Lettres sur l’Inde/Lettre 5

Alphonse Lemerre (p. 85-105).
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CINQUIÈME LETTRE




LES AFGHANS DU YAGHISTAN


Le Yaghistan. — La tribu Afghane. — Moœurs politiques. — Mouqarrab Khan et les Khedou Khéel. — Le Code d’honneur afghan. — Nanatvatai. — Badal : la légende d’Adam Khan et Durkhani. — Mailmastai.


L es Afghans du Yaghistan ou pays indépendant sont les vrais Afghans, ceux de la Reine étant rayas, pis que rayas, — esclaves de l’infidèle,  — et les Afghans de l’Émir étant en voie de le devenir.

I

L’étendue du Yaghistan est naturellement indéterminée : à proprement parler, partout où il y a des Afghans indépendants, ne reconnaissant d’autre autorité que celle de leur malik et de leur fusil, il y a Yaghistan : le village de Djemroud, près de Péchawer, où je vous conduirai un de ces jours[1] ; les Afridis même, malgré leurs traités avec l’Angleterre ;  ; et dans l’intérieur des pays de l’Émir mainte tribu qui se moque bien de l’Émir, sont en réalité du Yaghistan. Cependant à Péchawer et dans le Hazara, qui sont les districts Nord de la frontière anglaise, le nom est réservé à la région limitrophe, c’est-à-dire au pays qui est situé entre l’Indus et le Panj Kora et qui est habité principalement par la grande tribu des Yousoufzais.

Ce pays est arrosé par la rivière de Svat, rivière doublement illustre dans le passé : elle a entendu sur ses rives les hymnes des poètes védiques, qui l’appelaient la Svastou ; elle a vu plus tard passer les armées d’Alexandre qui l’appelaient le Souastès. Elle a oublié les Richis, mais n’a pas oublié Alexandre. Les aborigènes ou Svatis, qui habitaient le pays avant l’arrivée des Afghans, prétendent descendre des Grecs d’Alexandre ; si vous en doutez, ils vous en donneront une preuve décisive : il y a dans leur pays une tombe qui s’appelle « tombe de la fille d’Alexandre ». En fait, le pays de Svat faisait partie de ce royaume indo-grec que déposa derrière elle l’invasion d’Alexandre ; le Bouddhisme y pénétra comme dans tout le reste du royaume grec, et, quand Svat sera ouvert aux explorateurs, ils y trouveront « de vieilles constructions avec des idoles, souvenir de royautés anciennes, et des monnaies des Hindous, des rois païens et du roi Sikander. »

Les Yousoufzais, qui sont originaires du pays de Candahar, n’arrivèrent dans le pays de Svat qu’à la fin du xve siècle ; ils chassèrent, exterminèrent, ou asservirent les habitants, les Dilazaks ou Svatis. Puis leur chef, le Cheikh Mali, compta la population de chaque tribu et divisa la terre conquise, proportionnellement, en autant de lots qui furent tirés au sort ; par le même procédé, le lot de chaque tribu fut subdivisé entre les divers clans qui la composent. Comme il était impossible d’établir des lots de valeur absolument égale, les lots sont redistribués entre les clans à des périodes fixes, de sorte que les clans voyagent sans cesse d’une terre à l’autre dans les limites du territoire de la tribu. Cette coutume, appelée vaich, était encore en usage chez certaines tribus du territoire anglais au moment où commença l’occupation britannique ; elle est en pleine vigueur dans le Yaghistan. Un Afghan raya, nommé Anvan-Eddin, agent de police et poète, qui a visité le pays de Svat et en a rapporté une description rimée qu’il m’a offerte, exprime en économiste les résultats de ce système :

Le pays de Svat s’engage à produire toute sorte de riz ; il produit également le maïs et le blé, la fève et les pois.

La terre de Svat est une terre d’or, et pourtant ses habitants sont des mendiants.

C’est qu’ils sont toujours à partager la terre et toujours à se faire la guerre entre eux.

Aussi n’est-elle point cultivée, étant toujours à changer de main. Si elle était sous la règle anglaise, ce serait une terre d’or.

