LETTRES
SUR L’AMÉRIQUE.[1]


I.

LE TRAVAIL.


Lancaster (Pensylvanie), 20 juillet 1835.

Il n’y a de succès, il n’y a de bonheur que par la spécialité. Homme ou peuple, si vous voulez réussir, gardez-vous de prétendre à tout savoir et de tout entreprendre. La nature humaine est finie ; limitez-vous comme elle dans vos désirs et dans vos efforts. Sachez vous contenter et vous contenir : c’est la loi de la sagesse.

Si ces préceptes sont justes, les Américains sont des gens au moins à demi sages, car ils les pratiquent au moins à demi. En général, l’Américain sait peu se contenter : sa notion de l’égalité, c’est de n’être l’inférieur de personne ; mais il n’aspire à monter que suivant une ligne. Son moyen unique, comme son unique pensée, c’est la domination du monde matériel, c’est l’industrie dans ses diverses branches ; ce sont les affaires, c’est la spéculation, le travail, l’action.

À son unique objet tout pour lui se subordonne : l’éducation et la politique, la loi de la famille et celle de l’état. Tout, depuis la religion et la morale jusqu’aux usages domestiques et aux détails de la vie ; tout, dans la société américaine, est combiné et ployé suivant la direction qui converge le mieux vers le but commun de chacun et de tous.

Si la règle générale souffre des exceptions, elles sont peu nombreuses et tiennent à deux causes : premièrement, la société américaine, si absorbée qu’elle soit dans sa spécialité, ne doit pas rester à jamais emprisonnée dans ce cercle, et contient déjà le germe des destinées, quelles qu’elles puissent être, qui lui sont réservées pour les siècles à venir ; secondement, la nature humaine, quoique finie, n’est pas exclusive, et nulle force au monde ne saurait étouffer ses protestations contre l’exclusivisme des goûts, des institutions et des mœurs.

La spéculation et les affaires, le travail et l’action, voilà donc, sous diverses formes, la spécialité que les Américains ont choisie et à laquelle ils se vouent avec une ardeur qui tient de l’acharnement. C’était celle qu’ils devaient adopter, celle que leur avait assignée le doigt de la Providence, afin que la civilisation fût, dans le plus bref délai possible, mise en possession d’un continent.

Je ne puis sans douleur, penser qu’il y eut un moment où la France semblait appelée à partager la gloire de cette grande mission avec les deux peuples entre lesquels Dieu l’a placée, aussi bien sous le rapport du caractère et des institutions que sous celui de la position géographique, avec les Anglais et les Espagnols. Tandis que l’Espagne, alors reine du monde, envahissait l’Amérique du Sud et le vaste empire du Mexique, y civilisait, le sabre à la main, la population indienne, et y bâtissait des villes monumentales qui témoigneront de son génie et de sa puissance bien des siècles après que les déclamations de ses détracteurs seront tombées dans l’oubli ; tandis que l’Angleterre posait de chétives colonies sur la plage aride de l’Amérique du Nord, la France explorait la gigantesque vallée du Père des eaux, et s’emparait du Saint-Laurent, près de qui notre Rhin, tranquille et fier, n’est qu’un ruisseau modeste ; nous couronnions de fortifications le rocher à pic, de Québec, nous bâtissions Montréal, nous fondions la Nouvelle-Orléans et Saint-Louis, et, çà et là, nous défrichions les riches plaines de l’Illinois. De l’Amérique du Nord, nous possédions alors la portion la plus fertile, la plus belle, la mieux arrosée, la mieux taillée pour recevoir un superbe empire en harmonie avec nos sentimens d’unité. Nos ingénieurs, avec une sagacité qu’aujourd’hui les Américains admirent, avaient marqué par un fortin les positions les plus propres à recevoir de grandes villes. C’est ainsi que notre drapeau flottait à Pittsburg (alors Fort Duquesne), à Détroit, à Chicago, à Érié (alors Presqu’île), à Kingston (alors Fort Frontenac), à Michillimackinac, à Ticondéroga, à Vincennes, au fort de Chartres, à Péoria, à Saint-Jean, tout comme dans les capitales du Canada et de la Louisiane. Alors notre langue pouvait prétendre à être la langue universelle. Le nom français avait alors de belles chances pour devenir le premier, non-seulement, comme celui des Grecs, dans le monde des idées, par la littérature et les arts, mais aussi, comme le nom romain, dans le monde matériel et politique, par le nombre des hommes qui eussent été fiers de le porter, par l’immensité du territoire que sa domination eût couvert. Louis XIV, aux jours de son apothéose, dans l’olympe qu’il s’était bâti, rêvait ce noble avenir pour son peuple et pour sa race. Dans l’exaltation d’un sublime orgueil, il croyait lire ces triomphes sur les pages du Destin. Il ne nous reste plus à nous, qui ne sommes séparés de lui que par un siècle, il ne nous reste plus, hélas ! que des regrets amers et impuissans. Les Anglais nous ont chassés à toujours, non-seulement d’Amérique, mais aussi des Indes-Orientales, où le grand-roi nous avait aussi installés. Nos descendans du Canada et de la Louisiane se débattent vainement contre le déluge britannique qui les ensevelit. Notre idiome se noie dans le même débordement ; les noms mêmes de notre ville et des régions que nous avions explorées se défigurent dans l’âpre gosier de nos heureux rivaux, et se teutonisent au point d’être méconnaissables. Nous avons oublié nous-mêmes qu’il fut un temps où nous pouvions prétendre à devenir les rois du Nouveau-Monde. Nous n’avons plus souvenance des hommes généreux qui se dévouèrent pour nous en assurer la domination. Pour que le nom de l’héroïque La Salle ne pérît pas, il a fallu que le congrès américain lui érigeât un petit monument dans la rotonde du Capitole, entre Penn et John Smith. Nous n’avons pas eu une pierre pour lui dans nos innombrables sculptures ; nos peintres ont couvert de couleurs des toiles qu’une lieue carrée contiendrait à peine, et il n’a pas eu les honneurs d’un coup de pinceau.

