LETTRE
SUR LES AFFAIRES EXTÉRIEURES.
No XIV.
Monsieur,

C’est avec raison que l’on a attaché une grande importance au voyage que M. de Zéa Bermudez et M. Marliani viennent de faire en Allemagne. Pour n’avoir pas réussi, leur mission n’en était pas moins sérieuse, et elle méritait assurément plus de succès qu’elle n’en a eu. Les circonstances au milieu desquelles ils se sont présentés à Berlin et à Vienne n’étaient pas défavorables, et si leurs efforts n’ont pas eu le résultat qu’on pouvait s’en promettre, c’est que sans doute le moment n’est pas encore arrivé de faire entendre raison sur la question d’Espagne aux cabinets qui n’ont pas reconnu la reine Isabelle II. Il est, du reste, à remarquer qu’au moins ces cabinets suspendent leur jugement, et que tout en manifestant leurs sympathies, ils n’engagent pas irrévocablement leur politique. Ils attendent que les évènemens aient prononcé ou pris une tournure qui ne laisse plus de doutes sur l’issue de la lutte actuelle, car ils n’accordent pas de caractère officiel aux agens de don Carlos qu’ils tolèrent auprès d’eux ; et si, comme je l’espère, la cause de la reine prend le dessus d’une manière marquée, les gouvernemens d’Autriche et de Prusse se souviendront peut-être alors de la mission de M. de Zéa qui, dès à présent, a dû faire sur eux quelque impression.

M. de Zéa, vous le savez, a été, à plusieurs reprises, ministre de Ferdinand VII ; il a exercé hors de l’Espagne des fonctions diplomatiques de l’ordre le plus élevé ; chef du cabinet de Madrid à l’époque de la mort du roi, il avait préparé le paisible avénement de la jeune reine et il présida aux premiers actes du nouveau règne. Le premier établissement de la succession féminine s’accomplit à Madrid et dans tout le reste de l’Espagne, sauf quelques bourgades des provinces du nord, sans grandes difficultés ; la plupart des chefs de l’armée saluèrent de leurs acclamations la fille de leur souverain ; les grands corps de l’état n’hésitèrent point à se compromettre dans le même sens ; les passions populaires furent contenues et désarmées partout où elles semblaient à craindre pour le nouveau gouvernement, et bien que la Navarre ait commencé à remuer quatre jours après la mort de Ferdinand VII, à voir le prétendant se traîner à la suite de don Miguel vaincu et sur le point d’être chassé du Portugal, on n’aurait guère pensé alors que la fortune de don Carlos dût en peu de temps balancer celle de la royauté qui s’élevait à Madrid. Si M. de Zéa eût été mieux secondé par tous ses collègues, peut-être le mouvement de la Navarre et des provinces basques n’aurait-il pris aucune consistance. Mais cet homme habile, intelligent, modéré, plein de courage, qui s’était dévoué à servir contre don Carlos la fille et la veuve de Ferdinand VII, et qui aurait pu faire tant de bien à l’Espagne, vit tout d’un coup son action paralysée, ses intentions méconnues, ses services oubliés, sa vie publique calomniée par des haines furieuses et aveugles. Après avoir quelque temps essayé de tenir tête à l’orage, il fut enfin obligé de céder, et bientôt il disparut de la scène politique. Il pressentit tous les malheurs qui allaient fondre sur l’Espagne, et comprit que désormais, au moins pendant un certain nombre d’années, il devait se tenir à l’écart. Mais en quittant sa patrie, il demeura fidèle à la cause qu’il avait embrassée avec tant d’ardeur. Ceux qui ne le connaissaient pas crurent qu’il chercherait à faire sa paix avec le prétendant, qui s’estimerait heureux de montrer à l’Europe un homme de tant de modération et de lumières enrôlé sous ses drapeaux. Il n’en était rien. M. de Zéa eut, au contraire, grand soin d’établir sa position comme ancien ministre, constant serviteur et partisan dévoué de la reine. Il vécut obscurément dans un coin de l’Allemagne, sans se mêler d’aucune intrigue, et de plus en plus étranger aux affaires de son pays, que les révolutions ministérielles, parlementaires ou militaires, livraient à des partis chaque fois plus éloignés de ses principes et de ses affections.

