LETTRES
SUR L’ÉGYPTE.

COMMERCE.


L’Égypte semble appelée à être l’entrepôt du commerce entre l’Afrique, l’Asie et l’Europe ; elle est baignée d’un côté par la Méditerranée, de l’autre par un prolongement de l’Océan ; elle est sillonnée intérieurement par des cours d’eau naturels ou artificiels, qui permettent des communications faciles. On dirait que sa mission providentielle est de recevoir et de répartir les produits des trois continens, d’être le théâtre des échanges de la richesse du Midi et de celle du Nord, de relier ainsi la société occidentale à laquelle se rattache l’Amérique, avec la société orientale, indienne et chinoise, qui a pour appendice la Nouvelle-Hollande et l’archipel océanique. Tous les conquérans célèbres, tous les hommes qui ont embrassé d’un coup d’œil d’aigle les intérêts du monde, ont pressenti ces hautes destinées de l’Égypte, et se sont rendus maîtres, au nom de la victoire, de cette terre dont la possession semblait leur attribuer la domination commerciale du globe. Ils y trouvaient le double avantage d’un territoire fertile et d’un centre politique vers lequel ils faisaient converger tout le mouvement de la Méditerranée, pour l’unir à la civilisation indienne et au progrès géographique dont le détroit de Bab-el-Mandeb était alors l’unique issue. Le représentant de la puissance hellénique, Alexandre, fut un de ceux qui travaillèrent le plus activement à cette œuvre, en fondant la ville qui porte son nom, et qui, durant plusieurs siècles, servit d’entrepôt aux marchandises et aux idées de l’Orient et de l’Occident. Les Romains continuèrent le système d’Alexandre, d’abord en construisant une forteresse sur le Mokatan, pour protéger le trajet du Nil à Suez, par le désert ; ensuite, en restaurant, sous Trajan, le canal de jonction du Nil et de la mer Rouge. Dans le moyen-âge, le grand Kaire, fondé par les successeurs du prophète, devint bientôt le rendez-vous général de tous les peuples et de tous les produits des trois continens, et fut appelé par les Arabes la Mère du Monde, nom que les Égyptiens d’aujourd’hui sont encore fiers de lui donner. Onze cents okels, constructions élégantes et vastes, sortes d’hôtels-bazars servant à loger à la fois les négocians et leurs marchandises, attestent encore, malgré leur état de délabrement et d’abandon, la grandeur commerciale de l’Égypte musulmane. Mais, vers la fin du xve siècle, la découverte du cap de Bonne-Espérance, qui déplaça le mouvement du commerce, fut le prélude de la chute rapide de l’islamisme, et sembla paralyser le développement des destinées égyptiennes.

Au début de sa carrière, Bonaparte fut également préoccupé de l’importance de l’Égypte. Après s’être emparé de Toulon et avoir conquis l’Italie, double possession qui semblait devoir protéger ses opérations dans la Méditerranée, il voulut, par la conquête de l’Égypte, investir la France de la suprématie commerciale. Il avait compris que l’Inde ne tarderait pas à devenir l’objet d’une haute jalousie politique entre la Russie et l’Angleterre. Or, l’Égypte était, à ses yeux, la clé géographique du monde indien ; la possession de ce pays le mettait donc en position de donner la loi aux deux puissances rivales, et rentrait ainsi dans les plus larges plans de son ambition. On voit que la question égyptienne avait acquis alors des proportions encore plus colossales qu’au temps des kalifes, de César, d’Alexandre ou de Cambyse.

En faisant de l’Égypte une province de la république française, Bonaparte aspirait à y rétablir l’ancienne ligne commerciale de l’Inde, à épargner ainsi au commerce les frais et les périls d’une navigation plus longue et plus coûteuse ; il était donc dans la véritable voie économique. Si ses projets restèrent sans résultat, il faut chercher la cause de cet insuccès, moins dans le but qu’il voulait atteindre, que dans les obstacles que lui suscitèrent les puissances intéressées à faire échouer ses plans.

Mohammed-Ali a essayé, un moment, de réveiller la question, par son projet de chemin de fer du Kaire à Suez ; mais, outre que ce travail n’est point la solution matérielle du problème, le pacha a senti bien vite qu’il n’avait pas assez d’influence sur les affaires d’Occident pour espérer atteindre à quelque combinaison durable. Certes, par sa situation géographique, par son cosmopolitisme, l’Égypte est très apte à remplir une haute mission commerciale ; elle est redevable de ces dispositions à ses destinées historiques qui ont appelé chez elle tous les conquérans et toutes les civilisations de la terre, et surtout à son éducation musulmane ; mais elle manque des lumières de la science, des ressources de l’industrie, et d’une conception d’ensemble.

Quand on jette un coup d’œil sur l’état actuel du commerce en Égypte, le fait le plus saillant et qui frappe le plus l’attention de l’observateur, c’est que toutes les opérations tendent à passer entre les mains des Européens, qui deviennent peu à peu les directeurs de tout le mouvement commercial. Les Européens ne paient aucune patente, aucune cote personnelle ; ils n’ont point à craindre que le gouvernement porte atteinte à leur propriété ; en un mot, ils sont plus libres, plus favorisés, que les nationaux eux-mêmes. Aussi, beaucoup de Juifs, de Cophtes, et même de Turcs, cherchent à se mettre sous la protection d’un pavillon européen, afin de se trouver dans les mêmes conditions que les négocians qu’on appelle francs. Quelques-uns ne se contentent pas d’être placés dans la catégorie des protégés, et veulent même acquérir une nationalité européenne. Ces nationalités diverses composent un grand corps qui n’a ni nom ni bannière, le corps du commerce, à la tête duquel se trouvent les consuls, représentans et défenseurs des intérêts individuels et collectifs, des franchises et des libertés commerciales. On peut dire que la réunion des consuls gouverne conjointement avec le pacha. Celui-ci est le pouvoir royal et exécutif, ceux-là le pouvoir représentatif, quelquefois même l’opposition. C’est ainsi que se forme en Égypte un monde commercial qui n’est ni anglais, ni français, ni russe, ni autrichien, ni grec, ni italien, ni américain, ni égyptien, mais qui est un composé de tous ces élémens divers. Dans la ville d’Alexandrie, aux jours de solennités, douze ou quinze pavillons nationaux flottent à la même brise, brillent au même soleil ; et, autour de ces pavillons, se groupent quatre ou cinq mille individus de tous les pays de la terre, et même des indigènes, la plupart adonnés au commerce, quelques-uns à la petite industrie. On ne saurait voir un symbole plus frappant de la sociabilité du commerce. C’est cet élément cosmopolite qu’il s’agit de développer en Égypte, sans chercher à y implanter une nationalité particulière, comme ont essayé de le faire Bonaparte et les autres conquérans. Cette association libre de toutes les nationalités sur la terre d’Égypte paraît devoir amener la réalisation de la pensée commerciale, qui, depuis les temps historiques, a préoccupé tant d’illustres génies, et favoriser le rétablissement de la grande ligne du commerce indien.

