Lettres sur la situation extérieure/12
Je ne m’attendais pas, je vous l’avouerai, à voir figurer la question du Mexique au nombre des griefs de la coalition contre le ministère du 15 avril. Non-seulement il a eu raison de recourir à la force pour obtenir du gouvernement mexicain des indemnités pécuniaires, des satisfactions d’honneur national, des garanties de commerce, de navigation et de libre établissement au Mexique, réclamées et promises en vain depuis trop long-temps ; mais, dans la forme, dans l’exécution même de ses desseins, il a dû agir entièrement comme il l’a fait, ne commencer la guerre qu’après avoir épuisé les autres moyens de contrainte, et ne pas donner à une expédition, dont le but était nettement défini, le caractère aventureux d’une conquête. Tous les reproches qu’on lui a faits à chaque phase nouvelle de cette entreprise, ne prouvent absolument qu’une chose, c’est qu’une opposition systématique, bien décidée à ne tenir compte ni de la vérité, ni de la justice, ni de la dignité nationale, ne manquera jamais de sophismes pour dénaturer les faits les plus simples, ni d’argumens pour tout combattre. Il s’agit de ne pas être difficile sur les moyens, et de supposer au public assez de docilité ou d’ignorance pour ne pas l’être davantage.
Nos premiers différends avec le Mexique remontent à une époque déjà éloignée ; ils sont antérieurs à la révolution de juillet, et le gouvernement de la restauration prenait ses mesures pour les terminer de gré ou de force, quand eut lieu la dernière tentative de l’Espagne pour reconquérir cette ancienne et belle colonie. L’entreprise ne réussit pas : elle était misérablement combinée et fort mal conduite ; Santa-Anna, qui fut chargé de combattre les trois mille Espagnols débarqués à Tampico, y gagna sans peine et à bon marché le titre de héros libérateur et la meilleure partie de cette popularité dont il a fait un si triste usage pour le bonheur de son pays. Mais ce dernier et inutile effort de l’Espagne contre le Mexique arrêta le gouvernement de la restauration au moment où il allait entreprendre de ce côté quelque chose pour son propre compte, et l’année suivante, son action fut conjurée par des promesses qui n’ont jamais été remplies. Après la révolution de juillet, on espérait que la prompte reconnaissance de la république et de l’indépendance mexicaines, par le nouveau gouvernement, ne laisserait désormais subsister aucun ombrage entre le Mexique et la France ; que le Mexique ouvrirait libéralement ses ports, ses marchés, ses villes, à une nation amie, désintéressée, nullement ambitieuse, qui lui envoyait des ouvriers habiles, des ingénieurs, des médecins, les produits d’une civilisation et d’une industrie avancée, et qui offrait, aux Mexicains en France, tous les avantages de la nationalité française[1]. Mais il n’en fut pas ainsi : les anciens griefs demeurèrent sans satisfaction, et chaque année en vit naître de nouveaux. La promesse de payer l’indemnité qui était due aux négocians français pour le pillage des magasins du Parian à Mexico, en 1828, fut sans cesse éludée, sous mille prétextes, avec une mauvaise foi révoltante ; la sécurité et la liberté du commerce de détail furent menacées à chaque instant par une législation anarchique et des préjugés indignes de la civilisation moderne ; trois traités entre le Mexique et la France, conclus par les plénipotentiaires mexicains et ratifiés par le gouvernement français, furent successivement rejetés et méconnus par le gouvernement de Mexico ; puis vinrent des insultes à la légation, des assassinats de Français impunis, des destructions d’établissemens utiles fondés par des Français, des emprunts forcés, des emprisonnemens, des expulsions arbitraires, des persécutions sauvages de la part des autorités mexicaines, des mesures barbares envers notre marine, des vexations sans nombre et sans terme, et tout cela couronné, en juin ou juillet 1837, par un refus formel de réparations, de satisfactions et d’indemnités. C’est à la suite de ce refus (que l’accueil fait, un mois auparavant, à l’amiral La Bretonnière ne pouvait faire prévoir), que le ministre français, M. Deffaudis, s’est déclaré hors d’état de rien obtenir par les voies ordinaires de la négociation, et que le gouvernement français, poussé à bout, lui a donné l’ordre de présenter son ultimatum, et de se retirer, si on le rejetait, à bord de l’escadre envoyée pour bloquer les ports du Mexique.
