Lettres républicaines/Lettre 17

LETTRES RÉPUBLICAINES.

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XVII.

DU MOUVEMENT RÉVOLUTIONNAIRE
EN ALLEMAGNE




À M. Hermann de Courteilles,


13 Novembre

Vous voulez connaître ma pensée sur le mouvement révolutionnaire en Allemagne ? C’est une prophétie que vous me demandez, car vous parler du moment présent de la crise serait vous peindre le chaos ; l’avenir seul, et un avenir encore éloigné, je le crains, verra surgir un monde organisé du sein de cette lutte convulsive des forces aveugles. Eh bien donc, va pour la prophétie ! Comme on ne lapide plus en Israël ni les vrais, ni les faux prophètes, je ne vois d’autre inconvénient à vous communiquer mes visions que de vous les entendre traiter de chimères, chose à laquelle je suis accoutumé de longue date par mes amis politiques, dont le sourire incrédule a raillé constamment depuis plusieurs années ma voix de Cassandre toutes les fois que je me hasardais à parler d’une révolution prochaine, terrible et sanglante dans l’Etat germanique.

Couvée longtemps dans des profondeurs inaccessibles à nos regards dédaigneux et distraits, la révolution allemande éclate enfin sur toute l’étendue du territoire, étreignant simultanément tous les problèmes que nous avons tranchés un à un ; mettant aux prises, dans une épouvantable mêlée, race contre race, secte contre secte, classe contre classe, monarchie contre république, féodalité contre communisme.

Vous comprendrez combien, à mes yeux, la lutte est complexe, acharnée, et peu voisine d’une solution, si je vous dis que l’établissement d’une république démocratique et fédératives des États-Unis d’Allemagne peut seul y mettre fin. Jusque-là, et Dieu sait quelles années calamiteuses vont passer auparavant sur les générations vouées au sacrifice, nous verrons les ruines s’entasser sur les ruines, les cadavres sur les cadavres ; le vertige s’emparer de toutes les têtes et précipiter vaincus et vainqueurs dans un commun abîme.

L’unité, telle est la tendance des classes éclairées et le besoin confus des masses en Allemagne, depuis bientôt un quart de siècle.

Le parlement de Francfort et l’étrange restauration entreprise par lui d’un empire romain sont l’expression énigmatique de ce besoin très général mais très vague encore. Cette première formule unitaire, précisément par ce qu’elle présentait de vague, parut rallier au début les opinions et les intérêts opposés. On vit avec surprise Frédéric-Guillaume IV, vivement blessé pourtant par l’élection d’un archiduc autrichien, arborer les couleurs allemandes, dans l’espérance sans doute que, protégé par le drapeau national, il se sentirait plus fort contre la démocratie prussienne.

De son côté, le parti radical applaudissait à un essai d’unité monarchique qui, selon lui, frayait les voix à l’unité républicaine ; mais l’accord fut de courte durée.

L’Assemblée de Francfort où dominait ce parti mixte si funeste dans les temps révolutionnaires, qui veut et ne veut pas, qui reconnaît les principes pour en détourner les conséquences, commit faute sur faute. Au lieu de s’interposer avec sagesse dans la querelle des peuples et des rois, d’établir un arbitrage suprême, de contenir l’impatience des uns par une protection efficace, et d’éclairer les autres de façon à leur arracher à temps les concessions utiles, l’Assemblée, en proie à des idées de conquêtes au moins intempestives, ne songea qu’à menacer le Danemarck, la Hollande, l’Italie et n’organisa d’autre unité en Allemagne que l’unité militaire, satisfaite d’avoir en quelques mois remis un cadre de 900, 000 hommes à la disposition d’un archiduc d’Autriche. Par cette faute immense et par toutes celles qui en furent le corollaire inévitable, l’Assemblée perdit au bout de très peu de temps la confiance du pays. Elle tomba dans un discrédit analogue à celui où la diète germanique qu’elle remplaçait avait achevé sa triste carrière. Aujourd’hui l’Assemblée de Francfort isolée, sans autorité morale, ne représente plus la nation : l’opinion publique lui retire sa force ; le pouvoir central ne peut plus désormais que prolonger et compliquer la lutte.

