À compte d’auteur (2p. 3-22).

LETTRES SUR LE CANADA.




TROISIÈME LETTRE.




Montréal, 9 Février 1867.

I


Mon Ami,

J’ai longtemps tardé à vous écrire : j’ai voulu voir et connaître. J’ignorais, hélas ! que le désenchantement, que le dégoût viennent bientôt remplacer la curiosité dans l’examen des sociétés dégradées par le romanisme ; j’ignorais combien il est vrai que tous les vices découlent de l’ignorance, et j’ai ressenti tant d’horreur de cette milice de jongleurs sacrés qui se sont adjugé l’âme humaine comme un hochet ou comme une pâture, que j’ai presque oublié la pitié que je devais aux malheureux qui en subissent aveuglément l’oppression.

Est-ce donc là l’histoire des peuples depuis que les peuples existent ? Les hommes ne se sont-ils réunis en société que pour s’exploiter les uns les autres ? Donc, toujours le privilège. Au peuple, à la grande masse, l’asservissement moral après que les insurrections et le progrès ont détruit l’asservissement des corps ; à quelques-uns la domination, la domination par le préjugé, par le fanatisme, par la misère, par l’ignorance, à défaut de pouvoir politique. Hommes ! il vous faut des jougs à bénir, et des oppressions que votre aveuglement consacre. Vous aimez l’autorité qu’on appelle sainte ; et quand la liberté vient à vous, c’est toujours avec des bras ensanglantés, et comme une furie plutôt qu’une libératrice.

Ah ! je comprends aujourd’hui les excès des révolutions ; je comprends les bouleversements que fait un rayon de pensée franchissant cette masse d’obscurités de toutes sortes épaissies par les siècles ; je le comprends à la vue des abominations qui se commettent tous les jours sur cette terre infortunée du Canada. J’excuse, non plutôt j’absous, ces déchaînemens populaires, furieux et impitoyables, dont le souvenir reste longtemps dans l’âme des oppresseurs, échelons sanglants, mais ineffaçables sur la voie du progrès. Si c’est une condition fatale pour l’humanité de ne pouvoir atteindre à ses destins que par des crises, eh bien acceptons-en la salutaire horreur, les barbaries nécessaires, moins odieuses que ces despotismes prolongés d’âge en âge qui font bien plus de victimes, quoique dans l’ombre, et qui ne servent qu’à perpétuer le règne de toutes les impostures.

Habitué dès mon enfance à vivre sous l’éclatante lumière de la civilisation, je croyais à peine aux crimes, aux forcenneries des siècles qui nous ont précédés ; je faisais une large part à l’imagination des auteurs… Hélas ! je me trompais ; je devais voir au Canada, en plein dix-neuvième siècle, autant d’indignités monstrueuses, autant d’absurdités que l’histoire en rapporte du moyen-âge, moins les supplices, les auto-da-fé, les tribunaux ecclésiastiques toujours ruisselants de sang ou de larmes.

Mais l’inquisition ! elle règne ici, elle règne souveraine, implacable, acharnée ; et elle régnera encore longtemps, compagne inséparable de l’ignorance. Elle n’a plus de bûchers qui engloutissent des milliers de vies, mais elle corrompt et avilit les consciences. Elle ne contraint plus à l’obéissance par des tortures, mais elle exerce cette pression ténébreuse qui étouffe le germe de la pensée comme la liberté d’écrire ce qu’on pense ; elle manie et dirige partout ces instruments terribles, ces agents insaisissables qui attaquent les réputations, qui détruisent les caractères, et accablent sous la calomnie tout homme qui veut parler librement. Ne pouvant dompter la pensée, elle l’a pervertie. Ne pouvant faire taire cet immortel instinct qui est au fond de l’âme, et qui n’a d’autre aliment que la vérité, elle l’a faussé dans son essence, a détourné ses élans, l’a étouffé sous les appétits grossiers de l’intérêt individuel. Voilà ce qu’elle a fait et ce qu’elle fait tous les jours. Incapable d’atteindre les corps, elle persécute les âmes, elle brise les carrières, elle apporte la misère et le découragement aux penseurs trop hardis qui veulent s’affranchir du méphitisme intellectuel où tout se corrompt.

Maintenant, qu’un homme s’élève, suffoquant de dégoût ou de honte ; qu’il se dresse en face de ce dieu des ombres, et, avec la conscience de la vérité, ose la dire au troupeau d’hommes qu’il tient asservis, aussitôt les anathèmes pleuvent ; son nom est livré à l’horreur, à la haine, sa vie entière à la rage du fanatisme, et son foyer, seule retraite où il cherche l’oubli des persécutions, retentit encore du bruit des imprécations qui le suivent partout.

Que de fois, poursuivi par le sombre tableau que m’a fait M. D’Estremont, et cherchant à m’arracher à l’affreuse réalité, je laisse errer mon imagination exaltée d’espoirs insensés, de visions fantastiques. Je jette, en rêvant, mes regards sur cette terre immense où, il y a deux cents ans, on ne sentait partout que le silence farouche des vastes solitudes. Des lacs sauvages, où l’image de l’infini se mêlait aux profondeurs muettes des vagues, gîsaient au milieu des forêts, couchés sur le large flanc des montagnes, berceaux grandioses où passait le souffle de Dieu dans les orages. Une race d’hommes indomptables, au cœur de chêne, mêlés avec la nature et restés sauvages comme elle, marchaient en rois sous les ombrages des forêts séculaires, respirant l’espace, fiers comme la liberté, inflexibles dans la mort.

Ils ne sont plus… Qui donc aujourd’hui les a remplacés ? Cette création gigantesque, suprême effort de la nature, n’est-elle donc plus pour un peuple de Titans ? Regardez au loin ces campagnes immobiles, enfouies dans le repos, où nul souffle n’arrive, d’où aucun souffle ne part. Le bonheur et l’aisance semblent y habiter… mais ce bonheur, cette tranquillité apparente, sait-on bien à quel prix on les achète ? Il y a des pays où l’ordre règne par la tyrannie des bayonnettes ; il y en a d’autres où la paix s’étend comme un vaste linceul sur les intelligences. Ici, point de révolte de la conscience ou de l’esprit brutalement subjugué ; point de tentative d’émancipation, parce qu’il n’y a ni persécution, ni despotisme visible. Les hommes naissent, vivent, meurent, inconsciensinconscients de ce qui les entoure, heureux de leur repos, incrédules ou rebelles à toute idée nouvelle qui vient frapper leur somnolence. Dans ces pays, le bonheur pèse sur les populations comme la lourde atmosphère des jours chauds qui endort toute la nature. Ce calme est plus effrayant que les échafauds où ruisselle le sang des patriotes, car il n’est pas d’état plus affreux que d’ignorer le mal dont on est atteint, et, par suite, de n’en pas chercher le remède.