On se demandera peut-être pourquoi tant de longanimité envers le Mexique, pourquoi on a laissé tant de griefs s’accumuler, pourquoi tant de griefs impunis ? La raison en est bien simple. Au milieu des révolutions qui bouleversaient ce pays à chaque instant, la France, dans un esprit de modération qui était bien digne d’elle, ne voulait pas ajouter, par des réclamations onéreuses, aux embarras des gouvernemens nouveaux qui se succédaient d’année en année, quelquefois même à des intervalles plus rapprochés. La guerre civile avait épuisé les ressources de la république ; on la ménageait. Ces gouvernemens d’ailleurs, et surtout les chefs du parti fédéraliste, quand les révolutions tournaient en faveur de ce parti, faisaient des promesses, manifestaient de meilleures intentions, suppliaient de prendre patience. On paierait, on ferait justice, on protégerait les Français et leurs établissemens, on éclairerait le peuple, ou l’on résisterait à ses préventions ; enfin on mettrait les relations des deux pays sur le pied d’équité et de bonne harmonie qui doit exister entre nations civilisées. La France attendait donc, espérant, pour ainsi dire, contrà spem, et en dépit de l’expérience acquise, qu’on serait dispensé de recourir à la force, que le Mexique reconnaîtrait sa faiblesse et notre générosité, et ne prendrait pas nos ménagemens pour de l’impuissance. Mais on s’abusait. Le gouvernement mexicain, il est maintenant permis de le dire, ne cherchait qu’à gagner du temps et à tromper la France. Il n’a jamais eu l’intention sérieuse de payer ce qu’il devait ni de satisfaire à nos justes demandes. Les hommes d’état qui dirigeaient les affaires du Mexique croyaient, selon le degré de leurs lumières, les uns que la France ne pouvait pas entreprendre une expédition contre leur pays, et qu’à tout hasard leur pays était capable d’y résister ; les autres, moins ignorans et moins présomptueux, que la guerre éclaterait bientôt en Europe, que le gouvernement n’était pas assez fermement établi pour tenter une aussi grande entreprise, et qu’assez fort pour l’exécuter et réduire le Mexique, s’il le voulait, il n’attacherait pas assez d’importance à cet intérêt éloigné pour jamais se résoudre à en finir par une guerre maritime. Ici, c’était le Mexique qui s’abusait à son tour. La France était bien plus maîtresse de ses mouvemens que ne le supposaient les fortes têtes de Mexico ; elle était assez puissante pour mener à fin l’entreprise, malgré les formidables remparts de Saint-Jean d’Ulloa, la valeur mexicaine, le héros libérateur, et même la fièvre jaune : en outre, elle attachait une juste importance à faire respecter ses droits acquis, son pavillon, son commerce et ses nationaux au Mexique ; elle avait souci du grand avenir qui lui était réservé dans ces contrées, si elle savait au besoin se montrer forte après avoir été inutilement généreuse et modérée, et elle était sensible à l’honneur de venger l’Europe entière sur un peuple à demi policé, sur une nation émancipée trop tôt, qu’il aurait fallu prendre en tutelle, au lieu de lui laisser traiter d’égal à égal avec les sociétés civilisées du vieux monde. Aussi, à la fin de 1837, l’expédition du Mexique fut-elle résolue par ce ministère auquel on reproche d’ajourner toutes les difficultés, et qui, trouvant cette affaire ajournée par ses prédécesseurs, ne voulut pas, lui, la rejeter sur ceux qui lui succéderaient.
