Lettres républicaines/Lettre 01


LETTRES RÉPUBLICAINES.

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I.

À FRANÇOIS D’ORLÉANS,

prince de joinville

Paris, 25 mai 1848
Prince,

Je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous. Étranger par position et par inclination, autant que par principe, à tout commerce avec la royale maison à laquelle vous appartenez, si je n’ai reçu d’elle aucun bienfait, je n’ai non plus à me plaindre d’aucune injustice subie. Nul sentiment personnel, ni de haine, ni d’amour, n’influence mon jugement sur ce règne de dix-sept ans que nous venons de voir si brusquement finir. Je n’ai d’engagement d’aucune sorte avec aucun parti. Dans ce vieux monde que mènent les intérêts, les préjugés, le calcul et les convenances factices, j’ai su garder toujours l’indépendance attristée, mais inflexible, d’un solitaire.

Souffrez donc que je vous parle aujourd’hui comme je ne l’eusse point fait au temps de vos prospérités, comme personne, peut-être, ne le saurait faire encore ; souffrez que je vous adresse des réflexions qui viennent de m’être suggérées par une publication imprudente et par votre protestation à l’Assemblée nationale. À défaut de l’autorité que leur donneraient le talent et l’expérience qui me manquent, ces réflexions porteront un tel cachet de sincérité et d’impartialité, que vous ne pourrez leur refuser quelque attention. J’ose même espérer qu’elles vous inviteront à examiner de nouveau par vous-même une situation dont vous ne paraissez pas, dans un premier ébranlement bien naturel avoir envisagé avec assez de calme l’inéluctable rigueur.

Vous me pardonnerez une apparente rudesse. Je fais assez d’estime de votre jeune courage ; la France, dans son équité bienveillante, nourrit de vous une opinion assez favorable, pour qu’il me semble superflu d’user de circonlocutions, d’équivoques, de réticences. Je crois, d’ailleurs, vous rendre un hommage et un service, en faisant arriver jusqu’à vous par la seule voie possible, en l’absence de tous rapports directs ou indirects, une parole sévère peut-être, mais, demeurez-en convaincu, la mieux intentionnée, la plus compatissante qui fut jamais.

Ce que vous avez à redouter aujourd’hui, ce n’est pas la haine de vos ennemis, c’est l’infatuation, c’est l’aveuglement de vos amis. Vos ennemis ! qu’ai-je dit là ? Vous n’en avez point ; vous n’en sauriez avoir. Le peuple, en renversant te trône de votre père, n’a obéi à aucune haine individuelle ou, du moins, s’il a maudit un pouvoir oppresseur concentré en une volonté unique, ce n’était pas vous, prince, qu’il accusait.

Vos seuls ennemis, mais funestes, mais acharnés et habiles à vous nuire, je vous le disais à l’instant, ce sont vos amis. Ne prenez point ceci pour un paradoxe ; une courte explication va nous mettre d’accord. Vos partisans n’ont jamais rien compris, et j’affirme qu’ils ne comprendront jamais rien au génie de la France moderne. Cette immense transformation de l’ordre ancien ; cette métamorphose qui s’accomplit sous nos yeux, en parfaite conformité avec les lois de développement phobique et moral du monde ; cette émancipation d’une grande moitié de la famille humaine, préparée, conduite depuis des siècles par la philosophie, par la science, par la politique, vous savez mieux que moi comment les partis la jugent. Selon les vues bornées de leur orgueil en déroute, la révolution de Février, par exemple, n’est autre chose qu’un coup de main, un accident fortuit, que la plus minime circonstance, votre présence à Paris, je suppose, pouvait prévenir. Une poignée de factieux a surpris le pouvoir ; ou, comme parle un des plus considérés parmi les vôtres, un escamotage a fait passer la machine gouvernementale (j’emprunte le langage du régime déchu) des mains de quelques individus dans les mains de quelques autres. D’où il suit qu’un nouvel escamotage la peut faire tout aussi prestement retourner à ses précédens conducteurs.

