Lettres sur l’Inde/Lettre 7

Alphonse Lemerre (p. 131-151).
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SEPTIÈME LETTRE




LES AFGHANS DE LA REINE


Les Afghans sous les Mogols. — Les Afghans sous les Sikhs. — Hari Singh et Avitabile ; Afghans et Français ; M. Allard. — Un fonctionnaire Afghan. — Le Clephte : la ballade de Naïm Chah. — Les trois z. — Les Afghans et la justice anglaise.


L es Afghans de la Reine occupent la rive droite de l’Indus, qu’ils franchissent dans le Hazara ; ils dominent dans les quatre premiers districts qui descendent le fleuve, Péchawer, Kohat, Bannou et Déra-Ismaïl-Khan. À la Déra suivante, celle de Ghazi-Khan, commençent les Béloutchis qui vont jusqu’à la mer.

Les deux tribus les plus considérables parmi les Afghans de la Reine sont les Yousoufzais, au nord de Péchawer, et les Khataks au sud. Ces Yousoufzais appartiennent à la même tribu que nous avons déjà rencontrée au Yaghistan ; ils forment environ un dizième de la tribu totale.

I

Les Afghans de la Reine sont les plus civilisés des Afghans. Cela ne tient pas seulement à la domination anglaise, laquelle est récente, quarante ans à peine. Il y a plus de trois siècles que les Afghans connaissent l’étranger ; pendant deux siècles ils ont été sous les Mogols ; englobés au siècle dernier dans l’empire afghan des Douranis, ils ont passé de là sous le joug des Sikhs et sont tombés de la main des Sikhs dans celle des Anglais. Quoique ce long apprentissage de la servitude n’ait pas fortement entamé le caractère national, surtout dans la montagne, il leur a pourtant appris vaguement l’existence de la règle. En même temps, leurs grands chefs, inféodés au Grand Mogol, ont appris à la cour de Delhi des élégances qu’ils ne soupçonnaient pas : chez les Khataks surtout l’instinct littéraire s’est éveillé et, au temps d’Aurengzéb, leur khan, Khouchal Khan, devenu l’élève des poètes hindoustanis et persans, mais gardant toute la sève sauvage des passions nationales, créait une poésie nouvelle, à la fois savante et vivante, rapidement dégénérée parmi ses successeurs, mais souverainement originale chez lui, parce que c’était une âme jetée dans un moule plus rare[1].

Les Afghans étaient semi-indépendants sous les Mogols : ce sont les Sikhs qui les premiers les matèrent et leur apprirent qu’un Afghan même peut être asservi : les Sikhs mâchèrent la besogne pour les Anglais, qui n’eurent qu’a recevoir de leurs mains la matière toute préparée.

La grandeur des Sikhs commençait quand Ahmed Chah fondait son empire ; ils avaient inquiété ses derniers moments et n’avaient fait que grandir entre le Grand Mogol en ruines et l’empire dourani, déjà en décomposition. Le fanatisme de Mahomet rencontrait enfin en face de lui un fanatisme plus jeune, aussi ardent et mieux organisé, celui de Govind, et il plia la tête.

Pendant vingt ans, les Afghans du pays de Péchawer furent écrasés par deux hommes qui ont laissé chez eux un long souvenir d’admiration et d’horreur, le Sikh Hari Singh et l’Italien Avitabile. Chaque année Hari Singh, suivi de ses invincibles Akalis, allait lever l’impôt chez les Yousoufzais, les traquant dans la montagne et dans leurs repaires les plus inacessibles. Longtemps après sa mort, les mères disaient à l’enfant qui pleure : « Tais-toi, ou Hari Singh va venir » ; et aujourd’hui encore les vieillards montrent la place où « le tigre (le Singh) les chassait comme des moutons ». Il est tel village, niché sur son aire d’aigle, qui considère comme son titre de noblesse de n’avoir pas vu Hari Singh.