Pendant ce temps, des colosses, récemment apparus en Europe, nous défient, nous coudoient et nous pressent. En vain les efforts du second Charlemagne nous avaient rendu la capitale du premier César français et les plus belles provinces de Clovis ; capitale et provinces nous ont été ravies presque aussitôt. Un pas de plus en arrière, et nous sommes refoulés à jamais parmi les peuples secondaires, les peuples vieillis, les peuples déchus, sans successeurs pour recevoir et dignement porter l’héritage de la gloire de nos pères. Qu’a-t-il donc fallu pour faire rétrograder ainsi une grande nation, pour la dépouiller de son avenir ? Il a suffi, sous notre monarchie absolue, qu’il se trouvât un prince comme Louis XV, qui, du grand roi son aïeul, ne voulut accepter que les vices ; il a suffi que, pendant cinquante ans, la France servit de marche-pied et de jouet à l’infâme égoïsme de ce prince, à la honteuse impéritie de ses familiers. Les gouvernemens sans contrôle peuvent, dans un court espace de temps, enfanter des prodiges, mais ils sont exposés à de cruels retours.

Que fût-il arrivé si, au lieu d’être vaincus par les Anglais, nous eussions été leurs vainqueurs ? À juger, par les Canadiens et les créoles de la Louisiane, de ce qu’eût été le peuple de la Nouvelle-France, la rapidité et l’audace du mouvement civilisateur y eussent considérablement perdu. Lorsqu’il s’agit de vaincre des nations sur les champs de bataille, le Français peut entrer dans la lice, la tête haute ; pour dompter la nature, l’Anglais vaut mieux que nous. Il a une fibre plus rigide, des muscles mieux nourris ; physiquement, il est mieux constitué pour le travail ; il le pousse avec plus de méthode et de persévérance ; il s’y plaît, il s’y entête. Si, dans son œuvre, il rencontre un obstacle, il l’attaque avec une passion concentrée dont nous, Français, nous ne sommes susceptibles que contre un adversaire sous forme humaine.