Ce n’est pas le cas de s’écrier : Ô sainte simplicité ! mais bien plutôt : Ô sottise perverse ! car les hommes qui parlent et pensent ainsi ne sont aveuglés ni par leur dévoûment à vos personnes royales, ni par le fanatisme d’un dogme poétique, ni par de traditionnels et chevaleresques préjugés que l’histoire explique. Entre les parvenus de 1830 et votre dynastie, on chercherait en vain cette longue communauté de croyances, de périls et de gloire, qui rattachait l’ancienne noblesse de France à la branche aînée des Bourbons. La bourgeoisie, vous ne l’ignorez pas, ne tient à vous par aucun sentiment ; son intérêt seul la guide. Elle avait cru, et ne renoncera jamais à croire, que le progrès qui lui avait donné la puissance et la richesse était le progrès définitif de l’espèce humaine.

Au lendemain de sa défaite, pâle d’étonnement et d’effroi, tremblante pour ses biens à la vue de ce peuple armé qu’elle juge d’après elle-même, la bourgeoise cachait sous une adhésion hypocrite ses colères pusillanimes. Mais aujourd’hui rassurée, voyant qu’elle n’a rien à craindre de ces barbares tant calomniés, tant insultés, elle jette le masque. Au lieu d’assister dignement, en silence, à l’établissement de la République par les républicains, en se réservant, si le pays était trompé dans ses espérances, d’intervenir à l’heure du danger, vos partisans sans respect pour leur passé, viennent disputer le pouvoir à ceux-là même auxquels ils n’auraient dû demander que l’oubli. La commotion électrique qui s’est fait sentir à l’Europe entière, ne les a émus que de peur ; et les voici reparus, aussi infatués, aussi myopes, aussi confians dans les habiletés usées de leur politique subalterne. Et c’est pourquoi ces hommes vous seraient funestes ! Abusant de votre amour pour la France, ils le feraient servir à leurs vulgaires desseins. Vous deviendriez entre leurs mains un instrument innocent, mais bientôt confondu avec eux par la représentation publique, d’intrigues indignes de vous et de coupables menées. Ils vous façonneraient insensiblement à ce pitoyable personnage de prétendant, qui n’a plus de nos jours qu’une grandeur de parade. Non, non, prince, n’écoutez pas ces dangereux amis ! Étudiez, réfléchissez, méditez en vous-même les causes évidentes et les effets certains de l’action providentielle qui vient de se manifester avec tant d’éclat. Vous comprendrez que le mouvement rapide qui nous emporte tous à cette heure n’a rien de fortuit ni d’imprévu même

Soyez attentif à ce travail de dissolution et de recomposition qui déconcerte les esprits superficiels ou sceptiques ; vous reconnaîtrez que le principe monarchique et le principe aristocratique, épuisés, incapables de plus rien produire, s’agitent dans les dernières convulsions de la vie qui les abandonne. L’élément démocratique surgit de toutes parts ; à l’énergie organique qui réside en lui appartiendra de transformer le monde.

Qu’auriez-vous à faire dans cette lutte du passé contre l’avenir ? Condamnerez-vous votre jeunesse à servir la cause des vieillards et des impotens ? Subirez-vous volontairement le supplice des faux prophètes du Dante, qui marchent pesamment, lentement, sur l’arène poudreuse, le visage tourné vers les talons ?

Ah ! plutôt, croyez-moi, mettez la main sur votre cœur, et vous entendrez dans ses battements pressés une réponse énergique à cette sagesse sénile qui voudrait faire de vous un anachronisme vivant :

Laissez les morts ensevelir leurs morts !

Mais sachez aussi vous défendre de ces espérances chimériques que je vois à regret percer sous le voile de vos résignations. Si modeste que vous le supposiez, il n’est point aujourd’hui, pour vous, de rôle en France. Le cours régulier de nos destinées est trop entravé encore. L’intelligence du travail qui s’opère parmi nous n’est donnée qu’à un trop petit nombre d’hommes. Le peuple suit son instinct ; les riches consultent leurs intérêts ; les partis se cramponnent à leurs préjugés.

