LETTRES
SUR L’ÉGYPTE.

ADMINISTRATION TERRITORIALE DU PACHA.

En mettant le pied sur l’antique terre des Pharaons, un spectacle plus étonnant encore que les sphinx et les pyramides frappe les regards du voyageur européen. À côté d’une constitution unitaire de la propriété, qui n’a d’analogue ni dans le passé, ni dans le présent, il retrouve l’institution militaire napoléonienne appliquée à la grande industrie des fabriques et des chantiers, et même à l’instruction publique. Dans l’arsenal d’Alexandrie, il voit des régimens d’ouvriers, tambour et musique en tête. Ces régimens sont animés d’un sentiment profond de la gloire industrielle ; les grades y sont conférés à ceux qui montrent le plus d’intelligence et d’activité, ou qui ont accompli le travail le plus parfait. Aussi l’ardeur est-elle générale et, en quelques années, l’Égypte a improvisé des arsenaux, des flottes, des fabriques, des écoles. Ce sentiment de la gloire industrielle, cet esprit de hiérarchie du mérite pacifique, qu’il est si difficile d’inspirer aux armées européennes, imbues et nourries pendant tant de siècles des préjugés féodaux, est le résultat spontané de l’agrégation des Arabes en corps de travailleurs, régis par l’institution napoléonienne.

Cette organisation nouvelle de l’industrie s’est opérée en même temps que les grandes transformations de la propriété. D’une part, Mohammed-Ali formait des régimens d’ouvriers ; de l’autre, il établissait des relations directes entre l’administration et les cultivateurs. Il n’y a plus aujourd’hui, sur le sol égyptien, que des usufruitiers reliés entre eux par le gouvernement ; et, comme l’ordonne le prophète, la terre appartient réellement au souverain.

Dans le passé, nous voyons le développement de la propriété, toujours un en lui-même, affecter deux modes différens, le mode d’agglomération et le mode de division. En Orient, les hommes travaillent en masse, le sol et les produits semblent être en commun ; mais ce sont toujours les mêmes possesseurs de génération en génération ; en un mot, c’est le système de la caste, résultat d’une superposition de peuples opérée par la conquête. En Occident, les exploitations se morcellent, et les propriétés ne restent pas toujours aux mêmes familles ; en Grèce et à Rome, on réclame le partage des terres conquises dans l’origine et demeurées la propriété de l’état ; au moyen-âge, le commerce et le crédit se développent, les croisades contribuent à la division des héritages, les capitaux mobiliers s’échangent contre les capitaux immobiliers ; enfin, les révolutions modernes opèrent une sorte de pulvérisation du système de propriété.

Le mode d’agglomération, où prédomine le fait social, est plus spécialement oriental ; le mode de division, où prédomine le fait individuel, est plus spécialement occidental. L’harmonie progressive de ces deux principes, telle est la loi de la propriété.

Mahomet a dit : « La terre appartient à Dieu et au souverain qui en est le représentant. » C’est un milieu entre le système d’Orient et celui d’Occident. La première partie de la formule : « La terre appartient à Dieu, exprime l’antique unité orientale, l’unité de la propriété humaine, l’association confuse d’exploitation et de travail ; mais la seconde partie « et au souverain qui en est le représentant, » réintègre dans la constitution de la propriété, la multiplicité occidentale ; car, au souverain, à l’homme, à la loi vivante, est confiée la fonction de répartir et de diviser, de créer la propriété individuelle, de faire justice. C’est en vertu de ce droit que, dès l’origine, le prophète procédait au partage des terres conquises et des richesses mobilières que la victoire avait départies aux croyans. Tout cela était l’application du grand principe : « À chacun selon son mérite, et selon son œuvre particulière dans l’œuvre commune. » Continuateurs du prophète, les kalifes firent les mêmes répartitions. On créa ensuite l’institution du mékémeh, qui, au nom du souverain, veilla à la juste transmission des propriétés. Bien que le prophète recommande à chacun de garder sa terre, sa maison, ou son meuble, il n’en prohibe pas cependant la vente ou l’échange. Quant aux produits immédiats du travail, l’échange était nécessaire et constituait le commerce, qu’il laissa entièrement libre, en défendant toutefois aux capitalistes qui auraient amassé des valeurs d’or ou d’argent, de les prêter à intérêts. On dirait que Mahomet, qui, certes, connaissait le cœur humain, avait pressenti les abus du crédit, et qu’il a voulu en préserver ses peuples.

S’appuyant sur la formule du Koran, trouvant d’ailleurs les Égyptiens prédisposés à l’antique confusion de la propriété, Mohammed-Ali a établi une constitution agricole où prédomine l’élément unitaire et oriental.

On a comparé Mohammed-Ali à Louis XI, en ce sens que tous deux avaient abattu la féodalité militaire. La constitution politique et territoriale, sous les Mamelouks, était en effet une sorte de féodalité assez semblable à celle qui existait en France, sous le règne de Louis XI. Mais, en Égypte, il n’y avait pas hiérarchie et indépendance entre les vassaux ; ils étaient tous égaux en droit, sinon en richesse ; ils ne relevaient que d’une autorité lointaine, le divan de Constantinople. Ils luttaient constamment entre eux, pour atteindre au pouvoir suprême. La féodalité, au contraire, avait une organisation hiérarchique puissante ; et, malgré les jalousies, les rivalités et les guerres des seigneurs, ils se réunissaient tous comme un seul homme contre l’ennemi commun. L’œuvre de Mohammed-Ali était donc plus facile, plus promptement réalisable, que celle de Louis XI. Un seul coup hardi, le massacre des Mamelouks, assura la victoire au pacha d’Orient ; on se rappelle les luttes longues, obstinées, souvent perfides, du roi de France, qui ne put que léguer la continuation de son œuvre à ses successeurs.

Il est certain que, chez les différentes nations de l’Europe, le mouvement contre la féodalité a été commencé et continué par les rois ; ils ne tendaient à rien moins qu’à constituer, autour de leur trône indépendant, l’unité de propriété, et cette tendance était progressive. Mais les rois, surtout en France et en Angleterre, ont été dépassés par les peuples, dans l’œuvre de destruction de la féodalité. Il s’est produit un violent mouvement, parti d’en bas, qui a morcelé indéfiniment la propriété. Déjà le commerce et l’industrie, que les rois n’avaient pas fait rentrer sous leur dépendance, tendaient, par des acquisitions successives, à ce morcellement. Mohammed-Ali n’a pas trouvé les mêmes obstacles ; dans un pays privé d’industrie manufacturière et presque sans commerce, la lutte des capitaux mobiliers a été peu redoutable pour lui. D’ailleurs, après avoir établi l’unité agricole, il s’est placé lui-même à la tête de l’industrie et du commerce ; et, s’il n’a pu les absorber complètement, il leur fait du moins une victorieuse concurrence.