Oui, depuis vingt-cinq ans, une léthargie écrasante s’est appesantie sur les consciences : tous les fronts se courbent sans murmure sous la terreur cléricale. Pas une classe d’hommes qui ne soit dominée par la crainte ; aucune œuvre intellectuelle ; chaque essai de littérature tournant pitoyablement en flagorneries au clergé ; la presse épeurée, craintive, isolée quand elle veut s’affranchir, rampante et hypocrite quand elle peut conserver l’appui du pouvoir théocratique.

Ce spectacle ne se voit nulle part. Dans l’impériale Russie, les hommes se baissent sous le knout ; un mot du czar omnipotent peut armer des milliers de bourreaux… Chez les Mogols, le Grand Lama, pontife et souverain, dispose à son gré des âmes et des corps. À Rome et dans l’Espagne, la catholique Espagne, vouloir s’affranchir du clergé, c’est s’insurger contre le gouvernement, ces deux choses étant inséparables, comme elles l’étaient pour toute l’Europe il y a trois cents ans ; et l’on vous jette dans les oubliettes, ou l’on vous fusille, ou l’on vous déporte ; par la crainte de la mort, des supplices, les hommes se soumettent. Mais en Canada, sous un gouvernement libre, dans ce pays où toutes les croyances sont légalement admises, où toutes les opinions ont droit de se produire, où tous les abus civils, politiques, cléricaux, peuvent être signalés et attaqués sans restreinte, rien ne saurait expliquer la couardise et l’arrogante hypocrisie de la presse obscurantiste, si l’on ne savait le charme qu’offre aux natures basses le pouvoir exercé au moyen de l’ignorance et de l’apathie de la masse.

Et cependant on se demande comment il existe une pusillanimité si générale, si profonde, si incurable. Quoi ! les flétrissures des hypocrites et des cagots sont donc maintenant ce qui arrête les esprits libres dans l’accomplissement du devoir ? Quoi ! tout l’objet de la vie doit consister à ne pas se compromettre, à céder à l’envie, à redouter au lieu de combattre les méchants et les lâches ! Vous qui par vos lumières pouvez diriger l’opinion, vous préférez la suivre, quand elle est égarée, inconsciente, obscurcie ! Mais alors quelle est donc votre œuvre et votre but si vous pliez sous les menaces de vos adversaires, si vous évitez la lutte, si vous leur laissez le champ libre pour corrompre à l’envi l’intelligence du peuple ? Ignorez-vous que les concessions et les atermoiements sont autant d’armes contre vous-mêmes, en présence d’ennemis qui ne triomphent que par l’occulte terreur qu’ils répandent dans les âmes ?

Vous le savez. Il n’y a qu’une chose vivante en Canada, c’est le clergé ; il absorbe tout, politique, éducation, presse, gouffre immense et si profond que le désespoir s’empare des penseurs patriotiques. Eh bien ! il faut y descendre, il faut plonger la main dans l’abîme, et non pas s’arrêter sur ses bords. On ne transige pas avec l’absolutisme clérical, avec un ennemi qui ne vous épargne qu’à la condition que vous ne soyez rien devant lui. Mais on l’attaque de front ; il faut savoir mourir quand on ne peut vaincre.

Vous dites « à quoi bon se casser la tête contre un mur ? » À quoi bon ? le voici. À ouvrir la voie à ceux qui, venus après vous, l’auraient renversé. Mais vous n’avez vu là qu’un effort inutile, qu’une tentative insensée : vous avez craint le sacrifice, et vous l’avez réservé à la génération qui vous suivait, bien plus douloureux, bien plus difficile à accomplir. N’est-elle pas en droit de se plaindre ? Aujourd’hui, recueillez le fruit amer de ce funeste effroi d’une lutte sans trêve comme toutes les luttes de la vérité. Voyez : de tous côtés vos ennemis triomphent ; voyez l’affreux état d’une société que vous n’avez pas su protéger contre le jésuitisme. Partout trônent l’hypocrisie, l’intrigue, la malhonnêteté, le mensonge, toutes les turpitudes récompensées, toutes les abjections exaltées et glorifiées.

Mais ce n’est pas le moment de vous plaindre, petit groupe d’esprits ardents et convaincus qui voulez la lutte ; vos amis se sont trouvés dans des temps difficiles… À vous d’aller de l’avant, d’attaquer le mur par la base. Qu’il s’écroule sur vous, s’il le faut ! mais du moins vous aurez frayé le chemin à la jeunesse qui demande des exemples.

Aujourd’hui, il n’est plus qu’une chose qui puisse sauver le Canada ; c’est le radicalisme ; le mal est trop grand et trop profond, il faut aller jusqu’aux racines de la plaie. Des demi-mesures n’amèneront que des avortements… Eh quoi ! ne sentez-vous pas, vous qui respirez à côté de la grande république, qu’il y a en vous une intelligence et un cœur, qui ne peuvent être l’éternelle proie des tyrans de la conscience ? Ne sentez-vous pas que l’humanité a une autre voie à suivre que celle où la jetait le moyen-âge, qu’il y a d’autres noms à invoquer que celui de l’Inquisition, une ambition plus noble à nourrir que celle de sycophante des vieux préjugés ? Préférez-vous être les instruments dociles d’un ordre ambitieux à la gloire de guider votre pays ?…

Mais que disais-je ?… où retentira cet appel suprême peut-être étouffé déjà sous les imprécations ?… hélas ! il n’y a plus de jeunesse en Canada. Je regarde autour de moi, je vois des visages froids qui s’observent, qui s’épient, qui se masquent, physionomies déprimées où règne l’empreinte d’une lassitude précoce, où se lisent les convulsions de la pensée qui cherche à se faire jour, et qui meurt dans l’impuissance.