Il faut reconnaître pourtant que, malgré la présence des Européens en Égypte, les Égyptiens ne sauraient être entièrement exclus du maniement des affaires commerciales ; il convient au contraire de les y appeler de plus en plus, et de les initier aux méthodes d’Occident, en leur laissant ce qu’il y a d’utile et d’original dans leurs principes. Pour la distribution des produits à l’intérieur, et pour le commerce de l’Afrique, les Arabes sont en position d’opérer bien mieux que les Européens. En effet, dans le système musulman, le commerçant voyage presque toujours avec sa marchandise ; c’est l’exemple que le prophète lui-même a donné dans les premiers temps de sa vie. Or, quand il s’agit de traverser d’immenses déserts où l’on ne trouve ni hôtelleries, ni municipalités, comment employer notre système de lettres de voiture ? Mais les Arabes sont généralement fidèles, et l’on peut tirer un grand parti de cette qualité. Privé de postes et de roulage, le commerce musulman n’a pas la régularité et la promptitude du nôtre ; en général, les opérations n’y sont pas multipliées et périodiquement renouvelées ; chaque maison n’a ordinairement qu’une affaire. Les commerçans n’entretiennent pas de correspondance, et ne reçoivent leurs avis que par les voyageurs. C’est pourquoi ils se passent aisément de comptabilité et de cet attirail de bureaucratie, accompagnement obligé de toute entreprise commerciale en Europe. Si, par amour de la régularité, les Européens sont tombés quelquefois dans la minutie, on peut dire que les Arabes ont donné dans l’excès contraire ; tout le commerce chez eux est écrit dans les plis du cerveau, et ils font même de tête tous leurs calculs arithmétiques. Le commerçant arabe a une allure entièrement libre ; il suit sa marchandise dans l’espace, plus encore que dans le temps ; mais aussi il ne peut embrasser un vaste ensemble d’opérations ; il sait mieux exécuter que concevoir ; il est plutôt facteur que négociant.

Le pacha a essayé d’introduire chez les commerçans égyptiens la lettre de change, et la faillite qui en est le corollaire légal. Il a installé au Kaire un tribunal composé de négocians européens et égyptiens, dont la compétence s’étend à tous les litiges entre nationaux et étrangers. Placé sur la limite des deux mondes et des deux droits commerciaux, ce tribunal applique tour à tour l’un et l’autre, inclinant cependant vers le droit européen ; mais, malgré la latitude de ses pouvoirs et l’éclectisme qui lui sert de boussole, la combinaison de ces deux élémens de jurisprudence commerciale n’est pas toujours sans difficultés. Les Égyptiens, qui ne connaissaient ni la lettre de change ni la faillite, éprouvent quelque peine à se plier à cette régularité et à cette précision absolue, qui leur semblent un lit de Procuste, un instrument de persécution et de mort, plutôt qu’un secours dans leurs embarras financiers. Il en résulte même de graves inconvéniens, et c’est sur cette limite des deux mondes que l’on aperçoit combien la lettre de change, et en général nos institutions commerciales, ont encore besoin d’importantes modifications. Comment appliquer le principe de la faillite chez un peuple où le sentiment de l’honneur n’existe pas, et dont la langue, si riche d’ailleurs et si étendue, n’a pas même de mot pour exprimer ce sentiment. Y a-t-il d’ailleurs un commerçant ou marchand en Orient qui tienne un livre-journal ? Aujourd’hui les négocians européens se plaignent que, dans leurs rapports avec les Orientaux, ils éprouvent souvent des faillites dans lesquelles il n’y a pas le plus petit dividende, tandis qu’autrefois ce fléau était entièrement inconnu dans le commerce du Levant. Il est vrai que les créanciers étaient exposés à attendre, mais ils étaient toujours payés intégralement. C’est peut-être en Orient, c’est en face de l’islamisme qui n’admet pas le prêt à intérêt, que la lettre de change, la faillite et la société commerciale recevront les améliorations dont le besoin se fait si vivement sentir en Europe.

Le commerce forme, en Égypte, trois grands dépôts : 1o le dépôt des marchandises venant d’Europe ; 2o le dépôt des denrées orientales ; 3o le dépôt des productions même du pays. Il y a ordinairement deux degrés dans le dépôt : le dépôt du négociant et du marchand, le dépôt du magasin et le dépôt de la boutique, le dépôt en gros et le dépôt en détail.

Le premier degré du dépôt des marchandises venant d’Europe se trouve aux mains des négocians européens, et de quelques négocians levantins qui achètent de ceux-ci pour vendre aux marchands des bazars, ou aux djellabs qui vont trafiquer dans le Sennaar. Le second degré du dépôt, c’est-à-dire le dépôt de détail, est plus spécialement dévolu aux marchands musulmans, cophtes ou juifs, qui ont des boutiques dans les bazars. Le premier et le second degré du dépôt des marchandises d’Orient sont en la possession des négocians et marchands du pays, à l’exception du café d’Yémen, connu sous le nom de café moka, dont le gouvernement a le monopole. Enfin, le dépôt des produits égyptiens appartient au gouvernement pour les grands produits exportés, et le dépôt des petits produits servant à la consommation journalière est, comme partout ailleurs, entre les mains du peuple des halles, sauf toutefois les approvisionnemens de comestibles, dont le gouvernement dispose depuis un temps immémorial.

Le dépôt des marchandises tirées d’Europe se compose de :

1o Zinc, alun, étain, fer-blanc, venant d’Angleterre ;
2o Plomb, alquifoux, venant d’Angleterre et d’Espagne ;
3o Bonnets, cartes à jouer, venant de France et d’Italie ;
4o Céruse, venant de Venise, de Gênes et de Hollande ;
5o Acier, couteaux, clous, limes, venant d’Allemagne ;
6o Rasoirs, laiton, fers, venant de Russie, de Suède et d’Angleterre ;
7o Vitres, minium, venant de Venise ;
8o Tissus de coton, venant d’Angleterre, de France et de Suisse ;
9o Tissus de soie, venant de Toscane, d’Allemagne et de France ;
10o Bois de construction, venant de Trieste et de Turquie ;
11o Cochenille, campêche, poivre, girofle, venant des dépôts de Marseille, Livourne et Trieste ;
12o Souffre, venant de Sicile ;
13o Draps, sucre raffiné, poterie, meubles, petite quincaillerie, objets de pacotille, venant de France et d’Allemagne ;
14o Vins et liqueurs, venant de France, de Trieste et de l’Archipel ;
15o Huile, fruits frais et secs, venant de Malte, de Grèce et de Turquie ;
16o Charbon de terre, venant de France et d’Angleterre.