Hari Singh périt dans la victoire, à Djemroud, et fut remplacé par Avitabile. Avitabile, Napolitain de naissance, était un de ces officiers de la grande armée, qui, après Waterloo, allèrent chercher fortune en Asie : c’était un homme d’un grand talent administratif, mais d’une énergie atroce. Il fit aux montagnards une guerre d’extermination, d’extirpation ; tout montagnard pris, armé ou non armé, était envoyé au gibet. Il lui fallait tous les jours, à déjeuner et à dîner, deux Afghans pendus à sa fenêtre. Donnant Chamkanni en djaguir[2] au khan Kamreddin, il spécifiait une redevance annuelle de vingt têtes d’Afridis. Un jour, il faisait précipiter du haut d’un rocher des prisonniers Afridis ; un de ces hommes, en tombant, se raccroche à une branche d’arbre, remonte à terre, et lui dit : « Dieu m’a fait grâce : ne me feras-tu pas grâce, toi aussi ? » Avitabile fait signe à ses gens de le rejeter dans l’abîme et dit à l’homme : « Je te donne une nouvelle chance. » Des Adrets, le boucher des Cévennes, avait été plus clément.

Les Afghans, aù fond, n’en ont pas gardé mauvais souvenir ; ils admirent Avitabile, reconnaissant en lui un homme de leur trempe. Et un fait curieux, c’est qu’Avitabile a beaucoup rehaussé chez eux le prestige de la France. Comme la plupart des cfficiers au service de Rundjet Singh, ou du moins les plus distingués, Court et Allard, et d’autres, étaient des patriotes Français, qui étaient allés chercher au bout du monde un coin de terre où relever les trois couleurs, les Afghans firent aussi d’Avitabile un Prachich (les Prachich, c’est nous ; un Français se dit en persan Franciss, ce que les Afghans trouvent plus harmonieux de prononcer Prachich : affaire de goût). À Péchawer, où, après cinquante ans, le souvenir d’Avitabile est toujours vivant, il n’y avait pas d’Afghan avec qui j’avais affaire, qui apprenant que j’étais Prachich, ne me parlât aussitôt avec beaucoup de déférence de mon compatriote Avitabile ; j’avais beau décliner l’honneur et honnêtement rendre Avitabile à l’Italie, j’y perdais ma peine, et Prachich il restait. Prachich, vous comprenez, tout le monde connaît ce nom-là ; mais s’il y avait un peuple italien, cela se saurait. Je me résignai donc et tâchai de profiter pour mon propre compte de la considération dont jouissait Avitabile.

La légende populaire est capricieuse dans sa justice. M. Allard, l’ami de Jacquemont, le plus illustre des officiers de Rundjet Singh, est oublié, et son plus beau fait d’armes, son merveilleux passage de l’Indus, a passé au compte de Rundjet. C’était en 1823, après la bataille de Nauchéhra, la première victoire des Sikhs sur les Yousoufzais, mais victoire chèrement payée et qui rendait le Radjah pensif. Il campait sur la rive gauche de l’Indus, où il avait affaire avec les Afghans de Gandgarh. Les Yousoufzais, se voyant à l’abri derrière le fleuve qui, en cet endroit, est très rapide et très profond, se mirent à insulter les Sikhs et à égorger des vaches, — outrage sans nom pour un Hindou et surtout pour un Sikh. Rundjet, hors de lui, ordonne de passer le fleuve : ses officiers lui remontrent le danger ; il persiste, et lance un premier corps, qui est emporté par le courant : en quelques minutes, sept cents cadavres flottaient à vau-l’eau. M. Allard, à cette vue, fait avancer le régiment de cavalerie qu’il avait dressé à la française et entre dans le fleuve : la colonne serrée, cheval contre cheval, fend en ordre et d’une seule masse la rivière paralysée et aborde à l’autre rive au complet. Les Yousoufzais, frappés de terreur, s’enfuient sans essayer de résistance, poursuivis par les Sikhs qui massacrèrent toute une semaine. Ce passage de l’Indus resta dans l’imagination populaire comme un des prodiges de Rundjet Singh. On en fit des ballades et l’on conta que Rundjet était un saint, un Bouzourg[3], qu’il avait dit à « la Grande rivière », l’Aba-Sind : « Arrête-toi ! » et la rivière s’était arrêtée. C’est en effet un des traits les plus intéressants du fanatisme dans l’Inde de n’être pas exclusif : la force est la force, où qu’elle se révèle, et il y a dans toutes les religions des Bouzourgs qui font de grandes œuvres. L’Hindou va prier à la Ziârat du saint musulman et lui adresser ses vœux. Kabir était-il hindou ou musulman ? Nul ne l’a su, de ses adorateurs. L’Afghan rendra justice aux vertus surnaturelles de Rundjet, et le Sikh s’agenouillera plus tard devant Nicholson, homme et Dieu. L’avatar plane sur toutes les races et sur toutes les religions.