Sous le régime des Mamelouks, les propriétés territoriales, en Égypte, étaient divisées en deux grandes classes : 1o les propriétés seigneuriales, 2o les propriétés religieuses. Vous voyez que cette distinction fondamentale est la même que celle qui existait en France, avant la révolution de 1789. Les propriétés seigneuriales se subdivisaient en deux espèces particulières : 1o terres de paysans, ard-el-fellah ; 2o terres exclusivement domaniales, ard-el-oussyeh. Ces terres appartenaient aux moultézims, successeurs des conquérans turcs. Les terres de fellah étaient les plus importantes ; celles d’oussyeh ne comprenaient que la dixième partie du territoire, et étaient toutes situées dans la Basse-Égypte, où il était plus facile de trouver des bras salariés.

Le système des terres de fellah était une sorte de fermage inféodé et se transmettant de père en fils ; le moultézim était seul propriétaire, et pouvait expulser le fellah qui laissait la terre sans culture, ou qui ne payait pas la redevance seigneuriale. Du reste, le fellah jouissait de la plus grande liberté touchant le mode de plantation des terres ; il pouvait les ensemencer en céréales, en riz ou en tout autre produit ; le moultézim, peu versé dans les connaissances agricoles, préférait l’oisiveté et le luxe des villes à la gestion de ses propriétés. Les Cophtes, qui, de temps immémorial, ont eu le monopole de l’administration et des finances de l’Égypte, étaient les intendans des moultézims ; ils percevaient les redevances et les divisaient en deux parts. La première était pour l’impôt territorial ou miri, qui devait être envoyé à Constantinople. La seconde, qui formait le restant de la redevance, constituait les droits seigneuriaux proprement dits. Le fellah pouvait vendre, donner, transmettre à ses enfans, la terre qu’il cultivait ; mais elle demeurait grevée à perpétuité de la redevance seigneuriale. Le moultézim pouvait même augmenter cette redevance, faculté dont les intendans cophtes abusaient souvent contre le fellah. Si celui-ci mourait sans enfans, la terre qu’il possédait revenait au moultézim ; ce qui n’avait pas lieu pour les autres objets possédés par le fellah, tels que sa maison, ses meubles, ses troupeaux, qui appartenaient au fisc.

Dans les terres d’oussyeh, le fellah n’était qu’un simple manouvrier, et tout le revenu appartenait au moultézim, après toutefois que le miri avait été prélevé. Ces sortes de propriétés étaient dirigées par des régisseurs, et exploitées au moyen de la corvée et du salaire.

Le moultézim pouvait donner ou vendre sa terre à d’autres moultézims, la transmettre à ses enfans ou à ses héritiers testamentaires. Lorsqu’un moultézim venait à mourir, ses enfans ou ses héritiers testamentaires devaient, pour succéder, obtenir l’investiture du pacha. Cette investiture n’était accordée qu’après l’acquittement d’une taxe ou droit de succession, cette taxe était considérée comme le rachat de la terre, qui sans cela aurait dû retourner au sultan. Si le moultézim ne laissait ni enfans, ni testament, ses terres retombaient dans le domaine public. Il n’y avait pas de succession collatérale ; l’état excluait même les ascendans.

On comprenait sous la dénomination générale d’ouakf les biens affectés aux fondations pieuses. Quand ces biens consistaient en terres, elles prenaient le nom, de rizkah. La plupart de ces donations ayant une origine antérieure à la conquête des Turcs, leur caractère religieux les plaça en dehors du droit commun, et elles ne furent pas soumises au miri établi par Sélim, après qu’il se fût rendu maître de l’Égypte. Les constitutions d’ouakf avaient primitivement pour objet la fondation de colléges ou médressés, la dotation de mosquées, l’établissement de bornes-fontaines, l’entretien de lampes de nuit ; quelques-unes étaient appliquées à des distributions gratuites d’eau ou de pain, ou à des prières sur des tombeaux. Mais, insensiblement, l’usage s’introduisit de consacrer une portion des revenus de l’ouakf à créer des pensions en faveur de personnes désignées par le fondateur, et même en faveur des membres de sa famille. Alors, sous le manteau de la religion, on se servit de ce moyen pour conserver les biens dans les familles, et pour les soustraire aux usurpations des beys, au miri et au droit de succession. Afin de prévenir ces abus, il fut ordonné que les constitutions d’ouakf ne pourraient être faites qu’avec l’autorisation du gouvernement. Ces sortes de biens étaient frappés d’une inaliénabilité absolue, ce qui tendait à en augmenter sans cesse le nombre, si bien que tout le territoire aurait fini par être soumis à ce mode de constitution de propriété. On pouvait pourtant faire la cession d’une terre d’ouakf pour le laps de quatre-vingt-dix années ; c’était une sorte de bail emphytéotique. On recevait, pour prix de cette aliénation temporaire, une somme déterminée, et un petit droit annuel appelé égr, qui veut dire consolation, et qui, dans l’esprit de la législation, avait pour but de rappeler sans cesse l’origine de la propriété. Après l’expiration des quatre-vingt-dix ans, si la terre se trouvait dans le même état qu’au moment de la cession, l’administrateur de l’ouakf la reprenait ; si la terre avait été améliorée, elle demeurait en la possession du cessionnaire, pourvu qu’il continuât de payer le droit annuel.

Chaque ouakf avait un nazir chargé de l’administrer, de recouvrer et de répartir le revenu, conformément aux volontés du fondateur Ce nazir était ordinairement un des descendans de celui qui avait constitué l’ouakf. Comme les terres d’oussyeh, les terres d’ouakf étaient exploitées par le moyen de la corvée ou du salaire, et quelquefois données à ferme, sous la direction d’un oukil ou procureur gérant.

Les terres des villages étaient divisées en vingt-quatre quirats[1] : ces vingt-quatre parties appartenaient à un ou plusieurs moultézims. On comptait quelquefois jusqu’à vingt moultézims pour un seul village ; souvent aussi un seul moultézim avait la propriété de trois ou quatre villages. Mais le moultézim devait toujours être propriétaire d’une quantité de terres de fellah proportionnée à la quantité de terres d’oussyeh qu’il possédait. Cet usage était tellement établi, que le moultézim ne vendait jamais une portion de sa terre de fellah sans vendre également une quantité proportionnelle en quirats de ses terres d’oussyeh. Chaque moultézim choisissait parmi les fellahs qui possédaient ses terres, un principal cultivateur, qui devenait le chef des autres et portait le nom de cheyk-el-beled. Plusieurs villages avaient quelquefois un seul cheyk, d’autres en avaient sept à huit, quelques-uns en comptaient plus de vingt. Le cheyk-el-beled dirigeait les fellahs qui cultivaient la portion de terre confiée à son commandement : c’était à lui que le moubâchir ou intendant du moultézim demandait la redevance. Il y avait aussi dans chaque village un premier cheyk-el-beled, nommé par le plus riche des moultézims, et quelquefois même par les beys ; c’était ce fonctionnaire qui formait la transition entre le pouvoir politique et la constitution agricole. Son autorité s’étendait non seulement sur les fellahs cultivateurs, mais encore sur tous les habitans du village ; c’était le syndic des laboureurs, et en quelque sorte le maire du pays ; il remplissait aussi les fonctions de juge-de-paix. Cette place n’était pas purement honorifique ; le cheyk-el-beled échappait aux contributions levées par les Mamelouks, et se faisait même quelquefois sa part sur celles dont il était le collecteur. Les fonctions de cheyk-el-beled se transmettaient ordinairement de père en fils. À défaut de descendant direct, elles passaient à un autre membre de la famille.