Vous voilà, jeunesse canadienne, telle que vous ont faite les jésuites et leurs suppôts depuis vingt-cinq ans. À force de vous prêcher la soumission, ils en sont rendus à vous la faire bénir ! Impatients de leur joug, vous le défendez, vous l’exaltez dans les journaux, cherchant un sourire du maître que vous vous êtes donné vous-même, au lieu de braver sa haine qui serait impuissante, si vous saviez vouloir.

II

Mais il est temps sans doute de donner des exemples de la profonde abjection dont le dégoût m’a inspiré l’imparfait tableau. Plongeons dans ces ténèbres ; rappelons les plus stupides théories du moyen-âge, les plus farouches diatribes des moines ignorants et fanatiques ; retraçons toutes ces horreurs à peine couvertes par le flot des révolutions modernes, et voyons si les théocrates n’ont pas toujours été et ne seront pas toujours l’ennemi de l’esprit humain. Si les faits ont une éloquence brutale, vous me saurez gré du moins de vous y avoir préparé, et vous jugerez ensuite si j’ai pu aller au-delà de la vérité, à moins que vous n’ayez pas le courage de poursuivre jusqu’au bout.

Vous n’avez pas oublié sans doute le nom d’une société littéraire que je vous ai signalée dans ma dernière lettre, après mon entrevue avec M. d’Estremont. Cette société fondée à Montréal, en 1844, avait pris le nom « d’Institut-Canadien, » et pour devise « Altius tendimus. » C’était à peine au sortir de l’insurrection de 1837-38. C’était au sein des trahisons nombreuses des chefs patriotes dont l’Angleterre achetait le concours avec des honneurs. Le clergé dévoué au pouvoir, comme toujours, achevait d’anéantir les dernières résistances des esprits indépendants et fiers. Déjà se dessinait à l’horizon la noire cohorte des ordres religieux s’avançant à la conquête des âmes, c’est-à-dire à l’abaissement des caractères. Alors quelques jeunes gens, nourris à l’école du passé, se cherchèrent au milieu des ténèbres qui commençaient à envahir leur malheureuse patrie ; ils apportaient un fonds commun de libéralisme et de dévouement à la cause du progrès ; ils se réunirent dans une étroite masure de la rue St. Jacques, à Montréal, et là se constituèrent en Société sous le nom d’Institut-Canadien, afin, comme ils le déclarèrent dès leur première séance, « de chercher la force qui naît du travail commun, de s’instruire, et de s’habituer à la parole au moyen de la discussion. »

Le but et l’objet définis, ces jeunes gens, au nombre de deux cents, jadis isolés et presque inconnus les uns aux autres, inaugurèrent les premiers le système des conférences publiques, et des discussions libres sur tous les sujets politiques et littéraires. Ils formulèrent une déclaration de principes de la plus complète tolérance religieuse, et affirmèrent n’avoir qu’une volonté, celle de promouvoir le progrès sous toutes les formes. Dès l’origine, l’Institut-Canadien échappait donc à la domination théocratique, à tout contrôle extérieur sur ses actes et délibérations, à l’inquisition qui déjà scrutait, et étreignait les familles dans un cercle d’intrigues.

Dix ans passèrent. La salle étroite, basse, pauvre, de l’Institut-Canadien, était devenue une tribune publique, d’où jaillissaient les idées réformatrices, ce brandon paisible qui, en agitant profondément les masses, ne détruit rien que les abus et perfectionne les institutions. Treize des vaillants jeunes gens qui avaient présidé à la fondation de l’Institut étaient maintenant des députés au parlement canadien. Réunis, côte à côte, ils formaient cette petite phalange hardie qui attaquait tous les privilèges, tous les vices de l’organisation sociale, judiciaire, et politique. Ils voulaient :

1.o L’abolition de la tenure seigneuriale ;

2.o L’élection des membres du Conseil Législatif, jusqu’alors l’instrument du pouvoir ;

3.o La décentralisation du pouvoir judiciaire ;

4.o L’élection de la magistrature ;

5.o Le suffrage universel ;

6.o Le scrutin secret ;

7.o L’éducation aussi répandue que possible ;

8.o La représentation basée sur la population ;

9.o L’abolition de la dîme ;

10.o L’annexion aux États-Unis ;[1]

11.o La sécularisation des réserves du clergé ;

12.o L’abolition des pensions payées par l’État ;

13.o La codification des lois ;

14.o L’établissement du système municipal ;

15.o La réforme postale ;

16.o L’élection de tous les fonctionnaires importans ;

17.o Le libre échange et la libre navigation des fleuves ;

18.o La réunion du parlement à des époques fixes chaque année ;

19.o L’établissement de fermes modèles ;

20.o La réduction des droits sur les articles de consommation ;

21.o La colonisation des terres incultes.[2]

Ce programme que j’ai recueilli dans les manifestes des candidats libéraux à leurs constituants de 1854, et dans le journal l’Avenir, fondé par eux en 1848, et tombé quatre ans après sous les forces réunies du clergé, du pouvoir, et de la trahison, comportait toute une réforme dans l’ordre social, et un avenir plein de grandeur pour la jeune colonie.

C’en était trop déjà pour l’ombrageux despotisme des vautours de la pensée. Quoi ! la jeunesse échapperait à l’autorité de l’église qui, en sa dualité de gardienne infaillible de la foi et des mœurs, doit avoir la direction absolue des sociétés ! Quoi ! il se formerait une institution, fut-ce la plus catholique de toutes les institutions, qui oserait agir sans se mettre sous le contrôle immédiat du clergé, qui discuterait des questions de tous genres, et formerait des hommes publics, sans en avoir obtenu la permission de l’êvêque ! Mais à quoi sert donc d’accaparer l’enfance à son berceau, de conduire, la main haute, les écoles et les institutions des campagnes, d’être les maîtres absolus de l’instruction secondaire, de s’immiscer à tout instant dans la politique, de posséder des collèges fondés dans le seul but de faire des prêtres, et de façonner toutes les générations à la soumission aveugle envers l’autorité ecclésiastique, si un groupe de jeunes gens, n’ayant d’autre but que d’être utiles, se mêlent d’éclairer le peuple, d’affranchir l’éducation, d’inspirer le patriotisme et l’esprit d’indépendance ? À quoi sert donc de proclamer sans cesse que l’ignorance est un bonheur, que tous les abus sont sacrés parce qu’ils proviennent du pouvoir, que les citoyens qui veulent la guérison des maladies sociales sont autant de révolutionnaires furibonds, s’il se trouve des hommes, méconnaissant ces doctrines sacrées, qui osent conseiller au peuple de s’en affranchir, de réclamer des réformes, et de leur confier des mandats politiques ?

