième acte révèle des qualités de style qui seraient plus à leur aise dans une musique d’église ; les lamentations du vieillard s’exhalent dignement, les masses de l’orchestre y répondent avec grandeur et solennité. Je passe sur le chœur des bandits, dont M. Auber pourrait au besoin réclamer le motif, et j’arrive à la grande scène de l’acte. Ginevra repose sur son lit de marbre ; Guido s’introduit dans le sanctuaire, et, tandis que la pierre est levée encore, descend dans le caveau et vient pour la dernière fois baiser les pieds glacés de sa bien-aimée. La ritournelle de trompette qui accompagne Guido dans le funèbre escalier est d’un effet terrible, et prépare l’esprit aux sombres émotions du drame. Quelle scène que celle là, mon Dieu ! la scène de Roméo ! Et dire que M. Halévy manque un sujet pareil ! dire que l’idée de Shakespeare est impuissante à faire jaillir de cette ame un éclair de mélodie et d’inspiration ! En vérité, c’est à désespérer. M. Halévy livre Duprez à lui-même. À cet enthousiasme avide, à cette voix passionnée et sublime, il ne donne pour aliment qu’une de ces phrases banales comme le simple rhythme des paroles vous en inspire au premier coup d’œil, une phrase aussi originale pour le moins que la strette de l’air d’Eléazar dans la Juive ! Cela se peut-il concevoir ? Être musicien et ne pas trouver dans le fond de son ame une larme mélodieuse pour les douleurs de Roméo ! Certes Zingarelli était bien loin d’avoir reçu du ciel le feu créateur de Mozart, par exemple, et cependant cette scène suffit pour faire de lui un homme de génie. Oh ! si Duprez pouvait chanter Ombra adorata, au lieu de cette plainte monotone où sa voix semble se traîner à regret ! En Italie, cela serait ainsi. Quand il arrive à un maître italien de sentir qu’il est resté au-dessous de son sujet, il emprunte tout simplement la scène du compositeur qui a le mieux réussi avant lui en pareille circonstance, et la met à la place de sa propre inspiration. Et qu’on ne dise pas que c’est là un usage qui n’a cours que dans les basses régions de la médiocrité, car on pourrait à ce propos citer les plus beaux noms. Bellini n’est certes pas un maître ordinaire, et je ne pense guère qu’on puisse jamais vouloir établir de comparaison sérieuse entre l’auteur de Norma et de la Sonnanbula et le musicien qui a écrit la Juive et l’Éclair, et pourtant nous avons vu Bellini provoquer de lui-même cette infusion d’une pensée étrangère dans son œuvre. Le troisième acte des Capulets, l’une des plus charmantes partitions de ce maître, est occupé tout entier par la cavatine de Zingarelli. Je sais que bien des gens traitent cela d’indifférence et de familiarité dédaigneuse envers le public ; pour moi, je ne puis m’empêcher d’admirer ces manifestations naïves d’un peuple en qui la vanité n’a pas encore étouffé le sentiment de l’art, et qui, ne pouvant réaliser le but de sa pensée, substitue aux yeux de tous, et sans rougir, l’imagination d’un autre à la sienne, pour ne pas laisser l’œuvre incomplète. Il y en a qui se feraient scrupule d’emprunter un morceau tout entier, et qui trouvent plus convenable d’en dérober en cachette un motif qu’ils recouvrent ensuite du voile de leur instrumentation, et de recueillir un honneur qui, dans l’autre cas, revient toujours au véritable maître avoué publiquement. Or, je vous le demande, laquelle de ces deux façons d’agir vous semble la plus loyale ? Qui ne se souvient de la Malibran dans Roméo, de ce pâle jeune homme vêtu de noir, qui chante dans l’ivresse de la mort. Certes il n’y avait là ni grande pompe, ni somptueux appareil ; cela se passait entre deux murailles, et devant un tombeau à peine figuré ; et pourtant quel spectacle, quel intérêt, quelle impression sublime ! C’est que la musique était encore divine et sacrée ; c’est qu’il n’était pas venu à l’esprit d’un compositeur de sacrifier les besoins de l’ame aux exigences matérielles du caractère, qui ne va qu’aux sens, et de remplacer la mélodie éplorée qui s’élance du cœur de Roméo par je ne sais quelle sonnerie lugubre, qui semble avoir atteint son but lorsqu’elle a provoqué un horrible frisson sur tous vos membres ; c’est que l’exaltation de l’esprit régnait encore, et que la Malibran chantait Ombra adorata.