À force d’être traqués et fusillés par les Sikhs, les Afghans les prirent en estime et en amitié. Quand les mauvais jours vinrent pour la Khalsa[4], les Afghans se levèrent pour elle et vinrent à temps pour partager la dernière défaite. Huit ans plus tard éclatait la grande rébellion et l’empire britannique était aux abois. Il fut sauvé par les Sikhs et les Afghans, combinés pour sauver leurs vainqueurs de la veille. Le génie de Nicholson, ramassant dans sa main, comme autant d’armes, la haine et le mépris du Pendjab pour l’Hindoustan, l’amour du massacre et du pillage inné au montagnard, et la fascination sur ces natures brutes d’une volonté invincible comme le destin, lança contre Delhi tous ces vaincus encore frémissants.

II

Vous rencontrez à Péchawer des Afghans qui ressemblent bien peu au vieux Mouqarrab Khan dont je vous contais naguère les exploits. Tel est l’honorable Kazi-Tila Mohammed, qui me fit le premier les honneurs de Péchawer. Tila Mohammed est un fonctionnaire en retraite : il était secrétaire au Commissariat, il parle l’anglais, il écrit l’anglais, il est membre du Conseil municipal de Péchawer. Aussi me conduit-il tout d’abord au Town-Hall (l’Hôtel de Ville), il m’introduit dans la salle des délibérations : ce fauteuil-ci est le fauteuil du colonel Tucker, Député-commissaire du district et président du Conseil ; et cette chaise rembourrée qui, ma foi, n’est qu’à deux sièges du fauteuil présidentiel, est la chaise de Tila Mohammed lui-même. Il me conduit de là au tehsil[5], car du haut du tehsil la vue est splendide sur l’amphithéâtre des montagnes afghanes ; et de plus, Tila Mohammed siège souvent au tehsil comme juge criminel, dans les cas de moindre importance, bien entendu, car il ne pourrait pas pendre un homme, n’étant pas Sessions-judge. Le tehsildar, qui est accroupi dans son bureau, entouré de contribuables et de plaignants, se lève devant Tila Mohammed et lui donne un respectueux salam, car Tila Mohammed est un grand personnage et un familier du Commissaire.

Tila Mohammed est Afghan pur. Dans mon ignorance de Griffin[6], je lui demande s’il est Yousoufzai ou Afridi et ne m’aperçois qu’à son air de dignité blessée de ce qu’il y a d’offensant dans l’alternative. Les Afridis sont des paharis et des djangalis, « des montagnards, des sauvages » ; Tila est de la noble tribu des Yousoufzais. Les Yousoufzais sont, il est vrai, eux aussi, des paharis et des djangalis ; mais sa famille, à lui, a émigré à Péchawer, il y a deux siècles, et il parle l’anglais, il écrit l’anglais, il est membre du Conseil municipal de Péchawer. C’est un des hommes les plus savants de la frontière ; il parle le persan, il lit l’arabe, et il est membre du jury pour les examens de langue pouchtoue que doivent passer, comme vous le savez, tous les officiers et fonctionnaires de la frontière. Mais voici cinq heures qui sonnent ; il est grand temps de se rendre à la prière du soir, le namâzi châm, ou le mâkhâm, comme nous prononçons, nous autres Afghans. Que dira-t-on à la mosquée si Tila Mohammed est en retard ? Un ancien fonctionnaire du gouvernement est tenu plus que tout autre à ses devoirs envers Dieu. Mais il me promet de revenir me voir, car il a une brochure à m’offrir, une brochure en langue anglaise où il expose des vues très neuves : il m’en apportera cinq exemplaires pour les distribuer parmi le peuple français.

III

Le paysan ne laboure plus avec le fusil en bandoulière et ne quitte plus la charrue pour courir à son village au bruit du tambour d’alarme : il vend ses armes aux tribus du Border, car il n’en a plus besoin pour lui-même, et les armes se vendent toujours bien là-bas. De nombreux émigrants du Border viennent chercher sur le territoire anglais la sécurité qu’ils ne trouvent point dans leur pays. Une chose nouvelle a fait son apparition dans le pays afghan, une chose plus étrange que le railway même : la justice, la loi. Les villageois qui, autrefois, réglaient entre eux leurs querelles d’après les prescriptions du code d’honneur afghan[7], vont maintenant en justice :

Car les Sahibs ont la même loi et pour le faible et pour le fort. Ils exercent à la perfection et la justice et l’équité et ne font pas différence dans un procès entre le fort et le faible.