Aussi longtemps qu’il en sera ainsi, les suspicions exagérées, les ressentiments excessifs, les égoïsmes aveugles retiendront le pays dans un état de malaise et de turbulence, au sein duquel les fruits de nos institutions démocratiques ne pourront point mûrir.

L’ère philosophique de la France républicaine, cette ère de justice magnanime et de fraternité véritable, qui permettra au Peuple de vos ouvrir ses bras comme à l’un des siens, n’est pas venue. Sachez l’attendre. Il ne dépend ni de vous, ni de personne, de hâter cette heure de réconciliation et de paix. Mais il dépend, par malheur, de vos amis de la retarder indéfiniment ; d’empêcher, peut-être, qu’elle ne sonne pour notre génération condamnée, en dépit de ses élans généreux, à exercer des rigueurs qui ne sont dans l’âme d’aucun de nous.

J’ignore, prince, si l’on persuade les vanités blessées. Je ne sais s’il vous est possible d’imposer une autre conduite à vos partisans que nous voyons partout, dans les provinces, dans l’Assemblée, dans l’armée, souffler le venin de leurs rancunes ; insinuer par la ruse aux simples d’esprit des idées erronées ; irriter par la calomnie les défiances trop légitimes, hélas ! de ceux qui souffrent ; pousser l’agitation et à la révolte ; puis triompher sournoisement de nos calamités publiques. Aussi long-temps que vous aurez de tels adhérens, la France devra vous interdire l’entrée de ses frontières. Elle devra vous bannir, le mot est cruel, je le voudrais effacer, car vous portez la peine des crimes d’autrui. Mais n’essayez point de vous raidir contre cette nécessité fatale qui pèse sur tous. La logique de l’histoire ne compte pas avec les personnes.

L’implacable et mystérieuse loi de la solidarité des races, des castes, des familles, vous atteint dans votre vie extérieure ; elle est impuissante sur votre âme. Vous n’êtes plus prince, vous ne sauriez encore devenir citoyen ; mais vous pouvez toujours être homme, homme libre et juste devant Dieu et devant vos semblables. Suivez la voix intime qui vous parle. Allez vers le far west, mettez votre sérieuse jeunesse à l’abri des entraînements de l’ambition, à l’abri des influences mauvaises, à l’abri même du soupçon le plus lointain. Vous êtes dans une erreur, quand vous dites que nous aurons des saturnales par toute la France, et que le moment peut être prochain où le secours de votre épée lui sera nécessaire. Les mœurs du xixe siècle, empreintes d’un caractère d’humanité et de douceur irréfragable, ne permettent plus d’appréhender le retour à des violences sanguinaires.

Les institutions fondées sur le concours perpétuel de tous, rendent aussi l’intervention d’un homme, quelque génie qu’on lui suppose, infiniment moins importante qu’aux époques où la masse de la nation végétait dans l’ignorance et dans l’apathie. Je n’hésite pas à dire qu’un homme de génie, au moment présent de notre civilisation, pèserait assez peu dans les destinées sociales : le bon sens, le véritable sens commun de la France tout entière, appelé dorénavant à s’exprimer sans cesse dans le confit permanent des assemblées électives et législatives, voilà, selon moi, la seule force en qui l’on doive se fier sans réserve et sans crainte.

Allez donc au far west, prince, non pas seulement, comme vous le dites dans vos ambitions trop humbles, pour créer à vos enfans une petite fortune, mais pour tremper leur âme et la vôtre dans ce puissant élément démocratique auquel les nations et les individus devront désormais demander la vigueur et la santé morales.

En dépouillant au plus vite les illusions excusables encore qui tiennent à votre naissance et à votre éducation, ne renoncez point cependant à la confiance en ces institutions républicaines qui vous repoussent momentanément du sol français. Enveloppez-vous de silence ; ne prenez conseil que de la solitude ; espérez tout de cette bonté sans bornes qui fait le fond des instincts populaires. Les choses vont vite, d’ailleurs, et les âmes montent haut quand le souffle de Dieu les pousse !