Voilà pour le fond de la question, pour le principe de l’entreprise. On conviendra que le droit et le devoir du gouvernement étaient de protéger ses nationaux, de rendre la sécurité à leur commerce, d’exiger le paiement des indemnités depuis si long-temps promises et toujours attendues en vain. S’il ne l’avait pas fait, s’il avait hésité, la tribune, qui déjà plusieurs fois avait retenti de ces griefs, l’aurait violemment accusé de faiblesse ou d’une coupable indifférence, et de plus longues hésitations auraient encouragé les autres états de l’Amérique du Sud à méconnaître, envers la France et les sujets français, les plus simples notions de la justice et du droit des gens. Mais serait-il vrai qu’irréprochable sur les motifs de sa résolution, le gouvernement ait failli dans l’exécution et le choix des moyens, qu’il ait été, comme le prétend M. Guizot avec un superbe dédain, faible, indécis et inhabile ? Non, monsieur, et jamais on n’apporta plus de mauvaise foi, plus d’injuste passion, dans l’examen de la conduite d’un gouvernement. Le ministère n’a été ni faible, ni malhabile, ni indécis ; il a toujours parfaitement su ce qu’il voulait ; il a proportionné les moyens au but ; il n’a rien ménagé par faiblesse, rien outré par imprudence ; il a très bien choisi le chef de l’entreprise, et il a pris sur chaque chose, et à chaque époque, son parti sans tâtonnement et sans irrésolution. Je sais bien qu’on lui reproche d’avoir envoyé d’abord sur les côtes du Mexique une force de blocus, et puis une escadre d’attaque, et qu’on en conclut qu’il aurait dû en venir tout d’un coup aux dernières extrémités, sans essayer d’une voie de contrainte ordinairement efficace, qui tient le milieu entre la guerre et la paix ; je sais encore que maintenant on lui fait un crime de n’avoir pas mis sur l’escadre des troupes de débarquement, ce qui aurait infailliblement nécessité le double de vaisseaux et de dépenses. À ces reproches, je ne me contenterai pas de répondre qu’on lui en aurait certainement adressé de tout contraires, s’il avait fait dès l’abord ce qu’on le blâme aujourd’hui de n’avoir pas fait : ce serait une réponse trop commode et trop générale. Mais il est facile de prouver qu’il aurait eu tort d’agir autrement, et que, dans cette supposition, ses adversaires auraient eu un juste sujet de l’accuser. Quoi ! aurait-on dit, vous déclarez la guerre brusquement, vous ne tentez pas quelque moyen plus doux, qui ménage un peu plus l’amour-propre mexicain ! vous jetez prématurément le pays dans la plus dispendieuse de toutes les entreprises, une expédition navale à deux mille lieues de la France ! les quelques mille hommes que vous envoyez disparaîtront dans ce vaste pays du Mexique, sous l’action combinée du climat et de la résistance locale ; vous allez soulever contre vous la population tout entière ; c’est la guerre de 1808 contre l’Espagne que vous recommencez à une distance énorme de la patrie ! c’est pis encore, c’est peut-être l’expédition de Saint-Domingue sous le consulat ! On aurait dit bien autre chose. On aurait exagéré les inquiétudes de l’Angleterre et des États-Unis ; on aurait supposé des projets de conquête ; si un prince français avait fait partie de l’expédition, on aurait accusé le gouvernement de vouloir fonder pour lui une monarchie sur les ruines d’une république, et le patriotisme de l’opposition n’aurait pas manqué de prendre parti pour les Mexicains contre la France, avec toutes les phrases que vous savez sur la politique de cour, et la cour et les courtisans. On aurait dit au ministère : Mais vous aviez la ressource du blocus, moyen certain, quoique un peu lent, de réduire le Mexique, sans lui inspirer de trop justes inquiétudes sur son indépendance et sa constitution républicaine, sans alarmer la jalousie de l’Angleterre, sans menacer la prépondérance que les États-Unis se croient en droit d’exercer sur le nouveau continent. À quoi bon tant de dépenses, tant de bruit, un armement si considérable et si onéreux, quand Alger nous coûte déjà trop cher, quand l’Orient s’agite, quand nous ne sommes pas sûrs de l’alliance anglaise ? Qu’en pensez-vous, monsieur ? Ne vous semble-t-il pas lire ces accusations et mille autres semblables, tous les matins, dans vingt journaux ? Quelle occasion, pour l’un, de s’écrier que la France en veut aux pays libres et aux républiques ; pour l’autre, que le ministère gaspille, dans un intérêt de cour, les forces et les trésors de la nation ; pour un troisième, d’opposer, au mesquin différend de quelques marchands français avec le Mexique, les dangers qui menacent l’Europe du côté de la Perse et de l’Asie centrale ! Maintenant ce qu’il faut examiner, ce sont les raisons qui ont dû porter le gouvernement à commencer par le blocus des côtes du Mexique, bien que par le fait ce moyen soit devenu insuffisant. Or, à mes yeux, ces raisons étaient décisives, et voici comment elles ressortent de la nature même du différend.