Tel est l’homme qui, dans ces derniers temps, a consenti à faire auprès des cabinets de Berlin et de Vienne, en faveur du gouvernement constitutionnel de l’Espagne, une tentative dont personne mieux que lui ne pouvait assurer le succès, si le succès avait été possible. Il fut secondé et accompagné dans cette mission par M. Marliani, proscrit politique italien, qui, depuis le commencement de la guerre civile, a mis au service de la reine et de la cause libérale son caractère entreprenant et résolu, son intelligence vive et féconde en ressources, son expérience des révolutions et son activité d’homme d’affaires. Le seul fait de cette association entre deux hommes d’origines et de tendances si différentes est par lui-même un curieux symptôme de l’état actuel des esprits en Espagne. Il prouve que la prolongation de la guerre civile, l’épuisement matériel et moral du pays, l’impuissance aujourd’hui bien constatée des opinions les plus bruyantes et les plus orgueilleuses, ont fait tomber bien des barrières entre les diverses fractions du parti de la reine. Assurément, quand M. Marliani, dans le premier enivrement de la déplorable révolution de la Granja, venait à Paris, en septembre 1836, faire reconnaître le ministère Calatrava, il ne s’attendait guère, après la chute rapide de ses amis, à ce qu’au bout de deux ans, les évènemens le rapprochassent de M. de Zéa pour l’accomplissement d’une mission commune. M. de Zéa, profondément enseveli alors dans sa retraite de Carlsruhe et oublié de tous, avait été la première victime du mouvement libéral qui, avec quelques intermittences dans sa marche, venait d’aboutir au renversement de M. Isturitz, au lâche assassinat de Quesada, à la proclamation violente de la constitution de 1812, et à la restauration de M. Mendizabal. Aux yeux de M. de Zéa, c’était sans doute un malheur de plus ajouté à tous ceux qui, depuis son éloignement des affaires, avaient frappé l’Espagne. Aux yeux de M. Marliani, c’était la victoire définitive du principe libéral et par conséquent, malgré les apparences, de la cause de la reine, identifiée avec ce principe. Eh bien ! ces deux hommes qui jugeaient alors si différemment la révolution de la Granja, devaient s’entendre deux ans plus tard et se coaliser honorablement, sans faiblesse, sans capitulation de principes, sans abjuration de leur passé. C’est que M. Marliani et M. de Zéa sont, avant tout, des esprits pratiques. On avait d’abord mal jugé ici le premier. Chargé de faire reconnaître ou de faire pardonner au gouvernement français une révolution opérée par des soldats ivres, et qui se présentait sous un jour si odieux, on avait craint de trouver en lui un ardent tribun, formé dans les clubs de Madrid, ou l’agent de coupables intrigues. J’ai tout lieu de croire que l’on n’a pas tardé à reconnaître qu’on s’était trompé. M. Marliani s’est bientôt fait apprécier comme un esprit éminemment politique, c’est-à-dire raisonnable et modéré, qui ne ferme pas obstinément les yeux et les oreilles à ce qui contrarie ses opinions ou ses désirs, pour qui la leçon des événemens n’est pas perdue, et qui est capable de transiger sur les moyens, pourvu que le but ne soit pas sacrifié. Je ne connais M. Marliani que par ses actes. Je vous avouerai que j’ai partagé contre lui les préventions communes ; mais j’en suis revenu, grâce à un examen plus attentif et à des renseignemens plus exacts. La démarche à laquelle il vient de s’associer lui fait, j’ose le dire, le plus grand honneur, en ce qu’elle le montre supérieur aux stupides préjugés qui rendent en tout pays les partis et les hommes exclusifs si peu propres aux affaires.