Dans chaque village, il y avait un saraf, dépositaire des registres du miri ; les sarafs s’entendaient avec les moubâchirs pour le partage de la redevance ; le moubâchir nommait le saraf, et était responsable de la gestion de celui-ci envers le moultézim. Le châhid était une sorte de notaire ; on choisissait, pour remplir cette fonction, un fellah sachant lire et écrire ; il prenait note des droits payés, et tenait la comptabilité des fellahs vis-à-vis le moubâchir et le saraf. Il y avait enfin un kôli ou arpenteur ; c’était lui qui mesurait les portions de terres que l’inondation n’avait pas arrosées, et qui devaient, pour ce motif, être exemptes de l’impôt et de la redevance ; il était aussi chargé de la délimitation des propriétés des moultézims et de celle des exploitations particulières des fellahs. Les fonctions du châhid et du kôli étaient à vie, car elles exigeaient des connaissances spéciales que les autres cultivateurs n’avaient pas.

Au-dessus de ces fonctionnaires spéciaux s’élevait le gouvernement politique. Il était, comme on sait, entre les mains des beys mamelouks. Le territoire de l’Égypte était divisé en quatorze provinces ou beyliks ; à la tête de chacune d’elles était placé un bey. Les beys ne gardaient qu’une année le commandement de leur province ; on ne voulait pas les y laisser prendre racine, de peur qu’ils ne se rendissent indépendans. Les fonctions des beys consistaient à maintenir la police, à vider les différends de village à village, à défendre les cultivateurs contre les Bédouins, à protéger les intendans des moultézims dans le recouvrement de leurs revenus. Tous les beys étaient moultézims, mais ils ne se contentaient pas du revenu de leurs propriétés et, comme il leur était permis de frapper des impôts, ils profitaient ordinairement de leur courte administration pour s’enrichir, en imaginant toutes sortes de taxes arbitraires. Un bey avait quelquefois jusqu’à vingt kâchefs ou lieutenans, qui l’aidaient dans son administration, et surtout dans ses exactions. Le bey habitait le chef-lieu de la province ; mais il n’y passait que trois ou quatre mois, incessamment attiré par l’ambition et l’intrigue vers la capitale, où les changemens annuels opérés au sommet de la hiérarchie avaient transporté le théâtre des luttes et des partis. Mais, pendant que le bey était au Kaire, entraîné dans le tourbillon des intrigues, ses kâchefs parcouraient sa province, avec leurs Mamelouks, et y exerçaient le plus absolu despotisme. Dans plusieurs villages, il y avait aussi des kaïmakans ou commandans de place, nommés par les beys. Ils habitaient la maison seigneuriale ; leurs fonctions, dans le village où ils commandaient, étaient les mêmes que celles des beys dans la province qu’ils gouvernaient. Outre la paie qu’ils recevaient des beys, ils contraignaient encore les fellahs à leur donner la plupart des denrées dont ils avaient besoin. Ils se montraient les agens les plus actifs des exactions des beys. À l’époque de la conquête des Français, les différentes taxes levées par les beys sur les fellahs, étaient au nombre de vingt-quatre : elles avaient été établies progressivement, et la plupart étaient basées sur les motifs les plus frivoles. Quant aux avanies, aux exactions, aux corvées, à toutes les contributions accidentelles d’argent ou de travail, que le gouvernement des beys imposait aux cultivateurs égyptiens, il serait impossible d’en faire l’énumération Les choses en étaient venues à un tel point, que les fellahs, pour ne pas être dépouillés, ne cultivaient plus que quelques céréales, quelques fèves pour leur nourriture, et qu’il fallait les faire travailler à coups de kourbach. Quant aux beys et à leurs agens, ils s’enrichissaient successivement dans le gouvernement de leurs provinces, et allaient jouir de leurs richesses dans la capitale.

Le Kaire était alors une cité populeuse, animée, brillante d’un luxe vraiment oriental. Les beys et les moultézims en avaient fait le centre de leur puissance. C’est là que s’élevaient leurs palais aux dehors tristes et inélégans, entourés de hautes murailles sans fenêtres, comme des prisons, mais dont l’intérieur renfermait tout ce que l’art égyptien, l’art grec et arabe, avaient pu réunir de débris antiques, d’inventions nouvelles, de conceptions bizarres. On y voyait à profusion des colonnes de marbre, des jets-d’eau, des salles de bain, des arabesques, des peintures, des ciselures en bois, et tout ce que l’art de l’ornementation a de plus singulier en Orient. Les beys tenaient leur cour dans ces magnifiques résidences ; vêtus d’habits brodés d’or, montés sur des chevaux richement harnachés, couverts d’armes resplendissantes de pierreries, ils ne sortaient jamais qu’accompagnés d’un cortége nombreux. Quelquefois, sur les places publiques, dans les rues étroites et tortueuses du Kaire, quand deux beys ennemis se rencontraient, ils en venaient aux mains, et des luttes sanglantes s’engageaient. Les beys soudoyaient ouvertement leurs partisans, et, pour se rendre populaires, jetaient sur leur passage de l’or à la multitude. Ce luxe contrastait avec la misère des campagnes ; car ces broderies et ces diamans étalés sur les vestes et sur les armes des beys, c’étaient les sueurs des fellahs ; ces prodigalités, ces fêtes et ces plaisirs, c’étaient les labeurs du paysan égyptien, spolié, pressuré et réduit à la dernière indigence.

Tels étaient les résultats désastreux de l’organisation de la propriété et du mode de gouvernement, deux choses qui sont toujours intimement liées. On comptait en Égypte 6,000 moultézims, parmi lesquels il y avait 300 beys. Ces 6,000 propriétaires résidaient tous au Kaire, ou dans quelques villes principales d’Égypte. Sur tout le territoire égyptien, le nombre des villages s’élève à 3,000 ; le revenu moyen de chaque propriétaire était donc de la moitié d’un village. Ce revenu, pour le maintien duquel l’oppression des beys avait été constituée, les moultézims le dissipaient aussi dans le faste et l’oisiveté.