Alors on vit se déchaîner l’orage du fanatisme, de toutes les servilités cupides, et le torrent sourd de la calomnie échappé du haut des chaires et s’épanchant à flots intarissables dans le sein des familles. Alors commença une croisade acharnée, impitoyable, contre l’institution qui avait formé cette jeunesse intrépide ; les églises retentirent d’anathèmes, et la foudre sainte commença de gronder sur toutes les têtes qui se dressaient encore dans la déroute des intelligences.

On eut peur. L’occulte puissance du clergé répand toujours une terreur indomptable. Résister à un ennemi qu’on ne peut atteindre, braver l’ignorance nourrie de préjugés et si docile à la haine, entendre qualifier d’infamies et d’impiétés les actes les plus justes et les plus utiles, se fermer l’avenir au début de sa carrière ; avoir devant soi toute une vie de luttes contre la méchanceté, contre la mauvaise foi, contre la stupidité féroce de l’intolérance, c’était plus qu’il n’en fallait pour décourager plusieurs de ces jeunes gens qui voulaient bien de l’avancement de leur patrie, mais qui n’étaient ni assez convaincus ni assez forts pour accepter le fardeau du progrès. Aux premiers cris des fanatiques, ils lâchèrent pied dans le sentier difficile du devoir, dans l’écrasante entreprise de la régénération d’un peuple. Les concessions commencèrent, l’intrigue joua ses mille ressorts, la crainte comprima l’élan, et enfin de faiblesses en faiblesses, on descendit aux lâchetés, au reniement des principes, à la honteuse dénégation de ses opinions et de ses actes.

Des lors commença une ère de turpitudes misérables ; le cynisme du mensonge et de l’hypocrisie s’étala orgueilleusement et triomphalement. On ne chercha plus à éclairer le peuple, mission périlleuse, mais à le tromper, chose toujours facile. On apostasia, on trahit, on recula, on baisa, afin de l’apaiser, la main qui s’appesantissait sur tous les fronts. En même temps, les Jésuites, qui venaient de bâtir un collège à Montréal, répandaient déjà partout le noir essaim de leurs agents ; leurs mielleuses paroles attiraient la jeunesse confiante, les familles se livraient à eux, leurs confessionnaux toujours ouverts suintaient d’innombrables secrets, d’intrigues infatigables ; l’œuvre était complète, et le voile de l’obscurcissement un instant soulevé s’alourdissait de nouveau sur les esprits.

Le drapeau de « l’Avenir » tombé, faute d’une main pour le soutenir, le libéralisme étouffé à son berceau, la politique déchue en une dissimulation dégradante, que restait-il pour l’honneur de la pensée et la sauvegarde de l’indépendance ? Il restait l’Institut-Canadien, dernier refuge de quelques caractères non encore abattus ni souillés.

Ici, je m’arrête ; je ne puis résister au désir de peindre deux hommes échappés à la lave bouillante des persécutions, debout parmi les débris du libéralisme, semblables à l’écueil blanchi par l’écume des flots qu’il vient de briser. Tous deux ils sont morts, et avec eux le secret de leur vertueuse audace ; l’un, emporté par la fougue même de ses passions politiques ; l’autre, brisé par les fatigues de la vie, par les émotions d’une lutte sans trêve qu’il soutenait seul, seul ! contre les ministres de l’abâtardissement du peuple. L’un, puissant orateur, personnification orageuse, brûlante, de l’éloquence tribuntienne ; colosse de taille et d’énergie, dont la voix, comme celle de Danton, faisait bondir le cœur des masses, taire les frémissements de l’impatience et de la colère, étouffant tous les bruits que soulevait en vain la rage des envieux et des persécuteurs. Quand il apparaissait devant le peuple, le peuple se taisait ; et quand il avait parlé, l’enthousiasme et les applaudissements éclataient en délire. Sa grande voix dominait tout ; on eût dit que la nature l’écoutait soumise ; le feu de son éloquence passionnée entrait dans les âmes comme si une étincelle magique, les frappant toutes à la fois, les eût entraînées et confondues dans la sienne.

Il parut peu de temps à la grande tribune populaire ; mais ce fut assez pour que les rugissements du lion se fissent entendre longtemps à l’oreille des oppresseurs.

Cet homme se nommait Joseph Papin.[3]

L’autre, et c’est ici que je contemple avec une effusion douce la physionomie du plus désintéressé, du plus vertueux, du plus fidèle et du plus persévérant ami de la liberté, s’appelait Éric Dorion. Tout au contraire du premier, petit, faible, maladif, étiolé, il ne semblait tenir à l’existence que par un mystère, ou plutôt il ne vivait pas de sa vie propre, mais de celle du peuple dont il s’était pénétré en l’échauffant. Il parla jusqu’au dernier jour aux assemblées qu’il aimait tant à réunir, car il n’avait qu’une pensée, qu’un sentiment, qu’un amour, l’instruction du peuple ; et quand on l’emporta, frappé subitement au cœur, il parlait encore. La mort, combattant sur ses lèvres la parole expirante, seule avait pu le vaincre, et éteindre sa pensée. Il mourut dans une campagne solitaire, presque sauvage, au milieu des colons qu’il avait lui-même guidés et armés de la hache du défricheur. Quand les trahisons et les lâchetés de toutes sortes condamnèrent le libéralisme à n’être plus qu’un mot trompeur, qu’un vain souvenir d’autrefois, lui seul combattit encore dans la presse les efforts de l’obscurantisme, et créa une population libérale au sein des forêts qu’il avait ouvertes à la civilisation. Sa vie entière s’exprime par un seul mot, dévouement, et sa mort par un autre mot, espérance. Une seule larme sur sa tombe, amis du libéralisme ! son cœur est encore chaud sous la froide pierre, et le ver rongeur n’en détruira jamais la noblesse, l’élévation, la pureté, qui resteront comme le parfum de sa vie.[4]

III

Avant d’exposer à vos yeux le désolant tableau de la chûte du libéralisme en Canada, je désire faire un retour sur un passé encore récent, et citer un fait, un seul, pour indiquer l’état des esprits, le degré de civilisation du peuple, l’hypocrisie sans ménagement de ceux qui l’exploitaient à leur profit.