Voici, pour les principaux articles, les valeurs entrées dans le dépôt pendant l’année 1836 :

          Francs.           Francs.
Tissus de
coton 
16,263,000
25,844,000
laine.
Bonnets 
1,810,000
7,258,000
Draps 
3,528,000
Autres 
1,920,000
soie 
2,323,000
Bois de construction 
9,242,000
Fer en barres et fil de fer 
3,822,000
Quincaillerie et coutellerie 
2,553,000
Papier 
1,166,000
Fruits frais et secs 
1,165,000

Vins et liqueurs 
712,000
Drogues et épices 
1,486,000
Charbon de terre et de bois 
1,344,000
Sucre 
666,000
Verreries et glaces 
643,000
Armes 
258,000
Cochenille 
1,112,000
Huile 
769,000
50,782,000

Dans son état normal, ce dépôt s’élève à la valeur de 7 à 8 millions de francs. Comme tous les dépôts commerciaux actuels, il a ses variations ; car, en Égypte pas plus qu’ailleurs, le grand problème de la balance progressive de la production et de la consommation n’a été résolu. Ces variations portent, soit sur la quantité, soit sur le manque de certains objets ; et, bien que les négocians européens ne forment qu’un seul noyau à Alexandrie, bien qu’ils se tiennent constamment à l’affût de toutes les chances de bénéfice, la concurrence mal entendue, les distances, l’irrégularité des traversées et de la manufacture européenne, empêchent assez souvent le dépôt d’être complet, ou y produisent un engorgement anormal. C’est ce qui fait que le marché égyptien est très inconstant, que les bénéfices y sont quelquefois très grands, et d’autres fois nuls ; c’est ce qui amène fréquemment des faillites chez les petits négocians européens et levantins. Une administration unitaire, qui régulariserait le dépôt, est-elle possible ? Les Français avaient cherché à l’établir, lorsqu’ils étaient maîtres de l’Égypte ; ils avaient nommé deux négocians pour administrer le commerce. Mohammed-Ali désirerait bien monopoliser tous les articles du dépôt ; il l’a déjà fait pour les vins, en établissant une apalte ; de même qu’il est le seul propriétaire de l’Égypte, il voudrait en être le seul négociant : mais il est retenu par la crainte d’effrayer les commerçans européens, imbus des idées de liberté industrielle et de concurrence ; il sent que l’Égypte ne peut se passer d’eux, surtout pour le commerce d’importation. D’ailleurs, le monopole du gouvernement égyptien, tel qu’il le pratique du moins pour les vins, aurait un caractère purement fiscal, et ne serait point une amélioration commerciale. L’établissement des paquebots à vapeur a rendu plus facile la régularisation du dépôt. Aujourd’hui, les demandes peuvent être dirigées sur le marché européen au fur et à mesure des besoins. Le négociant peut même se borner au rôle de commissionnaire des marchands, colporteurs ou consommateurs du pays, qui paient la marchandise au moment où elle leur est consignée. Ce système simplifie les opérations ; il est déjà pratiqué par plusieurs maisons qui en reconnaissent chaque jour la convenance.

Les articles de ce dépôt ne se consomment pas tous en Égypte ; ils y subissent un travail de division, et sont réexportés en Syrie, dans l’Hedjaz et sur les côtes de la mer Rouge. Cette réexportation est d’environ un tiers des quantités importées. Il y a plusieurs foires, entre autres celle de Tantah, où l’on vient de tous les pays pour acheter les articles de ce dépôt. Les djellabs les transportent aussi dans le Sennaar et le Darfour, où ils les échangent contre des esclaves, de la poudre d’or, des plumes d’autruche, des kourbachs. Les envois en Syrie et dans l’Hedjaz sont faits ordinairement par des négocians cophtes ou arabes.

Le dépôt des denrées orientales était très considérable, soit pour la quantité, soit pour la variété des articles, alors que tout le commerce de l’Inde passait par l’Égypte. Il est aujourd’hui bien réduit, surtout pour la quantité. Il se compose de :

1o Myrrhe, encens, benjoin, baume de la Mekke, gomme djedda, copale, adragante, turrique, iambo, venant de l’Arabie ;

2o Assa-fœtida, cardamome, curcuma, coques, cassia-lignea, venant de l’Yemen ;

3o Galanga, zédoaire, turbith, gingembre, cannelle, noix muscades, noix vomiques, venant de l’Inde ;

4o Écailles de tortue, nacre, venant de la mer Rouge ;

5o Musc, venant de l’Inde et de l’Abyssinie ;

6o Schals, tapis, étoffes soie et or, venant de l’Inde et de l’Hedjaz ;

7o Plumes d’autruche, poudre d’or, tamarin, coloquintes, cire, kourbachs, natron de montagne, grandes outres, racine de chichen, venant de l’intérieur de l’Afrique.

Toutes les marchandises venant de l’Inde entrent aujourd’hui dans ce dépôt pour des quantités fort minimes. Quant aux produits de l’Arabie et de l’intérieur de l’Afrique, leur chiffre est à peu près ce qu’il était autrefois. Quelques articles de ce dépôt s’exportent pour Constantinople, la Grèce et la côte d’Afrique, conjointement avec les produits égyptiens. Constantinople envoie, en échange, des tissus brodés, des babouchs, des objets de luxe pour les femmes ; la Grèce, ses huiles et ses fruits ; la côte d’Afrique, ses tarbouchs et ses couvertures de laine.

Il est difficile de connaître, dans tous ses détails, la valeur précise du mouvement annuel de ce dépôt. On peut l’estimer d’une manière générale par le revenu des douanes de la mer Rouge et de la Haute-Égypte.

Douane de
Suez 
2,500,000 piastres.
    
Kosséir 
1,500,000
    
Déraoui 
150,000
    
Siouth 
35,000
4,185,000 piastres.

Les droits perçus dans ces différentes localités ne sont pas fixes ; mais, en estimant à 10 pour 100 le revenu total de la douane, on aura une approximation assez exacte. La valeur des marchandises serait donc de 41,850,000 piastres, ou 11,000,000 de francs environ. On peut prendre les deux tiers de cette somme pour les importations, la balance s’établissant ordinairement avec des talaris. Le mouvement annuel du dépôt serait donc de 3 à 4,000,000 de francs ; sa valeur constante n’est guère que de 1 à 2,000,000 ; il est d’ailleurs extrêmement irrégulier et variable : c’est un champ où quelques découvertes fructueuses remplacent les récoltes régulières. Lorsque le commerce de l’Inde avec l’Europe suivra de nouveau sa ligne naturelle de Suez, le dépôt des denrées orientales en Égypte reprendra une partie de l’importance qu’il a eue dans l’antiquité et dans le moyen-âge.