La conquête des Français renversa le gouvernement des beys, mais ne transforma point le système de propriété. Ce n’était délivrer les fellahs que d’une moitié de leurs maux. Napoléon laissa debout les moultézims, et ne pensa point à donner à la propriété égyptienne de nouvelles bases. Après l’évacuation des troupes françaises, les beys reprirent leur pouvoir. Mais vint Mohammed-Ali, qui comprit que pour devenir véritablement souverain de l’Égypte, pour améliorer d’une manière efficace la position du cultivateur, pour imprimer un puissant mouvement à la production et à la richesse du pays, il fallait le délivrer à la fois des beys, et des moultézims, et donner au gouvernement et à la propriété des bases plus populaires. C’est par l’unité qu’il voulut développer la propriété. De même que, dans le gouvernement du pays, il s’était substitué aux beys, il se substitua aux moultézims dans la propriété du sol. Mais les moyens qu’il employa ne furent pas les mêmes. Il avait été obligé de faire massacrer les beys, parce qu’ayant en main la force, ils lui résistaient violemment, et voulaient le perdre ; il y avait guerre entre eux et lui, guerre tantôt sourde et tantôt déclarée ; et le sang coula. Les mêmes rigueurs n’étaient pas nécessaires envers les moultézims ; ils n’étaient pas en position de lutter contre Mohammed-Ali, vainqueur des beys mamelouks. Aussi, le réformateur ne fit-il usage ni de ruse, ni de violence. Il ne voulut pas même qu’on pût lui reprocher d’avoir spolié les moultézims ; il leur donna un équivalent de leurs propriétés. Les souverains d’Orient ne s’étaient pas toujours montrés aussi scrupuleux. Ce prix, cet équivalent de la propriété des moultézims, voici comment le réformateur l’établit. Faire estimer le sol et en donner la valeur en argent aurait été une opération trop longue, trop compliquée, et que d’ailleurs l’état de ses finances ne lui aurait pas permis de réaliser. Mohammed-Ali fit évaluer les revenus de chaque moultézim, et transforma ces revenus en pensions viagères que le trésor public se chargea annuellement de payer au titulaire. Il se fit apporter tous les titres de propriété, et, après les avoir convertis en rentes sur le grand-livre[2], comme on dirait en France, il fit faire de tous ces titres un immense feu de joie. Toutes les terres furent affranchies, et devinrent la propriété du souverain. Les fellahs se trouvèrent directement en rapport avec l’administration ; il n’y eut plus que des cultivateurs usufruitiers, et un gouvernement propriétaire. Dans cette grande transformation, Mohammed-Ali, pour ne pas heurter les préjugés religieux, épargna d’abord quelques terres de rizkah ; mais ensuite, quand il vit sa nouvelle organisation affermie, il fit entrer dans l’unité territoriale toutes les terres affectées à l’entretien des mosquées ou à des fondations pieuses, en se chargeant lui-même de pourvoir aux besoins du culte et de veiller aux fondations utiles. Aujourd’hui, il ne reste plus que les ouakfs dont la rente repose sur des maisons ou des jardins.

Après être ainsi devenu propriétaire de tout le territoire égyptien, Mohammed-Ali ne se contenta pas d’avoir émancipé les fellahs ; il voulut encore les inspirer, les diriger dans leurs travaux. C’est là un fait nouveau dans l’organisation des sociétés humaines. La protection des beys était ruineuse ; elle écrasait le fellah sous le poids des impôts : Mohammed-Ali ne laissa point subsister toutes ces taxes odieuses ; il ne conserva que le miri. Non seulement il protégea le fellah plus efficacement, et le délivra pour jamais des incursions des Bédouins ; mais encore il lui donna une sorte de nationalité, de liberté politique. Bien que Turc d’origine, Mohammed-Ali secouait le joug de l’empereur des Turcs, et réveillait chez les Arabes le sentiment de l’indépendance, l’esprit de race, si fortement inhérens à ce peuple. Les beys pressuraient les fellahs, et les moultézims insoucians les abandonnaient dans leurs travaux ; Mohammed-Ali se conduisit en propriétaire prévoyant, et l’intérêt inspira heureusement le souverain. Chose rare ! cet intérêt fut ici d’accord avec celui du peuple. En effet, plus l’Égypte produisait, plus le pacha devenait riche, plus il pouvait améliorer le sort du fellah ; car ce revenu de l’Égypte, c’était désormais le sien aussi bien que celui de son peuple, et par lui, souverain, cette richesse devait être répartie à chaque travailleur, en raison de son œuvre particulière dans l’œuvre commune.

Voici donc l’organisation que Mohammed-Ali a substituée au système des beys et des moultézims. Cette organisation comprend la hiérarchie administrative, le travail agricole et la répartition.

L’Égypte est aujourd’hui divisée en six gouvernemens, à la tête de chacun desquels est placé un moudir. Ces gouvernemens sont divisés en soixante départemens, qui renferment eux-mêmes des districts, lesquels comprennent des cantons. Le mamour est chargé d’administrer le département ; le hakem-el-khott commande le district ; le kaïmakan est préposé au canton. Le dernier élément administratif est la commune, dont le chef porte encore le nom de cheyk-el-beled. Vous voyez que Mohammed-Ali a suivi à peu près le plan de la convention française ; mais il a fait un progrès, en l’appliquant à l’agriculture, à l’industrie et au commerce, tandis que la Convention ne s’en était servie que pour établir l’unité administrative. En effet, tous ces divers fonctionnaires sont à la fois chefs industriels et politiques ; ils inspirent et ordonnent les travaux pacifiques dépositaires de la force, ils l’emploient à diriger les populations vers la culture du pays ; ils les aident dans cette œuvre quotidienne, en encourageant, en unissant leurs efforts.

Les moudirs exercent une inspection générale sur les mamours ; ils visitent de temps en temps les départemens de leur province, afin de s’assurer si les ordres émanés du conseil général ont été ponctuellement exécutés, si l’on veille au curage des canaux, à l’entretien des ponts et des digues ; ils ont aussi la haute main sur les manufactures, les fabrications agricoles, les carrières de pierres ou de plâtre, les salines, enfin sur toutes les espèces d’exploitations situées dans leur gouvernement. Le mamour remplit les mêmes fonctions dans le département, mais avec plus de détails ; il doit indiquer, dans chaque village, le nombre de feddans[3] que l’on destine à telle sorte de culture, faire réunir dans les schounas[4], ou magasins publics, les denrées qui doivent être conservées ou vendues pour l’exportation ; il est encore chargé de présider aux levées militaires ou industrielles. Les attributions du hakem-el-khott sont à peu près les mêmes, mais bornées à un seul district ; il transmet les ordres du mamour au kaïmakan, et en surveille l’exécution ; il protége les employés subalternes dans l’exercice de leurs fonctions. Le kaïmakan est en rapport direct avec les cheyks-el-beled ; il leur communique les ordres supérieurs ; il règle les comptes de chaque village ; son attention se porte surtout à éloigner la malveillance. Le cheyk-el-beled est à la fois chef politique, agricole et commercial ; il veille aux plantations, aux récoltes, au transport des produits ; il donne l’investiture des terres ; il apaise les querelles, termine les différends à l’amiable ; il exerce la police ; c’est à lui qu’on a recours pour les moindres affaires. Les voyageurs munis de firmans du pacha sont logés, nourris, hébergés par les cheyks-el-beled, qui leur fournissent tout ce qui leur est nécessaire pour continuer leur route : montures, guides et provisions. Cette fonction d’hôteliers publics a pris surtout de l’extension depuis que les Européens voyagent en Égypte ; mais, comme elle est assez dans les mœurs hospitalières des Arabes, ils s’en acquittent toujours avec politesse et dignité.