C’était en 1856. Il s’agissait de réformer l’éducation sectairienne exclusiviste qui, dès l’âge le plus tendre, pénétrait les enfants des haines de race et de religion. Les écoles étaient séparées en deux camps, les unes protestantes, les autres catholiques ; et quoique le gouvernement les subventionnât toutes, il naissait de ce système un grand nombre de désordres, d’injustices, et de plaintes envenimées, tous les jours, par les luttes de partis. Ainsi, les catholiques du Haut-Canada, qui étaient en minorité, se plaignaient que leurs écoles ne recevaient pas tous les fonds qui leur étaient votés par les chambres ; et ceux du Bas-Canada, qui y dépassaient de beaucoup le nombre des protestants, réclamaient sans cesse contre le montant trop élevé des subventions accordées à ceux-ci. Cette anomalie, outre son caractère d’intolérance sans but, amenait souvent des collisions violentes toutes les fois qu’était soulevée la question d’éducation, tandis que les enfants, de leur côté, n’avaient rien de plus pressé, en sortant des écoles, que de s’attaquer par troupes dans les rues, aux cris de protestants et de catholiques, et de s’écharper avec bonheur, pour recommencer le lendemain.

Afin de faire cesser ce déplorable état de choses, et rendre à l’éducation sa mission véritable qui est de former à l’amour de la patrie, au sentiment des choses utiles et grandes, au développement libre de l’intelligence, Joseph Papin présenta au parlement, le 5 mai 1856, une résolution dont voici la teneur :

1.o « Il convient d’établir dans toute la Province un système général et uniforme d’éducation élémentaire, gratuite, et maintenue entièrement aux frais de l’État, au moyen d’un fonds spécial créé à cet effet.

2.o Pour faire fonctionner ce système d’une manière juste et avantageuse, il est nécessaire que toutes les écoles soient ouvertes indistinctement à tous les enfants en âge de les fréquenter, sans qu’aucun d’eux soit exposé, par la nature de l’enseignement qui y sera donné, à voir ses croyances religieuses violentées ou froissées en aucune manière. »

Par cette résolution, on le voit, Papin voulait assimiler l’instruction en Canada au système que suivent les États-Unis, et qui leur a valu d’être le peuple le plus éclairé et le plus libre de la terre. L’instruction est la nourriture et la sauvegarde des peuples : aux États-Unis elle est la base de l’État. On y a reconnu l’homme pour ce qu’il est, pour un être intelligent, dont il faut cultiver la raison pour qu’il puisse remplir sa mission sur la terre. Or, la culture de la raison, c’est l’instruction libre, celle qui respecte également toutes les croyances. On ne confie pas les enfants à un instituteur pour en faire des prosélytes, mais pour en faire des citoyens ; on ne forme pas, on n’élève pas l’esprit, à moins de lui inspirer le respect de la conscience, le sentiment de sa propre dignité. Ce qui a rendu l’Union Américaine victorieuse de la terrible rébellion du Sud, c’est l’instruction. Croit-on qu’elle eût fait tant de sacrifices, si ses enfants, citoyens éclairés, hommes libres et pensants, n’eussent compris toute la grandeur d’un principe ? Croit-on qu’ils eussent combattu pour ce principe s’ils avaient été, dès leur jeune âge, abêtis, aveuglés, trompés, incapables de concevoir et de vouloir les destinées de leur pays ?

Cherchons dans l’histoire les peuples qui ont donné les plus grands exemples d’héroïsme, de grandeur morale, d’élévation, qui ont le plus longtemps conservé leur liberté, qui ont été les plus prospères ; ce sont ceux qui étaient le plus éclairés ; et comme les lumières engendrent la tolérance, l’égalité, l’émulation pour le bien commun, il s’en suit que tous les efforts se tournent vers la prospérité de la patrie, au lieu de se consumer en haines réciproques, en guerres intestines, causes de tant de retards dans l’acheminement au progrès. D’un autre côté, quels sont les pays où règnent le despotisme, l’impuissance, la misère, la décadence, si ce n’est ceux où l’on ne prend aucun soin de l’instruction des peuples, où on les retient à dessein dans l’ignorance, qui est le premier soutien de la tyrannie.

Mais ce sont là des lieux communs. Venons au Canada ; voyons quelle indifférence, quel méphitisme intellectuel a produit le système d’éducation établi pour l’éternisation du pouvoir théocratique. D’abord, les écoles, les écoles primaires ne sont pas libres, puisque l’intolérance y est consacrée en fait et en principe ; les instituteurs ne sont pas libres, puisqu’ils sont sous la férule de chaque curé de village qui dirige l’école à son gré, et auquel il faut bien se soumettre, si l’on veut échapper à la persécution, au dénigrement, à la porte de son modeste gagne-pain. Les colléges ne sont pas libres, oh ! encore bien moins, puisqu’ils sont conduits tous, tous, par le clergé qui en bannit la plupart des œuvres intellectuelles, s’ingénie surtout à prêcher la soumission, à abêtir, aveugler, la jeunesse, à lui inspirer la haine de tous les progrès en lui disant sans cesse que l’humanité est en décadence, parce qu’elle s’affranchit sous toutes les formes, et commence à connaître et à glorifier la puissance de la raison.

Voyez-moi ces rhétoriciens à moitié enfroqués qui sortent de ces pieux colléges. Quels sots prétentieux, quels ignorants intrépides ! Et pourquoi pas, intrépides ? Ne sont-ils pas nourris à l’école de l’absolutisme ? ne sont-ils pas certains de la vérité que tous les grands esprits cherchent depuis si longtemps, et qui ne leur coûte, à eux, d’autres efforts que cinq ou six mea culpa par jour, et beaucoup de génuflexions ? Aussi, ne raisonnez pas avec ces produits-là ; il faut croire ou nier ; croire, sans savoir pourquoi ; nier, sans raison.