Avec quel zèle et quel entraînement l’Anglo-Américain remplit sa tâche de peuple défricheur ! Voyez comme il se fraie sa voie à travers les rochers et les précipices ; comme il lutte corps à corps contre les fleuves, contre les marécages, contre la forêt primitive ; comme il détruit le loup et l’ours ; comme il extermine l’Indien qui, pour lui, n’est qu’une autre bête fauve ! Dans cette bataille contre le monde extérieur, contre la terre et l’eau, contre les montagnes et contre un air empesté, il semble plein de cette impétuosité avec laquelle la Grèce se précipitait sur l’Asie à la voix d’Alexandre ; de cette audace frénétique que Mahomet sut inspirer à ses Arabes pour la conquête de l’empire d’Orient ; de ce courage délirant qui animait nos pères, il y a quarante ans, lorsqu’ils se ruaient sur l’Europe. Aussi, sur les mêmes rivières où nos colons s’abandonnaient, en chantant, au canot d’écorce du sauvage, ils comptent, eux, des flottes de superbes bateaux à vapeur. Là où nous fraternisions avec les Peaux Rouges, couchant avec eux dans les bois, vivant, comme eux, de notre chasse, voyageant à pied à leur manière, par des sentiers escarpés, l’opiniâtre Américain a abattu les arbres antiques, promené la charrue, enclos les terrains, substitué les meilleures races bovines de l’Angleterre aux cerfs de la forêt, établi des fermes, de florissans villages et d’opulentes cités, creusé des canaux et des routes. Ces chutes d’eau que nous venions admirer en amateurs du pittoresque, et dont nos officiers mesuraient la hauteur au péril de leur vie, ils les ont dérobées au paysage et enfermées dans les réservoirs de leurs moulins et de leurs fabriques. Si ces pays fussent restés français, la population qui s’y fût développée eût été plus gaie que l’américaine ; elle eût mieux joui de ce qu’elle eût possédé ; mais elle eût été entourée de moins de richesses et de confort, et des siècles se fussent écoulés avant que l’homme eût été en droit de se dire le maître, sur la même étendue de sol que les Américains ont asservie en moins de cinquante ans.

Si l’on récapitule les actes passés à chaque session des législatures locales, on verra que les trois quarts au moins ont pour objet les banques qui créditent le travailleur, la création d’églises nouvelles, qui sont les citadelles où veillent les gardiens de l’esprit du travail ; les moyens de communication, routes, canaux, chemins de fer, ponts, bateaux à vapeur, qui facilitent au producteur l’accès du marché ; l’instruction primaire à l’usage de l’ouvrier et du laboureur ; ou divers règlemens commerciaux ; ou l’incorporation de villes et de villages, ouvrages de ces hardis défricheurs. Il n’y est point question d’une armée ; les beaux-arts n’y figurent jamais, même pour mémoire ; les établissemens littéraires et les hautes études scientifiques y sont rarement honorés d’un souvenir.

Les lois tendent, par-dessus tout, à favoriser le travail, le travail matériel, le travail du moment. Dans les états un peu anciens, elles sont habituellement empreintes du respect de la propriété, parce que le législateur sent que le plus grand encouragement à donner au travail consiste à le respecter dans ce qui en est le fruit. Elles sont particulièrement conservatrices de la propriété foncière, soit par réminiscence des lois féodales de la mère patrie, soit aussi parce que l’on a tenu à conserver quelque élément stable au milieu de l’instabilité de toute chose ; cependant les lois s’inquiètent généralement beaucoup moins qu’en Europe de ce qui est droit acquis. Malheur aux existences en repos ou actuellement improductives, pour peu qu’elles puissent être accusées de s’appuyer sur le monopole et le privilége ! Le droit qui précède ici les autres, qui les efface tous, est celui du travail : le repos n’a pas encore droit de cité. C’est ainsi qu’excepté en matière de crédit public, où les états et les villes se piquent du plus grand scrupule à remplir leurs engagemens, dans tout débat entre le capitaliste et le producteur, c’est ordinairement le premier qui a tort[2].

Tout est ici disposé pour le travail : les villes sont bâties suivant la méthode anglaise ; les hommes d’affaires, au lieu d’être dispersés par la ville, occupent un quartier qui est exclusivement à eux, où pas une maison ne sert à l’habitation, où tout est bureaux et magasins. Les courtiers, les agens de change, les avoués, les avocats, y ont chacun leur cellule, les négocians leurs comptoirs. Les banques et les compagnies de toute nature y tiennent leur office ; les marchandises emplissent, de la cave au grenier, tous les édifices des rues adjacentes. À toute heure du jour, un négociant n’a que quelques pas à faire pour en rejoindre un autre, pour s’aboucher avec un homme de loi ou un courtier. Ce n’est point comme à Paris, où l’on perd un temps précieux à courir l’un après l’autre. Paris est la cité commerciale la plus mal arrangée de l’univers. New-York est cependant moins bien ordonné que Londres ou que Liverpool. Il n’y existe rien dans le genre des grands Docks ou du Commercial House.