Si l’on considère combien il est dispendieux et irrationnel que tous les produits de l’Asie aillent remonter dans les ports du nord de l’Europe, en faisant le circuit du cap de Bonne-Espérance, pour descendre ensuite et se répartir jusque sur le littoral méditerranéen, on ne pourra s’empêcher de reconnaître que, depuis trois siècles, le commerce a suivi, comme on dit, le chemin de l’école, et que le temps de reprendre sa voie la plus courte et la plus économique est enfin venu ; car l’Orient, qui repoussait la civilisation européenne parce qu’elle s’était montrée hostile et conquérante pendant les croisades, l’appelle aujourd’hui parce qu’elle est industrielle et pacifique. Cette tendance, qui existe déjà dans les esprits, passera bientôt dans la pratique ; les grands travaux pour le rétablissement de la ligne de Suez seront faits par les nations européennes associées. L’Angleterre en reconnaîtra la nécessité, et y apportera sa coopération puissante ; et cette grande restauration commerciale, en achevant la résurrection de l’Égypte commencée par Mohammed-Ali, pourra devenir la solution matérielle de la question d’Orient, et le gage de la paix du monde.

Le dépôt des denrées égyptiennes se compose des produits de la Basse, de la Moyenne et de la Haute-Égypte, et de quelques articles de l’Yemen, du Sennaar et du Kordofan. Ce sont :

1o Les cotons en laine, céréales, riz, safranum, indigo, opium, tabac, soies, légumes secs, graines de lin, lin, dattes, sucre, etc., produits agricoles de l’Égypte ;

2o Les tissus de lin, de coton, cuirs et peaux, sel nitre, ammoniaque, nattes, etc., produits manufacturés de l’Égypte ;

3o La gomme, les dents d’éléphant, du Sennaar et du Kordofan ;

4o Le café d’Yemen.

Le chiffre annuel des différens produits qui entrent dans ce dépôt est variable, surtout pour les produits agricoles. Les céréales et légumes secs, blés, fèves, lentilles, orge, maïs, s’élèvent ordinairement à 3 millions d’ardebs ; le riz de Damiette donne 80 mille ardebs, et celui de Rosette 60 mille ; le sucre, 32 mille quintaux ; le coton, 300 mille quintaux ; le safranum, 3,500 quintaux ; l’indigo, 175,000 mille okes ; la soie, 65,000 okes ; l’opium, 15,000 okes ; le tabac, 100,000 quintaux ; le lin, 50,000 quintaux ; la graine de lin, 60,000 ardebs. Les principaux produits manufacturés sont 25,000 pièces d’indienne, 12,000 mouchoirs imprimés, 2,000,000 pièces de toile de coton, 3,000,000 pièces de toile de lin, 15,000 pièces d’étoffes de coton, soie et or ; 4,800 pièces de drap grossier pour les troupes, 100,000 cuirs de vache, chèvre, brebis ; 160,000 quintaux de nitre. Enfin, les trois produits exotiques que nous avons compris dans ce dépôt, parce qu’ils dépendent du monopole égyptien, sont : les dents d’éléphant, dont le chiffre annuel ne dépasse pas 300 à 350 quintaux ; la gomme, dont il arrive, année commune, 5 à 6,000 quintaux ; et le café d’Yemen, s’élevant environ à 70,000 quintaux. Un tiers du dépôt est destiné à la consommation locale, les deux autres tiers sont exportés. Voici le chiffre de cette exportation dans l’année 1836 :

Cotons 
24,289,000 francs.
Riz 
3,749,000
Gommes 
3,112,000
Tissus de lin 
1,641,000
Céréales 
1,625,000
Indigo 
1,591,000
Soude 
1,298,000
Dattes 
1,259,000
Légumes secs 
900,000
Opium 
884,000
Henneh 
652,000
Nattes 
562,000
Peaux 
374,000
Café 
126,000
42,062,000 francs.

Ce dépôt a cela de particulier qu’il est tout entier entre les mains du gouvernement, qui, étant unique propriétaire de la terre et des fabriques, est par cela même unique propriétaire et vendeur de leurs produits. Il semble, au premier aperçu, que le gouvernement égyptien soit commerçant, car il reçoit les produits des mains des fellahs, moyennant une somme d’argent ; mais on ne peut, en effet, qualifier cet acte de vente, puisqu’il n’y a pas débat et préférence, que le fellah est obligé de livrer les produits, que le prix en est fixé par le gouvernement, et que ce prix est payé en grande partie avec l’impôt foncier dû par le fellah. Le surplus n’est donc vraiment que le prix du travail de la terre, le salaire du cultivateur ; d’où l’on voit qu’à l’inverse de l’Europe, c’est ici le propriétaire qui paie le fermier et lui fait sa part. Le gouvernement agit donc entièrement en propriétaire, quant à la perception des produits ; il ne vend pas ce qu’il a acheté, mais ce qu’il a récolté ; il ne fait point acte de commerce dans le sens de la loi française.

Les produits égyptiens subissent une première division par la vente aux négocians européens, juifs et levantins. Ceux-ci les subdivisent encore et les dirigent sur les divers points de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie. Il n’est donc pas rare de trouver, en Égypte même, des produits égyptiens en secondes mains ; il y a même quelquefois avantage à les acheter alors, surtout quand ils ont éprouvé une baisse depuis la vente générale. Autrefois le gouvernement vendait partiellement et isolément, et la faveur ne manquait pas d’avoir quelque influence dans ces opérations. Il arrivait aussi que le gouvernement délivrait des firmans pour des quantités supérieures à la récolte, et qu’il était obligé de les solder avec la récolte à venir. Mais, depuis que le nombre des négocians européens s’est multiplié en Égypte, Mohammed-Ali a adopté le système des ventes publiques, soit à prix fixe, soit aux enchères. Ce dernier mode, employé d’abord pour les cotons, a été appliqué aux indigos, aux gommes et aux riz, et s’étend de jour en jour à tous les articles du dépôt. Il permet à tous les négocians d’acheter, quelque modiques que soient leurs capitaux. Il offre aussi l’avantage de la publicité, qui écarte tout soupçon de faveur, et qui habitue le commerçant à opérer au grand jour et à se dépouiller de tous ces préjugés de mystères et d’arcanes que l’on regardait autrefois comme la condition suprême du succès et de la fortune. Le négociant doit aujourd’hui se familiariser avec les découvertes de l’économie politique ; il doit songer à la fortune publique sans cesser de songer à sa fortune particulière. C’est à la science qu’il appartient désormais d’éclairer l’industrie et de la guider dans une route plus large et plus productive. La publicité donnée par la presse à tous les faits industriels, la vulgarisation des saines notions de statistique et d’économie politique, la généralisation des opérations commerciales par les ventes publiques et les enchères, l’installation des bourses, chambres, conseils de commerce, et l’extension de leurs pouvoirs ; les ressources du système administratif actuellement existant, appliquées aux travaux industriels : tels sont les principaux moyens par lesquels la science conduira l’industrie vers cet avenir qu’elle cherche à travers des luttes pénibles.