Et toutefois on se sent pris de pitié ; on se dit : « Voilà cependant un être qui serait intelligent s’il n’avait pas été abruti dès l’enfance par les momeries de culte extérieur qui sont comme la grimace de la religion. Qu’est-ce en effet que toute l’éducation des colléges cléricaux ? Un apprentissage à la soutane. On n’y a jamais fait et on n’y fera jamais des hommes. On y habitue les jeunes gens à la pratique de servilités et de gestes ridicules qui de plus en plus leur rapetissent l’esprit ; on y passe les trois-quarts de la vie à genoux, dans l’adoration de l’autorité ; on y a le cerveau farci de cet amas de principes sans nom ni sens que la théocratie a entassés à son usage. On y enseigne à détester toute liberté de l’esprit, à traiter d’incrédules ceux qui raisonnent, et d’impies ceux qui veulent d’autres bases à leurs croyances que des conventions. Au lieu de vous éclairer, on vous anathématisera, si votre esprit ne peut se payer de subtilités scolastiques  ; et lorsqu’on a ainsi dépravé et faussé l’intelligence, on vous lance un jeune homme dans le monde, bouffi de préjugés, croyant avoir tout appris de ses maîtres, se trompant sur tout sans en convenir, déraisonnant d’une façon monstrueuse tout en citant des syllogismes entiers de Port-Royal, fermant son esprit au sens commun, et vous traitant enfin de blasphémateur, lorsqu’il est à bout de citations, ou lorsque votre raison l’a convaincu de son ignorance.

Suivez-le maintenant dans ce monde qu’il ne connaît pas, ou dont on lui a donné les plus absurdes idées. N’ayant d’autre avenir que deux ou trois carrières, les seules que lui permette d’embrasser le genre d’éducation qu’il a reçu, il lui faut lutter contre les difficultés d’un long et pénible début, souvent contre sa propre incapacité, plus souvent encore contre l’encombrement qui envahit les professions. Ce que je dis ici de ce type pris au hasard, je le dis du grand nombre. Fils pour la plupart des cultivateurs de la campagne qui ont payé à grands frais une éducation classique qui leur est plutôt un fardeau qu’un avantage, ils se répandent à profusion dans les villes, y languissent pauvres et accablés, se font recevoir avocats ou médecins, et végètent encore de longues années, inutiles à la société qui voit leur misère, inutiles à l’état qui ne saurait se servir d’eux, inutiles à eux-mêmes, et finissant enfin par croupir dans l’oisiveté, fruit d’une existence déplacée, ou dans le vice, fruit de la détresse. — Peu studieux, adonnés souvent à la boisson, parce qu’ils vivent dans des villes monotones où rarement l’occasion leur est offerte de se livrer à un plaisir intelligent, ils finissent par tomber dans une atrophie intellectuelle qui leur enlève jusqu’à l’idée même de chercher un remède à leur position. Ils ne font que tourner dans un petit cercle d’intérêts individuels ; tout se résume pour eux dans une phrase consacrée et banale : « Nos institutions, notre langue, et nos lois. » Mais les grands principes généraux de civilisation qui sortent de ce cadre, ils semblent ne pas seulement s’en douter. À quoi donc peuvent-ils prétendre en s’attachant opiniâtrement à des institutions surannées qui arrêtent tout essor vers le progrès social, à des idées d’un autre âge qui ne peuvent convenir au sol de la libre Amérique ?

Leurs institutions ! elles sont déjà pour la plupart effacées ou détruites par la force des circonstances, et par les exigences d’une constitution politique qui leur est inconciliable. Leur langue ! eh ! que font-ils pour la conserver et la répandre ? Comment se préparent-ils à lutter contre les flots envahissants de l’anglification ? Divisés, sans cesse armés les uns contre les autres dans la presse, ils s’injurient, se jalousent, s’épient, se diffament, et s’arrêtent mutuellement dans toute tentative d’affranchissement moral. Inondés de toutes parts, ils restent contemplateurs passifs du sort qui les menace, et contre lequel ils n’emploient que des mots sonores. Pourquoi ces grands noms de nationalité, de langue, si vous n’en cultivez que le prestige, propre seulement à illustrer des souvenirs que les hommes et les choses effacent de plus en plus ? Quel contrepoids voulez-vous mettre à l’invasion des races étrangères, vous qui ne savez pas grandir en même temps qu’elles ? Et comment vous préparez-vous à lutter pour l’avenir de tout un peuple vous qui ne savez pas assurer le vôtre contre une honteuse indifférence et qui tremblez sous le joug d’un pouvoir théocratique auquel vous livrez votre pays en échange de quelques faveurs ?

IV

Que dirai-je maintenant de l’éducation des jeunes filles ? même, même chose partout. Le couvent remplace ici le collége ; les principes et le but sont identiques. Mais comme les femmes sentent plus qu’elles ne raisonnent, et qu’elles ont cet avantage sur nous de sentir mieux que nous ne raisonnons, elles peuvent ainsi mieux juger des choses. Mais en revanche, la vie claustrale, le régime abstrait des maisons religieuses, leur séparation complète du dehors, la compression des élans ou leur absorption dans l’inflexibilité de la règle, contribuent beaucoup à leur donner une timidité excessive et des idées inexactes.

Je parle ici de la jeune fille des villes, de celle qui reçoit une instruction quelconque ; car il est bien entendu qu’à la campagne, c’est autre chose ; et malgré que je ne connaisse presque pas de paroisse où il n’y ait un couvent, richement construit par les habitants de cette paroisse, cependant, j’en suis encore à trouver, parmi toutes leurs élèves, une seule qui ait appris autre chose qu’à lire, et à écrire incorrectement le français.

L’instruction qu’on reçoit dans ces couvents est pitoyable. J’ai assisté à un examen public de l’un d’eux à quelques milles de Québec. On a fait épeler pendant une heure ; la deuxième heure, toutes les élèves, grandes et petites, se réunirent et chantèrent en chœur les chiffres, un deux, trois, jusqu’à neuf ; la troisième heure, les grandes déclamèrent des prières, et les petites chantèrent des cantiques ; après cela, la Supérieure annonça aux parents que l’examen était fini, et les parents s’en allèrent pleins d’orgueil d’avoir des enfants si instruits et si capables de subir cette difficile épreuve.

Venons maintenant à la jeune Canadienne au sein de sa famille, dans ses relations avec le monde, affranchie du couvent, et telle que la font ses mœurs, son entourage, ses liaisons, ses habitudes.

