LETTRES
SUR
LA SICILE.

ii.

SÉLINONTE.


Avant de voir Sélinonte, nous désirions visiter les carrières d’où l’on a tiré les pierres de construction de la ville antique. Au sortir de Castel Veterano, nous traversâmes un plateau assez élevé et dépouillé d’arbres ; la légère couche de terre qui le couvre laisse percer le roc, la culture y est chétive et mal soignée ; la vue porte sur la plaine, située plus bas, et où les trésors de la végétation de nos climats s’unissent à quelques cyprès pyramidaux et à des palmiers élevés, dont les longues feuilles se balancent avec élégance sur le fond violet des montagnes. Dans le lointain et près de la plage, on aperçoit une gigantesque colonne, dernier débris du grand temple de Sélinonte ; vue à cette distance, on la prendrait pour une tour ruinée. Les gens du pays l’appellent le Pilier des Géans. Nous passâmes à Campo Bello, bourgade entourée de vergers, de figuiers et d’amandiers, qui s’étendent jusqu’aux carrières de Sélinonte.

Ces carrières, appelées aujourd’hui Rocca di Cusa, se composent de diverses ravines d’une roche calcaire grisâtre, couvertes de cactus, d’aloës et de palmettes, et du haut desquelles on découvre à la fois la plaine entière de Castel Veterano et une vaste étendue de mer.

Les latomies, semblables, sous ce rapport, à celles de Syène en Égypte, abondent en fûts de colonnes et en chapitaux ébauchés, en tambours et frises à moitié détachés de la masse d’où on les tirait.

D’autres portions de colonnes gisent sur le sol, et étaient prêtes à être employées à la construction des temples. Ces tronçons ont au moins trente pieds de circonférence sur six à sept d’élévation, ils portent intérieurement des trous carrés de trois pouces environ en tous sens. Ces entailles servaient à placer des morceaux de bois dur peu pénétrable à l’humidité, et à fixer ainsi, avec une extrême exactitude, et sans ciment, les différentes pièces d’une colonne les unes sur les autres.

Des gens de Campo Bello nous avaient accompagnés ; ignorans et crédules comme les Nubiens d’Abousambol, ils me racontaient que dans l’antiquité les femmes de Sélinonte portaient les colonnes des carrières à la ville, sur leurs têtes, en filant le lin ; c’était une race bien plus grande que la nôtre, ajoutaient-ils ; autrement auraient-ils eu besoin de ces immenses maisons ? Le conte des fileuses de Sélinonte n’est pas la seule superstition adoptée dans le pays relativement à Rocca di Cusa. On y remarque une citerne profonde ; suivant une tradition populaire, elle sert de demeure à un roi sarrasin, couvert d’or de la tête aux pieds, et chargé de la garde d’un trésor immense. Les paysans des environs croient à l’existence du prince sarrasin comme à un article de foi, et ils ont souvent entrepris des fouilles considérables pour découvrir le trésor. L’année dernière encore, une femme de Castel Veterano rêva qu’elle l’avait vu, et dès le point du jour elle courut aux latomies, accompagnée de son mari et de son fils, armés de pelles et de pioches.

Ils bouleversèrent le sol autour de la citerne ; tout à coup la femme s’écria qu’elle apercevait le roi : le travail se poursuivit avec une ardeur nouvelle, et fut interrompu lorsqu’enfin les piocheurs restèrent convaincus, par les cris de la malheureuse visionnaire, que la tête lui avait tourné. On fut obligé de l’enfermer dans un hospice où elle persiste encore à voir il re giallo.

Après avoir quitté les carrières, nous suivîmes les débris d’une route antique conduisant à la ville, et tracée sur le sommet d’une colline nue et calcaire ; puis nous descendîmes dans la plaine, qui aboutit, du côté de la mer, à une grève sablonneuse sur laquelle les vagues viennent se déployer mollement. Nous nous y engageâmes, et bientôt nous mîmes pied à terre auprès de quelques coteaux assez élevés, emplacement de l’antique Sélinonte ; ils portent maintenant le nom de Terra dei Pulci, et sont entourés par les rivières de Madione et d’Hypsa, dont les bords incultes sont couverts de roseaux.