Les mœurs sont celles d’une société travaillante et agissante. À quinze ans, un homme entre dans les affaires ; à vingt-un, il est établi, il a sa ferme, son atelier, son comptoir ou son cabinet, son industrie enfin, quelle qu’elle soit. C’est aussi l’âge où il prend femme ; à vingt-deux ans, il est père de famille, et par conséquent il a un puissant aiguillon pour s’exciter au travail. Il n’y a ici de considération que pour celui qui a une profession, et, ce qui est à peu près la même chose, pour celui qui est marié, pour l’homme enfin qui est membre actif, directement utile de l’organisme social, qui contribue pour sa part à augmenter la richesse publique, en créant, soit des choses, soit des hommes. L’Américain est élevé dans cette idée, qu’il aura un état, qu’il sera agriculteur, artisan, manufacturier, commerçant, spéculateur, médecin, homme de loi ou d’église, peut-être tout cela successivement, et que, s’il est actif et intelligent, il arrivera à l’opulence. Il ne se conçoit pas sans profession, lors même qu’il appartient à une famille riche, car il ne voit point de gens de loisir autour de lui. L’homme de loisir est une variété de l’espèce humaine dont l’homme du nord, l’Yankee, ne soupçonne pas l’existence ; puis il sait que, riche aujourd’hui, son père pourra être ruiné demain. Le père d’ailleurs est dans les affaires, selon l’usage, et ne se dessaisit pas de sa fortune : si le fils en veut avoir une présentement, qu’il se la fasse !

Les habitudes sont celles d’un peuple exclusivement travailleur. Du moment où il se lève, l’Américain est au travail. Il s’y absorbe jusqu’à l’heure du sommeil ; il ne permet point aux plaisirs de venir l’en distraire ; les affaires publiques seules ont le droit d’enlever quelques momens à ses affaires privées. L’instant des repas n’est point pour lui un délassement où il retrempe son cerveau fatigué, au sein d’une intimité douce. Ce n’est rien de plus qu’une désagréable interruption à sa besogne ; interruption qu’il accepte, parce qu’elle est inévitable, mais qu’il abrège le plus possible. Si la politique ne réclame point, le soir, son attention ; s’il n’est convoqué à aucune délibération, à aucune prière, il reste chez lui pensif et l’œil fixe, récapitulant les opérations du jour, ou préparant celles du lendemain. Il cesse ses travaux le dimanche, parce que la religion le lui ordonne ; mais elle lui prescrit aussi spécialement, pour ce jour-là, de s’abstenir de tout amusement, de toute distraction, musique, cartes, dés ou billard, sous peine de sacrilége au premier chef. Le dimanche, un Américain n’oserait pas recevoir ses amis. Ses domestiques refuseraient de s’y prêter ; c’est à peine si, ce jour-là, il peut obtenir d’eux qu’ils le servent lui-même à table à l’heure qui leur convient. Il y a quelques jours, le maire de New-York fut accusé par un journal d’avoir traité, le dimanche, certains nobles Anglais venus d’Europe, dans leur yacht, pour donner à la démocratie américaine une étrange idée des goûts britanniques. Il s’est empressé de faire publier qu’il connaissait trop bien ses devoirs de chrétien pour fêter ses amis le jour du sabbath. Rien n’est donc plus lugubre que le septième jour dans ce pays. Auprès d’un pareil dimanche, le travail du lundi est un passe-temps délicieux.

Abordez un négociant anglais le matin dans son comptoir, vous le trouverez raide et sec, ne parlant que par monosyllabes ; accostez-le à l’heure du courrier, il ne fera aucun frais pour vous dissimuler son impatience ; il vous éconduira, sans prendre toujours garde de le faire poliment. Le même homme, le soir dans son salon, ou l’été à sa maison de campagne, sera plein d’empressement et d’urbanité. C’est que l’Anglais divise son temps et ne fait qu’une chose à la fois. Le matin, il est tout aux affaires ; les affaires lui sortent par tous les pores. Le soir, c’est l’homme de loisir qui se repose et jouit de la vie ; c’est le gentleman qui a sous les yeux, pour façonner ses manières et s’instruire dans l’art de dépenser noblement son revenu, le parfait modèle de l’aristocratie anglaise.

Le Français moderne est un mélange indéterminé de l’Anglais du matin et du soir. Le matin, un peu Anglais du soir, et le soir passablement Anglais du matin. Le Français vieux-modèle était l’Anglais actuel du soir ; ou plutôt disons, pour rendre à chacun ce qui lui appartient, que c’est ce Français, dont le type se perd chez nous, sur qui, à beaucoup d’égards, s’est moulée l’aristocratie anglaise.