Élevée dans une grande liberté d’elle-même, la Canadienne a cependant un fonds de principes solides qu’elle n’abandonne jamais, et dont elle fait la règle de sa conduite. Elle laisse peu de place à l’empire des passions sur le jugement ; elle songe de bonne heure à avoir une famille à diriger, et elle se forme sur l’exemple de sa mère. C’est ce qui fait qu’elle possède à un si haut degré toutes les vertus domestiques. Même dans l’âge des illusions elle est quelque peu soucieuse, et ne s’abandonne pas à un penchant sans le raisonner beaucoup et de bien des manières ; et si elle voit qu’elle a tort, elle cédera à la voix de la raison. Il est rare de trouver mieux que chez elle l’amour filial, cette vertu qui prépare, d’une manière si touchante, à l’amour maternel. Devenue épouse, elle se concentre dans son intérieur, et semble n’avoir plus qu’un devoir à remplir, celui de veiller à sa nouvelle famille. Elle est pieuse et se conduit rigoureusement d’après les avis de son confesseur qui, trop fréquemment, remplace l’éducation maternelle, et dont la direction sans contrepoids est sujette à trop d’abus. Combien de jeunes filles sont ainsi mises en garde contre des dangers qu’elles ne soupçonnaient même pas, et qu’elles exagèrent dès qu’elles les connaissent ! triste fruit d’une soumission trop crédule ! Il vaudrait bien mieux ne pas leur faire croire à tant de mal, ne pas rendre la société plus méchante qu’elle n’est, afin de ne pas fausser leur esprit qui a besoin plutôt de recevoir des impressions douces, tout en étant muni suffisamment contre les véritables dangers qu’il peut courir.

Une mère sait éviter tous ces écarts : elle apporte sa propre expérience pour guider sa fille dans tous les pas qu’elle a elle-même parcourus ; elle connaît ce qui convient à chaque développement successif de l’âme de son enfant ; elle connaît tous les refuges contre les périls, et tous les tempéraments de la vertu. Elle ne paraîtra pas à tout propos comme un censeur intraitable toujours en guerre avec la société, mais comme un Mentor doux et conciliant, qui, sans rien ôter au vice de sa difformité, saura conserver à la vertu sa douceur et son charme. Elle ne commencera pas dès l’abord par effrayer son enfant sur tout ce qui l’entoure, afin de l’aveugler également sur toutes choses, mais elle l’instruira de ce qu’il lui importe de connaître, avec ce langage délicat d’une mère qui sait épargner à l’âme pudique de sa fille les choses qu’elle doit à jamais ignorer. Enfin, elle la préservera contre les périls et les vices, en développant en elle les vertus qui en sont le contrepoids, l’amour filial, la confiance affectueuse, le sentiment du devoir, plutôt qu’en remplissant son âme de craintes puériles qui, une fois disparues, ne laissent plus de place à la vertu, ni au souvenir des bons exemples.

Il y a une bien grande différence entre la jeune canadienne et la jeune anglaise qui habite la même ville, et qu’elle coudoie tous les jours. Celle-ci transporte en Canada l’esprit hautain et la raideur intraitable qui forment l’élégance en Angleterre. Pour elle, le Canada n’est pas une patrie, dût-elle y être née, et ses parents et ses grands parents de même ; elle a horreur de se croire fille ou sœur de colon, et dira toujours en parlant de l’Angleterre " Home, home ! " Elle affecte de dédaigner la canadienne, « cette fille de la race conquise. » Ses père et grand-père, qui, pour la plupart, appartenaient à cette armée d’aventuriers qui envahirent le Canada après la conquête, lui ont transmis cet esprit prétentieux qui les faisait se croire les dominateurs plutôt que les compagnons d’un peuple dont ils venaient partager la fortune, sans pouvoir en admirer le long héroïsme, ni respecter le courage malheureux. C’est pour cela qu’il y a une démarcation tranchée dans les goûts, dans les idées, entre les jeunes filles d’origine différente, une démarcation que rien ne pourra franchir, tant que le Canada ne sera pas devenu une nation.


V

Mais nous voici loin de la résolution de Joseph Papin, et de la brûlante polémique qu’elle excita dans la presse, et qu’elle y excite encore aujourd’hui toutes les fois que l’opinion publique y est ramenée par les circonstances. Que d’accusations de perversité, d’impiété, d’athéisme même, ont été lancées depuis dix ans contre tous ceux qui ont essayé de réformer le système d’instruction, d’en élever le niveau en l’affranchissant ! On n’admet pas en Canada que rien se fasse sans la religion ; il faut que le clergé soit partout, que l’État ne soit qu’une chose secondaire traînée à la remorque de l’Église, et lui étant assujettie, conformément à cette ancienne doctrine de la papauté ce que les empires et les peuples ne sont que le domaine de Rome. C’est pourquoi rien ne s’entreprend sans que le clergé n’y ait de suite la haute main, ou ne cherche à y établir son influence, et de cette influence, j’ai assez fait voir les résultats, pour que je ne m’y arrête pas davantage.

La motion de Papin fut rejetée ; mais en revanche, bon nombre d’articles du programme libéral avaient reçu la sanction des chambres, entr’autres : La tenure seigneuriale était abolie ; le conseil législatif rendu électif ; le pouvoir judiciaire décentralisé ; l’éducation quelque peu réformée ; la codification des lois entreprise, le système municipal établi ; le parlement convoqué annuellement ; des fermes-modèles instituées, et les terres incultes ouvertes à la colonisation.

L’œuvre des « rouges, » comme on appelait la petite phalange des libéraux, était à moitié accomplie : en peu de temps ils avaient obtenu de grands résultats. Restaient encore d’importantes réformes à poursuivre ; elles furent abandonnées comme trop hâtives, et dès lors commença la décadence du parti libéral. La « résolution » de Papin avait été le dernier cri jeté par les esprits indépendants ; désormais la politique allait dégénérer en une lutte de personnes, en substitutions de ministères, en querelles d’administration. Une autre époque s’annonçait, époque d’affaiblissement, de concessions, de reculades, en même temps que grandissait le jésuitisme et que les intelligences s’assoupissaient. Ce n’est pas que pendant cette époque qui dure encore, il n’ait apparu de temps à autre quelques belles figures, quelques types saillants ;[5] mais le parti libéral n’avait plus de but ; son programme était répudié par le Pays, nouvel organe qui avait pris la place de l’Avenir en 1852 ; la désorganisation était dans ses rangs ; aucune idée qui rattachât les fractions isolées du libéralisme, et par suite aucun but commun, aucune concentration d’efforts.