II

L’état de guerre est, en effet, l’état normal de Svat, comme de tout pays afghan. Il y a un gouvernement rudimentaire dans la tribu, qui reconnaît l’autorité d’un khan, autorité généralement héréditaire et fixée dans un clan ; mais cette autorité est précaire et limitée en fait : pour toutes les mesures importantes, le khan ne peut agir que du consentement et sur l’avis de la Djirga, ou Conseil des anciens. Quand un khan déplaît à un parti, le parti prend les armes, à la vieille façon française, et le fusil décide. La mort d’un Khan est ordinairement le signal d’une guerre civile : ses frères, ses fils, ses cousins ont chacun leurs partisans ; ce sont surtout les cousins qui sont de bons prétendants : le mot qui signifie cousin, tarbour, signifie aussi rival, ennemi mortel, de sorte que le français : « Ils ne sont pas cousins », se traduirait littéralement en afghan : « Ils sont cousins ». Il arrive souvent que deux familles rivales se disputent le khanat, et chaque parti appelle à son secours quelqu’une des tribus voisines. L’an dernier, les Hassanzais, appelés par un khan svati, Muzaffar Khan, s’engageaient à brûler, moyennant 500 roupies (1 000 fr.), la capitale de son rival Ghaffar Khan.

Entre les tribus indépendantes et les tribus rayas de la frontière les conflits sont de tous les jours : il ne se passe guère d’année que les gens du Yaghistan ne viennent piller les tribus soumises ou enlever les marchands hindous, hommes et femmes. Mais ici intervient le Serkar[2] ; le Commissaire anglais envoie demander réparation, restitution des hommes et des biens et dommages-intétêts ; la Djirga se réunit, discute, traîne en longueur ; le commissaire déclare le blocus, c’est-à-dire que tour membre de la tribu qui se présentera sur le territoire anglais sera arrêté et que ses biens seront saisis : si le blocus n’aboutit pas, on part en campagne. Dans les vingt dernières années, il y a eu une vingtaines de ces expéditions contre les tribus frontières. Généralement le blocus suffit : les tribus vivent beaucoup du commerce avec les districts voisins et, quand elles n’ont plus de débouché pour leurs bois et qu’elles ne sont pas en force pour piller une tribu voisine, il faut bien en passer par les conditions du commissaire.

Il y a eu justement, l’an dernier, une alerte de ce genre qui n’a pris fin que tout récemment. Une des tribus yaghies les plus redoutables du Nord est la tribu des Bounervals, qui habite les hautes montagnes de Bouner au sud de Svat ; elle dispose, dit-on, de 12,000 fusils. Des gens de Bouner avaient fait un raid sur leurs voisins rayas ; un officier anglais, le capitaine Hutchinson, partit avec quelques hommes pour les arrêter ; il fut tué raide mort. L’émotion fut grande sur la frontière parmi les indigènes et parmi les Anglais. Le parti militaire demandait à grands cris l’invasion de Bouner : les Bounervals n’avaient pas reçu de leçons depuis la campagne d’Ambela en 1862[3] et sentaient le besoin d’un peu de morale en action. Le gouvernement était embarrassé ; une enquête avait prouvé que les gens pillés n’étaient pas en réalité des rayas et n’habitaient pas sur le territoire britannique, de sorte que Hutchinson avait été tué en se mêlant de choses qui ne le regardaient pas. « Si j’entre chez vous sans votre permission, me disait un politicien afghan, vous me brûlez la cervelle, n’est-ce pas ? — Sans aucun doute, c’est la coutume chez nous. — Donc, si vous entrez chez moi sans me demander la permission, j’ai le droit de vous brûler la cervelle. » Le raisonnement était sans réplique. Cependant les fournisseurs du commissariat se frottaient les mains, voyant recommencer les bonnes aubaines qui marquèrent la fin de la dernière guerre afghane :

Tout le monde a acheté les tatous[4] du commissariat ; pour quatre annas[5] les chameaux du commissariat.

En habit, bottines en main, et canne en main, se pavanent tous les mounchis[6] du commissariat.

Leur père et leur grand-père ne savaient pas ce que c’est qu’un âne, et les voici qui vont en tam-tam[7], les richards du commissariat[8].