L’Américain des états du nord ou du nord-ouest, celui dont la nature domine aujourd’hui dans l’Union, est un homme d’affaires en permanence : c’est toujours l’Anglais du matin. On trouve beaucoup d’Anglais du soir dans les plantations du sud ; on commence à en rencontrer quelques-uns dans les métropoles du nord.

Haut, mince et dégagé dans sa taille, l’Américain semble bâti tout exprès pour le travail matériel. Il n’a pas son pareil pour aller vite en besogne. Nul ne s’assimile plus aisément une pratique nouvelle ; il est toujours prêt à modifier ses procédés ou ses outils, ou à changer de métier. Il est mécanicien dans l’ame. Chez nous, il n’y a pas d’élève des hautes écoles qui n’ait fait son vaudeville, son roman ou sa constitution monarchique ou républicaine. Il n’y a pas de paysan du Connecticut ou du Massachusetts qui n’ait inventé sa machine. Il n’y a pas d’homme un peu considérable qui n’ait son projet de chemin de fer, son plan de village ou de ville, ou qui ne nourrisse in petto quelque grande spéculation sur les terres inondées de la Rivière Rouge, ou sur les terrains à coton de l’Yazoo ou du Texas, ou sur les champs à blé de l’Illinois. Colonisateur par excellence, l’Américain-type, celui qui n’est pas plus ou moins européanisé, l’Yankee pur, en un mot, n’est pas seulement travailleur ; c’est un travailleur ambulant. Il n’a point de racines dans le sol ; il est étranger au culte de la terre natale et de la maison paternelle ; il est toujours en humeur d’émigrer, toujours prêt à partir, avec le premier bateau à vapeur qui passera, des lieux même où il est installé à peine. Il est dévoré du besoin de locomotion ; il ne tient pas en place ; il faut qu’il aille et qu’il vienne, qu’il agite ses membres et tienne ses muscles en haleine. Quand ses pieds ne sont pas en mouvement, il faut qu’il remue les doigts ; que, de son inséparable couteau, il taille un morceau de bois, rogne le dos d’une chaise ou écorne une table ; ou, encore, qu’il occupe ses mâchoires à presser du tabac. Soit que le régime de la concurrence lui en ait donné l’habitude, soit qu’il se préoccupe outre mesure de la valeur du temps, soit que la mobilité de tout ce qui l’entoure et de sa propre personne tienne son système nerveux dans un ébranlement perpétuel, soit qu’il soit sorti ainsi fait des mains de la nature, il est toujours affairé, toujours pressé, excessivement pressé. Il est propre à tous les travaux, excepté à ceux qui exigent une lenteur minutieuse. Ceux-là lui font horreur : c’est sa conception de l’enfer. « Nous naissons à la hâte, dit un écrivain américain, nous faisons notre éducation à la course ; nous nous marions à la volée ; nous gagnons une fortune d’un coup de baguette, et nous la perdons de même pour la refaire et la défaire dix fois, toujours en un clin d’œil. Notre corps est une locomotive allant à raison de dix lieues à l’heure ; notre ame, une machine à vapeur à haute pression ; notre vie ressemble à une étoile qui file, et la mort nous surprend comme un éclair. »

— Travaille, dit au pauvre la société américaine ; travaille, et à dix-huit ans, tu gagneras plus, toi, simple ouvrier, qu’un capitaine en Europe[3]. Tu vivras dans l’abondance, tu seras bien vêtu, bien logé, et tu feras des économies. Sois assidu au travail, sobre et religieux, et tu trouveras une compagne dévouée et soumise ; tu auras un foyer domestique mieux pourvu de confort que celui de beaucoup de bourgeois en Europe. D’ouvrier, tu deviendras maître ; tu auras des apprentis et des serviteurs à ton tour ; tu trouveras du crédit à pleines mains ; tu passeras fabricant ou gros fermier ; tu spéculeras et tu deviendras riche ; tu bâtiras une ville et tu lui donneras ton nom ; tu seras nommé membre de la législature de ton état ou alderman de ta métropole, puis membre du congrès ; ton fils aura autant de chances pour être nommé président que le fils du président lui-même. Travaille, et si la chance des affaires tourne contre toi et que tu succombes, ce sera pour te relever aussitôt, car ici la faillite est considérée comme une blessure dans une bataille ; elle ne te fera perdre ni l’estime, ni même la confiance de personne, pourvu que tu aies été toujours rangé et tempérant, bon chrétien et époux fidèle.