La mission de M. Zéa en Allemagne n’est pas le fait du gouvernement espagnol. Ce n’est donc pas l’Espagne constitutionnelle qui a échoué dans une tentative officielle et patente de rapprochement auprès des cabinets de Vienne et de Berlin ; ce sont deux particuliers, citoyens espagnols, l’un par sa naissance, l’autre par son libre dévouement à une patrie d’adoption, qui ont tenté, à leurs risques et périls, et sous la responsabilité exclusive de leur nom, les premières démarches, celles qui s’adressaient au gouvernement prussien ; mais ils étaient sûrs d’un auguste assentiment, car, si je puis compter sur l’exactitude de mes informations, puisées à une source excellente, M. Marliani avait reçu directement de Madrid, quoique par des voies mystérieuses, deux lettres autographes de la reine, la première pour lui-même, la seconde pour M. de Zéa, qu’il devait aller chercher à Carlsruhe, lesquelles lettres auraient déterminé leur honorable entreprise. Ils se rendirent d’abord à Berlin, en donnant pour motif à leur voyage une négociation étrangère à la question politique, et dont le but était d’engager les puissances du Nord à faire cesser, par une intervention efficace auprès de don Carlos, ces horribles massacres de prisonniers qui remontaient principalement à la déplorable initiative de Cabrera. MM. de Zéa et Marliani reçurent personnellement à Berlin un accueil très favorable. M. de Zéa plaisait ; son nom était une garantie d’ordre ; il personnifiait en lui, pour ainsi dire, le système politique de l’administration prussienne, ce despotisme éclairé, qu’il avait regardé comme le système de gouvernement le plus propre à régénérer l’Espagne, et dont il faut convenir que la Prusse offre avec succès la plus habile application. Quant à M. Marliani, il ne déplut pas, et ce fut assez. Quoique l’on soit à Berlin plus tolérant sur le chapitre de la religion que sur celui de la politique, on n’y ressent pas contre les hommes et les principes libéraux cette animosité dont plusieurs autres cabinets se montrent trop souvent susceptibles. D’ailleurs, le nom de M. de Zéa protégeait celui qu’une pensée prévoyante lui avait habilement associé pour rassurer sur cette mission l’opinion libérale en Espagne, en Angleterre et en France. L’accueil de M. de Werther, auquel on suppose cependant une inclination bien prononcée pour don Carlos, à cause de leurs anciens rapports d’amitié en Espagne, ayant encouragé les deux diplomates, ils essayèrent d’aborder la question politique, et voici comment ils comprirent leur mission. Ils n’ignoraient pas que le principe de légitimité, allégué par les partisans de don Carlos et par les cabinets du Nord en faveur de ce prince, n’était guère autre chose qu’un prétexte pour ne pas reconnaître la reine Isabelle II ; ils savaient que la question du gouvernement intérieur de l’Espagne avait une importance bien plus réelle aux yeux de l’empereur Nicolas, de M. de Metternich et de M. de Werther ; enfin ils ne se dissimulaient pas que, dans un autre ordre d’intérêts, c’était surtout l’alliée de l’Angleterre et de la France que la Prusse, l’Autriche et la Russie craignaient de voir s’établir solidement sur le trône d’Espagne. Mais ils pensèrent néanmoins que s’ils parvenaient, sans entrer dans la question d’institutions, à démontrer que le principe de la légitimité, comme on l’entend à Vienne et à Berlin, était positivement en faveur de la jeune reine, ils rendraient à sa cause un grand service ; qu’ils éveilleraient peut-être des scrupules dans certains esprits ; qu’à tout hasard ils enlèveraient à la mauvaise foi un prétexte commode, en ne laissant aux cabinets qui se refusent à reconnaître Isabelle II d’autre raison à invoquer que la raison d’état, raison plus variable, et, après tout, moins respectable que le principe de légitimité.