On l’accuse, à l’heure où je vous écris, d’encourager en Prusse les tentatives coupables du roi pour ressaisir le pouvoir absolu. Là aussi, quel que puisse être le succès accidentel, dût Berlin succomber comme Vienne dans ses efforts héroïques, l’issue finale n’est pas douteuse. Éteinte dans le sang sur un point donné, la flamme révolutionnaire éclatera plus intense sur un autre. Les baïonnettes seront lassées avant les poitrines, le canon avant le tocsin.

Vous vous rappelez la convocation des états-généraux à Berlin, le 11 avril 1847. Par cette condescendance aux vœux du peuple, le roi de Prusse semblait vouloir entrer dans des voies libérales et le parti constitutionnel, composé d’hommes éminens de la noblesse et de la bourgeoisie, se flattait de parvenir sans trop de peine à organiser l’État prussien, sur le modèle des gouvernements représentatifs de l’Angleterre ou de la France. J’ai raconté ailleurs[1] comment la loyauté un peu timide des États-Généraux s’était vue jouée, outragée par un monarque de caractère provocant et d’esprit versatile ; comment ces conflits et ces malentendus entre les constitutionnels et le roi avaient jeté le pays dans la crise révolutionnaire. Aujourd’hui, Frédéric-Guillaume a irréparablement compromis sa cause. Le dernier prestige qu’il tenait de son rang et des espérances données dans sa jeunesse s’est évanoui. Méprisé par le peuple, brouillé avec le Parlement, irrité de plus en plus et poussé aux mesures extrêmes par le prince royal et sa cour, il ne peut plus compter que sur les coups d’État et l’armée. Or, chacun sait ce qu’il faut attendre des coups d’État d’un prince faible, et pour qui connaît l’organisation de l’armée prussienne, il est aisé de prévoir qu’on ne parviendra pas longtemps à séparer la cause du soldat de la cause populaire. Ajoutez à ces fermens de révolution politique un communisme invétéré dans la classe ouvrière fanatisée par l’esprit des sectes ultra-protestantes ; l’exaspération des paysans contre les châteaux dans toutes les provinces où les droits féodaux sont encore en vigueur ; les préjugés de la noblesse, les colères de la bourgeoisie, et vous jugerez si une conciliation est encore imaginable, s’il est d’autre perspective prochaine pour le royaume de Prusse qu’une interminable anarchie.

Quant à l’Autriche, le travail de dissolution est si avancé et si apparent qu’il n’est pas besoin d’y insister. Aucune puissance humaine ne peut plus rétablir l’unité artificielle des Lombards, des Slaves, des Magyars et des Germains. On affirme qu’en désespoir de cause, les politiques Autrichiens voudraient créer à Prague un empire slave au profit de ce chétif empereur dont le front déprimé ne peut porter la couronne, et dont les infirmités sont si mal cachées sous l’ampleur du royal manteau. Quel aveuglement de supposer que cette hautaine et belliqueuse race slave va se laisser conduire par une main débile, impuissante à tenir le glaive ! Quelle démence de remettre à une camarilla le soin de fonder un empire !

Non ! la fiction des rois qui règnent et ne gouvernent pas est quelque chose de beaucoup trop subtil pour maîtriser la révolution déchaînée en Allemagne. Le sophisme constitutionnel est à tel point dépassé par le mouvement de l’opinion, qu’aucun homme d’Etat, fût-ce un Machiavel, n’en saurait plus espérer le moindre effet ; cette phase du progrès politique a été si totalement méconnue par les princes, qu’il est trop tard pour y pouvoir rentrer.