— Travaille, dit-elle au riche, travaille sans jamais songer à jouir. Tu accroîtras tes revenus sans accroître tes dépenses. Tu augmenteras ta fortune, mais ce ne sera que pour multiplier les moyens de travail en faveur du pauvre, et pour étendre ta puissance sur le monde matériel. Que ta tenue soit simple et austère. Je te permets, pour ton intérieur, de beaux tapis, de l’argenterie à foison, les plus beaux linges de la Saxe et de l’Écosse ; mais ta maison, à l’extérieur, sera sur le modèle de toutes celles de la ville ; tu n’auras ni livrée, ni luxe de chevaux ; tu n’encourageras pas le théâtre qui relâche les mœurs ; tu fuiras le jeu ; tu signeras les articles de la société de tempérance ; tu t’abstiendras même de la bonne chère ; tu donneras l’exemple de l’assuiduité à l’église ; tu afficheras sans cesse le plus profond respect pour la morale et la religion ; car le cultivateur et l’ouvrier qui t’entourent ont les yeux sur toi, prennent modèle sur toi, et te reconnaissent encore de fait pour arbitre des mœurs et des coutumes, quoiqu’ils t’aient enlevé le sceptre de la politique. Si tu te laissais aller à jouir, si tu te livrais au faste, à la dissipation et aux plaisirs, ils lâcheraient, eux aussi, la bride à leurs passions, nécessairement grossières, à leurs violens appétits. C’en serait fait du pays, c’en serait fait de toi-même. —

Il est possible d’imaginer divers systèmes d’organisation sociale également propres en théorie à favoriser le travail ; on peut concevoir une société constituée pour le travail, sous l’influence du principe d’autorité, c’est-à-dire d’association hiérarchique ; on peut en concevoir une autre sous les auspices du principe de liberté ou d’indépendance. Pour organiser à priori, en vue du travail, un peuple déterminé, il faut, sous peine de tomber dans le roman, consulter ses circonstances de territoire et d’origine, savoir par où il a passé et où il va. Avec le peuple des États-Unis, rejeton de la race anglaise, et imbu de protestantisme jusqu’à la moelle des os, le principe d’indépendance, d’individualisme, de concurrence enfin, devait réussir. L’âme fortement trempée des puritains, qui sont les ultras du protestantisme, ne pouvait manquer de s’en accommoder admirablement. Voilà pourquoi les fils des états de l’est, fondés par les pélerins[4], ont joué le premier rôle dans la prise de possession de l’immense vallée du Mississipi.

La civilisation de l’ouest[5] est née du concours occulte et silencieux de deux ou trois cent mille jeunes cultivateurs partis, chacun pour son compte, de la Nouvelle-Angleterre, quelquefois avec un petit nombre d’amis, souvent seuls. Ce système n’aurait pu réussir avec des Français. L’Yankee, seul avec sa femme au milieu des bois, peut se suffire à lui-même. Le Français est éminemment social ; il ne supporterait pas l’isolement au sein duquel l’Yankee vit à l’aise. Celui-ci se passionne, tout seul, pour l’œuvre qu’il a conçue et qu’il s’est imposée. Le Français ne peut se passionner pour une entreprise industrielle qu’à condition d’être avec d’autres hommes, dont le concours soit évident et palpable, ou plutôt il n’est pas apte à se passionner pour un travail matériel, car il réserve ses affections et ses sympathies pour ce qui est vivant. Il lui est absolument impossible, à lui, d’être amoureux d’un défrichement, d’éprouver pour le succès d’une manufacture les mêmes transports que pour le salut d’un ami ou le bonheur d’une maîtresse ; mais il est susceptible de s’y appliquer avec ardeur, si ses passions caractéristiques, sa soif de la gloire et son émulation, sont excitées par le contact humain. S’il s’agissait de coloniser avec des Français, il faudrait donc peu compter sur les tentatives individuelles. En toute chose, le Français a besoin de sentir légèrement le coude du voisin, comme dans une ligne de bataille. Sur une terre à coloniser, on peut jeter des Américains isolés ; ils y formeront une multitude de petits centres qui, s’élargissant chacun de son côté, finiront par embrasser un grand cercle. S’il s’agit de Français, on doit porter avec eux sur la terre nouvelle un ordre social tout fait, des liens sociaux tout établis, ou, au moins, un cadre régulier d’ordre social et des points d’attache pour les liens sociaux ; c’est-à-dire qu’il leur faut, dès l’abord, le grand cercle avec son centre unique bien apparent.

