Lettres persanes/Lettre 75

Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 165-166).

LETTRE lxxv.

Usbek à Rhédi.
À Venise.


Il faut que je te l’avoue, je n’ai point remarqué chez les chrétiens cette persuasion vive de leur religion qui se trouve parmi les musulmans ; il y a bien loin chez eux de la profession à la croyance, de la croyance à la conviction, de la conviction à la pratique. La religion est moins un sujet de sanctification qu’un sujet de disputes qui appartient à tout le monde : les gens de cour, les gens de guerre, les femmes mêmes, s’élèvent contre les ecclésiastiques, et leur demandent de leur prouver ce qu’ils sont résolus de ne pas croire. Ce n’est pas qu’ils se soient déterminés par raison, et qu’ils aient pris la peine d’examiner la vérité ou la fausseté de cette religion qu’ils rejettent : ce sont des rebelles qui ont senti le joug et l’ont secoué avant de l’avoir connu. Aussi ne sont-ils pas plus fermes dans leur incrédulité que dans leur foi ; ils vivent dans un flux et reflux qui les porte sans cesse de l’un à l’autre. Un d’eux me disoit un jour : Je crois l’immortalité de l’âme par semestre ; mes opinions dépendent absolument de la constitution de mon corps ; selon que j’ai plus ou moins d’esprits-animaux, que mon estomac digère bien ou mal, que l’air que je respire est subtil ou grossier, que les viandes dont je me nourris sont légères ou solides, je suis spinosiste, socinien, catholique, impie ou dévot. Quand le médecin est auprès de mon lit, le confesseur me trouve à son avantage. Je sais bien empêcher la religion de m’affliger quand je me porte bien ; mais je lui permets de me consoler quand je suis malade : lorsque je n’ai plus rien à espérer d’un côté, la religion se présente et me gagne par ses promesses ; je veux bien m’y livrer, et mourir du côté de l’espérance.

Il y a longtemps que les princes chrétiens affranchirent tous les esclaves de leurs États, parce que, disoient-ils, le christianisme rend tous les hommes égaux. Il est vrai que cet acte de religion leur étoit très-utile : ils abaissoient par là les seigneurs, de la puissance desquels ils retiroient le bas peuple. Ils ont ensuite fait des conquêtes dans des pays où ils ont vu qu’il leur étoit avantageux d’avoir des esclaves ; ils ont permis d’en acheter et d’en vendre, oubliant ce principe de religion qui les touchoit tant. Que veux-tu que je te dise ? Vérité dans un temps, erreur dans un autre. Que ne faisons-nous comme les chrétiens ? Nous sommes bien simples de refuser des établissements et des conquêtes faciles dans des climats heureux[1], parce que l’eau n’y est pas assez pure pour nous laver selon les principes du saint Alcoran !

Je rends grâces au Dieu tout-puissant, qui a envoyé Ali, son grand prophète, de ce que je professe une religion qui se fait préférer à tous les intérêts humains, et qui est pure comme le ciel, dont elle est descendue.

De Paris, le 13 de la lune de Saphar, 1715.

  1. Les mahométans ne se soucient point de prendre Venise, parce qu’ils n’y trouveroient point d’eau pour leurs purifications.