Outre ces fonctionnaires généraux, il y a encore trois fonctionnaires spéciaux pour le cadastre, les finances et la justice. Le kôli est préposé à l’arpentage des terres ; il fait les grandes opérations de mesurage pour les diverses plantations, il dépend du fisc, qui le salarie ; quand il est employé par les fellahs, il reçoit d’eux une rétribution proportionnée à son travail. Un saraf est aussi placé dans chaque commune ; il est chargé de toute la partie financière ; c’est lui qui règle les comptes des fellahs avec le trésor ; il est lui-même comptable au mamour du département. Enfin, le châhid rend la justice ; c’est à lui que les fellahs soumettent leurs différends, lorsque le cheyk-el-beled n’a pu les concilier ; il les juge suivant le droit naturel et coutumier, sans qu’il soit besoin d’instance ni de plaidoirie ; il remplit aussi, comme autrefois, les fonctions de notaire.

Pour compléter cette esquisse de l’organisation nouvelle, je dois dire qu’il existe un conseil-général qui accompagne partout le pacha. Ce conseil est le centre de toute l’administration : il est composé des intimes de Mohammed-Ali. C’est dans son sein que le pacha choisit ses fonctionnaires politiques et agricoles, ses inspecteurs, les exécuteurs de ses ordres ; car cette réunion a tout à la fois un caractère délibérant et exécutif. Les mamours adressent chaque semaine le journal détaillé de leurs opérations, ainsi que les demandes qu’il ont à faire, à ce conseil, où tout est examiné, discuté, et soumis ensuite à l’approbation du pacha. C’est ainsi que l’unité est établie, et que l’on arrive à des résultats qui étonnent par la promptitude et la grandeur ; car toute cette machine administrative fonctionne comme un seul homme, et la volonté du chef la pénètre et l’anime d’autant plus sûrement, qu’il peut à son gré en modifier et même en briser les différentes pièces. À l’aide de la ligne télégraphique d’Alexandrie au Kaire, et des postes arabes servies par des coureurs qui font deux lieues à l’heure, en se relevant successivement, les ordres parviennent avec la plus grande célérité, et sont exécutés avec non moins d’énergie.

Mohammed-Ali administre l’Égypte en véritable propriétaire ; il connaît l’étendue et la nature de ses terres, les produits qui leur conviennent. Il cherche surtout à faire cultiver les produits riches. Là où il peut avoir des champs de coton et d’indigo, pourquoi se contenterait-il de terres à blé ? Chaque année, il fixe donc dans son conseil le nombre de feddans qu’il destine à la culture du coton, du riz, de l’indigo, de l’opium, ou de tout autre produit. Ces ordres concernant le mode de plantation des terres, sont transmis aux moudirs et aux mamours, qui les font exécuter, de sorte qu’en combinant cette donnée avec la crue du Nil et les autres circonstances atmosphériques, on peut dire à l’avance quel sera le chiffre de la récolte de l’Égypte. Si une semblable donnée existait dans les pays européens, et dans tous les autres pays du globe, quel avantage n’en résulterait-il pas pour le commerce et l’industrie !

Lorsque les fellahs ont besoin de bœufs pour labourer, de sakiehs pour arroser leurs terres, d’ustensiles aratoires, de semences, le gouvernement les leur fournit, sauf à régler ses avances lors de la livraison des récoltes. Il se charge aussi d’entretenir les canaux et les digues ; il répartit les eaux, aussi indispensables à la production que les terres. Mais il demeure maître du travail agricole ; les cheyks-el-beled, surveillés par les autres fonctionnaires, choisissent les terrains, divisent et règlent les cultures. Débarrassé de ce soin, le fellah travaille avec plus d’ardeur ; chaque culture est mieux appropriée au sol qui lui convient ; il y a plus d’harmonie dans les efforts, moins de frais et de perte de temps. Pendant trois mois de l’année, le pacha fait la tournée de ses terres ; il inspecte les cultures, les canaux, les schounas, les finances ; il reçoit les rapports sur la conduite de ses employés ; il punit ou récompense, élève ou abaisse ; il anime enfin de sa présence ce mode d’exploitation, qui est assez dans les tendances et dans le caractère des Égyptiens.

Après la récolte, chaque fellah apporte le produit de son travail. Le gouvernement fixe le prix auquel il paiera chaque denrée. C’est le maximum de la révolution française transporté à l’agriculture. Ce système n’a point été inventé à la fin du dernier siècle ; dès la plus haute antiquité, il était employé dans l’Inde pour les produits de la terre. Il a en effet de grands avantages ; il établit l’unité et la régularité, bases de toute justice ; il économise le temps ; il épargne aux producteurs toutes les tribulations de la concurrence, tous les soucis du débouché. Si le gouvernement donnait aux fellahs le même prix qu’il doit retirer des négocians qui lui achètent les produits d’Égypte, sauf 5 ou 6 pour 100 pour sa commission et ses frais, ce système pourrait être regardé comme irréprochable. Mais, pour se mettre à l’abri de toutes les chances de perte, Mohammed-Ali a toujours soin de laisser une marge de 80 à 100 pour 100, et quelquefois davantage, entre le prix qu’il donne aux fellahs et le prix probable des enchères d’Alexandrie. Les frais de transport et d’emmagasinement ne s’élèvent guère qu’à 5 ou 6 pour 100, de sorte qu’il reste encore au gouvernement un bénéfice énorme sur le monopole des produits indigènes. Le chiffre de ce bénéfice figure au budget pour 84,000,000 de piastres. Il est évident que cette somme entrerait en partie dans la poche du fellah, en partie dans celle du négociant, si le commerce était libre. Mais elle est indispensable au pacha pour ses armemens militaires. S’il était débarrassé du pied de guerre, il pourrait payer plus cher les produits, faire refluer la plus grande partie de cet argent dans les mains des cultivateurs, et améliorer ainsi leur position. Ce n’est donc pas le monopole en lui-même qui est mauvais, c’est plutôt l’usage qu’on en fait.