J’étais impatient de voir les lieux où, suivant une obscure tradition, les Phéniciens avaient formé un de leurs premiers établissemens en Sicile, et où plus tard les Mégariens, conduits par Pammilius, construisirent la cité puissante qui devait être la rivale de Ségeste et d’Héraclée. Ma mémoire me retraçait les destinées terribles de cette ville, à laquelle se rattachent les noms redoutables d’Annibal et du farouche Alcamah ; qui, trois fois bâtie et trois fois détruite de fond en comble, vit ses habitans égorgés ou vendus comme esclaves, tour à tour par les Carthaginois, par les Romains et les Sarrasins, et qu’enfin les Normands firent rentrer dans le néant.

Au premier coup d’œil Sélinonte est loin de répondre à ces grands souvenirs, elle présente une vaste étendue de terrain couverte de débris de murs, de fragmens de colonnes, de corniches et d’architraves, au milieu desquels s’élèvent une grosse tour et deux ou trois misérables huttes servant de demeure au Guarda Costa et à sa famille.

En examinant les ruines avec plus d’attention, on y trouve les vestiges de la magnificence de Sélinonte. Le mur d’enceinte de la ville est bien conservé en plusieurs parties ; on voit les restes des deux portes du nord et du couchant. Cinq temples existaient dans l’intérieur de la cité, il y en avait trois placés hors de murs.

Deux des temples de l’intérieur sont petits et ont quelque ressemblance avec les monumens de Pompéï, sans doute ils datent du temps de la domination romaine ; les trois autres sont vastes et dans de nobles proportions. Placés sur la partie la plus élevée du col, comme pour servir de symbole à la protection des dieux réclamée par les Sélinontains pour leur ville, ils regardent l’Orient et sont symétriquement rangés les uns à côté des autres. Ils sont d’ancien ordre dorique, et leur architecture, grande dans son type, l’était également dans son exécution ; elle élevait ses monumens, non pas avec des pierres, mais avec des quartiers de rochers, dont la vue explique la superstition des Siciliens, qui attribuent la construction de ces édifices à une race de géans.

Le peuple qui savait imprimer aux temples de ses dieux un cachet aussi sublime devait être un peuple à idées nobles et généreuses. Il fallait qu’il fût susceptible de s’enthousiasmer pour une grande pensée, capable de comprendre ce que le génie proposait, et disposé à des sacrifices pour l’exécuter. Souvent un grand monument est l’expression d’une grande qualité nationale, et de même que les églises gothiques du moyen-âge prouvent la foi de l’époque qui les a élevées, de même les temples de Sélinonte rappellent à la mémoire l’immense développement moral donné par la civilisation antique aux peuples d’origine grecque.