La France n’exige pas du Mexique le sacrifice d’une portion de son territoire. Elle n’attaque ni son indépendance, ni sa grandeur, ni les sources de sa prospérité ; elle ne veut lui imposer, ni un gouvernement, ni un prince, ni une constitution. Que lui demande-t-elle donc ? Trois choses : des indemnités pécuniaires pour des pillages, des violations de propriétés, des destructions arbitraires et iniques d’établissemens français, fondés sur la foi des traités, et le principe de la réciprocité entre les deux pays ; une satisfaction pour elle-même, qui consiste dans la destitution de plusieurs fonctionnaires, coupables de procédés injurieux envers la légation du roi, genre de satisfaction qu’un gouvernement ne refuse jamais, quand il reconnaît les torts de ses subordonnés, et qu’il ne peut refuser, sans assumer la responsabilité et l’intention offensante de leurs actes ; enfin, pour l’avenir, non pas des priviléges en faveur des Français, non pas des droits exorbitans, mais le pied d’égalité, qui est accordé aux Mexicains en France, mais notamment la liberté du commerce de détail, qui était assurée aux Français par les déclarations, encore valides, de 1827, et par le traité, non ratifié à Mexico, que le plénipotentiaire mexicain avait signé à Paris le 13 mars 1831. En principe, ce dernier point est peut-être susceptible de contestation ; mais si l’on en venait à reconnaître au gouvernement mexicain le droit d’autoriser ou d’interdire le commerce de détail aux étrangers, il serait impossible de ne pas l’assujétir à l’obligation d’indemniser préalablement les hommes paisibles et inoffensifs qu’il troublerait dans l’exercice de leur industrie, contre tous les usages consacrés depuis long-temps par la civilisation européenne. Si les différends de la France avec le Mexique n’ont pas d’autre objet, ce qui est indubitable, un simple blocus devait suffire pour vaincre la résistance qu’on opposait à nos réclamations ; car le blocus, en tarissant la principale source des revenus de la république, qui sont les produits des douanes, lui coûtait bien au-delà de la somme des indemnités qu’elle refusait de solder. Et d’ailleurs, l’honneur national du Mexique n’y était pas engagé, puisque tous les partis avaient successivement reconnu la légitimité des créances françaises, sauf à discuter sur le chiffre. Quant aux fonctionnaires à destituer, c’était la plus simple de toutes les satisfactions ; si je ne me trompe, nous l’avions déjà obtenue du Mexique une fois, pour un fait qui s’était passé à la Vera-Cruz, et en 1834 le gouvernement de la Nouvelle-Grenade nous l’avait accordée pour une insulte grave au consul de France, M. Adolphe Barrot, frère de l’honorable député, qui doit savoir à quoi s’en tenir sur les républiques et les républicains de l’Amérique méridionale. Enfin, pour la sécurité des établissemens français au Mexique, il suffisait de s’en référer, soit aux déclarations, non annulées, de 1827, soit à la convention provisoire du 4 juillet 1834, passée entre M. Lombardo, ministre de Santa-Anna, et M. le baron Deffaudis. Si la France avait eu affaire, je ne dis pas à un gouvernement éclairé, mais à un gouvernement raisonnable et supérieur de quelque peu à ceux des régences barbaresques, le Mexique, n’étant soutenu par personne, ni en Amérique, ni en Europe, aurait cédé ; le blocus eût été efficace. Il a fallu trouver en ce pays une administration aveugle, frappée de démence, et disposée à se repaître des plus étranges illusions, pour que la France fût obligée de déclarer la guerre, et de démolir, en quatre heures de canonnade, la première citadelle du Nouveau-Monde. Ajouterai-je que le blocus, qui devait suffire, rendait le rapprochement plus facile, était infiniment moins dispendieux que la guerre, et, considération capitale, n’entraînait pas cette déplorable expulsion des Français du Mexique, qui nous impose maintenant l’obligation d’être beaucoup plus exigeans ?