C’est ce qu’a fait M. de Zéa dans un mémoire historique fort curieux, que je crois peu susceptible d’une réfutation sérieuse, et qui est aujourd’hui assez répandu pour que je ne vous y arrête pas long-temps. Nous y reviendrons tout à l’heure. Poursuivons le récit de la mission qui, vous ai-je dit, semblait, à son début, permettre quelque espérance. M. Marliani, voyant M. de Zéa favorablement écouté à Berlin, sentit alors le besoin d’un appui extérieur qui donnât plus de force à son langage. Ici, monsieur, j’ai un aveu pénible à vous faire. Ce n’est pas à la France que les deux envoyés espagnols crurent pouvoir demander cet appui avec quelque chance de succès. Malgré la chute des hommes de la Granja, la France a gardé, depuis quelques années, envers l’Espagne, une attitude d’observation bienveillante, mais si peu caractérisée par des actes, qu’on a pu la croire fermement résolue à laisser la cause de la reine lutter et triompher toute seule. D’ailleurs, le gouvernement français, au milieu de ses embarras intérieurs, aurait peut-être accueilli avec trop d’indifférence les ouvertures qu’on lui aurait faites dans un moment si mal choisi. J’aimerais mieux cependant m’expliquer, par un autre motif dont je parlerai plus tard, le peu d’empressement que manifestèrent MM. de Zéa et Marliani à solliciter l’appui officiel de la France en faveur de leur essai de négociation. Quoi qu’il en soit, M. Marliani ayant laissé M. de Zéa continuer, à Berlin, son entreprise de conversion sur M. de Werther, se rendit à Londres, fut très bien reçu de lord Palmerston, lui communiqua le mémoire de son collègue qui obtint l’entière approbation du ministre anglais, le fit imprimer, et réussit tellement à intéresser lord Palmerston à l’objet de leur mission, que celui-ci recommanda officiellement à lord William Russell, ministre d’Angleterre en Prusse, d’appuyer de tout son pouvoir les efforts de M. de Zéa pour faire reconnaître la reine d’Espagne par le gouvernement prussien. M. Marliani retourna ensuite à Berlin, fort content du résultat de son voyage en Angleterre. Effectivement, lord Palmerston lui avait tenu parole, et dans sa dépêche à lord William Russell, il développait avec chaleur les raisons qui devaient déterminer le cabinet de Berlin à se prononcer ouvertement contre don Carlos, et à fortifier, par sa reconnaissance, la cause que désormais il pouvait, en toute sûreté, considérer comme la seule légitime. Ajouterai-je, monsieur, que, malheureusement, lord Palmerston ne s’arrêtait pas à ce genre d’argumens, et qu’il invoquait encore d’autres considérations, celle-ci par exemple : le gouvernement prussien, aurait dit lord Palmerston, doit sentir qu’à tout prendre, le triomphe de don Carlos est bien incertain, bien peu probable ; que la guerre civile, en se prolongeant quelques années encore au grand détriment de l’Espagne, laissera la France parfaitement tranquille de ce côté, à cause de l’épuisement de la Péninsule ; qu’il serait donc dans l’intérêt de la Prusse que le gouvernement de la reine, en faveur duquel sont aujourd’hui les plus grandes chances de succès définitif, se constituât maintenant avec force ; que la Prusse pourrait contribuer à ce résultat et s’en donner le mérite, en abandonnant ouvertement don Carlos, et qu’elle acquerrait par là sur le cabinet de Madrid une influence dont elle pourrait tirer parti, le jour où la France, toujours inquiète (c’est lord Palmerston qui parle), toujours rêvant sa frontière du Rhin, menacerait les provinces rhénanes ! Eh bien ! monsieur, quoique l’on m’ait rapporté presque textuellement, et en fort bon lieu, ce raisonnement de lord Palmerston, je ne puis croire qu’il ait engagé lord W. Russell à faire valoir de tels argumens auprès de M. de Werther. Non pas que je ne les trouve bons ; tout au contraire. Mais l’alliance anglaise, que deviendrait-elle, que serait-elle, je vous le demande, si en pleine paix l’Angleterre notre alliée, l’Angleterre des whigs, l’Angleterre libérale, se préoccupait ainsi des écarts possibles de notre ambition et cherchait de si loin à se prémunir contre un esprit de conquêtes, qui ne s’est pas, que je sache, manifesté une seule fois depuis la révolution de juillet ? Par respect pour l’alliance anglaise, je n’admets donc pas que lord Palmerston ait tenu ni autorisé ce langage. Mais une politique anglaise, plus soupçonneuse que ne doit l’être celle des whigs, pourrait sans doute recourir à de pareils moyens, nourrir de pareilles inquiétudes, et chercher à les faire partager soit à la Prusse, soit à l’Autriche ; et j’en tire cette conclusion : c’est que la question d’Espagne est avant tout une question française, qu’il ne faut en abandonner la solution à aucune autre puissance, amie ou ennemie, et que la France doit à son propre avenir de ne pas rester éternellement indifférente à celui de la cause constitutionnelle au-delà des Pyrénées.