La scène d’orgie au quatrième acte, une scène joyeuse, interrompue tout à coup par l’apparition lugubre de Ginevra, et qui reprend ensuite avec plus de véhémence et de bruit, rappelle, sinon par le rhythme et le motif, du moins par l’ordonnance générale, le beau finale de Zampa. La phrase que chante Manfredi en levant son verre est commune et de peu de valeur. M. Halévy aurait dû s’efforcer d’inventer mieux et se montrer plus difficile à l’égard d’une phrase qui devenait naturellement le motif d’un morceau de cette importance. Il y a cependant, vers le milieu de cette scène, quelques mesures d’un effet dramatique et profond : ce groupe de cuivre qui répond froidement à l’appel de Ginevra, et se marie à cette voix triste et défaillante, exprime dignement la sombre terreur du sujet ; et quand le motif vulgaire dont j’ai parlé revient presque aussitôt, on regrette d’autant plus que le musicien n’ait pas été mieux inspiré. Je passe à la seconde moitié de cet acte qui est, sans contredit, la plus sérieuse partie de l’œuvre. — Le fléau règne partout dans Florence, la mort descend des maisons dans la rue, entraînant sur ses pas le pillage et la dévastation. — Le chœur des bandits qui se préparent au sac de la ville en chantant des houras à la contagion, est un morceau énergique et d’un beau caractère. — Cependant Ginevra tombe inanimée sur le seuil du palais de son père. Ici s’élève de l’orchestre une bouffée mélodieuse qui vous attire et vous charme ; c’est la romance de Guido au premier acte qui revient comme un souvenir des beaux jours dans cette nuit de désespoir, et reparaît jusqu’à trois fois à la surface de l’orchestre, toujours présentée avec plus de grâce, de mélancolie et de séduction. M. Halévy possède au plus haut degré l’art de traiter les instrumens à vent, les hautbois surtout : le moindre motif puise dans le secret qu’il a de le produire, un attrait inexprimable, une variété qui le transforme presque et lui donne la faculté de revenir à trois reprises, sans que l’esprit se lasse de l’entendre. Le duo entre Guido et Ginevra, commun dans l’adagio, évidemment écrit sans une idée, se conclut par une strette dont la banalité ne se sauve que par un trait qui éclate sur les dernières mesures, et dans lequel les voix de Duprez et de Mme Dorus se combinent avec assez de bonheur.
Quant au cinquième acte, il est livré tout entier aux promenades solitaires du vieux Médicis. Le digne homme, qui, dans la panique dont le fléau envahissant l’a frappé, a négligé de s’informer si sa fille était bien morte, court les champs dans une ample casaque de drap d’or, la seule sans doute de sa garderobe que la contagion ait épargnée. Du reste, rien n’égale la douce quiétude de son ame ; il assiste au lever du soleil, herborise et s’assied sous le chaume, consolant ses bons paysans dans leurs afflictions, qui sont les siennes, comme il dit. Arrivé devant une ferme dont l’aspect plaît à son cœur, il répète à part lui le vers de Faust : In dieser Armuth welche fülle, et s’enquiert du nom du propriétaire. Or il se trouve là tout justement une petite villageoise assez accorte pour lui raconter l’histoire de Philémon et Baucis. Jugez de son émotion, des larmes sereines qui abondent dans ses paupières vénérables, lorsqu’il apprend que cette ferme est habitée par deux jeunes époux que chacun respecte et bénit dans la contrée. Or, tandis que le vieillard bucolique s’abandonne tout entier aux réflexions que ce récit éveille dans son ame, rentre le couple heureux, qui revient de faire de l’herbe dans les champs. Ô prodige ! ô jeu bizarre et singulier de la mort et de la vie ! ce père sublime reconnaît sa fille dans Baucis, et la presse avec transport sur son cœur, en attendant qu’il pardonne à Philémon. Tel est le sujet du grand trio qui occupe à lui seul toute la seconde partie du cinquième acte. Comme on le voit, la tâche devenait difficile pour le musicien, et telle qu’un maître seul aurait pu s’en tirer avec honneur. Il fallait provoquer l’émotion des larmes dans un sujet placé sur la limite du ridicule, et certes il n’y avait guère qu’une inspiration franchement mélodieuse, qu’un de ces élans sublimes et profondément sympathiques dont le génie a le secret, qui eût pu sauver du rire la naïveté pastorale d’une scène semblable. Il fallait à toute force idéaliser par l’expression de la mélodie ou tomber dans l’abîme du grotesque, et c’est ce qui est arrivé. On ne peut rien imaginer de plus comique et de plus amusant que le trio de M. Halévy. Les plaintes lamentables et l’effusion instantanée du bonhomme qui cherche sa fille, et se frotte les yeux une heure quand il l’a retrouvée, pour voir s’il n’a pas la berlue, provoquent le fou rire, et révèlent chez M. Halévy des qualités bouffes du premier ordre, qui ne manqueront pas de le placer à la droite de Cimarosa, lorsqu’elles trouveront à se déployer dans un sujet moins pathétique. L’excellent père, dans un mouvement sublime d’enthousiasme, qui ne va pas pourtant jusqu’à la mélodie, embrasse ses deux enfans, et l’opéra se termine comme tous les opéras de M. Halévy, par une procession. Qu’on nous permette ici une remarque. Dans la Juive, la procession finale, partie des bas quartiers, s’élève sur un plateau qui domine la ville, tandis que cette fois elle abandonne les hauteurs de la colline pour venir dans la vallée. Ainsi, dans la Juive elle monte, et dans Ginevra elle descend. Si cette procession était l’image du talent de M. Halévy !