Mais voilà que la prise et la ruine de Saint-Jean d’Ulloa n’ont pas encore suffi ; que le désarmement de Vera-Cruz, qui reste sous le feu de nos batteries, comme Anvers était à la merci des canons hollandais, que la défaite de l’armée mexicaine et la capture d’un général n’exercent pas encore une influence décisive sur l’obstination insensée des Mexicains ! Pourquoi n’a-t-on pas envoyé des troupes de débarquement ? Écoutez l’admirable réponse que l’amiral Baudin a faite, sans s’en douter, aux esprits chagrins de la coalition, dans une lettre digne de lui et de la France, adressée au général Urrea, chef du parti fédéraliste à Tampico :
« Aucun sentiment d’ambition, ni aucune idée contraire à l’indépendance du Mexique, n’ont conduit le gouvernement français à envoyer l’expédition que j’ai l’honneur de commander. Si la France eût eu le moins du monde l’intention d’attaquer l’indépendance du Mexique ou l’intégrité de son territoire, elle ne se serait pas bornée à l’envoi d’une force navale ; mais elle aurait fait accompagner cette force de troupes de débarquement. »
Peu importe ; je ne serais pas étonné de voir le journal de M. Duvergier de Hauranne, à côté d’une lourde diatribe sur la conservation d’Alger, faire un crime à M. Molé de n’avoir pas entrepris la conquête du Mexique. Cela ressemblerait fort à l’opposition de M. Guizot sur la question belge, qui, pour le dire en passant, n’a pas eu le moindre succès en Belgique. À la raison politique donnée par l’amiral Baudin, j’en ajouterai une autre sur l’absence des troupes de débarquement dans son escadre : c’est que, par la possession de Saint-Jean d’Ulloa, nous sommes bien plus maîtres de la Vera-Cruz, et à moins de risques et à moins de frais, que par une garnison dans la place elle-même. Les esprits les plus prévenus ne croiront sans doute pas que ce soient les Mexicains qui puissent jamais nous en chasser, tant que nous jugerons à propos de nous y maintenir.