Le dépôt des produits égyptiens est naturellement transitoire, les denrées sont vendues au fur et à mesure qu’elles sont récoltées ; on ne garde dans les schounas que les céréales, pour les besoins du pays et de l’armée. La valeur du dépôt ne peut donc jamais être bien considérable ; elle ne s’élève pas, terme moyen, au-delà de 8 à 9 millions de francs. Pourtant il arrive quelquefois que certains produits séjournent dans les magasins du gouvernement ; on y a vu jusqu’à 2,500 caisses d’indigo, que personne ne voulait acheter à cause de leur impureté ; récemment une grande quantité de cotons s’y est accumulée d’une manière anormale par l’effet de circonstances extérieures.

Les plantations de cotonniers sur divers points du globe, et le chiffre toujours croissant de la récolte en Amérique, devaient rompre l’équilibre entre la production et la consommation. L’encombrement sur le marché général, et l’abaissement des prix, plus funeste encore aux filateurs qu’aux planteurs, produisirent une crise dans l’industrie cotonnière. Cette crise fit sentir son contre-coup en Égypte. Dans les années 1836 et 1837, plus de la moitié des maisons européennes d’Alexandrie se trouvèrent en état de faillite. Chose singulière, ces désastres doivent être attribués en partie au système des enchères. En effet, depuis l’établissement de ce système, les maisons secondaires, se contentant de bénéfices plus modiques, ne craignaient pas de pousser les lots ; par l’effet de la concurrence, elles avaient fait monter les cotons à des prix excessifs, qui donnaient à peine le pair avec les prix d’Europe. Plus difficiles sur le taux du gain, les premières maisons n’achetaient plus et préféraient escompter les traites des maisons secondaires. Cette opération présentait un bénéfice plus élevé et plus certain : les premières maisons s’étaient ainsi réduites au rôle de banquiers. Trois établissemens de banque, fondés à Alexandrie, s’alimentaient de ces opérations, de quelques escomptes sur place et de quelques changes de monnaies. Mais, lorsque la crise européenne arriva, les faillites des maisons secondaires d’Alexandrie compromirent les grandes maisons qui leur avaient engagé leurs capitaux. Ainsi le système des enchères, très avantageux pour le gouvernement et très équitable en lui-même, comme nous l’avons montré plus haut, devait être funeste au commerce : c’était la conséquence inévitable de la concurrence, plus âpre encore sous le soleil d’Égypte, et entre des hommes qui se sont expatriés pour faire fortune, qu’elle ne peut l’être dans nos villes d’Europe. Les grandes maisons avaient pressenti ce résultat ; elles se plaignaient du système des enchères, qui ne semblait introduit qu’en faveur du petit commerce. Elles avaient cru échapper à la crise en s’abstenant d’acheter ; mais, séduites par l’appât d’un change avantageux, elles ont appris à leurs dépens l’intime solidarité qui unit tous les élémens du monde commercial. Il est vrai que, sans le contrecoup de la crise d’Occident, il y aurait eu moins de faillites, et, par conséquent, les grandes maisons eussent été moins compromises ; mais, même en supposant que les cotons n’eussent pas éprouvé une forte baisse sur le marché européen, les maisons secondaires, achetant en Égypte à des prix qui ne leur laissaient aucun bénéfice, auraient fini par succomber. Les grandes maisons pensaient qu’elles disparaîtraient ainsi peu à peu, sans causer de trop grands désastres. Au milieu de ces ruines successives, elles espéraient pouvoir sauver leurs capitaux engagés par l’escompte, et tirer, comme on dit, leur épingle du jeu. Apvès la chute de toutes les maisons secondaires, les grandes maisons comptaient pouvoir faire la loi au gouvernement dans les enchères ; mais la crise européenne est venue déranger tous ces calculs.

Malgré la cessation de la petite concurrence, les marchandises du dépôt égyptien n’ont pu trouver d’enchérisseurs chez les grands négocians ; toutes les schounas ont été encombrées de cotons, d’indigos et d’autres produits. Le gouvernement essayait quelques enchères, mais personne ne se présentait pour enchérir ; il faisait quelques ventes tractatives, mais à des prix extrêmement bas. Malgré l’encombrement de ses magasins, malgré l’espérance d’une abondante récolte et les besoins d’argent, le gouvernement n’osait plus annoncer des enchères de cotons, et disait qu’il fallait attendre. Frappé de ces circonstances critiques, nous proposâmes au ministre du commerce de transporter les enchères en Europe, par le moyen de firmans. Le ministre accueillit avec bienveillance notre proposition, en comprit toute la portée, et nous demanda un rapport détaillé.

Dans ce travail, nous démontrions que les bénéfices provenant, 1o du plus bas prix du capital employé à l’opération du transport des cotons, et de la moindre durée de temps de son emploi ; 2o de la diminution du nolis, par la facilité qu’auraient les navires de charger immédiatement ; 3o de la suppression du profit que doit faire le négociant en Égypte, soit comme commissionnaire, soit comme spéculateur ; que tous ces bénéfices, dégrevant la marchandise, passeraient, par l’effet de la concurrence, en partie aux mains du gouvernement égyptien, en partie aux mains du fabricant, qui pourrait acheter directement du propriétaire-producteur, et par conséquent obtenir le coton à meilleur marché. Nous faisions remarquer en même temps que ce système offrirait un grand avantage au spéculateur et au négociant, qui opéreraient avec plus de sécurité, puisque, s’ils le jugeaient convenable, ils pourraient revendre le lendemain ce qu’ils auraient acheté la veille. La schouna d’Alexandrie serait comme un dock, dont les billets circuleraient dans tout le monde commercial. « Par ce système, disions-nous, les cotons d’Égypte acquerront un grand avantage sur les cotons des États-Unis. L’Amérique ne peut pas adopter une pareille combinaison, parce que la propriété du sol et des produits y est morcelée, et que par conséquent les planteurs américains se feraient concurrence entre eux. »