Le gouvernement égyptien solde les fellahs avec le miri, ensuite avec les avances qui leur ont été faites pour la culture de leurs terres, pour leur nourriture et leur vêtement. C’est encore un des avantages du monopole, qui permet une vaste circulation de produits par la seule intervention du gouvernement, et presque sans espèces monnayées. Il y a, au reste, des classifications et des prix différens pour les différentes qualités de produits. Proportionnellement, chaque producteur est donc rétribué selon son œuvre. C’est pourquoi il n’existe pas entre les cultivateurs de motifs de jalousie ; l’intrigue ne peut l’emporter sur le mérite ; celui qui fait le mieux et le plus, se trouve avoir la meilleure récompense. S’il y a quelque injustice dans ce mode de répartition, elle ne pèse point sur l’individu, mais sur la nation entière, c’est-à-dire que, dans le travail commun, le fellah est moins payé que le producteur de tout autre pays. Ce fait ne paraît pas moins évident si l’on compare le taux des salaires et la fertilité du sol de l’Égypte avec les salaires et la fertilité des autres pays.

On reproche à l’administration nouvelle la solidarité d’impôt et de production entre les villages. Lorsqu’un village ne pourrait pas payer sa quote-part de contributions, ou apporter le contingent de produits qui lui a été imposé, les villages voisins seraient obligés d’acquitter la dette de leur confrère failli. Il en serait de même entre les fellahs d’un même village, de sorte que les plus actifs, paieraient pour les plus indolens, et que le trésor n’y perdrait jamais rien. Il est vrai que cette solidarité existe en principe ; elle date de l’ancienne organisation de la propriété et de la division par quirats ; sans elle peut-être, les fellahs dans un même village, ou les villages entre eux, se reposeraient les uns sur les autres des soins de la culture, et personne ne travaillerait. C’est donc un correctif nécessaire de l’insouciance et du laisser-aller fataliste de l’Égyptien. Mais, en fait, cette solidarité est peu pratiquée ; et ce n’est certes point là le mauvais côté de l’organisation de Mohammed-Ali. Le vice capital, c’est que le fellah ne vend pas ses produits autant qu’il pourrait les vendre, qu’il n’en retire pas le véritable prix sur le marché général ; qu’il est, par conséquent, exploité, non par le commerce, mais par le gouvernement, intermédiaire entre lui et le commerce. Le cultivateur égyptien a la conscience instinctive de cet état de choses ; mais il semble pardonner à son souverain ces bénéfices exagérés, à raison de l’emploi qu’il en fait pour assurer l’indépendance nationale. En Égypte, comme partout, c’est l’industrie qui paie la guerre. Ce que Mohammed-Ali gagne par le monopole, il aurait été obligé de le demander par l’impôt ; et certes, les fellahs eussent été dans l’impossibilité matérielle de payer ce surplus, si, par l’organisation nouvelle de la propriété et de l’agriculture, la richesse du pays n’eût pas éprouvé une égale augmentation. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que les bénéfices résultant de la transformation agricole servent à faire la guerre au représentant du principe en vertu duquel la transformation a eu lieu. Pour être conséquent, Mohammed-Ali eût dû se poser seul représentant du prophète, et ne pas se contenter d’être hérétique sur les champs de bataille.

Les maisons et les jardins n’ont pu être compris dans la grande mesure qui a fait passer dans le domaine de l’état toute la propriété du sol. En Égypte, les maisons sont ordinairement habitées par ceux à qui elles appartiennent ; ils en ont à la fois la propriété et la possession, et on ne pouvait les déposséder, les chasser violemment de leur domicile. Ce genre de propriété est donc resté sous la dépendance des mékémehs. Toutefois, comme il y a dans les villes, et surtout au Kaire, un grand nombre de maisons inhabitables, qui n’offrent plus que des ruines, et que leurs propriétaires n’ont pas les moyens de reconstruire ou de réparer, Mohammed-Ali a fait une loi par laquelle les bâtimens, cours, jardins, mosquées et constructions quelconques, qui, pendant le laps de cinq ans, sont abandonnés et demeurent sans habitans, tombent dans le domaine public et deviennent propriétés de l’état. Par cette loi, il a établi le principe d’où dérivera l’unité future des propriétés urbaines. En effet, les vieilles constructions de l’islamisme, cette grande ville du Kaire si hardiment et si originalement édifiée, ces mosquées, ces palais, ces bazars, ne se relèveront jamais. Toute restauration est impossible ; le génie qui a inspiré ces étonnans travaux est éteint et ne revivra que sous une autre forme. Déjà, sur 25,000 maisons, 7,000 sont moitié démolies ; sur 300 mosquées, 150 sont délabrées et abandonnées. L’état est devenu propriétaire de toutes ces ruines, et chaque jour les ravages du temps, les épidémies et la pauvreté des habitans, ajoutent quelque chose à sa propriété. Souvent même, Mohammed-Ali, qui est pressé de jouir, n’attend pas que le temps vienne le rendre propriétaire, et à la mort des riches, il s’empare de leurs palais et de leurs jardins, quand il les trouve à sa convenance. De plus, il est propriétaire de tous les bâtimens qu’il a fait construire pour les manufactures, des casernes militaires, des écoles, des fortifications, d’un certain nombre de palais qu’il habite alternativement dans ses voyages, et de la citadelle du Kaire, qui, à elle seule, est une ville. On voit donc qu’il est en bon chemin de devenir propriétaire général de tous les bâtimens, maisons et constructions de l’Égypte ; car, en vérité, les cahutes des fellahs, qu’ils maçonnent eux-mêmes en quelques jours, qu’un peu de pluie démolit, que l’on habite ou que l’on abandonne à volonté comme un trou de taupe, ne méritent pas le nom de propriété immobilières, et il est peu probable qu’aucun souverain pense jamais à s’en emparer.

Quant à la propriété mobilière, tous les grands produits agricoles et manufacturés, tout le matériel industriel, militaire et scientifique, enfin d’importans capitaux en argent et en effets précieux, sont aux mains du gouvernement. Il ne reste donc que les produits exotiques, et quelques fortunes consistant en bijoux, tissus précieux, lingots ou espèces, qui appartiennent aux négocians européens ou à de riches Turcs. On remarque pourtant une tendance à la concentration des fortunes mobilières, car ceux qui possèdent veulent réaliser leur avoir en ce genre de valeurs plus indépendantes ; le meuble est en effet la face privée et mystérieuse de la propriété. Mais le pacha combat cette tendance par la confiscation ; il se constitue l’héritier de tous ses sujets riches ; il fait des pensions aux veuves et place les enfans dans ses écoles : par ce moyen, il empêche la transmission des grandes fortunes mobilières, qui pourraient s’accumuler indéfiniment et lui porter ombrage. Les plus grands capitaux sont entre les mains des Européens, et là ils sont inviolables. Aussi l’Européen est-il pour l’Égyptien le symbole de l’argent et de la liberté qu’il procure. Une seule chose répugne à l’Égyptien, c’est que l’Européen, comme le juif, prête à intérêt. Les cheyks de religion, les marchands des bazars, les ouvriers occupés aux petites industries, et dont le salaire et la position sont restés libres, sont du parti de la propriété mobilière contre le monopole.