J’ai prouvé combien la marche suivie par le ministère du 15 avril dans cette affaire du Mexique, qu’il est destiné à terminer heureusement, comme tant d’autres, avait été sage, humaine, prudemment et habilement calculée, de manière à ne pas multiplier les obstacles, à ne pas laisser un doute sur la loyauté des intentions du gouvernement, à ne pas outrepasser le but qu’on se proposait d’atteindre. Mais, puisqu’un ancien ministre a prétendu y voir de la faiblesse, de l’indécision et de l’inhabileté, parce que le résultat définitif se fait attendre quelques jours, je vous rappellerai, monsieur, pour l’édification du public, un fait qui s’est passé sous le ministère du 11 octobre, auquel appartenait M. Guizot, fait qui présente de l’analogie avec le différend actuel entre le Mexique et la France. Sous le ministère du 11 octobre, la France se mit en lutte avec le demi-canton suisse de Bâle-Campagne, dans l’intérêt des israélites français, auxquels la législation du pays, et plus encore ses préjugés, interdisent la liberté d’établissement et celle de posséder des terres sur le territoire cantonnal. Savez-vous combien cette querelle a duré entre une poignée de grossiers paysans et le gouvernement de la France sous le 11 octobre ? Plus d’un an. Ce qu’il a fallu faire pour triompher du grand conseil de Liestall et de la constitution de Bâle-Campagne ? Mettre Bâle-Campagne en état de blocus, et de blocus hermétique ! Savez-vous à quoi on s’exposait par cette querelle ? Ou à la guerre avec la Suisse qui pouvait prendre fait et cause pour son confédéré, lequel se défendait à Berne auprès du directoire fédéral, comme l’a fait à Lucerne le canton de Thurgovie, et par les mêmes argumens, ou bien à contraindre la Suisse à faire elle-même, par des troupes fédérales, une expédition contre Bâle-Campagne, le tout pour que Bâle-Campagne payât quelques mille francs à un juif de Mulhouse ! Il s’est fait autant de diplomatie pour cette misérable querelle que pour la question belge, et si la chose s’est terminée à l’avantage de la France, savez-vous pourquoi ? C’est que Bâle-Campagne touche à notre frontière du Haut-Rhin, et que l’on pouvait prendre ce canton par famine ! Je recommande ce souvenir à M. Guizot. Le fait que je rappelle lui prouvera que plus un pays est faible, et plus il serait facile et ridicule en même temps de l’écraser, plus aussi il peut pousser loin l’insolence de résister à une grande nation, qui est forte, mais qui est modérée. Je suis sûr qu’à l’époque de leur querelle avec la France, les gens de Liestall, qui avaient un journal intitulé le Rauracien, y évoquaient le nom de Guillaume Tell et le souvenir de la bataille de Morat, comme aujourd’hui les Mexicains le nom de Fernand Cortez ; et je suis bien sûr aussi qu’alors on a imprimé à Paris que le blocus de Bâle-Campagne nous attirerait une guerre avec l’Autriche, et qu’on a cité la prolongation de cette ridicule affaire comme une preuve de l’impuissance et de l’inhabileté du ministère du 11 octobre.
Quant à la solution du différend actuel avec le Mexique, qui est un peu plus sérieux que celui du 11 octobre avec Bâle-Campagne, selon toute vraisemblance, elle ne se fera pas long-temps attendre. Le ministre anglais à Mexico, M. Pakenham, est parti de Vera-Cruz pour cette capitale dans les premiers jours du mois de janvier, après avoir eu diverses conférences avec Santa-Anna et l’amiral Baudin. M. Pakenham, établi à Mexico depuis dix ans, y jouit, comme ministre d’Angleterre et comme allié par son mariage à la société mexicaine, d’une certaine influence. Il réussira sans doute à faire comprendre au gouvernement quelconque de ce pays la nécessité de céder aux justes exigences de la France ; il dira que le Mexique ne doit compter sur aucun secours de la part de l’Angleterre, et il insistera d’autant plus, que la continuation du blocus est assez fâcheuse pour le commerce britannique, sans que pour cela le ministère anglais puisse nous en contester le droit. Si les efforts de M. Pakenham coïncident avec un changement d’administration à Mexico, si M. Cuevas, dont l’amiral Baudin a eu tant à se plaindre aux conférences de Jalapa, est entièrement écarté des affaires, si Pedraza et Gomez Farias, rassurés sur les vues de conquête et les projets d’établissement, pour le prince de Joinville, qu’on avait perfidement prêtés à la France, se mettent au-dessus des préjugés anti-français qu’ils ne partagent pas, et se souviennent de leurs protestations de 1833, la bonne intelligence sera promptement rétablie entre les deux nations. L’intervention officieuse de l’Angleterre, pour terminer ce différend, s’accorde d’autant mieux avec la dignité de la France, que la plus grande partie de l’escadre