Lettres sur les cours d’adultes/Lettre I

Lettres sur les cours d’adultes
Revue pédagogique, second semestre 1885 (p. 357-360).
Lettre II  ►

CORRESPONDANCE


Nous avons reçu la communication suivante :

A la Rédaction de la Revue pédagogique.

L’heure approche où les écoles vont reprendre leurs travaux et continuer l’œuvre de progrès qui les caractérise. Nous souhaitons que la loi soit de plus en plus appréciée, et que cette année tous les enfants de l’âge scolaire se donnent rendez-vous dans la cour de l’école dès le premier jour de la rentrée des classes. Si cela est, nous leur prédisons une moisson fructueuse pour le présent et pour l’avenir.

Mais ce n’est pas des jeunes écoliers que nous avons souci ; ce qui nous préoccupe en ce moment, c’est le sort réservé à leurs aînés qui ont dépassé l’âge de l’obligation, et qui dès lors ne sont plus inscrits sur les listes officielles, mais qui pourraient devenir écoliers du soir et composer une classe d’adultes. Malheureusement on entend de partout dans nos villages proclamer ce jugement hasardeux : « Les cours d’adultes ont vécu ! » Et naturellement, la statistique est d’accord avec le principe, ne donnant plus aujourd’hui que des unités à la place des milliers d’autrefois. Serait-il donc possible que cet or de l’école fût devenu plomb ? Nous n’y pouvons croire ; c’est pourquoi nous allons essayer de défendre une cause d’ordre supérieur, en montrant la nécessité de continuer les cours d’adultes.

L’histoire de l’enseignement primaire avant 1789 nous apprend que les classes d’adultes existaient déjà à cette époque, et que les recteurs d’école répondaient au vœu des familles en instruisant les adultes à la suite de leurs rudes travaux du jour. Un décret de la Convention, du 30 mai 1793, était venu ensuite et portait : « Les ’instituteurs sont chargés de faire aux citoyens de tout âge, de l’un et l’autre sexe, des lectures et des instructions. »

Comme la plupart des prescriptions scolaires de ce temps, ce décret ne fut pas appliqués. Mais les instituteurs, toujours dévoués, reprirent dès qu’il le purent l’œuvre de leurs respectables devanciers, interrompue pendant les années de la Révolution et les guerres de l’Empire.

C’est un de ces anciens du siècle qui va nous le raconter.

« J’avais obtenu mon brevet de 3° degré, nous disait-il un jour, et je devins instituteur. C’était en 1818 ; vous voyez que je vous parle de longtemps. Chacune de mes journées d’hiver était prise, depuis 7 heures du matin jusqu’à 5 heures de l’après-midi pour les classes du jour, ct depuis 7 heures à 9 heures et demie pour la classe du soir : nous appelions ainsi le cours d’adultes. Tous les grands garçons du village y assistaient, même les hommes mariés et d’âge mûr. Plusieurs de ces derniers m’envoyaient leurs petits pendant le jour, et venaient prendre leurs places pendant la veillée. Rien n’était plus admirable que de voir ces hommes de bonne volonté venir demander à un jeune homme (j’avais à peine vingt ans) de leur apprendre les premiers éléments de la lecture, de l’écriture, du calcul et du toisé, qui composaient notre programme. Le respect que me portaient mes grands écoliers, le goût qu’ils montraient : pour l’étude, les remerciements et les attentions qu’ils me prodiguaient, tout cela me faisait oublier vite les fatigues de la journée. Nous nous séparions toujours contents les uns des autres, et allions en paix prendre notre repos. Ce qui se passait chez moi se répétait à peu près partout. Il le fallait bien ; car alors on n’était instituteur complet qu’à ce prix.

» Avec la grande loi de 1833, on put compter sur des résultats meilleurs. Toutefois, cette première charte de l’enseignement primaire dut pourvoir au plus nécessaire, et le pays n’était pas savant. Je me souviens, en effet, que sur 259,979 conscrits, 131,353, ou la moitié, étaient encore illettrés. On organisa donc d’abord les écoles, puis on songea aux adultes. Une circulaire ministérielle ne tarda pas à venir placer l’école du soir à la suite de l’école du jour. Cependant, les municipalités, le département et l’État continuaient à n’avoir pour le zèle des maîtres qu’une admiration toute platonique, laissant aux élèves seuls le soin de les indemniser tant bien que mal, moyennant la modique somme de 1 à 2 francs par mois. En outre, ils devaient fournir à tour de rôle le chauffage et l’éclairage, c’est-à-dire le panier de bois ou de charbon et la classique chandelle de suif. Voila en deux mots comment les cours d’adultes ont fonctionné depuis 1833 jusqu’à 1850. Je n’ai pas manqué de les ouvrir chaque année, et je crois que c’est le soir, en instruisant les grands, que j’ai rendu les meilleurs services à mes concitoyens. Je leur enseignais tout ce que je pouvais ; surtout, je leur prêchais le bien, et j’ai eu la satisfaction de voir que mes conseils n’ont pas été perdus pour le plus grand nombre d’entre eux. »

Ce récit intéressant est resté dans ma mémoire. Son auteur est mort entouré de respect, et la population qu’il avait élevée a gardé de li un précieux souvenir.