Cependant, la mission des deux envoyés espagnols n’a pas eu à Berlin, malgré l’appui de l’Angleterre, d’autre succès que celui d’un accueil bienveillant pour leurs personnes. Je ne crois pas même que le ministère prussien ait consenti à discuter avec M. de Zéa le fond de la question, c’est-à-dire le plus ou le moins de légitimité de la jeune reine. Ce n’est pas que l’on soit, à Berlin, fort enthousiaste de l’inquisition, des moines et des confesseurs de don Carlos, surtout depuis la rupture avec le saint-siége. Mais il y a parti pris d’attendre, et habitude de sympathie pour le prétendant ; on y ressent un faible pour le despotisme, un éloignement instinctif pour les institutions libérales que l’on ne sépare plus de la cause de la reine, et en dépit des calculs que pourrait faire une politique plus hardie, une répugnance secrète à embrasser la même cause que l’Angleterre et la France. J’ignore si M. Antonini, ministre de Naples, a exercé en cette occasion quelque influence sur la résolution de M. de Werther. On peut en douter, bien que la présence de ce diplomate à Berlin n’y ait pas été inutile au parti carliste. Or, voici quels sont les antécédens de M. Antonini. Ce personnage, qui s’était élevé au poste de ministre plénipotentiaire de Naples à Madrid, en passant par les rangs les plus obscurs de la police sicilienne, avait, comme ambassadeur de famille, le plus facile accès dans l’intérieur du palais. Il s’était, ainsi que son gouvernement, prononcé avec le plus grand éclat contre la pragmatique sanction du 29 mars 1830, par laquelle était promulguée la loi rendue par Charles IV, en 1789, pour rétablir l’ancienne législation espagnole sur la succession au trône, et abroger celle que Philippe V lui avait substituée en 1713. Ce fut lui que le parti apostolique choisit au mois de septembre 1832 pour instrument de ses projets. Il s’agissait d’arracher au roi mourant la révocation de l’acte solennel de 1830, rendu par le souverain en pleine liberté et dans la parfaite jouissance de toutes ses facultés, sept mois avant la naissance de la reine Isabelle. M. Antonini s’en chargea : il obséda la reine Christine jusqu’au chevet du mourant avec un acharnement impitoyable, il fit dresser l’acte de révocation par ce même Calomarde, qui, après avoir trahi don Carlos, avait suggéré au roi la pragmatique sanction du 29 mars, pour échapper à l’implacable ressentiment du parti apostolique, et qui acheta ensuite, par une trahison nouvelle, le pardon de ce parti ; enfin il extorqua à Ferdinand VII à l’agonie une signature en caractères illisibles. Mais le roi n’était pas mort : rendu à la vie et à la santé, contre toute espérance, il revint aussitôt à ses premières intentions, chassa Calomarde et tous les fauteurs de cette coupable intrigue, annula le décret qu’on avait surpris à son intelligence éteinte, et par une déclaration nouvelle, en date du 31 décembre 1832, confirma la pragmatique du 29 mars en faveur de sa fille, qui, le 22 juin de l’année suivante, fut solennellement reconnue comme l’héritière du trône, et reçut en cette qualité les sermens et l’hommage des députés de la nation, réunis en cortès. « Tout le corps diplomatique, disent les auteurs du mémoire, assista à cette cérémonie, moins l’envoyé de Naples. » C’est ce M. Antonini que M. de Zéa Bermudez a retrouvé à Berlin, toujours aussi passionné, et admirateur aussi fanatique du roi de Hanovre que de don Carlos. Il serait fâcheux que M. de Werther se mît à la suite d’un pareil homme.

Après avoir vu que leur séjour se prolongerait inutilement à Berlin, MM. de Zéa et Marliani partirent pour Vienne ; mais ils y furent moins heureux encore. M. Marliani, réfugié politique italien, ne pouvait y être vu avec bienveillance. La considération méritée dont M. de Zéa jouit en Allemagne ne changea point les dispositions de M. de Metternich à l’égard de la cause que venait plaider auprès de lui l’ancien ministre de Ferdinand VII. Le prince déclara fort sèchement à M. de Zéa que la question d’Espagne n’était pas, à ses yeux, une question de légitimité ni une affaire de succession, mais une question purement politique ; qu’il ne pouvait la discuter avec lui, et qu’il n’avait ni proposition à entendre, ni communication d’aucune espèce à recevoir, et qu’en conséquence il ne lui permettait pas de séjourner à Vienne plus de quarante-huit heures. M. de Zéa tenait-il en réserve, pour ébranler le cabinet de Vienne, ce projet de mariage entre la jeune reine et l’un des archiducs dont les journaux parlaient alors. M. de Metternich a-t-il, vis-à-vis de la France, le mérite de n’avoir pas même voulu écouter une proposition qu’il aurait été si pénible au gouvernement français de voir faire par l’Espagne et accueillir par l’Autriche. Je ne le crois pas. Il me semble que c’eût été, de la part de M. de Zéa, une maladresse. Le cabinet de Madrid accuse peut-être la France d’un peu de froideur ; mais il n’en est pas venu à la vouloir offenser, quand il a un si grand besoin de son appui.