C’est au milieu de ces événements, et à mesure que disparaissaient les principes pour faire place aux Québecquoises, que l’on vit tout-à-coup surgir de nouveau l’Avenir, mais non plus cette fois l’organe du parti libéral reconnu, mais de quelques hommes avancés, véritables pionniers du radicalisme, qui ne s’effrayaient pas de la ligue puissante du clergé avec toutes les ambitions serviles, mais qui voulaient aller droit à la masse, et la secouer de sa torpeur. Le nouveau journal apparaissait avec un programme plus large, mieux défini, plus fécond que le précédent. C’étaient encore des membres de l’Institut qui le fondaient, entr’autres, M. Blanchet, qui ne tarda pas à en devenir le rédacteur. Comme on le voit, l’histoire de l’Institut est celle du libéralisme en Canada depuis vingt ans. Jamais il n’a failli à sa mission, et bientôt on va le voir, au milieu des tempêtes soulevées autour de lui, rester inébranlable, quoique isolé, et, se maintenir intact, malgré le redoublement des persécutions.

Avant de continuer le récit des événements qui vont suivre, je désire rapporter tout au long le programme du second « Avenir » tel qu’il fut formulé en 1856.

1.o Abolition du prétendu gouvernement responsable. Gouverneur électif directement responsable au peuple, et choisissant les chefs de départements, avec ou sous le contrôle de la Législature, suivant la pratique établie dans la république américaine.

2.o Chefs de départements uniquement occupés des affaires de ces départements, sans pouvoir intervenir dans la législation.

3.o Chaque membre du parlement pouvant prendre l’initiative de toute mesure législative quelconque.

4.o Abolition du Conseil Législatif, jusqu’à l’indépendance du Canada.

5.o Défense à tout représentant du peuple d’accepter du gouvernement aucune charge lucrative pendant la durée de son mandat.

6.o Élection des députés à une époque fixe, et tous les deux ans.

7.o Convocation annuelle du parlement, à époque fixe.

8.o Élections au scrutin secret. Tous officiers municipaux, tels que greffiers, régistrateurs, shérifs, coroners, magistrats, recorders… électifs ; les maires de chaque localité officiers rapporteurs de droit.

9.o Liste des jurés préparée par les conseils municipaux de comté ou de paroisse, et les jurés indemnisés pour leurs services.

10.o Fonctionnaires prévaricateurs et malversateurs justiciables des tribunaux ordinaires.

11.o Siège du gouvernement fixé d’une manière permanente.

12.o Décentralisation judiciaire ; codification des lois, simplification de la procédure civile, réduction des frais de justice.

13.o Séparation de l’Église d’avec l’État.

14.o Abolition entière de la Tenure Seigneuriale.

15.o Abolition de la dîme.

16.o Revenus des réserves du clergé consacrés au soutien de l’éducation.

17.o Réduction des dépenses publiques. Salaire du Gouverneur réduit à $4,000, y compris son logement. Réduction du nombre des buralistes.

18.o Établissement de banques de crédit foncier.

19.o Abolition du douaire, des rentes foncières non rachetables, et des substitutions.

20.o Réciprocité complète du commerce avec les États-Unis ; libre navigation du St. Laurent et des canaux pour les navires de toutes les nations.

21.o Importation en franchise des articles de consommation indispensables.

22.o Loi spéciale livrant la construction des chemins de fer aux compagnies particulières seulement.

23.o Loi pour empêcher l’absorption des propriétés en main-morte.

24.o Abolition des pensions payées par l’État.

25.o Réforme de l’éducation, en la délivrant des nombreuses entraves qui retardent son progrès. Écoles subventionnées par l’État et dépouillées de tout enseignement sectaire.

26.o Encouragement de l’agriculture.

27.o Abolition des privilèges de toute espèce ; droits égaux, justice égale pour tous les citoyens.

28.o Organisation de la milice, comme aux États-Unis, de manière à donner des armes à chaque milicien, et laisser à chaque bataillon le choix de ses officiers. Abolition de la loi actuelle de milice et des compagnies de volontaires.

29.o Indépendance : république : annexion aux États-Unis. Séparation du Haut et du Bas-Canada.[6]

  1. Les articles 8, 9, 10 furent néanmoins retranchés du programme comme prématurés.
  2. Adresse de l’Hon. A. A. Dorion aux électeurs de Montréal, le 8 juillet 1854.
  3. Joseph Papin naquit à l’Assomption, comté de Leinster, district de Montréal, le 14 décembre 1825. Admis au barreau en 1849, il ne tarda pas à s’y distinguer. Il fut l’un des fondateurs de l’Institut-Canadien, qu’il présida de 1846 à 1847. Longtemps un des collaborateurs de l’Avenir, il ne quitta le journalisme que lorsque le journalisme canadien fut devenu inconciliable avec la dignité d’un esprit élevé et convaincu. Il mourut à peine âgé de 36 ans, en 1861.
  4. Jean-Baptiste Éric Dorion naquit à Ste. Anne-la-Pérade, district de Trois-Rivières, le 17 septembre 1826. L’un des premiers membres de l’Institut-Canadien, dont il remplit la présidence en 1850, il fut aussi le fondateur du journal l’Avenir. Appelé au Parlement par les électeurs de Drummond et Arthabaska en 1854, il fut réélu trois fois depuis par la même circonscription électorale. Il mourut dans tout l’éclat de sa carrière politique le 1er novembre 1866. Le succès d’un grand nombre de réformes lui revient de droit. Plus que tout autre, il sut pénétrer le peuple de la connaissance de ses droits, et de son importance sous un gouvernement représentatif.
  5. Je signalerai entre autres, avec un véritable plaisir, l’hon. A. A. Dorion, qui restera à jamais comme le type de l’homme intégré, du politique désintéressé, de l’esprit, juste et du caractère sans taches. Il a fait tout ce qu’il a pu pour rallier les tronçons épars du parti libéral, et s’opposer aux mesures iniques, aux dilapidations des torys canadiens, mais les circonstances plus fortes que lui l’ont dominé.

    Je citerai encore l’hon. L. A. Dessaules, le plus rude champion des idées libérales proscrites, le vigoureux polémiste qui, pendant trois ans, a joué le plus grand rôle dans la presse, et l’un des plus utiles dans la Législature. Je ne fais que le mentionner en passant, parce que bientôt nous allons le voir figurer dans les luttes de l’Institut avec le cagotisme et l’intolérance, et soutenir dans ses écrits pleins de sarcasme et de logique invincible, les droits de la raison outragée. C’est à lui que l’Institut doit en grande partie sa force et l’éclat dont il brille aujourd’hui.

  6. La quatrième lettre, renfermant la suite de l’histoire de l’Institut, devra paraître bientôt.