L’homme d’honneur, ils le traitent avec honneur, et ne couvrent point le bandit, le coquin, le joueur. Ils exercent la royauté comme il convient à des rois et se font payer le tribut par radjahs et nawabs[8].

« Cependant, dit un des hommes qui ont le mieux connu les Afghans et qui ont le plus contribué à ces changements, quoique sous notre règle la vie et la propriété soient sans aucun doute mieux assurées et que la justice soit accessible à tous, je crois que la masse du peuple aimerait mieux revenir à la barbarie et à l’anarchie d’autrefois[9]. » S’il n’y a plus de guerre de village à village, et si l’Afghan a appris tous les trucs de la loi, les attentats individuels sont toujours hors de toute proportion avec ce qu’ils sont dans le reste de l’Inde. Le brigand est toujours le héros national et le favori des poètes populaires. Il en est mort un récemment, dont la gloire est dans routes les bouches : c’est Naïm Chah. Voici comment on m’a conté son histoire :

Naim Chah était d’un village situé près de la station militaire de Chérat qui est dans la montagne des Khataks. Il avait un frère qui allait jouer à Nauchéhra, où le kotval, ou commissaire de police, un Sikh nommé Phula Singh, autorisait les gens de la montagne à venir jouer moyennant redevance. Nauchéhra est une place assez importante ; c’est le siège d’un des tehsils de Péchawer, avec un cantonnement pour deux régiments. Elle est située sur la rive droite de la rivière de Caboul qui déferle là, en pleine saison sèche, avec de furieuses poussées de vague qui rappellent le Rhône à Lyon.

Un jour, le kotval souffleta le frère de Naïm Chah et le chassa de Nauchéhra ; l’Afghan alla porter plainte au commandant du cantonnement qui l’envoya promener : n’obtenant pas justice du gouvernement, il alla demander justice à son frère. Naïm Chah envoie au kotval, qui la communique au commandant, une lettre en pouchtou, où il disait : « Tu as fait du mal à mon frère, je te ferai du mal. » Le commandant appelle un mounchi afghan, qui lui traduit la lettre en ourdou, et le commandant d’éclater de rire, disant : « Qu’il y vienne ! » Il y vint, la nuit même ; il envahit Nauchéhra à la tête de cent hommes ; il la livre au pillage, s’installe au korvali, s’érige en juge, a le temps de condamner et de faire pendre un homme : c’était, comme vous voyez, un homme sérieux, un anarchiste de gouvernement. Cependant le bruit de la chose se répand au cantonnement et éveille le commandant qui vient juste à temps, en carabinier d’Offenbach, pour voir Naïm Chah filer du côté de la rivière : il l’y suit ; son mounchi afghan l’avertit en vain qu’il est dupe : « Naïm Chah n’est pas un poisson pour se sauver dans la rivière ; Naïm Chah est l’homme de la montagne… » En effet, la garde cherchait encore au bas du fleuve qu’il était déjà en sûreté dans son repaire de Khatak, bien sûr qu’on ne viendrait pas l’y traquer.

Un jour, Naïm Chah rencontre le général. Le général l’admirait beaucoup et lui dit : « Veux-tu entrer à mon service ? — Volontiers, répond le brigand ; mais il faut d’abord que tu mettes à mort le kotval de Nauchéhra. » Le général refusa et le marché fut rompu ; mais il lui envoya en cadeau, comme marque de son estime, un fusil, un pistolet, un sabre, deux cents roupies et une vache laitière. Naïm Chah, touché de ce procédé, promit de ne plus voler : il se contenta de tuer et de laisser voler ses gens.

Je ne sais si c’est avant ou après cette entrevue qu’il fit son fameux coup de Chahkot : il s’était introduit dans le cantonnement, avait assassiné la sentinelle et coupé les cordes d’une tente, qui avait enseveli, en tombant, le piquet endormi. Il avait alors égorgé à l’aise les hommes paralysés et s’érait retiré tranquillement en emportant une vingtaine de fusils nouveau système. Un bon fusil coûte là-bas six cents francs : c’est toute une fortune pour un pauvre homme, et de plus un outil admirable pour un travailleur sérieux.