C’était, tous les jours, dans le bazar les bruits les plus divertissants ; le Député-commissaire, le colonel Tucker, avait invité les Bounervals à envoyer une Djirga à Péchawer ; les Bounervals avaient accepté à condition que le colonel envoyât sa famille en otage, condition que le brave colonel pouvait accepter sans difficulté, étant célibataire. Déja les poètes populaires partaient pour Bouner, le rebâb au bras, pour chanter les prouesses des fidèles, les gloires de la guerre sainte et les yeux noirs des houris qui attendent les ghazis, la coupe en main, dans le Walhalla de Mahomet. Cependant le blocus avait été établi dès l’abord et fonctionnait sévèrement ; pas un chameau de Bouner ne passait le fil de la frontière. Les Bounervals se lassèrent et les journaux de l’Inde annonçaient récemment qu’ils venaient d’accepter les conditions du gouvernement.

La guerre est donc différée pour cette fois et les Bounervals en sont réduits à se tirer entre eux des coups de fusil. Rassurez-vous, d’ailleurs : l’occasion ne leur manquera pas de longtemps, tant que Dva Sara et Ilam seront sur leur base. Dva Sara et Ilam sont deux montagnes de Bouner, habitées par deux clans différents. Quand les gens de l’un en veulent aux gens de l’autre, ils vont les trouver amicalement, amènent insidieusement la conversation sur Dva Sara et Ilam, et demandent enfin quelle des deux montagnes est la plus haute, d’Ilam ou de Dva Sara[9]. « C’est Dva Sara », disent les gens de Dva Sara ; « c’est Ilam », protestent les gens d’Ilam. « Ce n’est pas vrai ! — Si ! — Idiots ! — Menteurs ! — Fils de prostituée ! — Fils de père qui brûle dans l’enfer ! » — Sur ce mot, qui est le mot suprême dans le vocabulaire poissard de l’Islam, les fusils partent d’eux-mêmes et tout Bouner est en feu.

III

Il y a un homme, encore vivant, dont la carrière, quoique inachevée, donnera une idée assez exacte des mœurs politiques de la tribu afghane : c’est Mouqarrab Khan, ancien chef des Khédou Kheil.

Les Khédou Kheil forment une des divisions les plus importantes de Mandan et se subdivisent à leur tour en deux tribus, les Bam Kheil et les Othman Kheil. Mouqarrab succéda à son père Fatteh Khan, en 1841, à Pandjtar, et régna huit ans sans grands troubles. Mais, un jour, il enleva, aveugla et mit à mort le malik des Bam Kheil, ancien agent de son père, ce qui déplut fort aux Bam Kheil. Au moment de l’annexion du Pendjab, il aida les Anglais, pour avoir leur appui contre ses sujets mécontents, et il se réfugia chez eux en 1857, ses sujets l’ayant chassé : il vécut longtemps à Péchawer avec une pension de trois roupies par jour.

À Péchawer, Mouqarrab entre en négociation avec les gens de Bouner, et s’assure l’appui des Amazais, avec lesquels il reprend Pandjtar en 1874 : ses ennemis font leur soumission. La Djirga, composée de quatre-vingts hommes, va le recevoir : on apporte un Coran pour jurer la paix : en ce moment, les Amazais font irruption dans la salle et toute le Djirga est massacrée. Chassé de nouveau, rétabli une fois encore en 1879, il perd, dans une nouvelle querelle avec les Bam Kheil, son fils unique, le vaillant Akbar Khan, qui fut pleuré des poètes, « belle fleur de Namir, devenue la poussière du désert ». Il achète contre les Bam Kheil les Amazais et les Gadouns ; les Bam Kheil achètent contre lui les Nourazais. Les Bam Kheil vont brûler sa capitale de Pandjtar ; lui, se fait livrer par des traîtres la place forte des Bam Khiel, Totalai. Les Bam Khiel, réfugiés sur la terre anglaise, reprennent bientôt l’offensive et la victoire, et le khan reprend à soixante-dix ans le chemin de l’exil, se réfugie chez les Anglais, qui le repoussent, et de là chez les Gadouns, où il prépare de nouvelles revanches ; il y a deux ans, las des Gadouns, il allait de nouveau frapper à la porte des Anglais ; le Commissaire, colonel Waterfield, lui donnait un bout de terrain en free rent : « il est si vieux que cela ne chargera pas longtemps le budget de l’Inde. » Son petit-fils est entré dans le fameux régiment afghan des guides de Mardan. Il mourra là en ruminant des plans de vengeance, rêvant à Akbar Khan ou à la Djirga massacrée.