Quant au mode d’exécution du projet, nous pensâmes qu’il était indispensable d’émettre un double firman pour la même marchandise, le firman de livraison et le firman de circulation. Nous remîmes au ministre le modèle de ces deux titres, et nous en indiquâmes l’usage. Après leur vente aux enchères publiques et leur consignation à l’acheteur, celui-ci, ou son cessionnaire, pourrait remettre le firman de livraison à un capitaine de navire. Le négociant ou fabricant, séparant les deux titres, indiquerait au dos du firman de livraison, par sa déclaration signée, le capitaine auquel il l’a cédé, la date et le lieu de la cession, et le port où doit rentrer le navire, Ce capitaine ne pourrait le céder à un autre, et devrait lui-même se présenter au directeur de la schouna d’Alexandrie. Le gouvernement égyptien, sur la remise du firman de livraison, consignerait la marchandise désignée, et remettrait en même temps au capitaine la souche du firman de circulation, afin que le capitaine pût s’assurer de sa sincérité, lorsqu’il lui serait présenté par le porteur au lieu de débarquement. Et d’ailleurs, lors de la séparation des deux titres, le capitaine aurait signé la déclaration contenue dans le firman de circulation, ce qui constituerait son obligation envers le porteur de ce firman. Quant au firman de circulation, il devait être transmissible par la voie de l’endossement, et passer de mains en mains jusqu’à ce que le porteur, instruit de l’arrivée du capitaine auquel avait été remis le firman de livraison correspondant, se présentât pour retirer la marchandise. Les spéculateurs devaient opérer principalement sur les firmans de circulation.

Nous proposâmes d’établir les enchères sur la place de Marseille, d’y employer le ministère d’un courtier de commerce, et de faire verser les paiemens par les acheteurs à la banque de cette ville, qui ouvrirait un compte-courant avec le gouvernement égyptien, et qui, selon les ordres qu’elle recevrait du ministre du commerce ou du délégué de ce gouvernement, ferait des envois, par les bateaux à vapeur français, de groupes et lingots, ou effectuerait des paiemens, pour le compte du pacha, aux négocians d’Europe.

« Les circonstances, disions-nous en terminant, ne sauraient être plus favorables : le bas prix des enchères à Alexandrie ; le séjour prolongé que sont obligés de faire les navires qui viennent charger les cotons ; la baisse de l’intérêt de l’argent sur la place de Marseille ; la prochaine installation des bateaux à vapeur français, qui, en douze jours, pourront apporter au gouvernement égyptien les fonds provenant des enchères ; enfin le désir que nous a témoigné le ministre d’essayer l’effet de la concurrence entre les enchères de Marseille et celles d’Alexandrie, et déjuger ainsi de la supériorité des unes ou des autres ; tout doit engager à tenter immédiatement un essai. »

L’opinion que nous avons émise sur les lieux, nous paraît encore plus vraie à distance. Ce projet est dans la ligne du progrès égyptien ; il est la conséquence économique de l’unité agricole, et se réalisera tôt ou tard si cette unité elle-même n’est pas brisée. On a dit qu’il rendait inutile la présence des commerçans européens en Égypte, et qu’il tendait ainsi à relâcher les liens qui unissent l’Occident à l’Orient. D’abord, il est certain que les commerçans européens n’apportent point de capitaux en Égypte, et que les fortunes qu’ils possèdent ont été amassées dans le pays. Leur richesse consiste en navires et en produits égyptiens exportés : leur retraite n’appauvrirait donc point l’Égypte. Ensuite, ceux qui importent et répartissent les produits européens, et qui ont en Égypte quelques capitaux, resteraient. En supposant que quelques grandes maisons quittent Alexandrie, il y aurait toujours un assez grand nombre d’Européens (les petits marchands, les industriels, les employés du gouvernement), pour que le lien noué par Mohammed-Ali entre la civilisation occidentale et la civilisation égyptienne ne fut ni détruit, ni même relâché.

Dans le principe, Mohammed-Ali a accordé de grands avantages aux négocians pour les attirer et les engager à se fixer en Égypte. C’est surtout à cette époque que les grandes fortunes commerciales ont été faites, soit par les fournitures aux arsenaux de terre ou de mer, soit par la cession directe des produits égyptiens. Que Mohammed-Ali accorde aujourd’hui les mêmes faveurs à l’industrie, et l’on verra une foule d’artisans accourir en Égypte et s’y établir pour exploiter des industries locales, et exercer un grand nombre de métiers dans lesquels les Égyptiens sont moins habiles que les Européens. Ainsi, pour un négociant que Mohammed-Ali perdra, il gagnera dix industriels. Les négocians capitalisent en Égypte, en employant le travail des prolétaires arabes ; puis, ils envoient leurs capitaux en Europe, et ne laissent rien en échange dans le pays. Le gain qu’ils ont fait n’est que la récompense d’une opération intellectuelle, récompense qui est presque toujours en disproportion avec le travail, et qui atteint même quelquefois à une exagération peu morale, puisqu’elle est due plutôt à des circonstances fortuites qu’au talent et au génie. Les industriels au contraire, en supposant qu’ils voulussent quitter l’Égypte après avoir fait leur fortune, y laisseraient en contre-valeur les produits de leur industrie. Ces produits matériels et susceptibles d’être consommés seraient bien plus utiles que des spéculations commerciales, qui ne sont bien souvent qu’un jeu ou une exploitation de banque. D’ailleurs, la tendance actuelle de Mohammed-Ali n’est-elle pas de diminuer sans cesse les profits du commerce ? Les enchères, les adjudications de fournitures, n’ont-elles pas eu pour effet de réduire les grandes maisons à la banque et à l’escompte ? D’un autre côté, Mohammed-Ali, tout en désirant conserver la haute main sur la grande industrie, n’a-t-il pas associé ou offert d’associer plusieurs Européens aux bénéfices des fabriques ? Il fournit le capital et les bras, et donne au talent la moitié des profits. Cette combinaison paraît avantageuse ; pourtant plusieurs Européens l’ont refusée, parce qu’ils ne se sentaient pas entièrement libres.

Il est donc dans l’intérêt de l’Égypte que l’industrie européenne remplace de plus en plus le commerce des produits indigènes, qui peut être fait plus économiquement par l’administration. Cette prépondérance industrielle ne fera qu’augmenter le nombre des Européens. Aussi sommes-nous plus que jamais convaincu que le projet des enchères de firmans, considéré même sous un point de vue politique plus général, est loin de contrarier les tendances progressives de l’Égypte.