britannique envoyée dans le golfe du Mexique a dû, peu de temps après, quitter ces parages et regagner la Jamaïque. Le commandant anglais a aisément compris que ses forces étaient trop considérables pour la protection des intérêts qu’elles pourraient avoir à défendre, et qu’au moment où l’Angleterre agissait à Mexico pour faire accepter des conditions raisonnables, il ne fallait pas qu’une escadre anglaise, supérieure aux forces de l’amiral Baudin, croisât inutilement sous le feu de Saint-Jean d’Ulloa. Je crois, au reste, que cette médiation de l’Angleterre est encore une réponse aux phrases du jour sur l’affaiblissement de l’alliance anglaise, et vous avez dû remarquer, monsieur, avec quelle parfaite convenance les ministres anglais ont parlé récemment de l’escadre française et des rapports qui se sont établis à Vera-Cruz entre l’amiral Baudin et le commodore Douglas. L’opposition tory, dans les deux chambres du parlement, a bien essayé de faire grand bruit d’une vivacité toute française que le prince de Joinville s’est permise envers un paquebot anglais, dans le but, assurément très excusable, de prendre une part plus active à l’attaque de Saint-Jean d’Ulloa ; mais les ministres ont constamment répondu qu’il avait été donné des explications satisfaisantes, et que cet incident n’avait pas eu d’autres suites. Un ou deux journaux de notre opposition n’en ont pas moins donné raison aux vieilles rancunes du parti tory contre la France, pour insulter à la gloire précoce d’un jeune prince, qui se bat comme un vieux capitaine, mais que l’ardeur de l’âge et du caractère peut emporter un instant.
Je ne puis encore vous annoncer la conclusion positive et formelle des affaires belges, c’est-à-dire l’acceptation par la Belgique du traité modifié des 24 articles ; mais depuis ma dernière lettre, la question a fait un grand pas. Le gouvernement s’est prononcé, et il a proposé à la chambre des représentans un projet de loi pour être autorisé à signer l’arrangement définitif et faire les cessions de territoire qui en résultent. Ce sont trois ministres seulement, M. de Theux, le général Wilmar, ministre de la guerre, et M. Nothomb, le premier publiciste du nouvel état, qui ont courageusement assumé la responsabilité de cette grave résolution. Des trois autres ministres, deux, MM. Ernst et d’Huart, voulaient résister quand même, et le troisième, M. de Mérode, voulait qu’on essayât encore de négocier. M. de Theux, dans un second rapport à l’appui du projet de loi dont je viens de parler, n’a pas eu de peine à démontrer qu’il serait insensé de résister, et inutile de tenter des négociations nouvelles que la conférence n’admettrait pas, qui ne seraient soutenues par aucune puissance, et que l’adhésion sans réserve du roi des Pays-Bas aux propositions du 23 janvier avait d’avance frappées de stérilité. Mais ce qui, dans une pareille question, est beaucoup plus significatif et beaucoup plus important que l’adhésion du gouvernement lui-même au traité des 24 articles, c’est l’assentiment de la nation, qui ne me paraît plus douteux. Toutes les grandes villes de la Belgique, à commencer par Bruxelles, Anvers, Liége, Mons, les chambres de commerce, les conseils communaux, adressent des pétitions à la chambre des représentans pour la conjurer de mettre un terme à l’agitation et aux malheurs du pays, en acceptant des propositions plus avantageuses que le traité sanctionné par le congrès et ratifié par le roi au mois de novembre 1831. Ce n’est pas tout. Un des plus respectables magistrats de la Belgique, M. de Gerlache, premier président de la cour de cassation, démontre sans réplique, dans un écrit qui a fait à juste titre la plus vive sensation, que la résistance, au point où en sont les choses, serait en quelque sorte un crime de lèse-patrie. Il fait plus : il prouve que la Belgique a contre elle le droit et la force, ce sont ses propres expressions ; qu’elle a contre elle le droit sur le fond même de ses prétentions à la totalité du Limbourg et du Luxembourg, et sur les nouveaux déclinatoires que ses faux amis voudraient opposer aux obligations contractées en 1831. Cet écrit de M. de Gerlache est peut-être ce qui s’est publié de plus fort sur la question belge, parce que les objections y sont abordées franchement, et les principes fermement établis. Que n’a-t-on pas dit, par exemple, et à Paris et à Bruxelles, sur les prétendus droits que donnait à la Belgique la non-exécution du traité pendant sept ans ? À cela M. de Gerlache répond d’abord qu’il n’y avait point de délai pour l’acceptation, et ensuite que l’exécution n’en a jamais été un instant suspendue, et que pour l’invalider, il aurait fallu que la Belgique fit tout le contraire de ce qu’elle a fait.
