Lettres persanes/Lettre 90

Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 2-4).

LETTRE XC.

USBEK À IBBEN.
À Smyrne.


Le désir de la gloire n’est point différent de cet instinct que toutes les créatures ont pour leur conservation. Il semble que nous augmentons notre être lorsque nous pouvons le porter dans la mémoire des autres : c’est une nouvelle vie que nous acquérons, et qui nous devient aussi précieuse que celle que nous avons reçue du ciel.

Mais, comme tous les hommes ne sont pas également attachés à la vie, ils ne sont pas aussi également sensibles à la gloire. Cette noble passion est bien toujours gravée dans leur cœur ; mais l’imagination et l’éducation la modifient de mille manières.

Cette différence, qui se trouve d’homme à homme, se fait encore plus sentir de peuple à peuple.

On peut poser pour maxime que, dans chaque État, le désir de la gloire croît avec la liberté des sujets, et diminue avec elle : la gloire n’est jamais compagne de la servitude.

Un homme de bon sens me disoit l’autre jour : On est, en France, à bien des égards, plus libre qu’en Perse ; aussi y aime-t-on plus la gloire. Cette heureuse fantaisie fait faire à un François, avec plaisir et avec goût, ce que votre sultan n’obtient de ses sujets qu’en leur mettant sans cesse devant les yeux les supplices et les récompenses.

Aussi, parmi nous, le prince est-il jaloux de l’honneur du dernier de ses sujets. Il y a pour le maintenir des tribunaux respectables : c’est le trésor sacré de la nation, et le seul dont le souverain n’est pas le maître, parce qu’il ne peut l’être, sans choquer ses intérêts. Ainsi, si un sujet se trouve blessé dans son honneur par son prince, soit par quelque préférence, soit par la moindre marque de mépris, il quitte sur-le-champ sa cour, son emploi, son service, et se retire chez lui.

La différence qu’il y a des troupes françoises aux vôtres, c’est que les unes, composées d’esclaves naturellement lâches, ne surmontent la crainte de la mort que par celle du châtiment ; ce qui produit dans l’âme un nouveau genre de terreur qui la rend comme stupide : au lieu que les autres se présentent aux coups avec délice et bannissent la crainte par une satisfaction qui lui est supérieure.

Mais le sanctuaire de l’honneur, de la réputation et de la vertu, semble être établi dans les républiques, et dans les pays où l’on peut prononcer le mot de patrie. À Rome, à Athènes, à Lacédémone, l’honneur payoit seul les services les plus signalés. Une couronne de chêne ou de laurier, une statue, un éloge, étoit une récompense immense pour une bataille gagnée ou une ville prise.

Là, un homme qui avoit fait une belle action se trouvoit suffisamment récompensé par cette action même. Il ne pouvoit voir un de ses compatriotes qu’il ne ressentît le plaisir d’être son bienfaiteur ; il comptoit le nombre de ses services par celui de ses concitoyens. Tout homme est capable de faire du bien à un homme : mais c’est ressembler aux dieux que de contribuer au bonheur d’une société entière.

Or cette noble émulation ne doit-elle point être entièrement éteinte dans le cœur de vos Persans, chez qui les emplois et les dignités ne sont que des attributs de la fantaisie du souverain ? La réputation et la vertu y sont regardées comme imaginaires, si elles ne sont accompagnées de la faveur du prince, avec laquelle elles naissent et meurent de même. Un homme qui a pour lui l’estime publique n’est jamais sûr de ne pas être déshonoré demain : le voilà aujourd’hui général d’armée ; peut-être que le prince le va faire son cuisinier, et qu’il ne lui laissera plus à espérer d’autre éloge que celui d’avoir fait un bon ragoût.

À Paris, le 15 de la lune de Gemmadi 2, 1715.