Voici le drame du massacre, tel que le raconte une ballade récente, du poète Arsal :

Firouz (le chef du parti hostile à Mouqarrab) dit à la Djirga : « Nous ferons la paix à présent par politique. Nous renverrons les Amazais, le khan restera seul, et alors il entendra bientôt ce que nous avons à lui dire. »

La Djirga a fait la paix ; mais une pensée perfide est au cœur de chacun : « Nous mettrons à sac Ghazikot. » Ghazan était partisan du khan, il fut informé du complot.

Ghazan à informé le khan de point en point ; il lui dit : « Ne te fie pas à eux, la Djirga tout entière a résolu ta mort. Massacre la Djirga, que tu n’aies plus à t’inquiéter d’eux ! »

La Djirga et le khan se sont rencontrés. Mon appui est dans le Dieu bon ! Avec eux étaient Ghulâm et Cheikh Housein ; que leur front soit noirci devant le Seigneur !

Le khan dit : « Firouz ! Tu commets trahison chaque jour. Conduis-moi à Pandjtar. Moi, qui suis le prince de ce pays, je vais de porte en porte en mendiant ! »

Firouz répondit : « Tu es notre khan ! Viens, ne fais point de ravage parmi nous ! Nous ramènerons la prospérité dans ta maison. Nous te donnerons Pandjtar. Entre nous et toi, voici le Coran ! »

Le khan leur dit franchement : « Vous me prêtez serment à présent et, après cela, vous comploterez contre moi. Vous agirez en traîtres avec moi, quand mon armée sera dispersée. »

La Djirga répondit : « Pourquoi ferions-nous les traîtres ? Tu es notre khan à tout jamais. »

Les deux chefs se sont embrassés, ils se sont assis dans la Djirga. Les Amazais ont fait irruption. Un fracas s’élève, tous se dispersent. Le khan a violé sa promesse, il a menti à sa parole : le monde en a été assourdi et aveuglé.

Les Khédou Kheil étaient pris au dépourvu : ils n’avaient point idée de ce qui se passait : ils furent mis au pillage, mon ami. Cela était écrit dans leur destin.

Avec l’aide des Amazais, le khan massacra les Khédou Kheil ; il n’y eut merci pour personne, nul n’échappa. Parmi les victimes, était Mairou : c’était le malik des Mada Kheil ; il a été mis en pièces au fil des épées persanes.

La nuit se passa. Au matin, le bruit se répandit de ce qui s’était passé. Les uns étaient indignés, les autres joyeux. Ce fut une grande douleur, chez les Othman Kheil ; leur temps est passé.

Leur souveraineté est passée, mais ils ont trouvé la mort du martyre ; que Dieu leur donne le paradis ! Moi à présent, je prie pour eux, bien qu’il y ait déjà un rosier sur leur tombe[10].

Fais de leur tombe un parterre de roses, Ô Dieu nourricier ! Que Dieu leur donne un regard de lui, qu’il leur donne les houris avec leurs colliers, et des palais célestes en djaguirs[11].

La mort vient rapidement sur toi ; ni khan, ni arbab n’y échappent : elle ne laisse debout ni roi ni nawab. Ô Arsal, ce monde est fugitif : à tout homme il ne reste que le regret.

Le poète, sans approuver précisément Mouqarrab, comprend bien au fond que le khan ne faisait que se défendre ; à y regarder de près, quel est l’homme qui, à sa place, n’en aurait pas fait autant ? Mais les membres de la Dijirga, ayant été assassinés, sont martyrs ; ils auront donc place au paradis, et, de toute la scène d’horreur, il ne reste dans le cœur du poète que le sentiment édifiant de la vanité de la vie et de la nécessité de faire son salut.

IV

En effet, aucun Afghan de sang-froid n’oserait blâmer Mouqarrab. L’Afghan, par une contradiction, qui n’est qu’étrange en apparence, est fier et franc, mais ne se sent pas lié par sa parole. Il regarde en face, même l’Anglais ; il parle librement, il n’emploie pas les formules écœurantes d’humilité de l’Hindou, traite d’égal à égal avec l’Européen. « Nous autres, me disait l’un d’eux, nous ne connaissons pas les houzour (Votre Excellence) et les farmâyîd (Daignez !) » Il a l’idée de l’honneur et il a même un mot pour la chose : nangi pukhtâna, « l’Honneur afghan ». Par malheur, la loyauté n’est pas parmi les vertus de l’honneur afghan.