Le Canada est à peu près la seule colonie que nous ayons fondée exclusivement avec des Français[6]. On y transporta une organisation sociale complète. Une fois le pays reconnu, la flotte royale y débarqua des seigneurs à qui le roi avait octroyé des fiefs. Ils étaient suivis de vassaux qu’ils avaient pris en Normandie et en Bretagne, et à qui ils distribuèrent des terres. Elle y déposa en même temps un clergé régulier et séculier, doté, lui aussi, d’amples domaines territoriaux, et qui de plus préleva la dîme. Puis vinrent des marchands et des compagnies à qui des priviléges étaient accordés pour la traite des pelleteries et pour le commerce. En un mot, les trois ordres, clergé, noblesse et tiers-état, furent importés, tout d’une pièce, de la vieille France dans la nouvelle. La seule chose que les colons laissèrent derrière eux fut la misère du plus grand nombre. Le système était bon pour l’époque ; le principe d’ordre et d’hiérarchie qui y présidait, sous la seule forme possible alors, était en harmonie avec le caractère du peuple. Ce qui l’atteste, c’est que sous ce régime, auquel les Anglais conquérans n’ont rien changé, le Canada a fleuri, et la population s’y est multipliée au sein d’une douce aisance. Je n’ai vu nulle part rien qui offrît mieux l’image de l’aurea mediocritas que les jolis villages des bords du Saint-Laurent. Ce n’est pas l’ambitieuse prospérité des États-Unis, c’est quelque chose de beaucoup plus modeste ; mais s’il y a moins d’éclat, en revanche il y a plus de contentement et de bonheur. Le Canada m’a rappelé la Suisse : c’est la même physionomie de satisfaction calme et de jouissances paisibles. On parlerait du Canada, s’il n’était pas à côté du colosse anglo-américain ; on citerait ses développemens sans les prodiges des États-Unis.

On ne serait pas fondé à prétendre que les progrès du Canada se sont réalisés en dépit du mode de colonisation ; la discussion entre le parce que et le quoique est aisée à terminer dans ce cas. Tout ce que le système primitif avait d’onéreux, subsiste encore intact, et la population ne s’en plaint pas. Les redevances seigneuriales, la dîme, le droit de mouture, le four banal, y sont actuellement en pleine vigueur ; et, chose incroyable, rien de tout cela ne figure dans l’interminable liste de quatre-vingt-treize griefs récemment dressée par les Canadiens contre le régime qui les gouverne.

En France, Dieu merci, il n’y a plus de seigneurs, de vassaux ni de dîmes ; les trois ordres sont abolis : il n’y a même plus de royauté absolue ; mais nous avons un gouvernement à trois têtes qui dispose de ressources bien autrement inépuisables, de moyens d’action bien autrement énergiques. Ce pouvoir central, le seul qui subsiste maintenant, doit faire intervenir sa direction là où autrefois la royauté et les divers ordres imposaient la leur. Nous ne fonderons de colonie ni à Alger ni ailleurs, à moins que le gouvernement ne se charge d’y remplir, sauf les modifications exigées par le progrès des temps et par les circonstances, le rôle que jouèrent au Canada la noblesse et le clergé. Les intermédiaires qui existaient autrefois entre la royauté et la masse de la nation ont disparu. Une partie de leurs prérogatives peut et doit être remise au peuple, ainsi qu’il a déjà été fait à l’égard de l’administration intérieure du pays ; car la nation, devenue plus éclairée et plus apte à se diriger elle-même, n’a pas besoin, au même degré que par le passé, d’une règle venue d’en haut. Cependant la majeure partie des prérogatives des anciens pouvoirs doit aller grossir celle du pouvoir central, et non point être annulée purement et simplement. Avec nous, Français, tels que nous sommes aujourd’hui, il convient, pour le bien général, que le gouvernement ait la meilleure part dans l’héritage des influences du passé, surtout en matière de colonisation. Rien n’est plus difficile que de coloniser ; c’est une création tout entière. Le propre d’une colonie, c’est d’être mineure ; aux États-Unis, où le self-government a été poussé jusqu’à la dernière limite, les colonies continentales, qu’on appelle territoires, sont traitées comme mineures jusqu’à ce qu’elles aient réuni une population de soixante mille ames ; or, à tout mineur un tuteur est indispensable.

Sans doute un gouvernement qui veut coloniser peut rechercher le concours des capitalistes ; mais on se méprendrait si l’on en attendait, relativement à Alger, de grands efforts et de grands résultats. En fait de compagnies, nous ne sommes pas beaucoup plus avancés aujourd’hui que du temps de Louis XIV : peut-être le sommes-nous moins ; je cherche vainement en France quelque chose qui puisse être comparé à nos ci-devant compagnies des Indes.