Au reste, je ne suis pas étonné que les cabinets de Vienne et de Berlin n’aient pas accepté la discussion sur la question de légitimité de la jeune reine, car je ne sais trop comment ils auraient répondu à l’argumentation contenue dans le passage suivant, le seul que je veuille citer du mémoire de M. de Zéa.

« Nous nous résumons. Comme nous avons cherché à être le plus concis et le plus clair possible dans cette grave question, nous disons : Veut-on invoquer les lois anciennes, la coutume immémoriale de la monarchie. La légitimité d’Isabelle II se trouve consacrée par une législation nationale de huit siècles de coutume non interrompue, et par les nombreux exemples de reines qui ont porté la couronne d’Espagne. La seule déviation qui se présente à nous, est l’Auto Acordado de 1713, dont l’illégalité est manifeste et qui fut annulé en 1789, sans avoir jamais été suivi d’aucun effet.

« Pour nous servir du dilemme posé par les illustres prélats, dans leur déclaration du 7 octobre 1789, nous disons encore : invoque-t-on l’Auto Acordado de 1713. Veut-on lui accorder force de loi ? C’est, à vrai dire, l’omnipotence souveraine du monarque dérogeant aux lois les plus anciennes et à la coutume immémoriale. Eh bien ! nous accordons pour un moment cette proposition exorbitante. Mais alors on ne saurait nous refuser la continuité inaltérable de cette omnipotence, sous peine de contradiction et de mauvaise foi manifeste. Les droits de Charles IV en 1789, ceux de Ferdinand VII en 1830, étant les mêmes que ceux de Philippe V en 1713, les effets doivent être les mêmes. Ces deux rois ont pu défaire ce que leur aïeul avait fait, et au même titre, avec cette différence que Charles IV et son fils Ferdinand VII ont procédé avec la plus rigoureuse légalité et la plus grande solennité, se trouvant d’accord avec la nation assemblée en cortès, avec l’esprit et la lettre des lois, et la coutume immémoriale, tandis que Philippe V viola le fond et foula aux pieds les formes. « Si par contre on veut entacher d’arbitraire les actes de 1789 et de 1830, et les frapper de nullité, nous y accédons encore par hypothèse. Alors la même accusation d’arbitraire, la même nullité, retombent, à plus forte raison, sur l’acte de 1713 ; et, mettant le tout à néant, nous nous trouvons face à face avec la loi ancienne, la seule vraie, la seule légitime par une consécration de huit siècles d’existence, la seule qu’il soit permis d’invoquer, et celle-ci appelle au trône des rois catholiques, comme reine et légitime souveraine des Espagnes, Isabelle II, fille de Ferdinand VII. »

Tout cela, comme raisonnement, me semble irréprochable et tout-à-fait concluant. Le droit est clairement établi. Mais le droit sans la force, n’est-ce pas un peu la vertu sans argent ? Que la cause constitutionnelle se montre plus forte, qu’elle soit plus heureuse, qu’elle triomphe plus souvent dans les combats, qu’elle s’organise et se discipline avec plus de puissance, et toutes les répugnances des cabinets du Nord pour l’ordre de choses actuel, toutes leurs sympathies pour don Carlos, reculeront devant un fait, céderont à la fortune. Je voudrais pouvoir ajouter que ce moment n’est pas éloigné ; je voudrais pouvoir signaler, dans l’état matériel et moral de l’Espagne, ces symptômes d’amélioration qui annoncent qu’un peuple se relève et se régénère : mais si depuis quelque temps on n’a pas de grands désastres à déplorer, on n’a pas non plus à se féliciter d’aucun progrès réel, soit dans la sphère politique, soit dans l’ordre des événemens militaires. Toujours la même impuissance, toujours la même pauvreté, toujours la même absence d’hommes capables et d’énergie dans les populations. Espartero dans les provinces du nord, le baron de Meer en Catalogne, le chef de l’armée du centre en Aragon, hier Van-Halen, aujourd’hui Nogueras, sont chacun souverains absolus à la tête de leurs troupes et sur tout le territoire qu’ils occupent. Espartero est, de plus que les deux