Lettres républicaines/Lettre 13

LETTRES RÉPUBLICAINES.

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XIII.

À PROPOS DES DERNIÈRES ÉLECTIONS.


Aux ouvriers de Paris


23 septembre.


Pourquoi ne vous le dirais-je pas librement, fraternellement, sans réticence ni périphrase ? Le succès électoral dont vous vous applaudissez à cette heure n’est pas, selon moi, de nature à vous donner une force véritable, et la tactique que vous avez suivie en cette occasion, malgré sa réussite apparente, loin de vous rapprocher du but, ne fait, à mon avis, que vous en écarter.

Ceci vous étonne ; mais causons ; expliquons-nous. Qui sait ? peut-être n’avez-vous pas entendu depuis longtemps une parole sincère. Vous êtes souverain ; on vous traite en monarque ; c’est dire que l’on vous flatte et que l’on vous abuse ; mais, par bonheur, vous n’avez pas encore perdu l’amour de la vérité et comme vous en reconnaîtrez l’accent dans le peu de mots que j’ai à cœur de vous dire, vous ne regimberez point, j’ose l’espérer, contre ce qu’elle pourrait avoir de peu conforme à vos dispositions présentes, et de contraire au jugement que vous portez, sans aucun doute, sur le résultat des élections.

La liste de vos candidatures, adoptée avec une unanimité profondément politique, était en soi impolitique au suprême degré.

Ici, entendons-nous bien. Loin de moi la pensée de rien insinuer contre les personnes. Je serais au désespoir si l’on inférait de ce qui va suivre le moindre blâme contre des choix individuels dictés, j’en ai la persuasion, par une sérieuse estime ; mais une telle liste, systématique, exclusive, blessait l’opinion générale. Elle avait un caractère de provocation, presque de menace, aussi étranger à vos sentimens que nuisible à vos intérêts. C’était comme un cri de guerre, un défi jeté à vos concitoyens qui voyaient dans le rapprochement de ces trois noms, presque également significatifs, une déclaration de communisme. Rien de plus éloigné de votre pensée, je ne l’ignore pas ; mais en agissant ainsi, dans des conjonctures aussi délicates, vous mettiez contre vous l’apparence, et c’est là ce que je regrette.

Sachez-le bien, d’ailleurs, les hommes éminens que vous comptez parmi vos amis, les plus illustres, les plus éprouvés défenseurs de votre cause, en votant avec vous pour vous donner une preuve nouvelle de leur dévoûment quand même, ont déploré le caractère agressif de vos choix. Ils n’ont pas subi sans protester intérieurement ces influences inférieures auxquelles vous laissez usurper depuis quelque temps la direction, plus que cela, le gouvernement absolu de vos affaires.

Ces influences fomentent en vous un esprit d’hostilité aveugle et impatient qui ne veut plus compter ni avec le temps, ni avec les hommes ; or, qu’est-ce que la politique ? C’est précisément l’art de marcher dans les voies du progrès selon la mesure et le rhythme de la Providence, c’est à dire en calculant les résistances légitimes et le contrepoids nécessaire des choses établies.

Je voudrais vous voir comprendre davantage la nécessité pour vous d’acquérir ce sens politique. Confians, et à juste titre, dans la pureté de vos intentions, dans votre dévoûment, dans votre courage, voyant avec quelle facilité vous triomphez, à certains jours, des rois et des aristocraties, vous vous persuadez que c’est là tout. La science des barricades est à vos yeux le nec plus ultra de la science sociale. De là des fautes sans nombre, dont la plus considérable, à mon avis, consiste à laisser subsister, s’aggraver même d’heure en heure, le malentendu élevé depuis le mois de mai, entre vous et le gouvernement du suffrage universel ; malentendu fatal qui sépare votre cause de la cause républicaine ; qui l’abaisse, qui l’amoindrit, cette grande cause, aux proportions d’une faction ; qui vous travestit, vous, le cœur de la nation, vous, sa force et sa prospérité, en instrumens de partis, en artisans de désordre, en séditieux, en rebelles.

Les ambitieux, les brouillons, les fauteurs de guerre civile, se servent de vous pour prolonger nos troubles intérieurs, à la faveur desquels ils jouent un rôle interdit, dans les temps réguliers, à la médiocrité de leur intelligence ; et vous vous prêtez, sans le savoir à leurs vues égoïstes par cette absence d’esprit politique que je vous signale comme le plus sérieux obstacle au succès de vos vœux légitimes.

Examinons ensemble la situation morale du pays et vous allez comprendre toute ma pensée.

