Lettres philosophiques/Lettre 8

Lettres philosophiquesGarniertome 22 (p. 102-105).

LETTRE VIII[1].

sur le parlement.

Les membres du parlement d’Angleterre aiment à se comparer aux anciens Romains autant qu’ils le peuvent.

Il n’y a pas longtemps que M. Shipping, dans la chambre des communes, commença son discours par ces mots : « La majesté du peuple anglais serait blessée, etc. » La singularité de l’expression causa un grand éclat de rire ; mais, sans se déconcerter, il répéta les mêmes paroles d’un air ferme, et on ne rit plus. J’avoue que je ne vois rien de commun entre la majesté du peuple anglais et celle du peuple romain, encore moins entre leurs gouvernements ; il y a un sénat à Londres dont quelques membres sont soupçonnés, quoique à tort sans doute, de vendre leurs voix dans l’occasion, comme on faisait à Rome : voilà toute la ressemblance. D’ailleurs les deux nations me paraissent entièrement différentes, soit en bien, soit en mal. On n’a jamais connu chez les Romains la folie horrible des guerres de religion : cette abomination était réservée à des dévots prêcheurs d’humilité et de patience. Marius et Sylla, Pompée et César, Antoine et Auguste, ne se battaient point pour décider si le flamen devait porter sa chemise par-dessus sa robe, ou sa robe par-dessus sa chemise, et si les poulets sacrés devaient manger et boire, ou bien manger seulement, pour qu’on prît les augures. Les Anglais se sont fait pendre autrefois réciproquement à leurs assises, et se sont détruits en bataille rangée pour des querelles de pareille espèce ; la secte des épiscopaux et le presbytérianisme ont tourné pour un temps ces têtes mélancoliques. Je m’imagine que pareille sottise ne leur arrivera plus ; ils me paraissent devenir sages à leurs dépens, et je ne leur vois nulle envie de s’égorger dorénavant pour des syllogismes[2]. Toutefois, qui peut répondre des hommes ?

Voici une différence plus essentielle entre Rome et l’Angleterre, qui met tout l’avantage du côté de la dernière : c’est que le fruit des guerres civiles de Rome a été l’esclavage, et celui des troubles d’Angleterre, la liberté. La nation anglaise est la seule de la terre qui soit parvenue à régler le pouvoir des rois en leur résistant, et qui d’efforts en efforts ait enfin établi ce gouvernement sage où le prince, tout-puissant pour faire du bien, aies mains liées pour faire du mal[3] ; où les seigneurs sont grands sans insolence et sans vassaux, et où le peuple partage le gouvernement sans confusion[4].

La chambre des pairs et celle des communes sont les arbitres de la nation, le roi est le surarbitre. Cette balance manquait aux Romains : les grands et le peuple étaient toujours en division à Rome, sans qu’il y eût un pouvoir mitoyen qui pût les accorder. Le sénat de Rome, qui avait l’injuste et punissable orgueil de ne vouloir rien partager avec les plébéiens, ne connaissait d’autre secret, pour les éloigner du gouvernement, que de les occuper toujours dans les guerres étrangères. Il regardait le peuple comme une bête féroce qu’il fallait lâcher sur leurs voisins de peur qu’elle ne dévorât ses maîtres : ainsi le plus grand défaut du gouvernement des Romains en fit des conquérants ; c’est parce qu’ils étaient malheureux chez eux qu’ils devinrent les maîtres du monde, jusqu’à ce qu’enfin leurs divisions les rendirent esclaves.

Le gouvernement d’Angleterre n’est point fait pour un si grand éclat, ni pour une fin si funeste ; son but n’est point la brillante folie de faire des conquêtes, mais d’empêcher que ses voisins n’en fassent ; ce peuple n’est pas seulement jaloux de sa liberté, il l’est encore de celle des autres. Les Anglais étaient acharnés contre Louis XIV, uniquement parce qu’ils lui croyaient de l’ambition[5].

Il en a coûté sans doute pour établir la liberté en Angleterre ; c’est dans des mers de sang qu’on a noyé l’idole du pouvoir despotique ; mais les Anglais ne croient point avoir acheté trop cher leurs lois[6]. Les autres nations n’ont pas eu moins de troubles, n’ont pas versé moins de sang qu’eux : mais ce sang qu’elles ont répandu pour la cause de leur liberté n’a fait que cimenter leur servitude.