autres, en possession d’une influence toute puissante sur le gouvernement de Madrid, influence qui fait et défait les ministères, mais qui n’imprime pas aux affaires une marche plus énergique et plus décidée. Voilà, en effet, qu’au bout de quatre ou cinq mois, l’administration nominalement dirigée par M. Perez de Castro s’est dissoute d’elle-même, par la faiblesse de l’ensemble et la désunion des membres. Ce ne sont pas les cortès qui ont embarrassé sa marche, puisque les cortès sont prorogées ; ce n’est pas la levée inexplicable du siége de Segura par Van-Halen qui a frappé de mort le cabinet, puisque cet évènement, si fâcheux et humiliant qu’il soit, n’est pas, après tout, une catastrophe comparable au revers essuyé par Oraa devant Morella. Qu’est-ce donc ? Probablement une intrigue, une rivalité d’influences personnelles, un dissentiment puéril entre le général Alaix et le ministre des finances, M. Pita Pizarro ; mais à coup sûr, ce n’est ni la lutte de deux grands principes politiques, ni l’opposition de deux systèmes de gouvernement. Cependant le comte de Luchana, qui est au moins un homme prudent, vient d’obtenir en Biscaye un faible succès sur Maroto. Ce serait bien pour un début de campagne, s’il était probable que ce succès dût être poussé plus loin. Malheureusement il n’en sera rien, soit par la faute de l’armée, soit par la faute du général. Espartero, de son côté, et Maroto du sien, se trouvent trop bien de la dictature dont ils jouissent pour la compromettre par quelque entreprise hardie dans la guerre ou dans la politique. Aussi voyez-vous qu’ils ne se hasardent guère, et que, malgré tous les bruits de transaction dont on parle, la question non-seulement n’avance pas, mais n’est pas même abordée avec la volonté sérieuse d’en finir. Et pourtant, si je ne me trompe, cette transaction est aujourd’hui possible, sur la base de la reconnaissance des fueros et de la garantie des intérêts personnels. Je n’en veux pas d’autre preuve que l’indulgence avec laquelle on a jugé les sanglantes exécutions d’Estella ; c’est que l’on a regardé Maroto, à tort ou à raison, comme capable de sacrifier don Carlos à la pacification de l’Espagne, lui qui n’avait pas craint de l’humilier sans pitié à la face de toute l’Europe, dans le seul intérêt de sa propre puissance. Mon idée là-dessus, et je crois vous l’avoir déjà exprimée, c’est que toute transaction entre la cause constitutionnelle et la cause carliste, praticable quant au fond des choses, ne peut avoir lieu sans une médiation et une garantie étrangère. Le temps de l’intervention par les armes est passé. Celui de l’intervention par la politique est arrivé, si l’Espagne libérale, qui, malgré sa ridicule impuissance, a presque découragé nos sympathies par le plus niais orgueil, consent à se mettre pour quelque temps sous la tutelle intelligente d’un pays allié ; car il faudrait tout refaire chez elle et pour ainsi dire sans elle, réorganiser ses finances, son administration, son armée, et lui donner pour cela des généraux, des administrateurs et des financiers. Mais le moyen de faire entendre pareille chose à la nation espagnole tant qu’elle se croira la première du monde, parce qu’elle a le siége de Sarragosse, le dos de mayo (journée du 2 mai 1808) qu’elle devrait bien ne plus célébrer, et je ne sais quelle victoire sur les armées françaises, avec l’aide du duc de Wellington et de soixante mille Anglais. En vérité, la pauvre Espagne a si peu gagné à toute cette gloire, si gloire il y a, qu’il serait de bon goût à elle d’en faire moins de bruit. Les afrancesados lui auraient épargné les réactions absolutistes et libérales, ou prétendues telles, qui ne lui ont valu ni ordre ni liberté, ni prospérité matérielle ni grandeur morale, et qui, en la ballotant d’un extrême à l’autre, l’ont réduite au degré d’abaissement et d’impuissance dont il serait bien temps qu’elle cherchât enfin à se relever.


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V. de Mars.