Un effort suprême à cet égard va être tenté à Francfort ; mais il n’appartient ni à une Assemblée usée déjà par ses fautes innombrables, ni à un archiduc d’Autriche, homme d’excellent cœur, mais de faible capacité, de triompher à la fois de la résistance des masses et de la résistance des individus, du mauvais vouloir des rois et de cette logique fatale de la réformation protestante qui entraîne tout dans un courant irrésistible parce qu’il est parti des hauteurs religieuses ; courant qui ne s’arrêtera plus qu’au protestantisme politique le plus radical, c’est-à-dire à la souveraineté du peuple proclamée sur la ruine des trônes.

En présence de tous ces élémens de la révolution allemande, la politique de la République française était simple. Son honneur et son intérêt, chose rare, se trouvaient d’accord et lui dictaient une attitude réservée, mais sympathique à l’affranchissement des peuples.

Ecrit sous cette inspiration, le manifeste du Gouvernement provisoire avait produit partout, dans les provinces rhénanes en particulier, un excellent effet. L’Allemagne, toujours en défiance de notre esprit de conquête, se sentait rassurée et se félicitait de pouvoir compter sur notre alliance le jour où la Russie qu’elle exècre voudrait intervenir dans la lutte.

En effet, ce sera là, selon toute vraisemblance, la crise suprême de la révolution allemande. Quand les rois et les gouvernemens constitutionnels seront aux abois, la Russie qui épie et saura créer au besoin le prétexte d’une guerre de race, jetera ses masses formidables sur le Danube et sur la Vistule ; alors un grand cri retentira sur le Rhin ; tous les regards se tourneront vers nous et, selon la prophétie de Napoléon, il faudra que l’Europe devienne cosaque ou républicaine.

Ce jour qui pourrait ouvrir une phase héroïque de notre histoire, comment nous trouvera-t-il préparés ? Quel ascendant aurons-nous su prendre au dehors ? Quelle force intime puiserons-nous dans nos institutions et dans les mœurs régénérées ? Qu’aura fait notre Gouvernement pour rallier les partis, améliorer le sort des classes laborieuses, nous rendre enfin cette vue puissante dont le principe est dans l’institution républicaine bien comprise, hardiment, largement développée ?

À cette heure réparatrice où les traités des rois seront mis en lambeaux par l’équité des peuples ; en ce jour qui changera la géographie européenne et recomposera organiquement, selon les aggrégations naturelles, la République occidentale, notre grande patrie saura-t-elle remplir sa mission, jeter dans la balance son glaive et sa parole ?… Je le souhaite plus que je ne l’espère !

Jusqu’ici, une armée ruineuse occupée à réprimer l’émeute dans nos rues ; une diplomatie ignorante, subalterne, plus timide mille fois que la diplomatie de Louis-Philippe, nous présagent bien peu de gloire dans cet avenir qu’on semble ne pas même soupçonner. Tout éloigné qu’il soit, je crains qu’il ne nous surprenne encore, et qu’il ne nous faille expier chèrement notre incurie et l’abandon de nos principes.

Mais j’ai presque un remords de jeter ces appréhensions dans la sphère où vous les accomplissez, depuis tant d’années, une œuvre de rénovation pacifique. Je ne me pardonnerais pas si ma parole découragée venait vous distraire un seul instant de cette œuvre sainte à laquelle vous avez voué votre âme confiante. Pendant que nous rêvions et que nous disputions sur des systèmes et des utopies, vous, sans tant parler, vous avez agi. Aujourd’hui, les bénédictions d’un peuple-enfant rendu par vos soins à la liberté, à l’honneur, au travail[2], préservent votre solitude du bruit tumultueux de nos discussions et de l’agitation de nos luttes politiques. Pardonnez à l’hôte importun qui trouble la retraite du sage ; oubliez des lignes dictées par un esprit trop chagrin, sans doute ; ne vous souvenez que de l’amitié inaltérable qui vous les adresse.


  1. Histoire des États-Généraux de Prusse, Revue indépendante des 25 avril, 10 juin et 25 juillet 1847.
  2. Colonie agricole et pénitentiaire de Mettray.