Les cheyks font opposition au nom de l’individualité et de la seconde partie de la formule du prophète. Cette opposition s’applique à la fois et à la répartition, qu’ils trouvent mauvaise, et à la guerre faite avec les bénéfices de l’unité territoriale contre le chef de l’islamisme[5]. Voici ce que disent les cheyks, ou plutôt ce qu’ils pensent : « Dans l’origine, les terres ont été distribuées et données par les successeurs de Mahomet, exerçant la souveraineté. Vous qui leur avez succédé, qui exercez la même souveraineté, vous n’avez pas le droit de défaire ce qu’ils ont fait ; vous ne pouvez reprendre ce qu’ils ont donné sans vous rendre coupable de spoliation et de tyrannie. Au mékémeh seul, à qui ce droit a été conféré par vos prédécesseurs, il appartient de régler l’ordre des propriétés. Vous ne pouvez lui reprendre ce droit, vous surtout pacha, qui n’êtes que le chef de la force militaire, qui tenez vos pouvoirs du sultan, et qui n’exercez en Égypte qu’un tiers de souveraineté[6]. Votre constitution nouvelle n’est donc qu’un abus de la force. » À cela, Mohammed-Ali ne répond que par le succès ; et il faut convenir, en effet, que le système de propriété qu’il a établi a été la base de sa fortune et de sa puissance. Ce système ne demande qu’à être amélioré, en donnant une plus large part à l’individualité dans la consommation et la jouissance des produits. Espérons que ce sera l’œuvre du successeur de Mohammed-Ali.

Aux hommes de théorie et de spéculation, ce qui précède suffirait pour démontrer que la constitution nouvelle de la propriété en Égypte a été un progrès réel. Il est bon toutefois, pour les hommes pratiques, de produire quelques chiffres ; car les chiffres semblent avoir aujourd’hui le monopole de la persuasion.

Le budget des recettes de l’Égypte, à trois époques différentes, depuis la conquête des Français jusqu’à nos jours, indique un progrès incontestable dans la richesse du pays :

Budget de 1799. 35,502,850 francs.
Id.de 1822. 47,988,150
Id.de 1835. 77,852,500

Le tableau comparé des importations et des exportations n’est pas moins significatif :

années. exportations. importations.
1830. 34,613,300 francs 35,144,800 francs
1831 41,251,400 39,200,500
1832 30,806,000 36,788,000
1833 37,915,000 36,485,500
1834 36,048,900 53,746,500
1835 54,187,200 52,133,000
1836 55,687,000 71,817,000

Le chiffre progressif de l’importation prouve que la consommation augmente, et que, par conséquent, la position du travailleur s’améliore. Le bien-être descendra peu à peu dans les classes inférieures. Mohammed-Ali ayant été l’auteur du progrès, il est juste qu’il en profite d’abord. Il ne l’a même réalisé que parce qu’il savait qu’il en profiterait et ce n’est point là un sentiment immoral, irréligieux. Les rois ne doivent pas plus se sacrifier aux peuples que les peuples aux rois. Certaines doctrines veulent faire des souverains autant de Christ sur la croix ; d’autres voudraient faire des peuples de continuels martyrs : c’est le moyen d’avoir des révolutions éternelles. Grâce à Dieu, l’intérêt des souverains et l’intérêt des peuples est plus identique qu’on ne pense. Mohammed-Ali, en augmentant sa richesse, a augmenté celle de son peuple. Ses grandes créations resteront. L’argent seul employé à la guerre paraît entièrement perdu ; mais il aura servi à réveiller chez l’Égyptien le sentiment de l’indépendance et de l’énergie nationale, qui a plus d’affinité qu’on ne pense avec l’énergie industrielle. Je sais que presque tous les Européens qui voyagent en Égypte ne cessent de s’apitoyer sur la misère du pays ; mais ce qui les induit en erreur, c’est qu’ils comparent involontairement l’état du peuple en Europe à l’état des fellahs en Égypte, au lieu de comparer l’état antérieur des Égyptiens à leur état actuel. Malgré tout ce qu’on pourra dire, l’Égypte est certainement plus riche et plus heureuse aujourd’hui que sous la domination des Mamelouks, et même sous celle des Français, qui, au milieu des troubles de la guerre, ne purent rien constituer.

Que conclure de tout ceci ? Que cette constitution de la propriété est parfaite, et que la France doit se hâter de l’adopter, si elle veut échapper à la crise qui la tourmente ? Non, sans doute ; j’en conclurai seulement qu’il s’y trouve des élémens de progrès qui manquent complètement dans les organisations européennes, bien plus parfaites sous d’autres rapports. Ainsi, l’identité de la politique et de l’industrie est un fait immense, à peine soupçonné de l’Occident, et qui existe pourtant en Égypte. La relation immédiate établie entre le cultivateur et le gouvernement, le caractère quasi-usufruitier de la possession des terres, sont des points qui doivent fixer l’attention des publicistes.

Certes, s’il y a aujourd’hui un progrès possible pour la propriété et l’agriculture en France, il faut le chercher dans la voie de l’association. La division des propriétés a atteint une limite funeste à la production. Cette division a été d’abord la cause d’un progrès réel, par l’exaltation qu’elle a donnée à la personnalité et à l’énergie individuelle ; mais aujourd’hui elle est un principe de retardement et de ruine. On compte, en France, 124 millions de parcelles de terrain, possédées par 11 millions de propriétaires. Sur ces 11 millions de cotes inscrites aux rôles de la contribution foncière, on en compte 8 millions au-dessous de 20 francs. Ce morcellement des propriétés ne sert qu’à enrichir les gens de loi, et à créer dans les campagnes une nouvelle aristocratie, celle de la chicane. Pour cultiver leurs terres, tous ces petits propriétaires sont obligés d’emprunter ; et il existe déjà, sur plus de 80 millions de parcelles, 5 millions d’inscriptions, formant un capital de 12 milliards d’hypothèques Si le petit cultivateur n’est pas obligé, comme le fermier, de payer la redevance au propriétaire, il la paie au prêteur, bien plus inexorable. Les prêteurs, comme les propriétaires, ont dans leurs mains l’arme de l’expropriation. Chaque cultivateur ne cherche à devenir propriétaire que pour échapper à la redevance du fermage ; et, après avoir acheté une parcelle de terre avec le fruit de ses labeurs accumulés, il retombe bien vite sous la redevance du prêteur. Il est donc dans un cercle vicieux. L’agriculture, en France, est dans une impasse ; la richesse territoriale doit rester stationnaire et peut-être décroître, si une grande réorganisation ne s’opère.