Ce qui devient une révolution en Angleterre n’est qu’une sédition dans les autres pays. Une ville prend les armes pour défendre ses privilèges, soit en Espagne, soit en Barbarie, soit en Turquie : aussitôt des soldats mercenaires la subjuguent, des bourreaux la punissent, et le reste de la nation baise ses chaînes. Les Français pensent que le gouvernement de cette île est plus orageux que la mer qui l’environne, et cela est vrai : mais c’est quand le roi commence la tempête, c’est quand il veut se rendre le maître du vaisseau dont il n’est que le premier pilote. Les guerres civiles de France ont été plus longues, plus cruelles, plus fécondes eu crimes, que celles d’Angleterre ; mais de toutes ces guerres civiles aucune n’a eu une liberté sage pour objet.

Dans les temps détestables de Charles IX et de Henri III, il s’agissait seulement de savoir si on serait l’esclave des Guises. Pour la dernière guerre de Paris[7], elle ne mérite que des sifflets ; il me semble que je vois des écoliers qui se mutinent contre le préfet d’un collège, et qui finissent par être fouettés ; le cardinal de Retz, avec beaucoup d’esprit et de courage mal employés, rebelle sans aucun sujet, factieux sans dessein, chef de parti sans armée, cabalait pour cabaler, et semblait faire la guerre civile pour son plaisir. Le parlement ne savait ce qu’il voulait, ni ce qu’il ne voulait pas ; il levait des troupes par arrêt, il les cassait, il menaçait et demandait pardon ; il mettait à prix la tête du cardinal Mazarin, et ensuite venait le complimenter en cérémonie : nos guerres civiles sous Charles VI avaient été cruelles, celles de la Ligue furent abominables, celle de la Fronde fut ridicule.

Ce qu’on reproche le plus en France aux Anglais, c’est le supplice de Charles Ier monarque digne d’un meilleur sort, qui fut traité par ses vainqueurs comme il les eût traités s’il eût été heureux[8].

Après tout, regardez d’un côté Charles Ier vaincu en bataille rangée, prisonnier, jugé, condamné dans Westminster, et décapité ; et de l’autre l’empereur Henri VII empoisonné par son chapelain[9] en communiant, Henri III assassiné par un moine[10], trente assassinats médités contre Henri IV, plusieurs exécutés, et le dernier privant enfin la France de ce grand roi. Pesez ces attentats, et jugez.

  1. Cette lettre formait l’article Parlement d’Angleterre, dans le Dictionnaire philosophique, édition Kehl. Une note d’éditeur porte qu’il a écrit vers 1731. Je crois qu’on peut dire avant 1731.
  2. 1734. « Syllogismes, Voici une différence. »
  3. 1734. « Faire le mal. »
  4. Il faut ici bien soigneusement peser les termes. Le mot de roi ne signifie point partout la même chose. En France, en Espagne, il signifie un homme qui, par les droits du sang, est le juge souverain et sans appel de toute la nation. En Angleterre, en Suède, en Pologne, il signifie le premier magistrat. (Note de Voltaire.) — Cette note avait été ajoutée en 1739, et supprimée depuis. Elle est omise dans l’édition G. Avenel.
  5. 1734. « De l’ambition ; ils lui ont fait la guerre de gaieté de cœur, assurément sans aucun intérêt. Il en a coûté, »
  6. 1734. « Trop cher de bonnes lois. »
  7. La Fronde.
  8. Dans l’édition de 1734, on lit : « Ce qu’on reproche le plus en France aux Anglais, c’est le supplice de Charles Ier, qui fut traité par ses vainqueurs comme il les eût traités s’il eût été heureux. » Dans une édition de 1739, il y a : « Ce qu’on reproche le plus en France aux Anglais, c’est le supplice de Charles Ier, qui fut, et avec raison, etc. » Et une note au bas de la page porte : « Monarque digne d’un meilleur sort. » Voyez, à ce sujet, dans la Correspondance, la lettre à Laroque, mars 1742.
  9. Politien de Montepulciano ; voyez tome XIII, page 387.
  10. 1734. « Moine, ministre de la rage de tout un parti, trente assassinats, etc. » — Ce moine est Jacques Clément ; voyez tome XII, page 536.