Vous savez, monsieur, quel parti on a voulu tirer de cette circonstance, que le traité du 15 novembre avait été imposé à la Belgique, humiliée par les désastres du mois d’août. Écoutez M. de Gerlache.
« Le traité de 1831, accepté, dit-on, sous l’influence d’une défaite, n’a plus de vigueur, aujourd’hui que la Belgique est redevenue forte et prospère. Il blesse l’honneur national, il nous ravit des concitoyens qui ont embrassé notre cause et partagé nos dangers. Je demande où l’on en viendrait avec une telle doctrine ? Il n’y aurait plus rien de stable parmi les nations, car tout traité qui intervient à la suite d’une défaite est nécessairement onéreux à celle des parties qui succombe. Est-ce que la France pourrait déclarer aujourd’hui la guerre à ses voisins, sous prétexte qu’elle n’est pas liée par les traités de 1815, et qu’ils ont été le déplorable fruit de la bataille de Waterloo ? Est-ce qu’elle pourrait reprendre Philippeville et Marienboug à la Belgique, et Sarrelouis à la Prusse, et relever les fortifications d’Huningue, sous prétexte que ces traités furent iniques et déshonorans pour elle ? Avons-nous intérêt, nous surtout, petite Belgique, nous qui ne saurions exister que sous l’empire du droit et des traités, à accréditer une telle jurisprudence en Europe ? »
La conduite du ministère du 15 avril, dans les négociations relatives à la Belgique, ne pouvait être, ce me semble, mieux justifiée.
Et ne croyez pas que M. de Gerlache soit de ceux qui veuillent ajourner l’exécution du traité, demander et obtenir de nouveaux délais. — Non, il pense que la Belgique a le plus grand intérêt à hâter le moment de sa reconnaissance définitive. Et savez-vous pourquoi ? C’est, dit-il, que l’état actuel de la France l’épouvante. Les passions égoïstes, acharnées, anarchiques, qui s’y disputent le pouvoir, sans nulle pitié pour le trône ni pour le pays, me font redouter quelque catastrophe prochaine, qui pourrait nous entraîner dans un commun désastre. » La première fois que, dans ces lettres, je vous ai exprimé ma ferme et constante opinion que, si la Belgique entraînait l’Europe dans une guerre générale, son indépendance et sa nationalité de huit ans n’y survivraient pas, on s’en est fort scandalisé à Bruxelles, et même autour du roi Léopold, qui se trouvait alors à Paris, Eh bien ! aujourd’hui, cette opinion est généralement répandue en Belgique. Vous voyez ce qu’en pense M. de Gerlache, et vous avez lu sans doute cette pétition de Liége, dans laquelle on établit fort nettement que, si la guerre avait lieu, la paix se ferait ensuite aux dépens de la Belgique, quel que fût le vainqueur.
Tout annonce donc, monsieur, que la chambre des représentans autorisera le roi Léopold à signer le traité modifié des vingt-quatre articles, et que par là le royaume de Belgique entrera définitivement dans la grande société européenne. Ce sera la solution pacifique dont parlait le discours de la couronne, la seule, je le répète, qui fût raisonnable et possible, et elle s’accomplira plus aisément qu’on ne l’avait pensé. Vous voyez bien que la raison finit toujours par avoir raison.
- ↑ C’est ainsi que jusqu’à ces derniers temps un certain nombre de jeunes Mexicains ont obtenu du ministre de la guerre, sur la demande de leur chargé d’affaires à Paris, l’autorisation de suivre les cours de la première école spéciale du monde, l’École polytechnique.