Lettres persanes/Lettre 93

Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 7-8).

LETTRE XCIII.

USBEK À RHÉDI.
À Venise.


Le monarque qui a si longtemps régné n’est plus[1]. Il a bien fait parler des gens pendant sa vie ; tout le monde s’est tû à sa mort. Ferme et courageux dans ce dernier moment, il a paru ne céder qu’au destin. Ainsi mourut le grand Chah-Abas, après avoir rempli toute la terre de son nom.

Ne crois pas que ce grand événement n’ait fait faire ici que des réflexions morales. Chacun a pensé à ses affaires, et à prendre ses avantages dans ce changement. Le roi, arrière-petit-fils du monarque défunt, n’ayant que cinq ans, un prince, son oncle, a été déclaré régent du royaume.

Le feu roi avoit fait un testament qui bornoit l’autorité du régent. Ce prince habile a été au Parlement ; et, y exposant tous les droits de sa naissance, il a fait casser la disposition du monarque, qui, voulant se survivre à lui-même, sembloit avoir prétendu régner encore après sa mort.

Les parlements ressemblent à ces ruines que l’on foule aux pieds, mais qui rappellent toujours l’idée de quelque temple fameux par l’ancienne religion des peuples. Ils ne se mêlent guère plus que de rendre la justice ; et leur autorité est toujours languissante, à moins que quelque conjoncture imprévue ne vienne lui rendre la force et la vie. Ces grands corps ont suivi le destin des choses humaines : ils ont cédé au temps, qui détruit tout ; à la corruption des mœurs, qui a tout affaibli, à l’autorité suprême, qui a tout abattu.

Mais le régent, qui a voulu se rendre agréable au peuple, a paru d’abord respecter cette image de la liberté publique ; et, comme s’il avoit pensé à relever de terre le temple et l’idole, il a voulu qu’on les regardât comme l’appui de la monarchie et le fondement de toute autorité légitime.

À Paris, le 4 de la lune de Rhégeb, 1715.

  1. Il mourut le 1er  septembre 1715