L’Honneur afghan, tel qu’ils le définissent eux-mêmes, comprend trois lois, nanavarai, badal, mailmastai, loi d’asile, loi de revanche, loi d’hospitalité.

Une fois passé le seuil de l’Afghan, vous êtes sous sa garde, fussiez-vous son ennemi mortel ; il vous protègera contre ceux qui vous poursuivent, fût-ce au prix de sa vie : une fois dehors, il reprend tout droit sur votre tête. C’est le nanavatai.

Vous connaissez la légende corse, contée par Mérimée, du père tuant son fils qui a indiqué aux gendarmes la cachette du proscrit : la poésie afghane a la même légende, mais avec un degré de plus dans le tragique : ici, c’est le fils qui se fait justicier sur le père. Dourkhani, amante d’Adam Khan, poursuivie par un fiancé odieux, s’est réfugiée sous le toit d’un ami de sa famille, Pirmamai : celui-ci la livre pour cent roupies, pendant l’absence de son fils Goudjar Khan :

Goudjar Khan, parti en voyage, revient à la maison ; les pans de son turban flottaient sur ses épaules.

On lui dit : « Ô Goudjar Khan, ton père a livré Dourkhani à Payavai ; Payavai l’a emmenée prisonnière. »

Goudijar Khan cria : « Où est mon père ? Dis-le-moi ! Le feu me sort du corps. »

Pirmamai s’abritait derrière un mur ; il entendit ces mots.

Vite, il sauta à cheval et courut de l’avant ; la terreur lui faisait ruisseler la sueur.

Goudjar Khan galopait sur un cheval blanc, il le lâcha à la poursuite de Pirmamai ; il laissa flotter les deux rênes sur le cou du cheval. Il fit cinq kros[12], mes amis ; la salive se desséchait dans la bouche de Pirmamai.

Goudjar Khan l’atteignit du bout de sa lance ; les côtes de Pirmamai furent transpercées de part en part.

Il fit rouler Pirmamai de cheval à terre : Pirmamai pleurait et suppliait Goudjar Khan.

Pirmamai disait : « Ô Goudjar Khan ! je suis ton père. J’ai fait cette action par folie. »

Goudjar Khan répondit : « Je le jure, je ne te laisserai pas là. Tu as couvert du rouge de la honte des générations de Pouchtouns[13]. »

Il tira son épée persane et l’abattit ; les os de Pirmamai furent réduits en fine poussière.

Goudjar Khan galopa sur son cheval blanc et disparut : les chairs de Pirmamai furent dévorées aux chacals.

Bourhan[14] dit : « Goudjar Khan a fait acte de Pouchtoun. »

Le badal est la vendetta : elle est chez les Afghans ce qu’elle est chez les Corses, chez les Albanais, héréditaire et imprescriptible :

Morts sont les pères, mais les fils sont vivants,

dit notre Chanson des Lorrains. Sur le territoire britannique, la justice fait la guerre au badal, mais sans succès : c’est là un des crimes pour lesquels nul témoin ne parlera. Il est peu d’Afghans dans la montagne qui n’ait un ennemi héréditaire dont il vise la tête ou qui vise la sienne. Il n’est pas rare qu’un sipaye afghan du Yaghistan demande un congé « afin d’aller au pays pour affaire : » c’est qu’il y a là-bas quelque tête de loup qui lui appartient[15].

Le mailmastai est la grande vertu afghane : c’est l’hospitalité au sens le plus large du mot. L’Afghan doit l’abri et la nourriture à tout voyageur, à tout étranger qui frappe à sa porte. C’est un devoir de la commune aussi bien que de l’individu : la houdjra ou maison commune est l’asile de ceux qui n’en ont pas. Même dans les districts anglais, le maire de village, le malik ou lambardar, perçoit un revenu spécial, le revenu de malba où d’hospitalité, pour traiter les voyageurs qui passent. Le délit de vagabondage est impossible chez les Afghans. Pauvre ou riche, le devoir est le même pour tous ; le pauvre reçoit en pauvre, le riche reçoit en riche. Il arrive souvent que le pauvre veut recevoir en riche et le riche veut recevoir en prince : ils s’endettent et deviennent la proie des préteurs hindous pour échapper à l’épithète de choum, ladre, la pire qui puisse s’adresser à un Afghan, surtout à un Afghan de haute volée. Le vieil Afzal Khan, le descendant de la famille royale des Khatak, est universellement méprisé, non pour ses crimes et ses trahisons, mais parce que c’est un ladre, parce qu’aussitôt qu’il voit de loin paraître un hôte, au lieu de le recevoir tout d’abord, il lui demande : « D’où viens-tu ? » l’assassine de questions de pied en cap et « ouvre la bouche comme un puits vide[16]. »