Je ne veux pas faire le métier de prophète, encore moins celui de prophète de malheur ; d’ailleurs, à la distance où je suis d’Alger, je n’en dois parler qu’avec une extrême réserve. Je suis cependant persuadé qu’avec le système de laisser-faire ou de ne rien faire, adopté par le gouvernement, nous ne sommes pas en chemin d’y implanter une population française. Et pourtant, jusqu’à ce qu’il y ait deux cent mille ou trois cent mille Français, notre domination n’y sera qu’éphémère, à la merci d’un vote inopiné des chambres, ou d’un caprice ministériel, ou d’un bruit de guerre ; et, qui pis est dans ce siècle positif, Alger nous coûtera beaucoup sans nul retour.

Si je ne m’abuse complètement, ce qui se déverse à Alger, avec le système des émigrations individuelles, doit être, sauf un petit nombre d’exceptions, le rebut de nos grandes villes. Il y faudrait la fleur de nos campagnes et de nos ateliers, de jeunes cultivateurs ou de robustes ouvriers, comme ceux qui, le mousquet à la main, font la gloire de nos armées : ceux-là auraient la force et la volonté de s’emparer du sol, comme s’en empare la civilisation, par la culture et le travail. Nos honnêtes campagnards et nos ouvriers intelligens sont sourds à l’appel des compagnies ; ils ont de bonnes raisons pour ne pas croire aux promesses des spéculateurs. Ils ne se déplaceront, pour aller asseoir avec eux la domination française sur le sol de l’Afrique, que lorsqu’un gouvernement éclairé les y appellera non vaguement, mais nominativement, les y conduira et les y installera lui-même.

Tous les ans, deux milliers environ de soldats quittent la régence (car c’est encore la régence !) pour rentrer dans leurs foyers et redevenir ouvriers et paysans. Quelle fortune ne serait-ce pas pour Alger, si l’on pouvait les y retenir, ou s’ils voulaient y retourner, après être venus en France prendre femme ! Avec l’ambition d’arriver à la propriété dont tout homme est possédé aujourd’hui, il ne serait pas impossible de les y résoudre en leur donnant des terres, des outils, des maisonnettes, que l’armée aurait bâties elle-même. Distribués dans de grandes fermes ou dans des villages, autour desquels chacun d’eux aurait son champ, et qu’au besoin protégerait l’inexpugnable blockhaus, ils formeraient un noyau que la population française irait bientôt grossir, et dont l’existence enhardirait les compagnies à tenter enfin des entreprises sérieuses. Si on leur laissait leur fusil et leur uniforme, ils constitueraient une milice aguerrie qui ne craindrait pas les Bédouins, et que les Bédouins redouteraient. Qui pourrait trouver mauvais qu’Alger, conquis par notre armée, en devînt le patrimoine ? Nos soldats ont payé Alger au même prix que les premiers settlers américains ont acheté l’Ouest, c’est-à-dire de leur sang.

  1. L’Amérique, qui a déjà fourni à M. de Tocqueville la matière d’un livre de haute politique couronné d’un légitime succès, va être envisagée sous un jour nouveau, et plus particulièrement sous le point de vue pratique de ses théories, dans un ouvrage qui paraîtra prochainement à la librairie de Charles Gosselin. Les idées neuves et les rapprochemens instructifs abondent dans le livre de M. Michel Chevalier. C’est à ce livre qu’appartiennent les deux lettres suivantes, qui ne font que précéder un travail important écrit spécialement pour la Revue par l’auteur des Lettres sur l’Amérique.

    (N. du D.)

  2. Dans quelques états nouveaux, comme le Kentucky et l’Illinois, il a été passé, aux époques de crises commerciales, des lois qui intervenaient entre le débiteur et le créancier, et qui traitaient fort cavalièrement ce dernier. Elles avaient pour objet d’ajourner le paiement des dettes.
  3. En ce moment le salaire d’un ouvrier maçon est de 9 fr. 35 cent. à Philadelphie et à New-York ; à trois cents jours de travail, ce serait 2,800 fr.
  4. On désigne par ce nom (Pilgrim-Fathers) les puritains exilés qui vinrent s’établir à Boston et dans le pays d’alentour.
  5. Je parle ici principalement du nord-ouest, c’est-à-dire de la portion de l’ouest où l’esclavage n’existe pas.
  6. Dans la Louisiane, à Saint-Domingue et dans les îles, la masse de la population était formée de noirs.