Ce projet fonde le crédit du gouvernement égyptien en Europe, et ce crédit lui serait facilement acquis par l’observation rigoureuse de ces deux conditions : 1o n’émettre de firmans que sur des marchandises existantes ; 2o fournir des qualités conformes aux énonciations des firmans. L’intérêt du gouvernement égyptien, bien entendu, devrait naturellement lui faire remplir ces deux conditions, et lui imposer la plus scrupuleuse bonne foi ; car ce n’est point ici une opération isolée, mais une série de ventes annuellement renouvelées, et dans lesquelles par conséquent on ne saurait espérer de tromper long-temps les acheteurs.

La réalisation de ce projet activerait le mouvement maritime, par la certitude qu’auraient les navires d’un chargement immédiat ; et, si le gouvernement employait les bénéfices de cette réalisation à améliorer l’agriculture et à encourager l’industrie (ce qui est bien plus rationnel que de laisser capitaliser ces bénéfices par les commerçans européens), il en résulterait une augmentation de production qui rejaillirait à son tour sur le mouvement maritime et commercial : le port d’Alexandrie pourrait alors rivaliser avec celui de Constantinople.

Voici l’état comparatif de la navigation de ces deux ports pendant l’année 1836 :

CONSTANTINOPLE. ALEXANDRIE.
                               ENTRÉE. SORTIE.                                ENTRÉE. SORTIE.
Navires. Tonneaux. Navires. Tonneaux. Navires. Tonneaux. Navires. Tonneaux.
Autriche 
579 98,430 541 91,970
Turquie 
965 99,413 954 100,639
Angleterre 
476 83,371 458 79,318
Autriche 
88 21,265 44 10,673
Russie 
584 82,544 557 78,537
France 
51 11,287 47 8,574
Sardaigne 
473 75,689 457 73,120
Angleterre 
25 4,055 12 2,077
Grèce 
584 43,809 532 39,867
Malte 
21 4,699 19 3,208
Îles Ioniennes 
223 26,974 201 24,321
Toscane 
23 4,667 20 3,831
France 
16 3,522 14 3,155
Grèce 
41 3,623 42 3,100
Toscane 
17 2,721 15 2,437
Îles Ioniennes 
2 268 2 488
Hollande 
12 2,352 9 1,791
Autres contrées 
19 3,871 7 1,414
Naples 
13 2,143 12 1,991
Valachie 
13 1,861 10 1,587
Prusse 
6 1,177 6 1,177
Autres contrées 
26 5,502 19 4,190
Totaux 
3,022 430,095 2,831 102,461
Totaux 
1,235 153,148 1,147 134,004

Dans les relations commerciales avec l’empire de Mahmoud et avec celui de Mohammed-Ali, l’Autriche occupe le premier rang parmi les nations européennes. L’Angleterre et la Sardaigne ont plus de relations avec l’empire de Mahmoud qu’avec celui de Mohammed-Ali. À l’inverse, la France et la Toscane font plus d’affaires avec l’empire de Mohammed-Ali qu’avec celui de Mahmoud. La Russie a une prépondérance marquée à Constantinople, et elle atteint presque le chiffre des relations de l’Angleterre avec cette capitale. Dans le commerce avec Constantinople, la France n’est qu’au septième rang. Ses importations et exportations, pour l’année 1836, ont été seulement de :

IMPORTATIONS.
Sucre raffiné 
300,000  fr.
Café 
259,900
Tissus de
laine.
Draps 
157,500  fr.
185,700
 fr.
254,000
Bonnets 
27,000
Châles 
1,200
soie 
65,000
coton 
1,500
autres 
2,200
Quincailleries 
55,000
Peaux tannées 
50,000
Meubles 
33,000
952,300  fr.
EXPORTATIONS.
Soie 
2,016,000
Matières et espèces
d’or 
671,000
1,138,800
d’argent 
467,800
Cuivre en pains 
723,500
Laine en suint et pelade 
391,600
Cire jaune 
69,500
Noix de galles 
68,300
Coton 
37,000
4,444,700  fr.

Tandis que les importations et exportations du commerce français avec l’Égypte se sont élevées à :

IMPORTATIONS.
Tissus de
laine.
Draps 
2,277,000  fr.
2,385,000
 fr.
2,746,000
Bonnets 
22,000
Autres 
86,000
coton 
37,000
soie 
324,000
Sucre 
564,000
Vins et liqueurs 
208,000
Plomb 
147,000
Cochenille 
310,000
Drogueries 
313,000
Quincaillerie et coutellerie 
308,000
Armes 
210,000
Cuivre 
184,000
Charbon de terre 
746,000
5,736,000  fr.
EXPORTATIONS.
Coton en laine 
9,761,000  fr.
Indigo 
494,000
Gomme 
475,000
Nacre de perles 
74,000
10,804,000  fr.


La différence entre les importations et les exportations est un peu plus forte pour Constantinople que pour l’Égypte. Cette différence est soldée avec du numéraire ou avec du papier sur l’Angleterre, qui importe plus qu’elle n’exporte.

Le commerce intérieur de l’Égypte s’opère par le Nil et les canaux. Les bateaux qui remontent le fleuve sont chargés de marchandises d’Europe ; ceux qui le descendent, transportent des produits d’Égypte. On compte 3,500 barques ou kanges de différentes grandeurs, servant à la navigation du Nil ; 350 à Damiette et Rosette, faisant le cabotage de la côte d’Égypte et de Syrie ; 200 kayasses ou grosses barques rondes dans le port de Suez, et 250 dans celui de Kosséir, naviguant sur le littoral de la mer Rouge.

La navigation, dite de caravane, du port d’Alexandrie, c’est-à-dire ses relations maritimes avec l’Albanie, l’archipel grec, la Barbarie, l’archipel turc et l’Asie mineure, a occupé, en 1836, 2,033 navires jaugeant 210,176 tonneaux.

Le commerce général d’Alexandrie[1] a présenté, pour la même année, les résultats suivans :

PROVENANCES
et
DESTINATIONS.
IMPORTATIONS. EXPORTATIONS. COMMERCE
TOTAL.
         Francs.          Francs.          Francs.
Autriche 
13,858,000 14,532,000 28,390,000
Turquie 
12,661,000 12,150,000 24,811,000
Angleterre 
15,158,000 5,404,000 20,562,000
France 
5,736,000 10,800,000 16,536,000
Toscane 
10,257,000 3,130,000 13,387,000
Syrie 
2,799,000 6,220,000 9,019,000
Barbarie 
4,434,000 1,514,000 5,948,000
Grèce 
1,359,000 824,000 2,183,000
Belgique et Hollande 
326,000 301,000 627,000
Autres contrées 
146,000 149,000 295,000
Suède 
117,000 » 117,000
66,851,000 55,024,000 121,875,000