Telles sont les trois vertus cardinales de l’Afghan, tel est le Code du Pouchtoun, le Pouchtounvalai. On voit que dans cette liste ne paraît pas rastiya, la loyauté. Un serment, un traité n’engagent qu’autant qu’on a intérêt à les tenir. Dans la lutte de la vie, la parole n’est qu’une arme et la promesse n’est qu’un filet de chasse comme un autre. La Djirga des Khédou Kheil avait oublié la terrible maxime de leur nation : « C’est quand tu t’es réconcilié avec ton ennemi que tu dois te défier de lui. »

V

Ainsi divisés et incapables de s’élever à l’idée de patrie, il n’y a que deux choses qui puissent les unir momentanément par une idée commune ; une grande guerre de pillage ou la guerre sainte. Les gens de Cachemire, qui ont été soixante-dix ans sous leur joug, leur prêtent ce dicton : « C’est œuvre pie (garz) que de prier, et devoir strict (farz) de piller. » Toutes les grandes coalitions se sont formées en vue du loot ou du djihad[17]. Les dernières grandes guerres de pillage furent celles d’Ahmed Chah, le Dourani. C’étaient par un certain côté des guerres saintes : il s’agissait de piller l’Inde idolâtre, et, de tous les principes de l’Islam, nul ne va plus au cœur de l’Afghan que celui-ci : « Le bien des infidèles appartient aux croyants. »

Le malheur des temps et la présence des Anglais rendent aujourd’hui la guerre sainte moins profitable, et c’est un sentiment sincère, une haine désintéressée qui arme à présent les Ghazis. Il y a peu de butin à gagner, rien que le paradis. Dans l’Afghanistan propre, c’est la guerre sainte néanmoins qui a produit toutes les grandes coalitions afghanes du siècle, d’abord contre les Sikhs, puis contre les Anglais. C’est un mollah de quatre-vingt-dix ans, Mouchki Alam, de Ghazni, qui, il y a sept ans, soulevait d’un coup l’Afghanistan subjugué contre l’envahisseur qui croyait tout fini. C’est son fils, dit-on, qui, à présent, guide les Ghilzais.

Dans le Yaghistan, deux hommes dans ce siècle ont exercé une véritable dictature et un pouvoir plus que royal ; ce sont deux saints, Seid Ahmed et le Sahib de Svar. Ces deux hommes, rivaux et ennemis, morts l’un et l’autre, l’un il y a un demi-siècle, l’autre il y a cinq ans, sont encore les vrais maîtres du Yaghistan ; car ils ont créé une force qui subsiste encore et qui fera sentir son influence dans les complications de l’avenir. Voici leur histoire.

  1. Voir la huitième lettre.
  2. Le gouvernement anglais.
  3. Voir la sixième lettre.
  4. Nom indigène du pony.
  5. Dix sous.
  6. Les gratte-papier.
  7. Sorte de voiture découverte.
  8. Chanson de Ghazaldin.
  9. Selon le grand atlas indien de 150 cartes, c’est Ilam qui doit s’incliner : Dva Sara a 10, 121 pieds, Ilam n’en a que 9, 341.
  10. Le sang des martyrs fait pousser des roses.
  11. Djaguir, fief.
  12. Dix milles.
  13. D’Afghans. Ses ancêtres et ses descendants,
  14. Nom du poète, encore vivant ; il m’a lui-même récité son poème à Abbottabad. C’est l’habitude que le poète introduise son nom dans le dernier vers de la pièce.
  15. Le contingent afghan comprend beaucoup d’hommes d’au delà de la frontière, Afridis, Gadouns, etc.
  16. Chanson de Mahmoud. Voir la treizième lettre.
  17. Loot, « pillage » et « conquête », mot hindoustani qui a pénétré en anglais et qui mérite d’entrer dans toutes les langues de l’Europe du dix-neuvième siècle. — Djihad, guerre sainte.