Il y avait donc un siècle que les cours d’adultes existaient, sans direction officielle, sans encouragements de personne, quand l’État les prit sous sa protection et leur imprima un mouvement d’ensemble qui marque l’ère de prospérité de l’institution. Les années comprises entre 1865 et 1870 sont les dates brillantes des cours d’adultes ; elles honorent également et les maîtres dévoués qui s’y consacraient et le ministre libéral qui se plaisait à récompenser leurs travaux. Alors, de 6 à 8 ou 9 heures du soir, pendant les quatre à cinq mois d’hiver, on pouvait se présenter jusque dans les moindres écoles, sûr d’avance d’y rencontrer de nombreux élèves. Nulle part, l’ordre, le respect et les convenances ne furent méconnus ; car l’émulation, le désir de comprendre et le besoin de s’instruire faisaient le fonds de ces réunions, vrais centres de bonheur et de recueillement. L’année terrible dut arrêter ce noble élan qui, repris momentanément, en 1873 et 1874, n’a plus fait que décliner jusqu’à nos jours. C’est pourquoi on adit, en 1884, que les cours d’adultes avaient vécu.

Il serait trop malheureux que le mot fût vrai, et nous voulons bien croire qu’il n’en est rien. Qu’on dise, si l’on veut, que l’institution subit un moment d’arrêt, sauf à reprendre un nouvel essor : rien de mieux ; mais qu’on prononce sa condamnation, c’est ce que nous ne pouvons pas admettre. Voyons, en effet, s’il est possible que les cours d’adultes soient rayés de nos programmes.

Disons d’abord qu’en raison de leur ancienneté, ils sont considérés partout comme une seconde école aussi utile que la première. Nous avons été à même de constater plusieurs fois le fait suivant : un hameau obtient une école, et elle est à peine ouverte que les habitants réclament un cours d’adultes où tous arrivent joyeux.

Ensuite, on sait qu’il faut compter avec les mœurs et les coutumes existantes, avant de tenter de détruire ce que le peuple des campagnes aime et apprécie. Or, il est de toute évidence, pour quiconque a vu de près les écoles et les habitants d’un pays, que les cours d’adultes sont regardés généralement comme faisant partie de l’école elle-même. « Tout le monde de la maison a été à la classe d’adultes, me disait un jour un chef de famille, mon père, mes frères et moi, et mes garçons n’y iraient pas ! C’est le progrès à rebours. »

Et le raisonnement et les exigences de ce bon citoyen s’expliquent. En effet, il faut admettre que l’instruction d’un enfant ne peut être achevée à treize ans, et que ce qui lui reste à apprendre dépasse de beaucoup ce qu’il sait. Mais l’école n’a plus à le compter au nombre des siens ; il faut donc qu’il renonce à l’étude au moment même où il commercerait à mieux comprendre. Il y a plus, il ne tardera pas à oublier le peu qu’il avait appris, et il arrivera au régiment ignorant des choses qu’il possédait passablement à sa sortie de l’école. C’est pourquoi le cours d’adultes lui est nécessaire, puisque c’est à ce cours qu’il se perfectionnera et se préparera sérieusement à la vie militaire et civile. Il y a plus encore : quoi qu’on fasse, il y aura toujours des illettrés plus ou moins dégrossis. et c’est pour eux surtout que le cours d’adultes a sa raison d’être,

Enfin, écoutons les parents : « Que voulez-vous que nous fassions de nos grands garçons, si vous ne les recevez le soir à l’école ? Ils ne peuvent rester immobiles comme des statues, et s’en iront chercher des distractions malsaines dans les cafés et autres lieux qui ne sont pas faits pour leur âge. Au nom de la morale, sinon pour les instruire, de grâce ne leur fermez donc pas les portes de l’école. »

Conduit par les mêmes motifs, on a vu dernièrement, au sein du Conseil général d’un de nos beaux départements de l’Est, un membre de l’assemblée défendre énergiquement les cours d’adultes, et ne pas vouloir qu’ils aient vécu. Quand il insistait pour qu’une vie nouvelle leur fût donnée, il était, croyons-nous, en parfaite conformité de vues avec ses électeurs et le pays qu’il représente.

Si on nous le permet, nous essaierons peut-être, dans une autre lettre, de rechercher les causes de la décadence des cours d’adultes, et ce qu’il conviendrait de tenter pour les ressusciter.

Dubois,
Inspecteur primaire en retraite.

Lons-le-Saunier, le 24 septembre 1885.