L’Afghan qui me contait cette histoire était un Afghan nouvelle couche, un homme civilisé, instruit, parlant et écrivant admirablement l’anglais, sujet loyal et prêt, dit-on, à tous les services. Cependant, malgré lui, il jubilait en contant les prouesses de Naïm Chah ; l’admiration et la sympathie lui sortaient par tous les pores. « On ne tue pas toujours pour piller, me disait-il ; on tue aussi pour se faire un nom. » Il était beau à voir dans son extase : un petit rire passait sur ses lèvres sèches et pincées, animait sa physionomie sombre, et le bandit étouffé éclatait sous la grimace de civilisation.

Naïm Chah devint si incommode que le gouvernement ne sut plus que faire de lui et offrit 3, 000 roupies de sa rête. C’est un moyen infaillible ; le clepthe, surpris dans son sommeil, fut blessé à mort avant d’avoir pu se mettre en défense. La poésie populaire fut en pleurs : Mohammed Téli, le grand poète de Nauchéhra, chanta sa vie et sa mort. Voici, sur la fin du bandit, une ballade du poète Yasin, qui peut prendre place, il me semble, auprès des plus belles de Fauriel :

Les hommes sont tombés sur lui à l’improviste et l’ont fait prisonnier. Naïm Chah était le faucon des montagnes noires. Il était l’homme au grand cœur.

C’est Dieu qui a tiré sur lui ; car lui était plus fort qu’un nawâb. Il ouvrit ses yeux endormis et cette fois les coups du tigre manquèrent.

Et le tigre parla de cette façon : « Oh ! si la bataille était dans la plaine ! C’est le regret qui me reste au cœur. »

C’est la Mort même qui l’avait amené à Kohi et rien ne pouvait le sauver. La Mort lui dit : « Ne va pas plus loin ! C’est ici, sous cet arbrisseau de vigne. » Et les ennemis sont venus de devant et de derrière. C’étaient des gens qui n’avaient pas la peur de Dieu. Il a péri.

Ce qu’a écrit le Destin ne s’altère pas. Ces gens-là n’avaient pas la peur de Dieu : que la malédiction pleuve sur eux ! Il avait encore le souffle au corps, quand vint près de lui le thanadar[10].

Le thanadar lui dit : « Dis-moi comment tu t’es endormi en si mauvais lieu. Les fusils t’ont dévoré de loin. » Il expliqua la chose au thanadar et expira.

On le transporte au poste de police de Péchawer et tout le monde accourt pour le voir, comme Cacus, mais c’est un Cacus regretté d’Hercule même :

Il n’y aura jamais de héros comparable à Naïm Chah et le gouvernement anglais fut fâché de sa mort.

(Naturellement, il aurait voulu le pendre).

Sa mère est sortie de la maison[11] pour se rendre près de lui : l’Anglais se tenait devant lui, tête découverte, et disait : « J’en ai du chagrin noir le cœur. »

Yasin dit : On éleva sur son corps un tumulus de terre.

IV

Il n’y a plus de Naïm Chah, mais sa monnaie circule encore. En fait, la sécurité n’a pas suivi le progrès des mœurs et est moindre à présent qu’elle n’était il y a une quinzaine d’années. Cela tient à la détente de la dictature. Autrefois, les pouvoirs judiciaires était concentrés dans la main du Député-commissaire ; imaginez un préfet d’Algérie, qui serait en même temps président de Cour d’Assises, ayant pour tout jury deux assesseurs indigènes, nommés par l’autorité et qui n’ont que voix consultative : c’est le système qui est encore en vigueur dans la province d’Oude. Il a été abandonné sur la frontière, et le pouvoir judiciaire dans les affaires criminelles est passé, comme dans les anciennes provinces, à un véritable magistrat, le Sessions-judge. Le Député-commissaire jugeait d’après sa connaissance personnelle des hommes et sur certitude morale, excellent système chez des populations peu faites aux subtilités de la loi : le Sessions- judge juge sur preuve matérielle. Or, cette preuve, il ne peut guère la trouver, parce qu’il ne trouve pas de témoins. Le résultat, c’est que, sur six crimes, cinq échappent impunis[12]. On a essayé d’un expédient : on a renvoyé à la djirga, au conseil de la tribu, nombre de causes où les témoignages font défaut ; les Afghans, qui se croiraient déshonorés de témoigner devant le juge anglais, ne craignent pas de comparaître devant leurs compatriotes, et les crimes qui sont tels aux yeux d’un Afghan aussi bien qu’aux yeux d’un Anglais ont quelque chance d’être frappés. Mais ce n’est qu’une proportion infime, parce que la définition du crime n’est point la même pour les deux races. C’est là la grosse difficulté et le grand obstacle à la formation de la conscience légale.