Je ne veux formuler ici aucun système. Je sens combien, sur un pareil sujet, la prudence et la réserve conviennent même à l’homme qui est le plus vivement pénétré des besoins de notre agriculture. Je suis bien loin de vouloir présenter les réformes de Mohammed-Ali comme un modèle à suivre en France ; j’ai dit combien il y a eu d’injustice dans le mode qu’il a employé ; je ne me suis pas dissimulé que ce n’est point dans l’intérêt des classes pauvres que ces réformes ont été opérées, mais dans un but plus spécialement personnel. Pourtant je ne puis m’empêcher d’appeler l’attention des publicistes sur ces trois grands faits : 1o  la constitution nouvelle de la propriété en Égypte s’est opérée dans le sens de l’unité ; 2o  cette grande réforme a eu lieu par le gouvernement ; 3o  elle a produit une augmentation de richesse, malgré la diminution du nombre des travailleurs. Que serait-ce donc si Mohammed-Ali n’eût pas enlevé déjà plus de 300 mille bras à l’agriculture, si des épidémies n’eussent pas moissonné plus de 500 mille ames en Égypte, et si tous les bénéfices résultant de la constitution nouvelle, étaient restés entre les mains des cultivateurs, et avaient servi à perfectionner les moyens de culture !

Serait-il donc impossible, en France, d’aider le cultivateur, comme fait Mohammed-Ali en Égypte ? Ne pourrait-on pas établir des banques agricoles, pour délivrer le petit propriétaire de l’ulcère rongeur de l’hypothèque ? Serait-il si difficile d’avoir des fermes centrales[7], des magasins agricoles, où l’on prêterait ou louerait des ustensiles et instrumens aratoires, des bestiaux ou autres objets, dont plusieurs pourraient successivement se servir ? où l’on ferait des avances en semis, plants, pailles, fourrages, engrais ? Ces établissemens coûteraient-ils donc beaucoup à l’état, ou plutôt ne seraient-ils pas une source de revenus pour le trésor ? À côté de tant d’autres libéralités, n’est-il pas déplorable que 500,000 francs seulement soient votés pour encouragement à l’agriculture ? La plupart des communes sont si pauvres[8] et leurs revenus si mesquins ! Ne pourrait-on pas prendre au budget quelques fonds pour ajouter aux revenus des communes agricoles les plus misérables, afin qu’elles fussent en position de réaliser quelques améliorations utiles ? Ne pourrait-on pas, afin de faire cesser en partie les scandaleuses et inutiles élucubrations de la chicane et des gens de loi, établir dans chaque commune ou canton, une sorte de prud’homme agricole qui terminerait, sans procédure et sans frais, d’après le droit naturel et l’équité, les contestations entre les propriétaires cultivateurs et leurs aides ou sous-aides ? Ne pourrait-on pas, sous l’influence de l’administration, tendre à associer de plus en plus ces derniers avec le propriétaire cultivateur, les amener au système d’association des marins et des pêcheurs, c’est-à-dire à cultiver à la part, comme on navigue à la part ?

Je le répète, je n’ai voulu tracer aucun plan d’organisation, mais seulement suggérer quelques idées aux hommes politiques. Deux choses me paraissent démontrées : 1o  que le progrès doit s’opérer dans le sens de l’association ; 2o  que l’association doit reposer sur la base la plus large possible, c’est-à-dire sur le gouvernement. Je pense, avec M. Léon Faucher, auteur d’un excellent travail, inséré dans cette Revue, sur les tendances de la propriété en France, qu’il faut diviser la possession et concentrer l’exploitation, combiner la petite propriété avec la grande culture, morceler la propriété sans morceler le sol ; mais je crois que ce double résultat ne peut être obtenu que par l’unité gouvernementale. Quand on songe que l’Égypte entière n’est qu’une grande ferme dirigée par un seul homme, tandis qu’en France, il y a 124 millions de parcelles de terrain exploitées par plus de 11 millions de propriétaires, qui n’ont entre eux d’autre lien que celui de l’impôt, on sent vivement le besoin d’une unité puissante Cette vaste unité, loin de détruire la propriété, lui donnerait au contraire de nouveaux développemens, en augmentant la richesse générale, et en faisant jouir chacun plus complètement du fruit de son travail. Les progrès fractionnaires de la propriété sont ordinairement violens et orageux ; ce sont des réformes qui ne s’obtiennent que par la lutte, et par le sacrifice de quelques-uns : l’unité que nous pressentons doit s’accomplir pacifiquement, parce que les intérêts de tous s’y trouveront harmonisés, et que personne ne sera sacrifié, ni ne se sacrifiera ; car les temps de la victime et de l’holocauste sont passés, et tout progrès nouveau doit concilier le devoir et l’intérêt.


A. Colin.
  1. Les Arabes conservent encore ce mode de propriété. Ainsi, ils divisent en douze ou vingt-quatre quirats un cheval, une maison, un chameau, une barque. Ils s’entendent très bien sur la possession et la jouissance de la chose commune.
  2. Ces rentes sont intransmissibles. La plupart sont éteintes. Elles ne figurent plus, au budget de 1835, que pour 1,250,009 piastres.
  3. Le feddan se divise en kassabesh. Le kassabesh est égal à 3 mètres 64 centimètres. Le feddan contient 333 kassabesh. Cette mesure est la même dans toutes les provinces.
  4. Dans les campagnes, ce sont ordinairement de grands enclos entourés d’une palissade de roseaux ou d’un mur en briques. Dans les villes, les schounas sont de vastes constructions en pierre. Le schouna d’Alexandrie peut contenir trente mille balles de coton.
  5. Il existait aussi primitivement un autre grief : c’était de trop accorder aux Européens. Mais, depuis la réduction de la paie des employés et l’établissement des enchères à Alexandrie, ce grief a perdu beaucoup de sa valeur ; il ne reste plus que le reproche, trop bien fondé encore, d’emprunter surtout aux Européens ce qu’ils ont de plus rétrograde, la guerre et le despotisme qu’elle entraîne avec elle.
  6. Le sultan nommait autrefois, chaque année, pour le gouvernement de L’Égypte, trois grands fonctionnaires : un pacha, chef de la force militaire ; un defterdar, chef de l’administration et des finances ; un mollah, chef de la justice. Ce système existe encore pour toutes les provinces de l’empire.
  7. Il y a maintenant en France : 260 comices agricoles ; — 119 sociétés d’agriculture ; — 12 fermes-modèles ; — 18 dépôts d’étalons ; — 3 haras de pur sang.
  8. Sur 38,000 communes, plus de 33,000 renferment moins de 1,500 habitans, et 3,000 en ont moins de 200.
    3,528 communes ont moins de 100 fr. de revenus.
    6,196 ont un revenu de 100 à 200 fr.
    10,961 ——— 200 à 500
    16,742 ——— 300 à 10,000
    87 ——— supérieur à 100,000 fr.