Sans en rechercher les causes trop longues à énumérer ici, constatons un fait : la société est en proie à l’inquiétude ; elle s’agite, elle s’alarme, se croyant attaquée dans ses deux principes essentiels : la famille et la propriété. La défiance est universelle. Toute innovation est devenue suspecte aux plus hommes de bien, parce qu’ils y soupçonnent un piége. Les mieux disposés, naguères, sont aujourd’hui les plus récalcitrans, les plus résolus à défendre pied à pied l’ordre ancien sans faire aucune concession d’aucune sorte. Je sais combien cette défiance universelle est injuste ; je sais que parmi vous la famille est plus sincèrement, plus religieusement honorée que parmi les grands. Je sais que ceux d’entre vous qui ne possèdent rien considèrent la propriété comme une récompense à laquelle ils aspirent de tous leurs efforts. Le système de la communauté répugne à votre raison et vos instincts, cela est constant ; mais l’erreur qui vous attribue en masse l’extravagance d’une poignée de fanatiques n’en est pas moins accréditée et répandue jusques au fond de nos campagnes.

Le laboureur, en traçant son sillon, s’il voit passer sur la route quelque ouvrier des villes, le suit d’un œil ombrageux ; il se demande si cet inconnu de mine farouche vient déjà le déposséder de son héritage ; il songe à son fusil rouillé ; il va le faire mettre en état. Sa femme, plus effrayée encore, rassemble autour d’elle ses enfans et leur dit : Soyez sages ; voici les communistes ; persuadée, dans la simplité de son âme, que les méchans guettent l’heure où sa vigilance s’endormira, pour lui ravir ces chers objets de son angoisse et de son amour.

Eh bien j’affirme qu’en un tel état de chose, aussi longtemps que le pays ne sera pas rentré dans une sécurité complète à l’égard de ces deux intérêts moraux et matériels, la famille et la propriété, tant que le fantôme du communisme se dressera devant les imaginations, il n’y aura aucune progrès possible dans les voies de la liberté et de l’égalité. Nous reculerons plutôt que d’avancer vers l’inconnu. L’appréhension et l’horreur de l’anarchie nous rejetteront dans le despotisme.

Mais qu’y a-t-il à faire, aujourd’hui que le mal est si profond, pour ramener l’esprit public à la confiance, et par suite à l’amour des institutions démocratiques ? Tout le contraire de ce que vous faites.

Il faudrait vous séparer au plus vite, nettement, formellement, des inventeurs de systèmes, des utopistes, des sectaires, et vous arracher à l’influence des énergumènes qui soufflent dans vos cœurs aimans le venin de leurs passions haineuses. Il faudrait vous rapprocher de ces hommes de sens et de génie qui ne briguent point la popularité, qui ne s’offrent point à vos ovations, mais que la cause du Peuple a toujours trouvés prêts au sacrifice. Il faudra témoigner par votre attitude noble et pacifique, par vos tuyaux assidus, par le langage de vos journaux et surtout, aux jours d’élection, par le choix de vos candidats, que vous renoncez à cette politique provocatrice qui, dans un pays courageux comme la France, a pour unique effet de susciter des résistances opiniâtres et d’exciter contre vous un vigoureux esprit de réaction. Il faudrait éclairer l’opinion sur la mesure de vos prétentions que l’on croit illimitées ; faire connaître combien l’on vous calomnie en vous prêtant des ambitions effrénées, des cupidités grossières, et des projets sinistres. Il faudrait enfin prendre la peine de persuader vos concitoyens au lieu de les menacer ; les convaincre que vous voulez la chose juste et possible, par les voies légales et dans les conditions de temps sans lesquelles aucun gouvernement, quel qu’il soit, ne peut rien fonder de stable.

Pour cela, une seule chose suffirait : vous montrer tels que vous êtes quand vous consultez librement, à l’abri des conseils intéressés, vos consciences et vos cœurs.

Mais je m’arrête, peut-être en ai-je déjà trop dit. Peut-être ma parole franche vous déplaît et vous irrite ; alors je garderai le silence. S’il n’en est point ainsi, si vous reconnaissez, au contraire, sous la froideur apparente de mon langage une vive sympathie, nous reprendrons une autre fois le cours de ces réflexions, qui nous conduiront à examiner plusieurs points importans de vos rapports avec l’état présent de la société, avec le gouvernement légal, avec l’opinion politique.

Je ne vous apporterai pas de grandes lumières, mais un amour ardent de la vérité. Étranger par ma position et par mon caractère, à toute ambition personnelle, le but unique de mes efforts, ma récompense suprême seraient de contribuer à affaiblir quelque peu, d’une part, les préjugés qui se dressent encore contre vous ; d’autre part, l’autorité funeste de ces sophismes, de ces utopies, de ces systèmes erronés par qui se sont altérées les pures clartés de votre raison, et cette droiture parfaite de cœur et d’esprit qui a fait, dans les jours immortels de Février, l’étonnement et l’admiration du monde.