On voit, d’après ce tableau, que l’Autriche est la puissance européenne qui entretient les relations commerciales les plus étendues avec l’Égypte, puisqu’elles s’élèvent presque au quart du commerce total. La Turquie figure aussi pour un chiffre assez important, et elle serait au premier rang, si on y comprenait le chiffre de la Syrie. L’Angleterre et la France ne viennent qu’en troisième et quatrième ligne. La France exporte le double de ce qu’elle importe ; à l’inverse, l’Angleterre importe trois fois plus qu’elle n’exporte. Proportionnellement à la population, c’est la Toscane qui fait le plus grand commerce avec l’Égypte, et qui devrait être placée en tête du tableau. Si l’on prenait l’intérêt commercial pour mesure de l’influence politique, il faudrait conclure que l’Autriche est la puissance qui doit exercer la plus grande prépondérance en Égypte. Mais, malgré leur infériorité commerciale, on n’ignore pas que c’est la France et l’Angleterre qui ont le plus d’influence sur les destinées générales de l’Égypte : la France, par les souvenirs glorieux qu’elle y a laissés, l’Angleterre, par son active vigilance sur tout ce qui se rattache à la question du passage dans l’Inde.

Si nous nous plaçons maintenant à un point de vue d’ensemble, nous arrivons à ce résultat général, savoir : que les deux faces du commerce égyptien, considéré dans un double rapport avec la Méditerranée et avec l’Océan, sont aujourd’hui statistiquement réprésentées par les chiffres suivans :

1o Commerce général de la Méditerranée, 121,875,000  fr.
2o Commerce du midi et de la mer Rouge, 11,000,000

Le rapprochement de ces deux chiffres montre assez que l’une des faces du commerce de l’Égypte est presque entièrement annihilée. Au lieu d’être le lien commercial de l’Europe et de l’Asie, l’Égypte se borne à échanger ses produits contre ceux de l’Europe et de l’Amérique. L’Égypte ne se rattache plus au mouvement commercial de l’Inde ; elle gravite presque exclusivement dans la sphère de l’Occident. Aussi elle ne vit qu’à moitié ; car la circulation ne s’opère chez elle que d’un côté. L’Égypte ne parviendra à sa plénitude de vie, à son état normal de santé et de richesse, que lorsqu’elle deviendra la route du grand commerce de l’Europe et de l’Inde, soit que les échanges s’opèrent dans son sein, soit que les produits n’y fassent que passer. On ne saurait évaluer à moins de huit à neuf cents millions de francs le commerce annuel de l’Europe et de l’Amérique avec les pays situés au-delà du cap de Bonne-Espérance. Il est évident que le passage permanent d’une si grande quantité de marchandises, de quelque manière qu’on le conçoive, laisserait en Égypte des traces fécondes. Ce rétablissement de la ligne commerciale de l’Inde est dans les vœux et les besoins de toutes les nations occidentales ; on peut dire qu’il n’est retardé que par un reste de méfiance peu fondée, et parce que les principales puissances européennes ne cherchent pas à s’entendre sur cette importante question. L’Égypte souffre de ce défaut d’accord, et elle serait bien loin d’élever des difficultés locales. Quand il s’est agi d’établir une ligne pour les lettres et les passagers, au moyen des paquebots de la Méditerranée et de la mer Rouge, le gouvernement égyptien n’a fait aucune opposition. Il n’en a fait aucune quand M. Waghorn a voulu organiser un service régulier de voitures entre le Kaire et Suez. Ainsi les difficultés ne viendront pas de l’Égypte, pourvu toutefois qu’on ne prétende point lui imposer une sorte de suzeraineté européenne, et l’absorber ainsi complètement. Nous résumerons cette lettre en trois points principaux : 1o le commerce d’importation et de distribution des produits d’Occident ; 2o les relations avec l’Europe et le bassin de la Méditerranée, pour l’exportation des denrées égyptiennes ; 3o les relations générales avec l’Orient, et la question du transit des marchandises de l’Inde. Dans ces trois ordres de faits, on peut formuler ainsi les améliorations désirables :

1o Il convient de maintenir le commerce des produits de l’Occident en Égypte aux mains des négocians européens, car c’est le principe de la liberté qui s’est implanté en Orient, et qui tend à faire contrepoids à ce qu’il peut y avoir de despotique et de confus dans le monopole industriel des souverains orientaux. Ces divers élémens de liberté commerciale et de concurrence gravitent d’ailleurs vers la même harmonie qu’en Europe, et deviennent beaucoup moins dangereux depuis le rapprochement de l’Europe et de l’Égypte, opéré par les bateaux à vapeur.

2o Puisque le monopole agricole et manufacturier existe en vertu du droit de propriété, le gouvernement doit en profiter pour transporter lui-même, par une simple opération graphique, tous ses produits sur le marché européen, où il les vendra beaucoup plus avantageusement qu’en Égypte. Il peut ainsi se mettre en rapport direct avec le consommateur. Ce qui importe, c’est que, dans cette transaction à distance, le vendeur remplisse fidèlement sa promesse, et ne trompe jamais son acheteur inconnu, ni sur la quantité, ni sur la qualité. Le vendeur a ici le plus grand intérêt à agir avec bonne foi et à inspirer à l’acheteur une confiance constamment justifiée.

3o La première impulsion pour le rétablissement de l’ancienne route du commerce de l’Inde doit partir de l’Europe, et doit être le fruit des combinaisons d’une politique sociale, d’une diplomatie loyale et sincère. Ce bienfait rattachera encore plus étroitement l’Égypte à l’Europe et l’Europe à l’Égypte. De même que, dans le sein d’une nation, les routes sont la voie publique de tous les citoyens ; de même, dans le sein de l’humanité, la grande route de l’Inde sera la voie commune de toutes les nations. On ne saurait trop hâter le moment où la diplomatie européenne s’occupera de cette haute question, et y cherchera la solution des difficultés que l’Orient voit renaître sans cesse. L’épée est inhabile à couper ce nœud gordien où sont liés tous les intérêts de l’Europe ; mais l’harmonie du commerce doit en triompher.


Aug. Colin.
  1. Depuis quelque temps, le pacha a suspendu les enchères d’Alexandrie, principalement pour les cotons. Il traite directement avec quelques grandes maisons. Il a même expédié pour son compte 60,000 balles à Trieste. De fait, cette suspension était nécessitée par l’absence d’enchérisseurs et la diminution des maisons secondaires. L’expérience a ainsi démontré que l’extrême concurrence est ruineuse et impossible, surtout à côté de l’extrême monopole. Puisque Mohammed-Ali prétend que c’est en sa qualité de propriétaire de l’Égypte qu’il en vend les produits, pourquoi n’enverrait-il pas des warrants de cotons aux enchères d’Europe, là où la concurrence est moins funeste, parce qu’elle y a une sorte d’organisation ?