Le poème de M. Scribe a le grand mérite d’être fait avec des idées où la musique a de tout temps puisé ses inspirations les plus belles. L’action, il est vrai, languit dans les premières scènes, et se traîne sur toutes sortes de lieux communs ; mais, dès le finale du second acte, une sublime influence se fait sentir, et l’œil entrevoit le diamant de Shakespeare à travers le fil des combinaisons dont M. Scribe se plaît à l’entortiller. Roméo plane sur tout le troisième acte, et sur le quatrième Don Juan. Cette femme, dont le linceul traîne dans la neige, et qui vient, au milieu d’une orgie, frapper à la porte de son époux ; c’est la statue du commandeur au souper de don Juan. Seulement, il faut le dire, le motif est varié ici avec bonheur, et prend, dans sa transformation nouvelle, un caractère plus doux à la fois et plus triste : la plainte faible et suppliante d’une jeune fille remplace la voix de pierre de l’inexorable destinée. L’effet en a moins de terreur et d’épouvante, mais peut-être plus de charme et de mélancolie. On blâme beaucoup M. Scribe d’avoir mis en œuvre, dans sa pièce, des idées de Shakespeare. En vérité, voilà un singulier reproche ; on aurait, sans doute, mieux aimé que M. Scribe nous donnât les siennes. L’homme qui voue les facultés de son intelligence à ces sortes de productions, n’invente pas ; son mérite à lui, c’est de rassembler çà et là des élémens qu’il dispose ensuite pour la musique. Or, je vous le demande, que peut-il faire de mieux que d’entrer dans le monde si vaste et si fécond de Shakespeare, dans cet éternel printemps de la vie et de la jeunesse, où les idées flottent sous le soleil, avec un germe sonore dans le cœur, car Shakespeare, avec la divination sublime du génie, pressent l’hyménée à venir de la poésie et de la musique, et tend, à travers les siècles, la main à Mozart et à Rossini. Le More de Venise, Roméo et Juliette, Don Juan, voilà les sources éternelles de l’inspiration des maîtres. Pour échapper à la domination impérieuse de ces idées sublimes, il faudrait que la Muse des sons coupât ses ailes et consentît à s’enfermer dans les misérables conditions de la vie ordinaire. Encore une fois là est toute musique, parce que là est toute terreur, toute grâce, toute mélancolie.
Ainsi que tous les hommes que la nature n’a pas franchement doués, et qui cherchent dans l’inspiration des autres un sujet d’application pour la science qu’ils ont acquise à force de travail, M. Halévy hésite entre les idées qui se disputent les sympathies de notre temps ; son œuvre n’est pas le développement d’un système dont il a conscience ; il va au hasard, où le vent du succès le pousse. Néanmoins, il faut le dire, l’auteur de la Juive et de Ginevra met une certaine réserve dans ses imitations ; M. Halévy s’inspire du système, héritage de tous ceux qui ne sont point appelés à la création, plutôt que du détail mélodieux, qui est le bien inaliénable du grand maître. Certes, sans la lumière de Robert-le-Diable, la Juive ne serait point venue au monde, et, dans Ginevra, l’influence des Huguenots se laisse sentir jusque dans la disposition des morceaux. Et cependant il y a dans ce style réservé, froid, aligné comme une allée de Versailles, dans ce style qui ne sacrifie jamais la correction au mouvement, la règle à la curiosité, quelque chose qui ne peut venir d’Allemagne, et que M. Halévy tient de la manière de M. Cherubini. En outre, M. Halévy traite avec une habileté rare la partie de la déclamation ; son récit, sans s’élever jamais bien haut dans l’expression, va au fait et ne manque ni de clarté, ni de force : avec quelque imagination, M. Halévy eût représenté assez dignement l’école française. Maintenant, s’il faut parler de l’avenir de ce talent que nous avons essayé d’apprécier, nous croyons pouvoir prédire qu’il se maintiendra toujours sur un pied convenable. En effet, quand il ne s’agit plus d’inspiration, mais de science, le calcul remplace les prévisions ; car là rien n’est donné au hasard du sujet, aux caprices de l’esprit, qu’un rayon égaye et qu’un nuage attriste, aux mille fantaisies du cœur. Le talent demeure égal à lui-même ; il n’y a que le génie qui tombe, parce qu’il n’y a que lui qui s’élève.