Les édifices sacrés de Sélinonte se sont écroulés sur leurs dieux, mais leurs débris jonchent le sol, et l’on y voit des files de gigantesques colonnes tombées sans se briser, et couvrant la terre au rang et à la place qu’elles occupaient debout. Sans doute, elles ont été renversées par un affreux tremblement de terre, dont on ignore l’époque. Peut-être ce désastre a-t-il frappé la ville aux temps de sa plus grande prospérité. La nature mobile du terrain léger et sablonneux sur lequel s’élevait Sélinonte, a dû contribuer également à la ruine de ses temples. On découvre çà et là à fleur de terre les fondations de maisons avec des seuils formés d’énormes quartiers de pierre, et donnant sur des rues dont on reconnaît les traces. Les grands édifices paraissent avoir eu, dans le moyen-âge, le même sort que le temple de Ségeste ; on y reconnaît des débris de briques qui ne peuvent provenir des temples : ils ont sans doute appartenu à des foyers éphémères, relevés un moment sur les ruines par une population grossière. L’ensemble des restes de Sélinonte forme un tableau triste et mélancolique ; leurs tons clairs les feraient prendre pour des matériaux destinés à une construction, si on ne les voyait entassés pêle-mêle et couverts de lianes, d’arbousiers, d’aloës et de petites palmettes à éventail, qui y croissent en prodigieuse quantité, et d’après lesquelles Virgile donnait à Sélinonte l’épithète Palmosa[1]. Du reste, point d’arbres, une végétation très basse, mais touffue, ayant une immense variété de tons tranchans, une atmosphère brûlante et parfaitement calme, un ciel bleu foncé, une mer plus azurée même que celle de Naples, des terrains et des roches calcinées couleur d’ocre, et sur lesquels on voit glisser légèrement des milliers de lézards d’un vert d’émeraude ; tout cela fait de Sélinonte une magnifique scène de désolation, le tombeau d’un passé éclatant qui jette encore quelques reflets sur le présent. Et combien encore ces lieux doivent-ils être plus tristes durant les quatre mois de malaria, lorsque tous les êtres vivans, sauf le seul Guarda Costa, fuient ce canton empesté ! C’est alors le domaine de la mort, et l’homme s’éloigne d’un lieu où le danger se montre à lui, s’insinue sous la forme d’impressions tristes, mais douces et agréables. Ce séjour, où domine l’aria cattiva, semble paisible et riant, l’air y est diaphane et parfumé, aucun signe extérieur ne manifeste sa terrible influence.

Le mauvais air, résultat des marais nommés jadis Gonusa, avait déjà causé des maladies contagieuses à Sélinonte. Empédocle mit un terme à ce fléau au moyen de deux canaux. Les Sélinontains reconnaissans rendirent des honneurs divins à ce philosophe[2].

En sortant de Sélinonte par la porte du nord, on aperçoit des restes presque enfouis qu’on croit avoir été un temple et un théâtre, dont la scène était tournée vers les murs de la ville. De ce côté sont également des débris de sépultures antiques, dernières traces d’une nation belliqueuse et puissante.

Traversant alors un vallon de prés et de champs arrosés par un petit ruisseau, et remontant la côte opposée, on arrive aux trois temples extérieurs. Ils sont à un mille de la cité sur une colline de sable qui descend en pente douce vers la mer. Leurs façades sont tournées vers l’orient. Ces magnifiques édifices sont détruits comme ceux de la ville. Ils étaient de dimensions colossales, plus encore dans leurs détails que dans leur ensemble ; les fragmens de corniches et de colonnes dont le sol est jonché, semblent des quartiers de rochers.

Le premier temple, le plus grand des trois, est d’ordre dorique, à colonnes lisses ; celles des angles seules étaient cannelées ; il en avait un double rang autour de la cella, dont huit de face et seize de profondeur. Les fûts reposaient immédiatement, et sans bases séparées, sur le cinquième et dernier gradin. Un seul est resté debout ; on le dirait l’ouvrage des Titans ; il se détache en jaune clair sur la mer et les sables du rivage. Sans doute, ce temple était celui de Jupiter, divinité dont le culte se célébrait avec grande pompe à Sélinonte. Ce fut peut-être sur ses parvis sacrés que se réfugièrent les malheureux Sélinontains qu’Annibal fit enlever, pour les égorger ou les vendre comme esclaves, lorsqu’il fit aux Syracusains, qui intercédaient en leur faveur, cette célèbre et cruelle réponse : « Ceux qui ne savent pas défendre leur indépendance, méritent d’être traités en esclaves, et les dieux, irrités contre les habitans de Sélinonte, se sont éloignés d’eux[3]. »

Le second temple, dans lequel on a voulu voir une espèce de forum destiné aux assemblées publiques, est parallèle au précédent. Il en est à quarante pas, et était entouré d’un portique de trente-six colonnes cannelées d’une seule pièce. Derrière le péristyle, quatre autres colonnes indiquaient l’entrée de la cella ; trois degrés formaient la base du monument. Il était le plus moderne et le plus élégant de ceux situés hors de l’enceinte de la ville.