Le crime, chez les Afghans, a généralement pour motif un des trois z, à savoir zar, zamin ou zan, l’argent, la terre ou la femme. Or, s’il n’est pas impossible de faire comprendre à un Afghan que l’homme qui tue pour les deux premiers z doit aller à la potence, il ne comprend pas qu’un coup de couteau donné pour le troisième z conduise du même côté. Il ne comprend pas non plus qu’un meurtre de vendetta, l’accomplissement du devoir de talion, soit crime dans le katchéhri du juge, quand c’est devoir et honneur dans la houdjra. Il y a une vingtaine d’années, une femme quittait son mari pour aller vivre avec son amant, laissant un enfant d’un an à son mari ; le mari meurt, l’enfant est élevé par sa famille, et à vingt ans apprend qu’il a son père à venger. Il va au village de sa mère et l’assassine avec son amant : c’était la première fois qu’il la voyait. Cet Oreste s’est sauvé en Yaghistan. Le Sessions-judge lui tresserait un collier de chanvre et les Afghans une couronne.

Une autre chose que l’Afghan ne comprend pas, c’est que l’on porte la main sur un saint, ce que parfois se permet l’Anglais. Il y a, entre autres, une race qui est inviolable aux yeux des Afghans de la Reine : ce sont les Kaka Kheil. Les Kaka Kheil sont les descendants d’un saint très vénéré qui vivait il y a deux siècles, Rahamkâr, dit Kaka Sahib[13]. Il est encore fêté tous les ans, à sa ziârat, près de Péchawer. La fête appelle, toute une semaine, des milliers de pèlerins, et les descendants du saint servent à la foule des chaudrons de pilau ; les fidèles se ruent en bêtes fauves sur les chaudrons et plongent leurs mains dans la masse bouillante, car ceux qui mangent de ce pilau sont sûrs du paradis. Tout Kaka Kheil est sacré : une caravane chargée d’or, avec le drapeau rouge du saint dans la main d’un enfant, passait sans crainte les passes de Khaiber, au plus mauvais temps des Afridis : le seul européen qui soit allé en Yaghistan, le capitaine Macnair, l’a fait sous la conduite d’un Kaka Kheil. Or, il y a trois ou quatre ans, deux Kaka Kheil, compromis dans une affaire de meurtre, furent condamnés à la corde. Il y eut un frémissement dans toutes les tribus du district et du Border : le Serkar oserait-il pendre un Kaka Kheil ? Il osa : il le fit en plein jour et en plein cantonnement, toute la garnison sous les armes et les canons braqués. Il n’y eut pas une tentative de soulèvement du côté des fidèles, pas plus qu’il n’y eut de miracle du côté du saint.

Ce jour-là, une idée nouvelle entrait dans le dur cerveau afghan, c’est qu’un Kaka Kheil est pendable. Cette propagande par le fait pourra finir par créer une morale.

  1. Voir la treizième lettre.
  2. Fief.
  3. Bouzourg, « un Puissant », c’est-à-dire un saint doué du don de miracle.
  4. La communauté religieuse et militaire des Sikhs.
  5. Administration du canton ; chaque district est divisé en plusieurs tehsils, division surtout financière : le tehsildar est chargé de la perception du revenu et a un certain pouvoir judiciaire. Le tehsildar est toujours un indigène.
  6. Le Griffin est l’Européen nouveau venu dans l’Inde.
  7. Voir la troisième lettre.
  8. Chanson de Mahmoud.
  9. Gazetteer of the Peshawar district, 1883-1884.
  10. Chef de police.
  11. Ce que ne fait jamais une femme afghane.
  12. Une commission a été nommée récemment pour la répression du crime à la frontière ; mais elle n’a pas encore abouti et l’on continue comme devant à assassiner dans Péchawer, à empoisonner et incendier dans le Hazara : c’est la grande différence entre les deux districts : Hazara n’est point afghan pur, ce qui fait que le crime y est plus sournois.
  13. Voir la légende de Rahamkâr dans la treizième lettre.