Le dernier temple extérieur est le plus voisin de la mer. Son portique se composait de trente-huit colonnes doriques cannelées ; il avait, devant et derrière la cella, quatre colonnes et deux pilastres ; on monte au péristyle par neufs gradins. L’espace occupé par ces trois édifices, qui actuellement ne s’élèvent plus guère au-dessus du niveau du sol, est encombré de pierres, de plantes et d’arbustes. Des chèvres, debout sur ces pompeux débris pour brouter les ronces, et un pâtre armé d’une longue carabine, animaient seuls le paysage ; mais cet abandon complet a un charme inexprimable. Le passé rappelle en ces lieux trop de souvenirs pour ne pas suffire à l’ame du spectateur ; tout bruit ne serait là qu’une pénible dissonance.

En quittant les temples, je me dirigeai vers la plage ; le rivage forme, au pied de la colline de Sélinonte, une petite anse actuellement très ensablée ; dans l’antiquité, elle servait de port à la ville ; on y reconnaît les murs de la jetée et diverses traces d’escaliers.

Un rapprochement entre le passé et les temps modernes se présente à l’imagination de celui qui parcourt ces lieux. Tout a changé sur ces bords ; la mer seule est restée la même ; elle baigne aujourd’hui les débris de cette ville oubliée dont elle a vu la splendeur. Son calme majestueux, son mouvement régulier semblent se rire des passions humaines, dont ce rivage a jadis été le théâtre ; maintenant plus d’activité, plus de fêtes pompeuses, plus de guerres sanglantes ; au bruit du peuple assemblé ont succédé une tranquillité profonde, un abandon complet ; des paysans, quelques chevriers, tels sont les hôtes actuels de la ville de Pammilius. C’est au clair de lune qu’il faut contempler ces ruines et voir un rayon argenté se glisser sur le feuillage de l’arbousier agité par le vent ; on dirait alors un dernier sourire de la nature sur une scène de deuil ; et l’esprit absorbé croit apercevoir le fantôme d’une époque engloutie depuis long-temps dans l’éternité.

Désirant passer encore une journée à Sélinonte, sans retourner à Castel Veterano, nos domestiques établirent notre demeure dans une tour carrée à moitié écroulée, ancien poste destiné à défendre le pays contre les Barbaresques, et situé dans l’enceinte de la ville sur le sommet d’un rocher, dont la base est baignée par la mer ; les vagues venaient s’y briser ; elles se succédaient lentement et à intervalles égaux. Je restai long-temps sur le rivage, avec mon frère, sans proférer une parole. Nous suivions des yeux une petite barque qui glissait sur les ondes, et que dirigeaient des pêcheurs en chantant un hymne du soir, dont la mélodie touchante était en accord avec la nature d’alentour, et suivait le rhythme indiqué par les flots.

Nous allâmes souper dans la barraque habitée par le Guarda Costa et sa famille. C’est une ancienne chapelle sans fenêtres ni cheminée, divisée en plusieurs petites chambres, au moyen de nattes ; le plafond est fait en joncs ; l’autel, condamné à un usage plus vulgaire, sert actuellement de foyer. Salvador y prépara notre maigre repas ; la fumée qui s’en élevait remplit en un instant la maison entière puis elle s’échappa en tourbillonnant par la porte. Saisissant, après notre souper, une petite lampe, nous gagnâmes la tour en passant à travers les ruines. On parvient à l’étage supérieur, que nous devions habiter, au moyen d’une échelle, et au risque de se rompre le cou. Nous y montâmes cependant, et trouvâmes un vieux galetas percé d’une seule fenêtre, garnie de gros barreaux rongés par la rouille.

Nous n’avions pu obtenir de paille pour nous coucher ; il fallut nous contenter de nos manteaux et d’une pierre pour oreiller. Cependant, en dépit du sourd murmure des vagues et des cris lugubres des oiseaux de mer, la fatigue de la journée nous procura bientôt un sommeil profond et paisible.


Théodore de Bussières.
  1. Le nom même de Sélinonte dérive d’une plante, le persil, qui y est très abondante, et qu’on appelle, en grec, σελινον.
  2. Diogène Laertius, liv. viii.
  3. Diodore, liv. xiii, p. 587.